Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision en date du 9 décembre 2004 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger parce qu’elle avait des doutes sur sa crédibilité en ce qui concerne le fondement de sa crainte d’être persécuté.
LES FAITS
[2] Le demandeur, un citoyen ghanéen de 45 ans, prétend craindre avec raison d’être persécuté du fait de ses opinions politiques par des membres de la tribu Abudu, qui le tueraient s’il retournait au Ghana.
[3] Au risque de simplifier à outrance, je dirais qu’en 2002 et en 2003 il y a eu de la violence entre la tribu des Andanis et celle des Abudus (qui sont en réalité deux clans de la tribu des Dagombas). La cause de cette violence était un conflit relativement à la chefferie. Je constate que le rapport du Département d’État américain pour le Ghana fait état de conflits au sujet de la chefferie qui font plusieurs morts et blessés chaque année. La fonction de chef est assumée à tour de rôle par les deux tribus. Cependant, le chef Talon-Na, de la tribu des Abudus, a été décapité, ce qui a provoqué dans cette tribu une flambée de violence contre la tribu des Andanis. Le demandeur, qui n’appartenait à aucune de ces tribus, travaillait comme agent de recherche à Tamale, la région où les actes de violence se sont produits. Il a accueilli chez lui pendant trois semaines huit membres de la tribu des Andanis. Ils étaient chrétiens, comme le demandeur, et tentaient d’échapper à la tuerie.
[4] Le demandeur affirme avoir été perçu par les Abudus comme un sympathisant de la tribu rivale des Andanis parce qu’il : 1) était le professeur particulier des enfants du chef de la tribu des Andanis; 2) a donné refuge à huit Andanis dans sa maison au cours d’un conflit tribal qui s’est produit en avril 2003. Plus précisément, le demandeur affirme ce qui suit :
i. après avoir donné refuge à des Andanis pendant trois semaines, des Abudus armés ont fait irruption chez lui à leur recherche; le demandeur et ses deux fils ont fui pour leur échapper;
ii. craignant d’être poursuivis par des Abudus, le demandeur et son fils se sont enfuis le jour même à Kumasi, au Ghana;
iii. le 14 décembre 2003, ses deux fils ont été tués par des Abudus dans sa maison en son absence; le demandeur s’est enfui à Accra, au Ghana, où il s’est caché pendant deux mois;
iv. les Abudus sont établis un peu partout au Ghana, y compris à Accra, la capitale.
[5] Le demandeur a fui le Ghana le 1er février 2004; il est arrivé au Canada le 3 février 2004 après être passé par les États-Unis et a fait une demande d’asile.
LA DÉCISION
[6] La Commission a rejeté la demande d’asile parce que le demandeur était peu crédible et qu’il existe une possibilité de refuge intérieur dans la ville d’Accra, au Ghana. Pour ces motifs, le tribunal a conclu que le demandeur n’avait pas de crainte subjective d’être persécuté. S’il veut que sa demande de contrôle judiciaire soit accueillie, le demandeur doit démontrer que la conclusion défavorable quant à sa crédibilité et la conclusion relative à la possibilité de refuge intérieur sont toutes deux manifestement déraisonnables.
QUESTIONS EN LITIGE
[7] La présente demande soulève deux questions :
1. La Commission a-t-elle tiré une conclusion manifestement déraisonnable au sujet de la crédibilité du demandeur relativement à une question importante pour la demande d’asile?
2. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur à Accra, au Ghana?
ANALYSE
Question no 1 : La Commission a-t-elle tiré une conclusion manifestement déraisonnable au sujet de la crédibilité du demandeur relativement à une question importante pour la demande d’asile?
[8] Le demandeur fait valoir que la conclusion de la Commission au sujet de sa crédibilité est manifestement déraisonnable. Il soutient plus précisément que la Commission a tiré à tort une conclusion défavorable en considérant que l’affirmation selon laquelle il avait donné des leçons particulières aux enfants du chef des Andanis servait à ajouter du poids à sa crainte d’être persécuté et qu’elle a négligé son explication raisonnable.
[9] Il n’appartient pas à la Cour de réévaluer le bien-fondé des conclusions de fait de la Commission. La Cour n’intervient que si ces conclusions sont manifestement déraisonnables; elle ne modifie pas des conclusions raisonnables même dans le cas où les siennes auraient été différentes. Voir la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1194, où j’ai déclaré aux paragraphes 4 et 5 :
¶ 4 La Commission est un tribunal spécialisé en ce qui a trait aux revendications du statut de réfugié. En 2001, la Commission a instruit plus de 22 000 revendications du statut de réfugié, elle en a admis 13 336 et elle en a refusé 9 551. Par ailleurs, la Commission a un accès direct aux dépositions des témoins, et elle est la mieux placée pour évaluer la crédibilité des témoins. Par conséquent, la norme de contrôle applicable aux conclusions de crédibilité tirées par la Commission est celle de la décision manifestement déraisonnable. Voir l'arrêt Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.). Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale s'était exprimée ainsi :
Qui, en effet, mieux que la section du statut de réfugié, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire.
Avant qu'une conclusion de la Commission en matière de crédibilité ne soit annulée (et avant que ne soit accordée l'autorisation de présenter une demande touchant une conclusion en matière de crédibilité), l'un des critères suivants doit être rempli (ou suffisamment défendable dans le cas d'une demande d'autorisation) :
1. la Commission n'a pas validement motivé sa conclusion selon laquelle un requérant n'était pas crédible;
2. les conclusions tirées par la Commission sont fondées sur des constats d'invraisemblance qui, de l'avis de la Cour, ne sont tout simplement pas justifiés;
3. la décision était fondée sur des conclusions qui n'étaient pas autorisées par la preuve; ou
4. la décision touchant la crédibilité reposait sur une conclusion de fait qui était arbitraire ou abusive ou qui ne tenait aucun compte de la preuve.
Voir l'affaire Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1144, au paragraphe 11 (Madame le juge Reed).
¶ 5 Les décisions de la Commission en matière
de crédibilité appellent le plus haut niveau de retenue de la part des
tribunaux, et la Cour n'annulera une décision de ce genre, ou n'autorisera une
demande de contrôle judiciaire d'une telle décision, qu'en accord avec le
critère susmentionné. La Cour ne doit pas substituer
son opinion à celle de la Commission en ce qui a trait à la crédibilité ou à la
vraisemblance, sauf dans les cas les plus manifestes. C'est pourquoi les
demandeurs qui veulent faire annuler des conclusions touchant leur crédibilité
doivent s'acquitter d'une très lourde charge, à la fois au stade de la demande
d'autorisation et au stade de l'audience si l'autorisation est accordée.
Profil politique du demandeur
[10] La Commission a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur parce que le témoignage de ce dernier sur son profil politique était incompatible avec les renseignements fournis dans son premier Formulaire de renseignements personnels (FRP). À l’audience, le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas mentionné son poste de professeur particulier dans son FRP initial parce qu’il s’agissait d’un emploi à temps partiel et que son revenu n’était pas imposable. La Commission a rejeté son explication, la jugeant non raisonnable, car elle était cruciale pour établir que ses persécuteurs le considéraient comme un sympathisant des Andanis. Le demandeur fait valoir que la Commission a commis une erreur en négligeant la preuve selon laquelle son profil politique tenait aussi à la découverte, par ses persécuteurs, qu’il avait abrité huit Andanis chez lui pendant trois semaines. Cette preuve se trouvait dans son témoignage verbal et dans les deux FRP. Le défendeur soutient qu’il n’a pas négligé cette preuve puisque la Commission la présente comme une allégation au début de sa décision. Cependant, la Commission n’en fait pas mention dans son analyse de la crainte subjective de la persécution; elle a plutôt conclu que le rôle présumé de professeur privé était déterminant pour les opinions politiques pouvant être imputées au demandeur.
[11] Il est bien établi que la Commission est présumée avoir pesé et considéré toute la preuve dont elle a été saisie, sauf démonstration du contraire (Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598, paragraphe 1 (C.A.F.)), et le tribunal n’est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve dans ses motifs, pourvu qu’il ait examiné l’ensemble de la preuve (Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). La Commission doit toutefois mentionner et distinguer les éléments de preuve importants, pertinents et contradictoires, autrement la Cour supposera qu’ils ont été négligés (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, paragraphe 17, selon le juge Evans).
[12] La Cour conclut que la Commission a commis une erreur en négligeant la preuve du demandeur selon laquelle il a donné refuge à des Andanis et qu’elle a tiré une conclusion de fait manifestement déraisonnable en concluant, sans avoir tenu compte de cette preuve importante, que le demandeur n’avait pas le profil politique qu’il prétend avoir. Le fait que le demandeur ait donné refuge à des Andanis a mené en définitive à l’irruption des Abudus dans sa maison, ce qui pourrait expliquer raisonnablement pourquoi les Abudus l’ont considéré comme un sympathisant des Andanis, indépendamment de son travail comme professeur particulier pour le chef des Andanis. L’irruption dans la maison du demandeur pourrait aussi expliquer pourquoi ses persécuteurs l’ont suivi jusqu’à Kumasi et ont tué ses fils. Aux yeux de la Cour, la preuve concernant le refuge offert aux Andanis était importante, pertinente et crédible, au point où la Commission devait la mentionner et expliquer pourquoi elle l’avait rejetée ou avait préféré la preuve relative au rôle de professeur privé.
Question no 2 : La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur à Accra, au Ghana?
[13] La norme de contrôle des décisions de la Commission sur la question de la possibilité de refuge intérieur est celle de la décision manifestement déraisonnable (Ramachanthran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 673). Il incombe au demandeur d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque la persécution dans l’ensemble du pays (Karthikesu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 772). Le critère juridique comporte deux volets : premièrement, le demandeur doit montrer que le risque de persécution est sérieux dans la région où existe la possibilité de refuge intérieur, à savoir la ville d’Accra; deuxièmement, il doit montrer que la situation à Accra est telle qu’il serait déraisonnable pour lui d’y chercher refuge (Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589). Pour qu’une possibilité de refuge intérieur soit déraisonnable, il doit exister des conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité du demandeur qui se rendrait ou se réinstallerait temporairement dans une région sûre. Voir la décision Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 164.
[14] La Commission a conclu que la preuve produite par le demandeur était insuffisante pour démontrer qu’Accra n’était pas une possibilité de refuge intérieur viable, constatant qu’il n’avait pas été contacté ou confronté par des Abudus pendant son séjour dans cette ville, qui a précédé son arrivée au Canada. Le demandeur a fait valoir que la Commission a commis une erreur en négligeant ses éléments de preuve ou en ne tenant pas compte de son explication selon laquelle il était resté caché à Accra pendant tout son séjour dans cette ville parce qu’il craignait que les Abudus le pourchassent et le tuent, comme ils avaient tué ses fils. Il a aussi témoigné que les Abudus sont établis partout au Ghana et qu’ils auraient pu le suivre aussi loin qu’Accra, tout comme ils l’avaient suivi de Tamale à Kumasi. La Cour conclut que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’affirmation du demandeur selon laquelle il se cachait, puisque cela pourrait expliquer pourquoi il n’a pas été repéré et confronté à ses persécuteurs à Accra. Cette preuve était assez importante et pertinente en ce qui a trait à la possibilité de refuge intérieur pour qu’il incombe à la Commission de bien la prendre en considération dans ses motifs, ce qu’elle n’a pas fait. Par conséquent, cette conclusion de fait était manifestement déraisonnable.
[15] Le fait que la Commission n’a pas tenu compte de la preuve du demandeur selon laquelle il se cachait porte aussi un coup fatal au deuxième volet du critère relatif à la possibilité de refuge intérieur. La Cour conclut qu’il ne serait pas raisonnable d’obliger le demandeur à retourner à Accra s’il devait y demeurer caché à perpétuité pour éviter d’être découvert et attaqué par des Abudus.
CONCLUSION
[16] Étant donné que les conclusions de la Commission au sujet de la crédibilité et de la possibilité de refuge intérieur étaient toutes deux manifestement déraisonnables, la Cour est d’avis que, si la Commission n’avait pas commis une erreur, elle aurait pu conclure raisonnablement que le demandeur avait une crainte subjective d’être persécuté au Ghana et n’avait pas de possibilité de refuge intérieur. Par conséquent, la décision de la Commission doit être annulée, et l’affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
[17] Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier. Aucune question n’est donc certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission en date du 9 décembre 2004 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.
JUGE
Traduction certifiée conforme
Lucie Boisvenue, trad.a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-10595-04
INTITULÉ : EDWARD OFFEI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 24 NOVEMBRE 2005
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
DATE DES MOTIFS : LE 30 NOVEMBRE 2005
COMPARUTIONS :
Jeinis Patel
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POUR LE DEMANDEUR |
Nicole Butcher Ministère de la Justice
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jeinis Patel Persad, Patel LLP Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |