Toronto (Ontario), le 13 octobre 2005
En présence de madame la protonotaire Milczynski
ENTRE :
demandeur
et
SA MAJESTÉ LA REINE
défenderesse
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
INTRODUCTION
[1] La présente est une action en dommages-intérêts intentée par le demandeur, Vlado Maljkovich, qui prétend avoir subi un préjudice du fait de certaines actions ou omissions du Service correctionnel du Canada (le « SCC ») pendant qu’il était sous la garde du SCC à l’Établissement correctionnel Fenbrook à Gravenhurst, en Ontario (« Fenbrook »).M. Maljkovich allègue qu’il est allergique à la fumée du tabac, et qu’une exposition à celle-ci lui cause un inconfort important et immédiat, dont des maux de tête, de la nausée et une irritation de la gorge.
[2] Il soulève également la question concernant des effets préjudiciables possibles à long terme de l’exposition à la fumée secondaire du tabac.M. Maljkovich prétend qu’en vertu du devoir de diligence prévu par la loi et par la common law, le SCC doit le protéger contre l’exposition à la fumée du tabac à Fenbrook, et que le SCC n’a pris aucune mesure utile à cet égard. Il soutient que le SCC n’a pas adéquatement désigné, fourni ou fait appliquer des zones sans fumée au sein de l’établissement Fenbrook.
[3] Les questions soulevées dans la présente action sont de savoir si le SCC a failli à l’un de ses devoirs à l’égard de M. Maljkovich en ce qui concerne son exposition à la fumée secondaire du tabac à Fenbrook et, si tel est le cas, quels seraient les dommages-intérêts pouvant être raisonnablement demandés.M. Maljkovich a également présenté une demande en vertu de la Charte, dans laquelle il allègue que son exposition à la fumée secondaire du tabac constitue une violation de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés.
[4] Pour les motifs exposés ci-après, je me prononce en faveur du demandeur.
LES FAITS
[5] Les faits sont assez simples dans cette instance. M. Maljkovich est présentement un détenu incarcéré au pénitencier Pittsburgh qui est administré par le SCC.Il purge une peine d’emprisonnement à perpétuité après avoir été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré le 29 août 1995.Il n’est pas admissible à une libération conditionnelle, et il doit rester sous la garde et les soins du SCC jusqu’à ce qu’il ait purgé quatorze ans de sa peine.
[6] Durant son incarcération en tant que détenu sous responsabilité fédérale, M. Maljkovich a été hébergé aux pénitenciers de Millhaven, Warkworth et Kingston, ainsi qu’à Fenbrook.Il est demeuré à Fenbrook pendant un peu plus de trois ans, soit du 9 février 2000 au 4 septembre 2002, et du 16 octobre 2002 au 29 juillet 2003.Les parties conviennent que ses revendications dans le cadre de la présente action se limitent à ces périodes pendant lesquelles il était incarcéré à Fenbrook.
[7] Fenbrook est un établissement à sécurité moyenne. Il s’agit de la prison fédérale la plus récente.Des détenus ont commencé à y être accueillis aux alentours de l’automne 1998.
[8] Fenbrook compte quatre bâtiments distincts (dénommés Edgewood, Falcon, Granite et Horizon) dans lesquels sont hébergés les détenus.Lors de son séjour à Fenbrook, M. Maljkovich a été hébergé dans les bâtiments Edgewood, Falcon et Horizon.
[9] Chacun de ces bâtiments offre plusieurs pièces d’habitation ou appartements distincts, que l’on qualifie de « secteurs ouverts ».Aucun des bâtiments est désigné non-fumeurs, mais chacun compte des secteurs ouverts non-fumeurs désignés.Chaque secteur ouvert est muni d’une grande porte massive, et on retrouve à l’intérieur de cinq à sept chambres ou cellules à occupation simple ou double.Chaque chambre ou cellule est dotée de sa propre porte, et d’une fenêtre qui peut être ouverte par le détenu.
[10] Chaque bâtiment est muni de systèmes de ventilation et de retour d’air pour assurer une circulation de l’air et remplacer l’air intérieur par de l’air extérieur, mais les systèmes ne peuvent pas toujours éliminer entièrement la présence de la fumée secondaire.L’hiver plus particulièrement, l’air intérieur, y compris celui provenant des secteurs ouverts où il est possible de fumer, circule dans les secteurs ouverts où il est interdit de fumer.
[11] Pendant toute la période pertinente dans la présente action, Fenbrook disposait d’une politique relative à l’usage du tabac qui autorisait les détenus à fumer dans leur chambre individuelle dans les zones ouvertes désignées, ou à l’extérieur.Les non-fumeurs étaient toutefois exposés à de la fumée secondaire du tabac à plusieurs endroits. Les détenus pouvaient fumer librement à l’extérieur. Selon les éléments de preuve soumis par les deux parties, les détenus ont toutefois transgressé la politique relative à l’usage du tabac pendant qu’ils se trouvaient à l’intérieur; il y a eu des incidents où des détenus ont fumé dans des zones non désignées et dans des secteurs ouverts non-fumeurs.
[12] Même si je reconnais que les détenus ayant violé la politique ont reçu des avertissements ou d’autres mesures disciplinaires appropriées, il demeure néanmoins que les gardiens devaient être témoins de la violation de la politique afin d’y mettre fin, ou cette violation devait être portée à leur attention.M. Maljkovich était donc placé dans la position peu enviable de se plaindre de son exposition à la fumée secondaire et de dénoncer les contrevenants aux autorités; des actions qui, de toute évidence, déplaisaient à ses codétenus.M. Maljkovich se plaignait constamment de la fumée.Aucun autre élément de preuve n’a été présenté sur la façon selon laquelle le SCC a appliqué la politique relative à l’usage du tabac à Fenbrook par l’entremise de mesures qui auraient pu être mises en place, comme en ayant recours à des détecteurs de fumée ou des alarmes.
[13] Le problème concernant la fumée secondaire a également été porté à l’attention du SCC au nom de M. Maljkovich.L’avocat qui représentait alors M. Maljkovich avait transmis une lettre le 18 juillet 2001 au directeur de Fenbrook à cet effet.Certaines parties de cette lettre méritent d’être reproduites ici :
[traduction] ...M. Maljkovich est allergique à la fumée de cigarette depuis près de 25 ans. Je joins à la présente une note de son médecin qui confirme ce fait.
M. Maljkovich est présentement hébergé dans l’unité F, dans le secteur ouvert C, avec six autres détenus qui sont tous de grands fumeurs. Il y a été transféré de manière involontaire depuis l’unité F, dans le secteur ouvert E, après y avoir été transféré involontairement de l’unité E, dans le secteur ouvert C.
Le fait que M. Maljkovich a une réaction allergique lorsqu’il est exposé à la fumée de cigarette, et qu’il subit les autres effets préjudiciables sérieux usuels de la fumée secondaire de cigarette qu’un non-fumeur pourrait éprouver, a été porté à l’attention des autorités de l’établissement à maintes reprises. M. Maljkovich a déposé de nombreuses demandes au cours des dernières années dans lesquelles il demande à ce que ce problème soit examiné.
Je vous prie d’expliquer pourquoi, dans les circonstances, M. Maljkovich a été placé dans la pire des situations pour sa santé, considérant son allergie à la fumée du tabac.
Veuillez nous indiquer pourquoi les préoccupations de M. Maljkovich au sujet de son exposition à la fumée du tabac sont demeurées sans réponse depuis les dernières années. J’aimerais particulièrement savoir pourquoi ce problème n’a pas été résolu à la lumière de la proposition du comité des détenus formulée en février 1999 voulant qu’une unité non-fumeurs soit créée. Comment l’établissement a-t-il traité cette proposition?
[14] La réponse à cette lettre se retrouve dans une note de service du gestionnaire de l’unité Falcon de Fenbrook, datée du 30 juillet 2001, à l’intention de M. Maljkovich, dans laquelle il indique que Fenbrook est [traduction] « en voie de mettre en œuvre notre plan pour rendre le secteur ouvert C non-fumeur. Nous procéderons à ce changement au début de la semaine prochaine.Par la suite, nous avons l’intention de rendre le secteur ouvert D non-fumeur, évitant du coup les problèmes liés à la ventilation traversante... Soyez assuré que nous répondrons à vos préoccupations et besoins sur le plan médical le plus rapidement possible. »
[15] Les étapes décrites dans la note de service ci-dessus n’ont toutefois pas été mises en œuvre.Le 2 août 2001, soit trois jours après que M. Maljkovich ait reçu la note, il a plutôt été transféré du bâtiment Falcon vers l’unité Horizon.Selon les éléments de preuve présentés par M. Maljkovich, ce transfert a eu lieu le soir, alors que selon les éléments soumis par la défenderesse, le transfert a été réalisé pour des raisons de sécurité personnelle, soit afin de protéger M. Maljkovich contre d’autres détenus qui n’appréciaient pas ses plaintes récurrentes au sujet de leur comportement ou de leurs actions, y compris ses plaintes à propos de leur usage du tabac.Le transfert n’a également pas réglé le problème de l’exposition à la fumée secondaire du tabac.M. Maljkovich a continué d’y être exposé dans les endroits non désignés.
DISPOSITIONS APPLICABLES
[16] Les extraits des dispositions pertinentes régissant le traitement des détenus sont reproduits ci-dessous :
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition :
art. 70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.
Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition :
paragraphe 83(1) : Pour assurer un milieu pénitentiaire sain et sécuritaire, le Service doit veiller à ce que chaque pénitencier soit conforme aux exigences des lois fédérales applicables en matière de santé, de sécurité, d’hygiène et de prévention des incendies et qu’il soit inspecté régulièrement par les responsables de l’application de ces lois.
(2) Le Service doit prendre toutes les mesures utiles pour que la sécurité de chaque détenu soit garantie...
ANALYSE
[17] Au cours du procès, l’avocate de la défenderesse a nié le fait que M. Maljkovich est allergique à la fumée du tabac.Bien que le demandeur n’ait pas présenté d’éléments de preuve faisant état de tests d’allergie d’un spécialiste ou de résultats précis de tests d’allergie, il y a suffisamment d’éléments de preuve devant moi pour conclure que M. Maljkovich a, si ce n’est pas une allergie à la fumée du tabac, une réaction physique importante lorsqu’il y est exposé.M. Maljkovich a témoigné qu’il souffrait de nausées, de maux de tête et d’irritation de la gorge, et que l’exposition à la fumée secondaire du tabac le rendait malade. Le témoignage de M. Maljkovich sur ce point est crédible.
[18] Je suis d’autant plus persuadée par la preuve retrouvée dans l’affidavit du Dr Allen McBride fait sous serment le 15 juillet 2004, la lettre du Dr Allen McBride à l’avocat de M. Maljkovich datée du 4 avril 2003, la note datée du 7 avril 1998 de l’ancien médecin de M. Maljkovich, le Dr Josip Gamulin, jointe en tant qu’annexe B à l’affidavit de Belinda Roscoe, une infirmière du SCC, fait sous serment le 15 juillet 2004 et, surtout, la correspondance et la note de service cités ci-dessus, dans lesquels Fenbrook reconnaît expressément les besoins et préoccupations sur le plan médical de M. Maljkovich eu égard à la fumée du tabac.De plus, je suis convaincue que même en l’absence d’une allergie à la fumée du tabac, M. Maljkovich était, à tout le moins dans les secteurs non-fumeurs de la prison, en droit de vivre sans être exposé à de la fumée secondaire et sans avoir le fardeau d’avoir à se plaindre de ses codétenus.
[19] Fenbrook était investi d’un devoir de diligence envers M. Maljkovich en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, du Règlement et de la common law, soit de l’incarcérer dans des conditions saines et qui ne lui causent pas un inconfort et un malaise physique.Je conclus que le SCC a failli à ce devoir dans la mesure où il n’a pas pris de mesures utiles pour veiller à ce que sa politique relative à l’usage du tabac soit appliquée ou pour autrement s’assurer que M. Maljkovich ne soit pas exposé à de la fumée secondaire. Il est déraisonnable de s’attendre à ce que des détenus en dénoncent d’autres, ou de transférer constamment M. Maljkovich d’une unité à une autre ou d’un secteur ouvert à un autre.Il est également regrettable que les systèmes de circulation de l’air dans son établissement le plus moderne fassent circuler de la fumée dans des secteurs non-fumeurs.À cet égard, il existe des éléments de preuve démontrant que le coût pour la correction ou le réaménagement des systèmes de circulation de l’air serait prohibitif.Malgré cela, le SCC aurait pu prendre d’autres mesures utiles moins coûteuses, notamment en surveillant plus étroitement les secteurs non désignés ou en installant des détecteurs de fumée.Aucun élément de preuve n’a été présenté pour démontrer que ces options avaient été envisagées.
[20] Une option raisonnable avait toutefois été invoquée lors du procès par l’avocate de la défenderesse lors de son contre-interrogatoire de M. Maljkovich; la mise en œuvre de celle-ci a depuis été officiellement annoncée.Selon l’annonce soumise à la Cour par l’avocate de la défenderesse suivant le procès et qui, avec le consentement des parties, fait maintenant partie du dossier du procès, le SCC a annoncé qu’à compter du 31 janvier 2006, il sera interdit de fumer à l’intérieur de tous les établissements et centres correctionnels fédéraux.Il ne sera permis de fumer que dans les zones désignées dans l’enceinte extérieure.L’annonce mentionne expressément que l’objectif de la nouvelle politique est d’éliminer l’exposition à la fumée secondaire dans tous les pénitenciers fédéraux.On y reconnaît l’impact potentiellement négatif de l’exposition à la fumée secondaire.Elle indique également que l’interdiction de fumer constitue la réponse appropriée au risque pour la santé publique que représente la fumée du tabac, et permet au SCC de s’acquitter de sa responsabilité d’offrir un environnement correctionnel sain.
[21] En ce qui concerne la demande de M. Maljkovich en vertu de la Charte, il affirme que son exposition à la fumée secondaire du tabac constitue une peine ou un traitement cruel et inusité tel au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine et de violer l’article 12 de la Charte.Je ne suis pas du tout de cet avis.Les établissements correctionnels, comme la société en général, font face à la question du tabagisme en imposant des restrictions et des limites de plus en plus strictes à cet égard. Le SCC avait reconnu le problème et disposait d’une politique. Bien que cette politique était insuffisante pour promouvoir l’existence d’un milieu sain et qu’elle était appliquée en partie en imposant aux détenus qu’ils se dénoncent entre eux, il ne s’agissait pas d’une situation où le SCC imposait un traitement cruel et inusité de manière délibérée et malicieuse.J’estime que le SCC aurait pu et dû déployer des efforts supplémentaires pour accommoder M. Maljkovich, et pour formuler et appliquer une politique conforme à ses obligations en vertu de la loi.Ces lacunes signifient que le SCC n’a pas rempli ses obligations en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et du Règlement, mais on ne peut toutefois pas qualifier ces manquements de peine ou de traitement cruel et inusité en violation de l’article 12 de la Charte.
[22] Ce qui reste à déterminer est le quantum approprié des dommages-intérêts qu’il convient d’attribuer pour les trois années d’incarcération de M. Maljkovich à Fenbrook.Les dommages-intérêts ne visent que la réaction physique et l’inconfort dont je suis persuadée qu’il a subis du fait de son exposition à la fumée secondaire du tabac.Aucun élément de preuve n’a été présenté pour démontrer que M. Maljkovich souffre ou a souffert d’une condition mettant sa vie en danger ou d’une condition médicale chronique comme conséquence à son exposition à la fumée du tabac. En fait, M. Maljkovich présente plusieurs facteurs de risque préexistants ou conditions préexistantes au niveau respiratoire ou pulmonaire, comme une exposition à la TB et à l’amiante, qui pourraient éventuellement lui causer des difficultés et qui pourraient ou non être exacerbés par son exposition à la fumée du tabac pendant qu’il se trouvait à Fenbrook.Par contre, cette enquête est hypothétique et ne constitue pas le fondement de cette adjudication.En ce qui concerne les pertes réelles de M. Maljkovich, certains éléments de preuve ont été présentés concernant les salaires ou les montants généralement versés aux détenus qui travaillent ou qui sont classés comme étant sans emploi ou handicapés.Aucun élément de preuve n’a toutefois été soumis sur les montants que M. Maljkovich recevait ou gagnait durant quelque période que ce soit pendant qu’il se trouvait à Fenbrook.Aucun élément de preuve n’a été présenté sur la perte de revenus réelle de M. Maljkovich, le cas échéant, pendant qu’il était à Fenbrook.La Cour ne peut pas évaluer ou spéculer sur un montant de dommages-intérêts pour de possibles pertes pécuniaires.En l’absence de cette preuve, j’évalue que les dommages-intérêts généraux pour son inconfort et le stress qu’il a subi s’élèvent à 5 000 $.
JUGEMENT
LA COUR CONCLUT ce qui suit :
1. La demande du demandeur contre la défenderesse est accueillie pour des dommages-intérêts généraux de 5 000 $.
2. Les dépens sont adjugés au demandeur; si les parties sont incapables de s’entendre sur le quantum, elles pourront déposer des observations écrites d’au plus trois pages dans les trente jours suivant la date du présent jugement.
Protonotaire
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-954-02
INTITULÉ : VLADO MALJKOVICH
demandeur
et
SA MAJESTÉ LA REINE
défenderesse
LIEU DE L’AUDIENCE : BELLEVILLE (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 20 OCTOBRE 2004
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LA PROTONOTAIRE MILCZYNSKI
DATE DES MOTIFS : LE 13 OCTOBRE 2005
COMPARUTIONS :
John L. Hill Pour le demandeur
Roslyn Mounsey Pour la défenderesse
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
John L. Hill
Avocat
Toronto (Ontario) Pour le demandeur
John H. Sims, c.r.
Canada Pour la défenderesse