Date : 20190613
Dossier : IMM-5618-18
Référence : 2019 CF 809
Montréal (Québec), le 13 juin 2019
En présence de monsieur le juge Shore
ENTRE :
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WALTER MANCILLA OBREGON
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partie demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
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partie défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Au préalable
[31] Les décideurs qui ont à tirer des conclusions de fait sont souvent tenus de soupeser les éléments de preuve présentés et, avec comme toile de fond le fardeau et la norme de preuve, d’en déterminer le caractère suffisant par rapport aux questions en litige. Les évaluations de la crédibilité peuvent être un facteur important lorsqu’il est question de soupeser une preuve. Cependant, un décideur peut également conclure qu’une preuve est insuffisante sans qu’il faille en évaluer la crédibilité. Un critère utile dans le présent contexte est le suivant : il appartient à la cour de révision de se demander si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve. Voir les décisions Liban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1252, aux paragraphes 13 et 14; Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 889, au paragraphe 16; Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147, aux paragraphes 23 à 25 [Horvath].
(Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207.)
II.
Nature de l’affaire
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision d’un agent d’immigration principal [agent] de Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, qui a rejeté la demande d’examen des risques avant le renvoi [ERAR] du demandeur le 30 novembre 2017.
III.
Faits
[2]
Le demandeur est un citoyen de la Colombie âgé de 40 ans. À son arrivée au Canada, sa demande d’asile a été jugée irrecevable; il a toutefois présenté une demande d’ERAR, laquelle a été rejetée. C’est cette décision qui est contestée par le demandeur.
[3]
Le parcours du demandeur entre la Colombie et le Canada s’échelonne de 2001 à 2017 et l’a mené dans six autres pays : Guatemala, Venezuela, Trinidad, Chili, Mexique et États-Unis. Dans chaque pays, soit le demandeur a subi des menaces ou de la discrimination, soit il a été extradé vers son pays natal.
[4]
Selon les dires du demandeur, son départ de la Colombie en 2001 aurait été provoqué par des menaces qu’il aurait reçues de la part des guérilleros dirigés par un dénommé Changüiry. À l’annonce du décès de ce dernier en 2002, le demandeur serait retourné en Colombie et y aurait ouvert un salon de barbier. Toutefois, en 2006 et 2007, la présence des guérilleros, des paramilitaires et de l’armée dans son quartier se serait traduite par une hausse de violence. Le demandeur affirme que les barbiers en particulier auraient été ciblés, y compris lui-même, étant donné les informations qu’ils détiennent. Le demandeur dit avoir été questionné par l’armée ainsi que par la guérilla, cette dernière ayant d’ailleurs exigé qu’il devienne leur informateur, ce qu’il a refusé.
[5]
Le demandeur affirme qu’il était ainsi devenu un objectif militaire de la guérilla, que celle-ci est venue le chercher chez lui et que ce serait grâce aux voisins qui ont appelé l’armée qu’il aurait pu quitter sa maison pour se rendre à Cali, accompagné par l’armée. Il y a trouvé un emploi, mais après avoir été suivi deux soirs de suite par des gens qu’il savait membres de la guérilla, il a décidé de quitter pour le Guatemala où il a obtenu le statut de réfugié en 2012. Il raconte y avoir été victime de discrimination, de menaces et de violence, ce qui l’aurait poussé à quitter le Guatemala.
[6]
Le demandeur affirme qu’en 2014, il a appris que sa conjointe avait participé à l’arrestation d’une femme dénommée La Chili en agissant en tant qu’infiltrée. Comme une vidéo montrait apparemment sa conjointe lors de l’arrestation, il déclare avoir décidé de se rendre au Chili pour l’avertir du danger qui la guettait. Ils auraient éventuellement décidé de se rendre au Canada et sa conjointe serait partie en premier. La mère du demandeur décéda avant son départ pour le Canada et le demandeur allègue qu’on a voulu l’assassiner lors des funérailles en mars 2016.
[7]
Le 13 juin 2016, le demandeur a fait une demande de visa pour aller visiter sa conjointe au Canada et le 7 juillet 2016 sa demande a été rejetée. Le 26 mars 2017, le demandeur est entré aux États-Unis à l’aide d’un passeur. Le 26 juin 2017, il a été intercepté par la GRC alors qu’il tentait d’entrer illégalement au Canada. Le 5 juillet 2017, une mesure d’exclusion a été émise contre le demandeur. On a offert au demandeur de présenter une demande d’ERAR, ce qu’il a fait le 27 juillet 2017.
[8]
Dans sa demande d’ERAR, le demandeur précise craindre pour sa vie puisqu’il est membre du groupe social des barbiers et que ceux-ci sont ciblés en Colombie afin de fournir de l’information.
IV.
Décision de l’agent d’ERAR
[9]
L’analyse de l’agent d’ERAR s’est limitée à la Colombie et celui-ci a rejeté la demande d’ERAR puisque le demandeur n’a fourni aucune preuve démontrant ses allégations, en particulier celles portant sur sa relation avec sa conjointe et les événements vécus par ceux-ci.
[10]
L’agent d’ERAR a effectué des recherches indépendantes afin de vérifier si les barbiers étaient en effet des cibles de groupes criminalisés et il n’a rien trouvé à cet effet. L’information consultée par l’agent précise « que les groupes paramilitaires, FARC et ou guérilleros (noms parfois utilisés interchangeablement), ciblent tous les résidents incluant des civils, et que n’importe qui peut être victime des membres de ces groupes »
(Décision, page 6). L’agent conclut que le risque est de nature générale. Il va plus loin en précisant que « la jurisprudence conclut donc que le fait d’être visé par les criminels dans un contexte de violence généralisée, et même si ces criminels recherchent spécifiquement un individu, ne suffit pas pour conclure à un risque personnalisé »
(Décision, page 7). En ce qui a trait au cas précis du demandeur, l’agent croit que son appartenance au groupe des barbiers ne saurait justifier une attention soutenue de la part des groupes armés.
[11]
L’agent conclut donc que le demandeur n’a pas démontré un risque personnalisé de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR, ni des risques de torture, de menaces à sa vie, de traitements ou de peines cruels ou inusités au sens des alinéas 97(1)a) et b) de la LIPR s’il retournait en Colombie.
V.
Questions en litige
[12]
Les questions avancées par le demandeur sont les suivantes :
- Le tribunal a-t-il violé les règles d’équité procédurale en rendant sa décision sans avoir accordé audience?
- Le tribunal a-t-il rendu une décision déraisonnable en ne prenant pas en considération la preuve au dossier?
- Le tribunal a-t-il commis une erreur en droit en justifiant sa décision négative sous l’article 97?
[13]
En ce qui a trait à la norme de contrôle applicable aux décisions d’ERAR, le juge Denis Gascon, dans l’arrêt Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 [Huang], en a fait une revue exhaustive aux paragraphes 10 à 17. Tout comme le juge Gascon, la Cour conclut que « lorsque la question soulevée dans le cadre du contrôle judiciaire est de savoir si un agent d’ERAR aurait dû accorder une audience, la norme de la décision raisonnable s’applique »
(para 16). La norme de contrôle applicable à la question de savoir si l’agent a bien évalué la preuve au dossier est aussi celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 au para 36 et Huang, ci-dessus, au para 10). Il en va de même en ce qui concerne la question de droit, celle-ci devant aussi être examinée selon la norme de la raisonnabilité (Thamotharampillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 352 aux para 17-18).
[14]
Ainsi, cette Cour doit faire preuve de déférence envers la décision de l’agent et n’interviendra que si la décision de l'agent n'est pas justifiable, transparente, intelligible et défendable au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).
VI.
Dispositions pertinentes
[15]
Les dispositions suivantes de la LIPR et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR] sont pertinentes :
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VII.
Analyse
A.
Le tribunal a-t-il violé les règles d’équité procédurale en rendant sa décision sans avoir tenu d’audience?
[16]
En l’espèce, puisque la demande d’asile du demandeur a été jugée irrecevable, aucune audience n’a été tenue pour celle-ci. Quant à la demande d’ERAR, elle a été examinée uniquement en tenant compte de la documentation fournie. Le demandeur avance donc que l’équité procédurale requérait la tenue d’une audience, puisque sa demande a été refusée suite à une conclusion de manque de crédibilité. Toujours selon le demandeur, la jurisprudence dicte que dans une telle situation, l’agent doit apprécier la crédibilité du demandeur lors d’une audience (Cho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1299 au para 29 et Garza Galan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 135 aux para 8 à 23).
[17]
L’article 167 du RIPR fournit le cadre décisionnel pour la tenue d’une audience lors d’un ERAR. Selon le demandeur, sa situation est conforme aux exigences de cet article.
[18]
Pour sa part, le défendeur soumet que le refus de l’agent se fonde uniquement sur le manque de preuve. Plus précisément, le demandeur n’a soumis aucune preuve démontrant que les barbiers étaient un groupe ciblé par les groupes criminalisés, alors que, selon le défendeur, la jurisprudence veut que les risques nommés par le demandeur doivent être appuyés par une preuve objective indépendante (Belaroui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 863 au para 17). Selon le défendeur, il en va de même pour le manque de preuve concernant la conjointe du demandeur, leur enfant et la vidéo sur laquelle on voit apparemment la conjointe lors de l’arrestation de La Chili. Selon le défendeur, ce manque de preuve empêchait l’agent d’évaluer le risque encouru par le demandeur en raison de son affiliation avec sa conjointe.
[19]
Il est utile à ce point-ci de rappeler les deux sources de craintes alléguées par le demandeur : celle liée au fait qu’il est un barbier et celle découlant de sa relation avec sa conjointe. L’agent précise qu’il revenait au demandeur de fournir des éléments de preuve au soutien de sa demande.
[20]
La Cour est d’accord que le demandeur doit fournir la preuve disponible au soutien de sa demande. En l’espèce, aucune preuve concernant sa relation avec sa conjointe ou la vidéo publique montrant celle-ci lors de l’arrestation de La Chili n’a été soumise et aucune explication n’a été fournie pour expliquer l’absence de preuve. Il s’agit pourtant de preuves que le demandeur aurait dû être en mesure de fournir. Lorsque l’agent peut s’attendre à recevoir une preuve, le demandeur peut difficilement renverser la situation et demander que sa seule parole soit utilisée en remplacement de la preuve manquante (Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913 au para 9).
[21]
La situation est toutefois différente en ce qui a trait aux menaces que le demandeur allègue avoir reçues parce qu’il est un barbier. Selon l’agent, le demandeur fait face à une crainte généralisée puisqu’aucune preuve ne démontre que les barbiers sont ciblés. Même si l’agent avait raison sur ce point, il ne pouvait conclure que les menaces personnelles que le demandeur dit avoir reçues ne rendaient pas sa crainte personnalisée.
[22]
Dans le contexte de l’analyse de l’article 97 de la LIPR, l’interprétation que l’agent fait de la jurisprudence est erronée lorsqu’il dit « [l]a jurisprudence conclut donc que le fait d’être visé par des criminels dans un contexte de violence généralisé, et même si ces criminels recherchent spécifiquement un individu, ne suffit pas pour conclure à un risque personnalisé »
(Décision de l’agent, page 7, deuxième paragraphe). Au contraire, cette Cour a maintes fois rappelé que si un individu devient personnellement ciblé, la violence qu’il craint ne s’assimile plus uniquement à un contexte de violence généralisée (Correa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 252 au para 46 et Ore c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 642 au para 39). Il ne faut pas confondre le fait d’être personnellement exposé à un risque et être personnellement ciblé, seul le premier pouvant s’inscrire dans un contexte de violence généralisée.
[23]
Comme le demandeur a affirmé avoir reçu des menaces de mort et que l’agent n’a ni évalué, ni remis en question la crédibilité du demandeur, comment peut-il conclure que ce dernier n’était pas ciblé par des menaces le rendant admissible à la protection du Canada? L’agent a donc commis une erreur révisable en déterminant que le demandeur n’était pas une personne à protéger, alors qu’il n’avait pas remis en question la parole du demandeur concernant les menaces de mort qu’il dit avoir reçues.
[24]
Sur la base de ce qui précède, la Cour conclut que la décision n’est pas raisonnable et par conséquent, il n’est donc pas nécessaire d’analyser les autres points avancés par le demandeur.
VIII.
Conclusion
[25]
Pour les motifs mentionnés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est accordée.
JUGEMENT au dossier IMM-5618-18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée, la décision soit annulée et le dossier soit renvoyé à un autre agent pour un nouvel examen. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.
« Michel M.J. Shore »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5618-18
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INTITULÉ :
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WALTER MANCILLA OBREGON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 28 mai 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE SHORE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 13 juin 2019
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COMPARUTIONS :
Stéphanie Valois
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Pour la partie demanderesse
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Zoé Richard
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Pour la partie défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Stéphanie Valois
Montréal (Québec)
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Pour la partie demanderesse
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour la partie défenderesse
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