Date : 20050117
Dossier : T-233-04
Référence : 2005 CF 48
ENTRE :
AULD PHILLIPS LTD.
demanderesse
et
SUZANNE'S INC.
défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LA JUGE SIMPSON
[1] Le 30 janvier 2004, Auld Phillips Ltd. (la demanderesse) a sollicité de la Cour une ordonnance radiant du registre des marques de commerce la marque « Suzanne's » dont est propriétaire la défenderesse. Cette ordonnance a été demandée sur le fondement du paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T-13 (la Loi). Le paragraphe 57(1) est rédigé en ces termes :
57. (1) La Cour fédérale a une compétence initiale exclusive, sur demande du registraire ou de toute personne intéressée, pour ordonner qu'une inscription dans le registre soit biffée ou modifiée, parce que, à la date de cette demande, l'inscription figurant au registre n'exprime ou ne définit pas exactement les droits existants de la personne paraissant être le propriétaire inscrit de la marque. |
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[2] La demanderesse affirme que, en 1972, elle a ouvert en Colombie-Britannique un commerce de détail vendant, sous la marque Suzanne's, des vêtements de femme. Elle affirme avoir depuis lors utilisé ce nom de manière ininterrompue. En 2000, la demanderesse a décidé d'étendre son commerce à l'Alberta et y a ouvert des magasins dans les localités suivantes :
· En 2000, à Grande Prairie
· En septembre 2001, un magasin à Lethbridge et deux à Calgary
· En juillet 2002, à Sherwood Park, dans la banlieue d'Edmonton
· En septembre 2002, à Lloydminster
· En avril 2003, un magasin à Edmonton
[3] Les parties conviennent que, le 18 avril 1984, a été ouvert à Edmonton, sous l'enseigne Suzanne's, un commerce de détail vendant des vêtements de femme. La propriétaire de ce magasin est Suzanne Hagen. En 1989, elle a créé une entreprise, adoptant comme raison sociale « Suzanne's Inc. » (la défenderesse) et, elle continue, sous cette même raison sociale, à exploiter son unique magasin.
[4] Ce n'est que lorsqu'elle a reçu de l'avocat de la défenderesse une mise en demeure datée du 15 avril 2002, que la demanderesse a appris que sous cette même raison sociale de Suzanne's, la défenderesse exploitait, à Edmonton, depuis de nombreuses années déjà, des magasins de vêtements pour femme. La défenderesse, elle, connaissait l'existence des magasins de la demanderesse en Colombie-Britannique, mais ce n'est que lorsque la demanderesse a ouvert des magasins à cette même enseigne en Alberta qu'elle commença à s'inquiéter de l'emploi de cette appellation.
[5] Le 4 avril 2003, la défenderesse a demandé l'enregistrement de la marque de commerce « Suzanne's » . La demande a été annoncée le 16 juillet 2003 et déposée le 30 octobre 2003 sous le numéro LMC 593,640 (la marque) pour emploi en liaison avec « des services de magasin de détail dans le domaine des vêtements pour femmes et accessoires, à l'exclusion des sous-vêtements et de la lingerie pour femmes » .
[6] La demanderesse affirme ne pas avoir su que la défenderesse avait déposé la marque, ne l'apprenant que le 21 novembre 2003, date à laquelle la défenderesse a entamé contre la demanderesse, devant la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta, district judiciaire d'Edmonton, une action pour usurpation de la marque. Le dossier de cette action porte le numéro 0303-21443 (l'action pour usurpation). L'affaire est actuellement suspendue en attendant que soit tranchée la présente demande de radiation de la marque.
LES THÈSES DES PARTIES
[7] Pour demander la radiation, la demanderesse se fonde sur deux motifs :
· le fait que, le 4 avril 2003, lorsque la défenderesse a demandé le dépôt de sa marque de commerce, elle n'avait pas droit à l'enregistrement de cette marque au Canada étant donné que la demanderesse avait commencé à utiliser la marque en 1972, bien avant que la défenderesse ne l'utilise elle-même pour la première fois en 1984. Cet enregistrement était par conséquent contraire à l'alinéa 12(1)a), au paragraphe 12(2) ainsi qu'aux alinéas 16(1)a) et c) de la Loi;
· le fait qu'à partir du 30 janvier 2004, date à laquelle a été engagée la présente action, la marque ne permettait pas de distinguer les marchandises de la défenderesse de celles de la demanderesse, contrairement à ce que prévoit l'alinéa 18(1)b) de la Loi.
[8] La défenderesse affirme :
· que c'est elle, et non pas la demanderesse, qui a utilisé le nom Suzanne's pour la première fois;
· que les preuves fournies par la demanderesse ne confirment pas qu'elle aurait, comme elle l'affirme, utilisé ce nom de manière effective et ininterrompue depuis 1972;
· que la demanderesse ne saurait contester la validité de la marque étant donné qu'elle n'a pas pu fournir de détails concernant l'utilisation antérieure qu'elle prétend en avoir faite;
· qu'à la date où la défenderesse a annoncé le dépôt d'une demande d'enregistrement de la marque, la demanderesse avait déjà cessé d'employer le nom Suzanne's;
· que, subsidiairement, tout droit que la demanderesse pourrait avoir à la marque en question se limite, aux termes mêmes du paragraphe 32(2) de la Loi, à la région sud-ouest de la Colombie-Britannique;
· que la question du caractère distinctif ne se pose que si la demanderesse est à même de démontrer l'antériorité de son utilisation du nom Suzanne's et que la violation à laquelle une des parties aurait pu se livrer, même si celle-ci est caractérisée, n'entraîne aucune perte du caractère distinctif.
LA PREUVE
[9] La demanderesse se fonde sur l'affidavit de Stephen Bowen, son directeur général. Il travaille pour la demanderesse depuis octobre 2000, et occupe ses présentes fonctions depuis janvier 2004. Son affidavit porte la date du 27 février 2004 (l'affidavit Bowen).
[10] Le principal affidavit produit par la défenderesse aux fins de la présente demande est celui de Suzanne Hagen, en date du 29 mars 2004 (le second affidavit Hagen). Il comprend, à titre de pièce E, copie d'un affidavit précédent de Mme Hagen, en date du 29 avril 2003, produit à l'appui de sa demande d'examen accéléré de sa demande d'enregistrement de la marque (le premier affidavit Hagen). Le dossier contient également un autre affidavit de Mme Hagen, celui-là en date du 23 août 2004 (le troisième affidavit Hagen). Il est accompagné d'exemplaires des publicités dont il est fait état dans l'affidavit Bowen.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[11] (i) La demanderesse a-t-elle démontré l'antériorité de son utilisation du nom en question?
(ii) La demanderesse a-t-elle démontré le caractère non distinctif du nom en question à la date où la défenderesse a demandé l'enregistrement de la marque, ou à la date où a été entamée la présente action?
(iii) Le comportement antérieur de la demanderesse lui interdit-il maintenant de demander la radiation de la marque?
(iv) La demanderesse a-t-elle cessé d'employer le nom Suzanne's?
(v) L'emploi de la marque par la demanderesse devrait-il être limité, aux termes du paragraphe 32(2) de la Loi, à la région sud-ouest de la Colombie-Britannique?
Question I L'antériorité d'utilisation
[12] L'affidavit Bowen précise notamment que la demanderesse a ouvert sa première boutique Suzanne's à Chilliwack (Colombie-Britannique) en 1972. La pièce A jointe à l'affidavit Bowen est une liste des magasins exploités par la demanderesse au 5 avril 2003 (la liste). Cette liste comprend des boutiques aux enseignes Auld Phillips, Top Shop, Jenny's et Suzanne's. Selon cette liste, la boutique Suzanne's, ouverte en 1972, se trouvait à Cottonwood, petite ville du centre de la Colombie-Britannique. L'affidavit Bowen n'explique pas cette divergence mais, étant donné que les autres documents de la pièce B accompagnant l'affidavit Bowen parlent du centre commercial Cottonwood à Chilliwack, j'en conclus que la boutique ouverte en 1972, l'a effectivement été à Chilliwack. La seconde difficulté liée à l'affidavit de M. Bowen est qu'il affirme que cette première boutique était exploitée en liaison avec le nom Suzanne's, sans toutefois préciser ce qu'il entend par les mots « en liaison avec » .
[13] Il s'agit de savoir si la demanderesse utilisait le nom Suzanne's de manière effective et publique avant que la défenderesse n'utilise elle-même ce nom pour la première fois en avril 1984. La question est évoquée au paragraphe 4 de l'affidavit Bowen qui comporte une description des 27 pages de publicité, parues dans les journaux et ailleurs, et les dossiers de l'entreprise qui constituent la pièce B. L'affidavit Bowen affirme ceci :
[traduction]
Je joins à titre de pièce B à cet affidavit, copie d'une série de documents que j'ai étudiés dans les archives de l'entreprise demanderesse, et qui démontrent que la demanderesse a utilisé le nom commercial et la marque de commerce « Suzanne's » de manière continue en rapport avec un commerce de vêtements de femme, et ce, de 1974 jusqu'à maintenant.
[14] Il convient de noter que M. Bowen n'affirme pas qu'il y a eu utilisation ininterrompue. Il ne fait qu'indiquer qu'une telle utilisation ressort des archives de la demanderesse. Cette affirmation, cependant, est inexacte. Dans ses réponses écrites aux questions écrites qui lui étaient posées sur son affidavit, M. Bowen a reconnu que les publicités de journaux figurant à la pièce B, provenaient des archives du Chilliwack Museum and Historical Society à Chilliwack (le musée) et non pas des archives de la société demanderesse.
[15] M. Bowen n'a sans doute aucune connaissance personnelle de l'utilisation que la demanderesse aurait faite du nom Suzanne's au cours des 28 années précédant son entrée dans l'entreprise en 2000, mais il n'a ni reconnu qu'il en était ainsi, ni tenté de s'assurer que les preuves produites par la demanderesse étaient conformes à la règle 81 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98/106. Voici ce que prévoit cette règle :
Contenu
81. (1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s'ils sont présentés à l'appui d'une requête, auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits, avec motifs à l'appui.
Poids de l'affidavit
(2) Lorsqu'un affidavit contient des déclarations fondées sur ce que croit le déclarant, le fait de ne pas offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits substantiels peut donner lieu à des conclusions défavorables.
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Content of affidavits
81. (1) Affidavits shall be confined to facts within the personal knowledge of the deponent, except on motions in which statements as to the deponent's belief, with the grounds therefor, may be included.
Affidavits on belief
(2) Where an affidavit is made on belief, an adverse inference may be drawn from the failure of a party to provide evidence of persons having personal knowledge of material facts. |
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[16] Hormis ce témoignage inexact concernant l'origine des publicités en question, on ne trouve aucune indication sur la personne qui se serait procuré les publicités en question auprès du musée, ni la manière dont ces publicités ont été choisies ou datées. Rien ne précise non plus la diffusion du quotidien où avaient paru ces publicités. Rien n'explique non plus cette absence complète de preuves directes. Peut-être aurait-il été possible de trouver un ancien employé, un ancien directeur de succursale, un client, ou, encore, un fournisseur qui aurait pu témoigner au sujet de l'enseigne ornant la boutique de Chilliwack, ou quant à une autre utilisation qui aurait été faite du nom Suzanne's. Si des efforts en ce sens ont effectivement été faits, même sans résultat, l'affidavit Bowen aurait dû le préciser.
[17] La défenderesse affirme qu'outre les lacunes dont il vient d'être fait état, les preuves concernant l'usage antérieur, qui figurent à la pièce B, ont été produites de manière à induire en erreur car ces publicités ont été tronquées. Elles ont été découpées dans le journal où elles avaient paru, puis rognées afin de donner l'impression que la demanderesse utilisait le nom Suzanne's tout seul alors qu'en fait, au cours des premières années, ce nom était utilisé en liaison avec Auld-Phillips, le nom de la demanderesse. Afin de renforcer cet argument, la demanderesse a déposé le troisième affidavit Hagen, accompagné du texte intégral des publicités passées dans les journaux et jointes à titre de pièce B à l'affidavit Bowen.
[18] J'ai comparé le texte partiel des publicités accompagnant l'affidavit Bowen avec le texte intégral qui accompagne le troisième affidavit Hagen. Pour plus de facilité, j'ai attribué à chacune de ces publicités une lettre.
La publicité A
[19] La publicité A semble avoir été placée le mercredi 4 décembre 1974 dans le journal Chilliwack Progress. Dans l'affidavit Bowen, cette publicité apparaît sous une forme rognée et l'on n'y aperçoit que les noms de deux magasins qui figurent côte à côte. Le premier est la boutique Suzanne's à Cottonwood et l'autre, également à Cottonwood, est le magasin portant l'enseigne Auld-Phillips Fabrics. Ces deux publicités annoncent une vente à l'occasion de laquelle, pendant une semaine, la clientèle bénéficiera d'une réduction de 10 p. 100 sur le prix des marchandises.
[20] Dans la version intégrale de la publicité A, le nom de trois magasins figure. Le troisième est la boutique Auld-Phillips dans le centre-ville de Chilliwack. Les noms des trois magasins figuraient dans une seule et même publicité, la clientèle se voyant offrir [traduction] « une réduction de 10 p. 100 sur les marchandises des trois magasins » .
[21] Selon la défenderesse, il ressort clairement de la publicité telle qu'elle avait été publiée à l'origine, que le nom Suzanne's n'est pas employé seul. Il est, au contraire, employé en liaison avec Auld-Phillips et Auld Phillips Fabrics. La défenderesse affirme que c'est de propos délibéré que la version qui accompagne l'affidavit Bowen a été rognée, afin que l'on ne puisse pas voir le nom Auld-Phillips et qu'on ne voie pas non plus que la vente annoncée concernait les trois magasins.
La publicité B
[22] La publicité B provient du Chilliwack Progress du 19 mai 1976. Telle qu'elle est reproduite dans l'affidavit Bowen, cette publicité ne comprend que le nom Suzanne's avec, en lettres plus petites, le nom Cottonwood écrit en dessous.
[23] Le texte intégral de la publicité montre, cependant, que le texte reproduit dans l'affidavit Bowen ne correspond en fait qu'à une petite partie d'une publicité plus grande pour Auld-Phillips annonçant une réduction de 50 p. 100 entre le 17 et le 22 mai 1976.
La publicité C
[24] Dans l'affidavit Bowen, cette publicité ne contient que le nom Suzanne's, et le mot Cottonwood. L'extrait est tiré du Chilliwack Progress du 23 mars 1977.
[25] Le troisième affidavit Hagen démontre, cependant, que la publicité tronquée qui figure dans l'affidavit Bowen ne reproduit, là aussi, qu'une partie d'une grande publicité pour Auld-Phillips annonçant sa vente annuelle de printemps. Dans cette publicité, le nom Suzanne's est utilisé conjointement avec le nom Auld-Phillips non seulement parce qu'il figure, lui aussi, dans l'annonce, mais aussi parce que le texte imprimé dessous renvoie à l'annonce dans son ensemble par les mots [traduction] « les détails de cette offre s'appliquent à Suzanne's sauf [...] » .
La publicité D
[26] Cette publicité est passée dans le Chilliwack Progress du 21 octobre 1981. Dans l'affidavit Bowen, l'annonce est rognée afin que l'on n'y voie que le nom Suzanne's.
[27] Le troisième affidavit Hagen reproduit le texte intégral de cette publicité, dans laquelle le nom Auld-Phillips se trouve à côté du nom Suzanne's, auquel il est lié par le et commercial. En outre, les 12 articles signalés dans la publicité sont, à deux exceptions près, offerts aussi bien au magasin Auld-Phillips qu'au magasin Suzanne's.
[28] Je conviens avec la défenderesse que les publicités A, B, C et D, telles que reproduites dans l'affidavit Bowen, ont été rognées afin de tromper la Cour et je suis prête à en tirer des conclusions défavorables et en déduire que, jusqu'en 1981, dans les publicités passées dans le Chilliwack Progress, le nom Suzanne's était invariablement accompagné du nom Auld-Phillips.
[29] L'affidavit Bowen reproduit une autre publicité parue avant 1984. Elle provient du Chilliwack Progress du 17 décembre 1983. Cette publicité n'a pas été rognée, et l'on y voit le nom Auld-Phillips lié au nom Suzanne's par un et commercial. Les deux noms figurent côte à côte en haut de la publicité, et les caractères employés sont sensiblement de la même taille bien que de type différent. L'adresse du magasin est indiquée sous chacun des noms en caractères beaucoup plus petits. Cette publicité n'a, semble-t-il, pas été rognée car l'on pensait que l'indication du lieu permettrait de distinguer les deux noms. D'après moi, cette publicité donne cependant l'impression que le nom Suzanne's est lié au nom Auld-Phillips.
[30] Jusqu'ici, je ne relève dans la pièce B rien qui démontre que, avant que la défenderesse n'utilise le nom Suzanne's pour la première fois à Edmonton en avril 1984, la demanderesse ait utilisé le nom Suzanne's isolément.
[31] Abstraction faite des publicités en question, l'on trouve dans la pièce B jointe à l'affidavit Bowen un document qui porterait à penser que le nom Suzanne's avait peut-être été employé, avant 1984, pour décrire le magasin de la demanderesse situé dans le centre commercial Cottonwood. Il s'agit d'un contrat signé le 22 mai 1974 (le contrat) par lequel la demanderesse prenait en location de Claude Neon Limited une enseigne au nom de Suzanne's. Cette enseigne devait être installée dans un lieu dénommé Cottonwood Corner, à Chilliwack. On me demande d'en inférer que ce « Corner » est le centre commercial lui-même, ou le lieu où le centre se trouve, et que l'enseigne en question a été installée sur la façade ou près de la boutique de la demanderesse sans qu'une autre enseigne ne porte un des autres noms de la demanderesse. Rappelons l'absence de toute explication concernant le fait que sur ce détail critique aucune preuve directe n'a été produite. On ne trouve pas même de déclaration fondée sur ce que le déclarant aurait cru être vrai, accompagnée des raisons invoquées à l'appui, et aucun des documents ne fait allusion au centre commercial Cottonwood sous la forme « Cottonwood Corner » . Je ne peux, dans ces conditions-là, accorder aucun poids à ce contrat.
[32] La pièce B comprend également la page numéro deux d'un supplément distribué avec le Chilliwack Progress. Ce supplément porte, écrite à la main, la date du 5 septembre 1979. On y voit la photo d'un centre commercial, ainsi qu'une liste des magasins indiquant pour la boutique Suzanne's le numéro 46. Le problème est que ce document n'est accompagné d'aucune preuve concernant la personne qui se l'est procuré au musée, ou confirmant la date qui y a été inscrite. Le plus important, par contre, est l'absence de toute preuve indiquant qu'il s'agit effectivement d'une photo du Cottonwood Mall.
[33] Il n'est aucunement établi, d'après moi, que la défenderesse n'a pas, aux termes des alinéas 16(1)a) et c) de la Loi, droit à la marque en question. Les preuves produites par la demanderesse ne m'ont pas convaincue qu'elle aurait utilisé la marque de commerce ou la raison sociale Suzanne's avant le 18 avril 1984. Autrement dit, je ne suis pas persuadée que les conditions prévues au paragraphe 4(1) de la Loi sont réunies car, au vu des preuves produites devant la Cour, je considère que n'a pas été démontrée l'existence d'un lien clair entre la raison sociale Suzanne's et les marchandises de la société demanderesse, c'est-à-dire des articles de mode féminine. L'utilisation antérieure du nom n'ayant pas été établie, il n'y a pas lieu d'examiner la question du risque de confusion.
Question II Le caractère non distinctif
[34] La demanderesse fait valoir que la marque n'était pas distinctive à l'époque où elle a engagé l'action en contestation de la validité de la marque au regard de l'alinéa 18(1)b) de la Loi. Elle soutient également que cette marque n'était pas susceptible d'être enregistrée étant donné qu'aux termes de l'alinéa 12(1)a) et du paragraphe 12(2) de la Loi, la marque en question n'était pas distinctive à l'époque où la défenderesse a demandé son inscription.
[35] Voici en quels termes la Loi définit ce qu'il faut entendre par distinctif :
« distinctive » Relativement à une marque de commerce, celle qui distingue véritablement les marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée par son propriétaire, des marchandises ou services d'autres propriétaires, ou qui est adaptée à les distinguer ainsi.
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"distinctive", in relation to a trade-mark, means a trade-mark that actually distinguishes the wares or services in association with which it is used by its owner from the wares or services of others or is adapted so to distinguish them |
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[36] Le document figurant à titre de pièce B de l'affidavit Bowen me permet cependant de conclure qu'à partir du milieu des années 90, la demanderesse utilisait très largement la raison sociale Suzanne's en liaison avec des magasins vendant des vêtements de femme. Jusqu'en janvier 1994, ces magasins ne se trouvaient que dans la région sud-ouest de la Colombie-Britannique. L'entreprise se développa rapidement, cependant, et en 1999, de nombreux magasins Suzanne's avaient été ouverts dans des petites villes de la province. Puis, entre 2000 et le 4 avril 2003, date à laquelle la défenderesse a demandé l'inscription de la marque, cinq boutiques Suzanne's ont été ouvertes en Alberta. Lorsque la présente action a été engagée, le 30 janvier 2004, six boutiques avaient déjà ouvert leurs portes en Alberta.
[37] Dans son ouvrage The Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 3e éd. (Toronto : Carswell, 1972), à la page 287, Harold G. Fox relève, en ce qui concerne la perte du caractère distinctif, que :
[traduction]
Le degré de piratage nécessaire pour entraîner une perte de caractère distinctif est une question difficile. Quelques contrefaçons isolées qui ne donnent pas lieu à des poursuites ne suffisent pas à rendre une marque publici juris, et une contrefaçon de grande envergure commise par un seul commerçant ne suffit pas non plus.
[38] La Cour ne semble cependant pas avoir accepté la contrefaçon de grande envergure. Dans Mr. P's Mastertune Ignition Services Ltd. c. Tune Masters Inc. (1984), 82 C.P.R. (2d) 128 (C.F. 1re inst.), la Cour déclare, à la page 144 du Recueil :
Le propriétaire d'une marque de commerce peut perdre son droit exclusif sur cette marque s'il en permet une large utilisation par les commerçants concurrents, soit par concurrence, soit par action négative. Dans ce cas, la marque cesse d'être distinctive des marchandises et services du propriétaire. Mais un propriétaire ne perd pas ses droits sur la marque du fait de leur violation par un tiers.
[39] À mes yeux, la question essentielle qui se pose en l'espèce a été définie par la Cour suprême du Canada dans son arrêt Breck's c. Magder (1975) 17 C.P.R. (2d) 201, à la page 205 (C.S.C.) dans lequel la Cour a précisé que pour qu'une marque de commerce soit considérée comme distinctive en ce qui concerne un défendeur, il faut que le défendeur soit présenté au public comme la source du service en question.
[40] Je suis persuadée qu'avant que la demanderesse n'ouvre des magasins en Alberta, on aurait pu à juste titre dire que la raison sociale Suzanne's était, en ce qui concerne la défenderesse, une appellation distinctive, du moins à Edmonton. Mais les preuves d'une confusion dont il est fait état dans le premier affidavit Hagen, montrent nettement que tant à la date de l'inscription de la marque (le 30 octobre 2003) qu'à la date où a été engagé la présente action (le 30 janvier 2004), la marque ne permettait plus de faire la distinction entre les services offerts par la défenderesse et ceux qu'assurait la demanderesse. Par conséquent, bien que la contrefaçon n'ait été le fait que d'une seule partie, cette contrefaçon était à la fois de grande envergure et durable. De plus, bien que l'avocat de la défenderesse ait transmis, le 15 avril 2002, une lettre de mise en demeure, aucune mesure n'a été prise pour protéger le nom Suzanne's avant qu'en novembre 2003 ne soit engagée l'action pour usurpation.
[41] Je considère que la marque n'était pas susceptible d'inscription à l'époque où la défenderesse a déposé sa demande de marque de commerce car, contrairement à ce que prévoient l'alinéa 12(1)a) et le paragraphe 12(2) de la Loi, cette marque n'était pas distinctive lors du dépôt de la demande (le 4 avril 2003), et n'était pas distinctive lorsque a été engagée, le 30 janvier 2004, cette action en radiation. C'est pour cela que la marque est invalide au regard des alinéas 18(1)a) et b) de la Loi.
Question III La préclusion
[42] La défenderesse invoque l'irrecevabilité de l'action en contestation de la validité de la marque intentée par la demanderesse, au motif que celle-ci n'a donné aucune suite à la demande de précisions concernant l'usage antérieur dont elle faisait état. Selon la défenderesse, cela porte raisonnablement à conclure que l'allégation de la demanderesse était sans fondement et que rien ne faisait obstacle à l'inscription de la marque.
[43] Je ne suis cependant pas convaincue que la doctrine de l'irrecevabilité soit applicable en l'espèce. Le 15 avril 2002, la défenderesse a demandé à l'avocat qui la représentait alors d'écrire à la demanderesse pour lui faire savoir que sa cliente entendait solliciter de la Cour une injonction si la demanderesse ne renonçait pas à ouvrir en Alberta des magasins sous l'enseigne de Suzanne's. La défenderesse, en effet, avait appris entre-temps que la demanderesse avait déjà ouvert deux magasins à Calgary.
[44] Aucune injonction n'a été demandée, cependant, même si, deux mois après l'envoi de cette lettre par l'avocat, la demanderesse avait ouvert son premier magasin à Sherwood Park, une banlieue d'Edmonton, puis deux mois plus tard une autre boutique Suzanne's à Lloydminster.
[45] Pendant un an, aucune autre démarche n'a été entreprise. Puis, le 21 mars 2003, le nouvel avocat de la demanderesse a écrit à la demanderesse pour lui demander des précisions concernant l'antériorité dont elle faisait état dans l'utilisation du nom Suzanne's. Il y a bien eu une réponse, mais qui ne contenait pas les renseignements demandés.
[46] Selon la défenderesse, le fait que la demanderesse n'ait pas fourni de précisions concernant l'antériorité d'utilisation pourrait raisonnablement être interprété comme voulant dire que sa prétention sur ce point n'était pas fondée. J'admets le raisonnement et on a pu constater que la défenderesse avait raison de supposer que la demanderesse n'était pas en mesure de prouver l'antériorité de son utilisation.
[47] Mais ce n'est pas cela qui a été concluant. Ce qui a nui à la cause de la défenderesse, ce n'est pas de s'être fondée sur le fait que la demanderesse n'avait pas fourni de précisions concernant l'antériorité d'utilisation du nom. La défenderesse savait, ou aurait dû savoir, lorsqu'elle a demandé l'inscription de la marque, que le caractère distinctif de celle-ci était problématique. La défenderesse affirme que, de son point de vue, le problème s'est révélé lorsque la demanderesse a pris pied sur le marché albertain en 2000. La défenderesse n'a pas réagi à cela en temps utile, soit en engageant une action, soit en demandant, au titre de l'article 32 de la Loi, que l'inscription soit restreinte à une région territoriale définie.
[48] Je ne relève rien dans le comportement de la demanderesse qui soit de nature à l'empêcher de demander la radiation de la marque. La demanderesse avait clairement fait valoir ses arguments sur la question de l'antériorité d'utilisation et, puisque aucune action en justice n'avait été engagée à son encontre, elle n'avait pas à divulguer à la défenderesse les détails concernant ses antécédents commerciaux.
Question IV La renonciation
[49] D'après la liste, et bien que plusieurs magasins aient fermé, il y avait, au 5 avril 2003, trente magasins en Colombie-Britannique, trois en Saskatchewan et sept en Alberta. Selon l'affidavit Bowen, la demanderesse avait utilisé le nom Suzanne's « de manière ininterrompue » depuis 1972 en liaison avec la vente de vêtements de femme. La pièce la plus récente jointe à l'affidavit montre que le nom n'a été employé qu'en 2000 dans un catalogue Suzanne's Ezze Wear. La défenderesse fait valoir que pour cette raison-là, et aussi parce que la liste n'avait pas été mise à jour au 16 juillet 2003, époque où la défenderesse a annoncé le dépôt de sa demande d'inscription de la marque, elle n'était guère justifiée à invoquer son utilisation.
[50] Deux motifs me portent à rejeter cet argument. Le premier est que, selon les paragraphes 9 et 10 du second affidavit Hagen, en mars 2004, la demanderesse exploitait déjà des boutiques Suzanne's en Alberta. Le second est que, depuis, M. Bowen a été nommé directeur général de la société demanderesse et je n'ai aucune raison de douter qu'en affirmant que le nom Suzanne's est utilisé de manière ininterrompue par sa compagnie depuis 1972, il entend bien que le nom est encore utilisé actuellement et, chose plus importante encore, que les magasins figurant sur la liste étaient encore en activité trois mois après que cette liste eut été dressée. J'en conclus qu'à la date qui nous intéresse en l'occurrence, la demanderesse n'avait pas renoncé à son utilisation du nom Suzanne's.
Question V Le paragraphe 32(2)
[51] La défenderesse demande à la Cour d'ordonner, en application du paragraphe 32(2) de la Loi, que l'utilisation de la marque par la demanderesse soit limitée à la région sud-ouest de la Colombie-Britannique.
[52] L'article 32 est rédigé en ces termes :
Autres renseignements dans certains cas 32. (1) Un requérant, qui prétend que sa marque de commerce est enregistrable en vertu du paragraphe 12(2) ou en vertu de l'article 13, fournit au registraire, par voie d'affidavit ou de déclaration solennelle, une preuve établissant dans quelle mesure et pendant quelle période de temps la marque de commerce a été employée au Canada, ainsi que toute autre preuve que le registraire peut exiger à l'appui de cette prétention. 32(2) L'enregistrement est restreint (2) Le registraire restreint, eu égard à la preuve fournie, l'enregistrement aux marchandises ou services en liaison avec lesquels il est démontré que la marque de commerce a été utilisée au point d'être devenue distinctive, et à la région territoriale définie au Canada où, d'après ce qui est démontré, la marque de commerce est ainsi devenue distinctive. S.R., ch. T-10, art. 31.
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Further information in certain cases 32. (1) An applicant who claims that his trade-mark is registrable under subsection 12(2) or section 13 shall furnish the Registrar with evidence by way of affidavit or statutory declaration establishing the extent to which and the time during which the trade-mark has been used in Canada and with any other evidence that the Registrar may require in support of the claim. 32(2) Registration to be restricted (2) The Registrar shall, having regard to the evidence adduced, restrict the registration to the wares or services in association with which the trade-mark is shown to have been so used as to have become distinctive and to the defined territorial area in Canada in which the trade-mark is shown to have become distinctive. R.S., c. T-10, s. 31. |
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[53] L'article 32 ne me paraît pas autoriser la Cour à restreindre géographiquement l'utilisation d'une marque de commerce dont, comme c'est le cas ici, l'inscription n'est pas demandée.
CONCLUSION
[54] Il y a lieu d'enjoindre au registraire des marques de commerce de radier la marque pour cause d'invalidité aux termes des alinéas 18(1)a) et b) de la Loi. La demanderesse ayant, cependant, un peu malmené sa présentation de la preuve et n'ayant pu établir son antériorité d'utilisation, elle n'aura pas droit aux dépens. Chaque partie assumera ses frais d'instance.
« Sandra J. Simpson »
Juge
Ottawa (Ontario)
Le 17 janvier 2005
Traduction certifiée conforme
Richard Jacques, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-233-04
INTITULÉ : AULD PHILLIPS LTD.
c.
SUZANNE'S INC.
LIEU DE L'AUDIENCE : EDMONTON (ALBERTA)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 16 SEPTEMBRE 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LA JUGE SIMPSON
DATE DES MOTIFS : LE 17 JANVIER 2005
COMPARUTIONS :
Thomas K. O'Reilly POUR LA DEMANDERESSE
Patrick D. Kirwin POUR LA DÉFENDERESSE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Field LLP POUR LA DEMANDERESSE
Edmonton (Alberta)
Kirwin & Kirwin POUR LA DÉFENDERESSE
Edmonton (Alberta)
Date : 20050117
Dossier : T-233-04
Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2005
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SANDRA J. SIMPSON
ENTRE :
AULD PHILLIPS LTD.
demanderesse
et
SUZANNE'S INC.
défenderesse
ORDONNANCE
VU la demande déposée par la demanderesse en vue de la radiation de la marque de commerce LMC 593,640;
VU la documentation versée au dossier et les arguments développés par les avocats des deux parties à Edmonton le 16 septembre 2004;
AYANT sursis au prononcé de l'ordonnance pour examiner plus avant cette affaire.
LA COUR ORDONNE, pour les motifs exposés en ce jour, que
(i) la demande en radiation de la marque de commerce déposée LMC 593,640 appartenant à la défenderesse soit accueillie;
(ii) les parties assument chacune leurs frais d'instance.
« Sandra J. Simpson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Richard Jacques, LL.L.