Date: 19971126
Dossier: IMM-4683-96
Entre :
Tatiana KARASEVA
Elena KARASEVA
Partie requérante
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA
Partie intimée
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE TEITELBAUM
[1] Les requérantes demandent le contrôle judiciaire d'une décision de la section du statut leur niant le statut de réfugié au sens de la Convention.
FAITS
[2] Les requérantes (mère et fille) sont de nationalité russe mais sont citoyennes du Kazakhstan. Les requérantes prétendent être victimes de persécution de la part des Kazakhs en raison de leur nationalité russe.
[3] Lors de l'audience devant la section du statut, les requérantes ont témoigné des incidents de persécution tels que relatés dans leur FRP. Ces incidents sont les suivants :
Incidents vécus par Elena Karaseva (la fille)
[4] Le 8 février 1995, Elena Karaseva a été assaillie par un groupe de jeunes Kazakhs à son lieu de travail. Elle n'a pas déposé de plainte à la police puisque, selon elle, la force policière est composée principalement de Kazakhs.
[5] Le 16 mars 1995, à l'extérieur d'une discothèque, elle est agressée par des Kazakhs. Son fiancé qui s'est interposé est mort à coups de couteau. Suite à l'incident, elle est interrogée par la police mais elle ignore si ses agresseurs ont été arrêtés.
Incidents vécus par Tatiana Karaseva (la mère)
[6] Le 15 mai 1994, en sortant de l'église Russe orthodoxe après la messe du dimanche, Tatiana Karaseva et son entourage sont attaqués par un groupe de Kazakhs armés de bâtons. En voyant arriver la police, les attaqueurs se sont dispersés. Toutefois, selon Mme Karaseva, la police a choisi de ne pas poursuivre les Kazakhs.
[7] Le 26 novembre 1994, Mme Karaseva et sa fille sont évincées d'un autobus publique par quatre jeunes Kazakhs.
[8] Le 9 janvier 1995, alors que Mme Karaseva et une collègue cherchaient un moyen de rentrer chez elles après le travail, elles ont été enlevées par des Kazakhs. La police ont interrogé Mme Karaseva mais, puisqu'elle ne pouvait pas se rappeler du numéro de la plaque d'immatriculation de la voiture, l'enquête ne s'est pas poursuivie.
LA DÉCISION
[9] La section a conclu que les requérantes ne se sont pas déchargées du fardeau de prouver une crainte bien fondée de persécution.
[10] La section a conclu que chacun des incidents décrits par les requérantes est davantage associé à un acte criminel plutôt qu'à la persécution telle que définie par la Convention.
[11] La section a observé que la police était impliquée dans chacun des incidents. La section a souligné le principe énoncé par la Cour dans l'arrêt M.E.I. c. Villafranca (1992), 18 Imm. L.R. 2(d) 130 à l'effet que les organismes de protection de l'État ont l'obligation de protéger mais ne peuvent garantir les résultats.
[12] Finalement, la section a cité un extrait d'un des documents sur le Kazhakstan présenté en preuve lors de l'audience, à l'appui de sa conclusion que les requérantes ne risquent pas d'être persécutées à leur retour dans ce pays.
L'ARGUMENT DES REQUÉRANTES - Les requérantes soumettent trois motifs à l'appui de leur demande de contrôle judiciaire :
La section a erré en décidant que les incidents ne constituent pas de la persécution
[13] En premier lieu, les requérantes soumettent que leur témoignage, n'étant pas remis en cause par la section, doit être jugé crédible.
[14] En deuxième lieu, les requérantes citent plusieurs extraits des FRP qui montrent que c'est leur ethnicité russe qui est à l'origine de chacun des incidents susmentionnés.
[15] Selon les requérantes, il s'ensuit qu'il s'agit de persécution et non de simples actes criminels.
La section a erré en déterminant que les requérantes auraient pu se prévaloir de la protection de l'État.
[16] Les requérantes argumentent que la section ne s'est pas servi du bon critère en évaluant la protection offerte par le Kazhakstan à ses citoyens d'origine russe. La section a appliqué le critère qui ressort de l'affaire Canada (Minister of Employment and Immigration) v. Villafranca (1992) 99 D.L.R. (4th) 334 à l'effet que la protection ne doit pas être parfaite. Selon les requérantes, la section était tenue d'appliquer un critère plus stricte formulé par le Juge LaForest dans l'arrêt Ward [1993] 2 R.C.S. 689.
La section a erré en concluant que les requérantes auraient pu aller vivre dans le Nord de Kazakhstan.
ANALYSE
Persécution ou acte criminel?
[17] C'est à la page 3 de sa décision que la section a tiré la conclusion suivante :
«Chacune des revendicatrices, selon le tribunal, a vécu un événement davantage associé à un acte criminel plutôt qu'à un événement relié à de la persécution pour un des cinq motifs définis à la convention».
[18] L'intimé soutient que la conclusion de la section, voulant qu'il n'y ait pas eu de persécution, est compatible avec le contexte et les circonstances entourant les incidents en question. Je suis entièrement d'accord avec cette conclusion. À l'appui de son argument, l'intimé cite la décision du juge Wetston dans l'affaire Chkliar v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration) [1995] F.C.J. No. 96 (Imm‑2991‑94) lorsqu'il dit :
«La conclusion selon laquelle ceux-ci craignaient des actes criminels plutôt que de la persécution n'est pas contraire à l'évaluation de la situation générale au Kazakhastan effectuée par la Commission.».
[19] En l'espèce, la section ne s'est pas vraiment prononcée sur les conditions actuelles au Kazakhstan. Toutefois, la preuve documentaire des conditions au Kazakhstan qui se trouvait devant la section lors de l'audition concorde avec la conclusion de la section sur ce point (voir en particulier le rapport du «International Helsinki Federation for Human Rights» aux pages 88 et 89 du dossier préparé par la section du statut en vertu de la règle 17 des Règles de la Cour fédérale en matière d'immigration.
[20] Bien que la section aurait pu mieux étayer son raisonnement, il appert de sa décision qu'elle a accordé plus de valeur à la preuve documentaire relative aux conditions au Kazakhstan qu'aux inférences des requérantes sur le pourquoi de ces incidents. La section était certainement libre de raisonner ainsi et rien ne laisse croire, eu égard à l'ensemble de la preuve, que sa conclusion sur ce point était déraisonnable.
[21] La preuve déposée devant les membres de la section pouvait raisonnablement permettre aux membres de la section de conclure que les deux principaux incidents dont les deux requérantes se plaignaient étaient de nature criminelle. Ces deux principaux incidents consistent en l’attaque commise contre Tatiana Karaseva le 9 janvier 1995 et en l’incident du 16 mars 1995 au cours duquel le fiancé d’Elena Karaseva a été brutalement attaqué et tué. Tatiana Karaseva décrit dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), aux pages 26 et 27 du dossier de la section, ce qui s’est produit le 9 janvier 1995. Sans reproduire ce qu’elle affirme, je suis convaincu que la section avait des motifs plus que suffisants pour conclure que l’incident était de nature criminelle.
[22] La même chose s’applique à l’incident du 16 mars 1995 se rapportant à Elena Karaseva. Elle était dans une discothèque avec son fiancé, où se trouvaient à la fois des Russes et des Kazakhs. Son fiancé a été attaqué, mais pas elle. Je suis convaincu que la section pouvait raisonnablement conclure que cet incident était une agression criminelle qui n’était pas motivée par le racisme.
La section a erré en trouvant que les requérantes auraient pu se prévaloir de la protection de l'État.
[23] Les requérantes allèguent que la section a appliqué le critère de l’arrêt M.E.I. v. Villafranca, précité, qui, selon elles, a été renversé par l’arrêt Ward, précité. La section a conclu que la police a l’obligation de prendre les moyens de fournir une protection, mais qu’elle ne peut pas toujours garantir le résultat. En d’autres termes, la protection fournie par l’État n’a pas à être parfaite. Les requérantes allèguent que l’arrêt Ward, précité, étaye la proposition selon laquelle c’est l’efficacité de la protection qu’il est important de prendre en considération, alors que, dans Villafranca, précité, la cour a affirmé que l’intervention de la police suffit pour que l’on puisse parler de protection de l’État.
[24] Au soutien de leur revendication, les requérantes allèguent que, comme les autres Russes au Kazakhstan, elles étaient convaincues que la police ne les aiderait pas. En plus, les requérantes allèguent que la police kasakhe avait la réputation d’être corrompue et elles renvoient à la preuve documentaire à cet égard.
[25] L’intimé répond que Ward étaye aussi la proposition selon laquelle l’État est présumé capable de protéger ses citoyens et que cette présomption ne peut être écartée qu’au moyen d’une preuve claire et convaincante. L’intimé allègue qu’une telle preuve n’a pas été présentée. Premièrement, l’intimé souligne qu’Elena Karaseva n’a pas signalé à la police l’incident du 8 février 1995. Deuxièmement, l’intimé affirme que la police est bel et bien intervenue relativement à l’incident du 16 mars 1995. Lors de l’enquête, Elena Karaseva n’a pu donner comme renseignement que la couleur des vestes et des pantalons des criminels. L’intimé renvoie à la décision Garmash v. M.E.I., 93 F.T.R. 242, où la cour a affirmé que la police ne pouvait rien faire, parce qu’il n’y avait pas de preuve que le requérant avait donné à la police suffisamment de renseignements pour permettre qu’une arrestation ait lieu.
[26] En outre, l’intimé mentionne qu’Elena Karaseva n’avait pas de copie du rapport de police. En plus, Mme Karaseva ne savait pas si l’incident avait été rapporté par les journaux ou si les agresseurs avaient été arrêtés. En ce qui concerne l’incident du 9 janvier 1995 impliquant Tatiana Karaseva, l’intimé a affirmé que, bien que la requérante ait allégué que la police n’avait pas fait le nécessaire, elle avait omis de préciser ce qu’elle aurait pu faire.
[27] Finalement, l’intimé affirme que Ward n’a pas renversé Villafranca. L’intimé cite la décision Starikov v. M.C.I., IMM-1200-95, 10 avril 1996 (C.F. 1re inst.), où la cour a clairement considéré que les principes énoncés dans Ward et dans Villafranca peuvent s’appliquer simultanément.
[28] Après examen de la preuve, je suis convaincu que les requérantes n’ont pas fourni de « preuve claire et convaincante » que l’État ne serait pas capable de les protéger. Il n’apparaît pas que les requérantes pouvaient fournir à la police suffisamment de renseignements pour lui permettre d’entreprendre avec succès une enquête. La police doit disposer d’outils adéquats pour faire enquête sur un crime, et les renseignements se rapportant aux criminels sont des instruments clés. En outre, la lecture de la transcription m’a convaincu que les requérantes ne se sont pas montrées vraiment intéressées par les conclusions ou les rapports de la police.
La section a erré en concluant que les requérantes auraient pu aller vivre dans le Nord de Kazakhastan.
[29] La section a examiné la preuve documentaire qui affirmait que le nord du Kazakhstan est habité principalement par des gens d’origine russe. Les requérantes allèguent que c’est faire une application incorrecte du principe de refuge intérieur que d’affirmer que les requérantes pouvaient vivre là simplement parce que la majorité de la population est russe. Les requérantes allèguent qu’elles n’ont ni famille ni amis dans le nord du Kazakhstan et qu’elles ont toujours vécu près de la capitale, Alma-Ata.
[30] Étant donné que la section a conclu que les requérantes n’avaient pas subi de persécutions dans le sud du Kazakhstan, cet argument est superflu. Toutefois, même si les requérantes avaient effectivement une raison valable pour fuir le sud du Kazakhstan, elles n’ont fourni aucune preuve soutenant leur allégation qu’elles ne pouvaient pas vivre dans le nord du Kazakhstan. Les requérantes affirment simplement qu’elles doivent vivre près de la capitale et qu’elles n’ont pas de famille ou d’amis ailleurs. Cela peut difficilement suffire pour que la section conclue, au vu de la prépondérance des probabilités, qu’il y a un grand risque que les requérantes soient persécutées dans le nord du Kazakhstan, comme l’exige l’arrêt Rasaratnam v. M.E.I., A‑382‑90, 30 avril 1990 (C.A.F.). Je crois que ce moyen est sans fondement.
CONCLUSION
[31] Compte tenu des conclusions qui précèdent, je suis convaincu que la décision de la section n’est pas susceptible de contrôle judiciaire, étant donné que je suis convaincu que la décision de la section est raisonnable et qu’elle se fonde sur le droit et la preuve déposée.
[32] Aucune partie n’a demandé la certification d’une question.
[33] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
"Max M. Teitelbaum"
J.C.F.C.
OTTAWA (ONTARIO)
Le 26 novembre 1997