Date : 20060714
ENTRE :
NAVEEN KHOJA
ADNAN KHOJA
ANUM KHOJA
KIRAN KHOJA
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision datée du 11 février 2005 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention.
LE CONTEXTE
[2] Les demandeurs sont des citoyens du Pakistan. Mahdi Muhammed Khoja (le demandeur) est âgé de cinquante ans et son épouse, Naveen Khoja, est âgée de trente‑sept ans. Ils ont trois enfants : Adnan Khoja, un fils âgé de dix‑sept ans, Kiran Khoja, une fille âgée de treize ans, ainsi qu’Anum Khoja, une fille âgée de douze ans (collectivement, les demandeurs).
[3] Les demandeurs sont membres d’un groupe minoritaire au Pakistan, soit les musulmans ismaéliens chiites. Au Pakistan, le demandeur travaillait comme musicien et il a joué pour divers groupes religieux minoritaires, y compris le sien ainsi que les chrétiens et les hindous.
[4] En décembre 1994, des extrémistes sunnites se sont attaqués aux participants à une fête ismaélienne où le demandeur jouait comme musicien. On a frappé ce dernier au genou droit avec une arme émoussée. Le demandeur a déposé une plainte à un poste de police, sans toutefois que cesse son harcèlement. Plus tard dans le même mois de décembre, des policiers ont pu empêcher que ne soit interrompu le concert qu’il donnait lors d’une fête chrétienne.
[5] Le 21 mars 1995, des membres d’un groupe fondamentaliste sunnite ont tiré des coups de feu sur la résidence des demandeurs, mais personne n’a été blessé.
[6] Le 21 mai 1995, les demandeurs ont obtenu des visas de visiteurs et ils ont quitté le Pakistan à destination des États‑Unis. Ces visas ont été renouvelés jusqu’en mai 1996. À partir de cette date jusqu’en mai 2002, le demandeur est demeuré aux États‑Unis muni d’un visa H‑1 (visa de travail pour non‑immigrant) tandis que les autres demandeurs y sont demeurés munis de visas H‑4 liés au visa du demandeur.
[7] Le demandeur n’a cependant jamais en fait travaillé pour l’entreprise qui l’a parrainé aux fins de son visa H‑1. Le demandeur a travaillé comme musicien aux États‑Unis; il a écrit des chants exprimant la culture et les croyances ismaéliennes et enregistré un disque compact de ces chants (le CD). Le demandeur a déclaré dans son témoignage avoir été informé que des copies de son CD étaient parvenues au Pakistan et que des extrémistes sunnites étaient par suite à la recherche des demandeurs.
[8] Le visa H‑1 du demandeur a expiré en mai 2002. Le demandeur avait précédemment demandé la délivrance d’un certificat d’emploi pour étranger (Alien Employment Certificate), qu’il n’avait toutefois pas encore obtenu en mai 2002. Les demandeurs sont néanmoins demeurés aux États‑Unis jusqu’à ce qu’ils viennent faire un voyage au Canada en janvier 2003. Ils ont dit avoir quitté les États‑Unis à ce moment‑là parce qu’on y avait instauré un programme d’inscription des non‑immigrants et commencé à détenir et à expulser des Pakistanais.
LA DÉCISION
[9] La Commission a expliqué par divers motifs, énumérés ci‑après, son rejet des demandes d’asile des demandeurs :
· le manque de crédibilité du demandeur
· l’absence chez les demandeurs d’une crainte subjective de persécution
· la demande d’asile tardive des demandeurs
· l’absence de fondement objectif pour la crainte de persécution des demandeurs
· la possibilité d’un refuge intérieur au Pakistan
[10] La Commission a relevé le fait que les demandeurs avaient vécu illégalement aux États‑Unis de mai 1996 à janvier 2003. Ils étaient munis de visas, mais ceux‑ci avaient été délivrés pour un motif fallacieux, soit l’emploi du demandeur au sein de l’entreprise qui l’a parrainé. En outre, les demandeurs n’ont été munis d’aucun visa quelconque de mai 2002 à janvier 2003. La Commission a par ailleurs tiré une conclusion défavorable du défaut des demandeurs de demander l’asile à leur arrivée aux États‑Unis.
[11] La Commission a conclu que la persécution alléguée n’était pas de nature religieuse. Elle ne découlait pas de la foi ismaélienne chiite du demandeur. La Commission a déclaré qu’être musicien ne constituait pas un droit de la personne fondamental et a souligné que le demandeur avait pu pratiquer sa religion au Pakistan sans entrave. La Commission a conclu que les difficultés éprouvées par le demandeur découlaient du fait qu’il jouait comme musicien lors de fêtes de divers groupes religieux.
[12] La Commission a fait remarquer que le demandeur s’était limité au Canada à jouer de la musique lors d’événements privés et qu’il avait quitté la Pakistan il y a neuf ans. La Commission a donc conclu qu’il n’existait qu’une simple possibilité, en cas de retour du demandeur au Pakistan, qu’il soit reconnu par les fondamentalistes sunnites qui s’opposaient à sa musique.
[13] La Commission a également conclu qu’il existait pour les demandeurs une possibilité de refuge intérieur à Rawilpindi, qui compte 1,5 million d’habitants, ou à Islamabad, qui en compte 0,5 million. Il était improbable, selon la Commission, que des extrémistes sunnites reconnaissent le demandeur dans l’une ou l’autre de ces villes, situées à des centaines de milles du lieu où il avait joué de la musique à l’origine. La Commission a en outre fait remarquer que le demandeur avait poursuivi des études pendant quatorze ans et obtenu, notamment, un baccalauréat en commerce. Ces études, combinées à son expérience aux États‑Unis, lui permettraient de travailler dans l’industrie de la musique ou dans d’autres domaines connexes au Pakistan.
[14] La Commission a relevé que le demandeur s’était montré évasif quand on l’avait interrogé au sujet de sa demande en cours d’un certificat d’emploi pour étranger aux États‑Unis. Il n’avait pas répondu directement quand on lui avait demandé s’il était nécessaire qu’il se trouve aux États‑Unis pendant le traitement de sa demande.
[15] La Commission a finalement conclu que, bien qu’il y ait une certaine violence sectaire à l’endroit des chiites au Pakistan, seulement quelques centaines parmi les 28 millions d’entre eux étaient chaque année victimes d’une telle violence. Selon la Commission, la preuve révèle en outre que les actes de violence sectaire ont pour cibles des personnes en vue, ce que ne sont pas les demandeurs.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[16] Les questions en litige sont les suivantes :
1. La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en ne justifiant pas ses conclusions quant à la crédibilité?
2. La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des explications raisonnables données par les demandeurs quant à leur défaut de demander l’asile aux États‑Unis?
3. La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en interprétant mal la définition de « réfugié au sens de la Convention » lorsqu’elle a conclu que jouer de la musique religieuse ne constitue pas un droit de la personne fondamental?
4. La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en concluant qu’une possibilité de refuge intérieur et que la protection de l’État étaient disponibles du fait qu’elle aurait fait abstraction du profil des demandeurs ou qu’elle l’aurait mal interprété?
5. La Commission a‑t‑elle commis deux autres erreurs de fait?
1re question – la crédibilité
[17] Le défendeur a reconnu que la Commission avait traité erronément la question de la crédibilité en ne faisant que de vagues affirmations d’invraisemblance plutôt qu’en expliquant ses conclusions. Comme j’en suis toutefois venue à la conclusion qu’il ne s’agissait pas là en l’espèce d’une erreur d’importance, je vais maintenant plutôt me pencher sur les autres questions.
2e question – les explications données
[18] La Commission n’a pas fait état des explications données par le demandeur quant à son défaut de demander l’asile pendant les années de son séjour aux États‑Unis. La Commission n’a toutefois pas commis d’erreur à cet égard parce qu’aucune des explications avancées n’apportait réponse à ses préoccupations, qui avaient trait au défaut du demandeur de demander l’asile dès son arrivée aux États‑Unis.
3e question – musique et religion
[19] Les demandeurs affirment que la musique du demandeur est le mode d’expression religieuse de ce dernier. Toutefois, les faits d’espèce n’étayent pas cette prétention. Selon moi, le demandeur était d’abord et avant tout un artiste. Il adaptait sa musique à son auditoire. Lors de fêtes, il chantait des chants religieux convenant à son auditoire, qu’il s’agisse d’ismaélites chiites, de chrétiens ou encore d’hindous. En l’espèce, rien dans la preuve n’établissait un lien entre le rôle d’artiste du demandeur et sa pratique religieuse, laquelle n’a jamais été entravée selon ses dires par des menaces ou des actes de sunnites radicaux. Je conclus donc que la Commission n’a pas commis d’erreur en ne concluant pas en l’existence d’une crainte de persécution fondée sur la religion.
4e question – possibilité de refuge intérieur (PRI)
[20] Les demandeurs affirment que la Commission a apprécié erronément la PRI en faisant abstraction du statut allégué de musicien connu du demandeur. L’examen de la décision révèle toutefois qu’il y a bien eu prise en compte de ce statut par la Commission.
[21] Le demandeur a également affirmé qu’on ciblait les musiciens en vue de les assassiner au Pakistan. La preuve documentaire ne vient toutefois pas étayer cette prétention. Elle révèle plutôt que, bien que le gouvernement local de la province de Peshawar proche de l’Afghanistan s’oppose à la musique, aucun musicien n’a été tué dans cette province et rien ne laisse croire qu’il y ait eu pareil assassinat où que ce soit ailleurs au Pakistan.
5e question – erreurs de fait
[22] Je reconnais que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a affirmé que le demandeur ne jouait pas de musique au Canada. Même si ce n’était pas là son gagne‑pain, le demandeur a bel et bien joué pour des personnes âgées au Canada. Je conclus toutefois qu’il ne s’agit pas là d’une erreur importante.
[23] Selon le demandeur, la Commission a également commis une erreur en disant qu’aucune preuve ne permettait d’établir si des Pakistanais étaient expulsés après avoir présenté une demande de certificat d’emploi aux États‑Unis. La Commission n’a toutefois pas commis d’erreur à cet égard. On ne fait état dans la preuve documentaire (page 196 du dossier de tribunal) que d’expulsions après l’inscription auprès du service d’immigration et de naturalisation (Immigration and Naturalization Service). On ne fait pas état d’expulsions après des demandes de certificat d’emploi.
QUESTION CERTIFIÉE
[24] Les demandeurs ont demandé à la Cour de certifier la question suivante :
Jouer de la musique religieuse est‑il une forme d’expression religieuse?
[25] Le défendeur affirme pour sa part que la réponse à cette question n’aurait pas un caractère décisoire en l’espèce. Je suis du même avis. La preuve ne permet pas en effet d’établir un lien entre la musique jouée par le demandeur et sa pratique religieuse. La question ne sera donc pas certifiée pour appel.
CONCLUSION
[26] La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
« Sandra J. Simpson »
Juge
Ottawa (Ontario)
Le 14 juillet 2006
Traduction certifiée conforme
David Aubry, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑2406‑05
INTITULÉ : MAHDI MUHAMMED KHOJA ET AL
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 7 MARS 2006
MOTIFS DU JUGEMENT : LA JUGE SIMPSON
DATE DES MOTIFS ET
DU JUGEMENT : LE 14 JUILLET 2006
COMPARUTIONS :
Krassina Kostadinov POUR LES DEMANDEURS
Lorne McClenaghan POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lorne Waldman Associates POUR LES DEMANDEURS
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous‑procureur général du Canada