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     T-520-96

Ottawa (Ontario), le 2 juillet 1997

En présence de Monsieur le juge MacKay

Entre :

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     requérant,

     - et -

     JENNIFER ANN BURNELL,

     intimée,

     - et -

     LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

     intervenante.

     ORDONNANCE

     LA COUR,

     Vu le recours en contrôle judiciaire introduit par le procureur général du Canada, qui conclut à ordonnances de certiorari et de prohibition contre la décision prise par l'intervenante Commission canadienne des droits de la personne et communiquée par lettre en date du 18 avril 1996, de recevoir et d'instruire la plainte déposée par l'intimée Jennifer Ann Burnell en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne,

     Ouï les avocats respectifs du requérant et de l'intervenante lors de l'audience tenue à Ottawa le 1er avril 1997, à la clôture de laquelle l'affaire a été prise en délibéré, et vu les conclusions soumises par la suite,

     Ordonne le rejet du recours.

     Signé : W. Andrew MacKay

     ________________________________

     Juge

Traduction certifiée conforme      ________________________________

     F. Blais, LL. L.

     T-520-96

Entre :

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     requérant,

     - et -

     JENNIFER ANN BURNELL,

     intimée,

     - et -

     LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

     intervenante.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge MacKAY

     Il y a en l'espèce recours en contrôle judiciaire exercé par le requérant, procureur général du Canada, contre la décision prise par la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) de recevoir et d'instruire la plainte déposée par l'intimée, Jennifer Ann Burnell, en application de l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, modifiée (la Loi).

     Par ordonnance en date du 20 juin 1996, notre Cour a reconnu à la CCDP la qualité d'intervenante, avec droit de produire des témoignages par affidavit et de présenter des conclusions au jugement de l'affaire. Le 4 octobre 1996, la plaignante, Mme Burnell, a accepté de s'en remettre aux conclusions présentées par la CCDP en sa qualité d'intervenante.

     Le recours en contrôle judiciaire, exercé en application de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, est fondé sur les motifs suivants :

i)      La plainte repose sur des assertions dont la CCDP savait ou aurait dû savoir qu'elles sont inexactes;
ii)      la CCDP n'a pas effectué une enquête préliminaire en règle faute d'avoir vérifié les faits articulés dans la plainte, par l'examen du dossier du grief de l'intimée et de son dossier personnel;
iii)      elle était au courant de la plainte dès le 16 juin 1992, mais n'en a rien fait à l'époque;
iv)      elle n'a pas cherché à connaître les raisons du retard mis à déposer la plainte;
v)      sa décision de recevoir une plainte reposant sur des incidents qui se seraient produits il y a quelque dix ans, est entièrement déraisonnable et augure mal à la fois de son aptitude à entreprendre une enquête judicieuse, et de l'aptitude du ministère de la Défense nationale (MDN) et des Forces armées canadiennes (FC) à se défendre contre ces assertions;
vi)      elle a ignoré ou, à tout le moins, n'a pas appliqué correctement les dispositions de l'alinéa 41b) de la Loi;
vii)      elle n'a pas exercé sa compétence conformément à la loi;
viii)      ses décisions aboutiront à un gaspillage de fonds publics, ce qui va à l'encontre de l'intérêt général.

     Le requérant conclut aux mesures de redressement suivantes :

1.      Ordonnance de certiorari pour annuler la décision prise par la CCDP de recevoir et d'instruire la plainte sous le régime de l'article 41 de la Loi;
2.      Ordonnance de prohibition ou, subsidiairement, injonction à la CCDP ou à quiconque la représente de ne pas entreprendre une enquête à la suite de la plainte susmentionnée;
3.      Ordonnance portant, conformément à l'alinéa 50(1)a) et à l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale, ou à l'une de ces deux dispositions seulement, suspension de l'enquête de la CCDP en attendant l'issue de ce recours.

Les dispositions applicables de la Loi

     Voici les dispositions applicables de la Loi :

     7.      Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :         
         a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;         
         b) de le défavoriser en cours d'emploi.         
     40.      (1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d'individus ayant des motifs raisonnables de croire qu'une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.         

         "

     41.      Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :         
         a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;         
         b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;         
         c) la plainte n'est pas de sa compétence;         
         d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;         
         e) la plainte a été déposée plus d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.         
     42.      (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Commission motive par écrit sa décision auprès du plaignant dans les cas où elle décide que la plainte est irrecevable.         
         (2) Avant de décider qu'une plainte est irrecevable pour le motif que les recours ou procédures mentionnés à l'alinéa 41a) n'ont pas été épuisés, la Commission s'assure que le défaut est exclusivement imputable au plaignant.         

Les faits de la cause

     Ce recours en contrôle judiciaire fait suite à la plainte déposée le 26 novembre 19941 auprès de la CCDP par Jennifer Ann Burnell, qui reprochait au MDN d'avoir, en violation de l'article 7 de la Loi, fait acte discriminatoire à son égard dans son emploi pour cause d'invalidité apparente, savoir colite ulcéreuse.

     La plaignante était une assistante dentaire au service des Forces canadiennes (FC) de décembre 1974 jusqu'au 17 août 1987, date à laquelle elle a obtenu sa libération volontaire. Elle souffre de colite ulcéreuse, c'est pourquoi elle avait dû prendre un congé d'octobre 1983 à août 1984. Cependant, dit-elle, entre 1985 et 1987, année où eurent lieu les incidents rapportés dans sa plainte, elle avait été en bonne santé pendant plus de 18 mois et n'était pas ennuyée par sa maladie grâce aux médicaments qu'elle prenait.

     Selon Mme Burnell, les incidents rapportés dans sa plainte ont commencé en 1985, au moment où elle était assistante dentaire à la base des Forces canadiennes (BFC) de Comox. En 1985, elle a été convoquée à une rencontre avec son chef hiérarchique, le major Timmanen, et deux autres responsables du service dentaire. À cette occasion, dit-elle, le major Timmanen lui a demandé d'apposer sa signature sur une note de service contenant des observations défavorables sur son rendement au travail et sur sa vie personnelle, bien que ses évaluations antérieures eussent toujours été satisfaisantes. La plaignante fait savoir que lorsqu'elle voulait en connaître la raison, on lui a dit que son nouveau supérieur hiérarchique, le lieutenant-colonel Gray, prenant connaissance de son dossier et notant ses absences antérieures, avait donné au major Timmanen l'ordre de " trouver quelque chose pour se débarrasser " d'elle. La plaignante dit qu'elle a été forcée de signer la note de service, à la suite de quoi elle a été constamment critiquée et harcelée dans son travail. Le harcèlement, dit-elle, consistait à lui ordonner de passer nombre d'examens médicaux, bien que ces examens ne révélassent aucune maladie.

     En janvier 1986, elle a déposé une demande de redressement de grief conformément à la procédure prévue en la matière au sein des FC2. Selon la plaignante, elle a alors reçu des menaces de ses supérieurs qui lui ont dit que si elle ne se désistait pas pour demander la libération volontaire, elle recevrait de mauvaises références pour les demandes d'emploi ultérieures. La plaignante fait savoir que par la suite, elle a été en proie à la discrimination et au harcèlement dans son travail du fait qu'elle était invalide aux yeux de ses supérieurs. Ce traitement discriminatoire s'est poursuivi jusqu'au 30 juin 1987, date à laquelle la pression était telle qu'elle a demandé sa libération volontaire des FC. Cette libération lui a été accordée le 17 novembre 1987.

     L'instruction du grief de la plaignante prenait beaucoup de temps et était encore en cours quand celle-ci s'adressa pour la première fois à la CCDP en juin 1992. Selon la plaignante, elle se rendit le 16 juin 1992 aux bureaux de la CCDP à Edmonton où elle a rencontré un agent des droits de la personne, lequel lui a fait savoir qu'elle ne pouvait saisir la CCDP tant que son grief était encore pendant auprès des FC. S'en remettant à cette indication, elle n'a pas déposé une plainte auprès de la CCDP mais a attendu l'issue de son grief.

     Celle-ci ne fut connue que le 8 novembre 1994, date à laquelle la requérante fut informée par écrit que son grief avait été rejeté par décision en date du 22 septembre 1994 du gouverneur en conseil.

     Après avoir reçu cette information, elle est revenue le 26 novembre 1994 à la CCDP pour déposer une plainte, par laquelle elle affirmait avoir été, pendant la période allant de novembre 1985 à août 1987, victime de discrimination en raison de son invalidité. La CCDP a demandé des informations complémentaires et, une fois la plainte reformulée " en la forme acceptable pour " la Commission, elle a été acceptée le 6 juin 1995. Dans sa plainte révisée, la plaignante a formulé son chef de plainte en ces termes :

     [TRADUCTION]

     Le ministère de la Défense nationale a fait acte discriminatoire à mon égard en me harcelant en raison d'une invalidité apparente (colite ulcéreuse) et ce, en violation de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.         

     Une fois saisie de la plainte, la CCDP a désigné un agent des droits de la personne pour examiner au préalable si, malgré le temps écoulé depuis les incidents en question, il y avait lieu de l'accepter. Cette instruction préliminaire, appelée " Analyse au regard de l'rticle 40/41 " par la CCDP, en date du 23 février 1996, a été effectuée par l'agent des droits de la personne qui, après avoir résumé la plainte, a fait les recommandations et proposition de résolution suivantes :

     [TRADUCTION]

     Recommandation et raison d'être

     5.      Les actes discriminatoires en question se seraient produits pendant la période allant de novembre 1985 à août 1987. Après sa libération, la plaignante s'est prévalue du processus de règlement des griefs, et son grief a été rejeté à chaque palier. Le 22 septembre 1994, son appel a été rejeté au dernier palier par le gouverneur en conseil.         
     6.      La plaignante s'est mise en rapport avec la Commission pour la première fois le 16 juin 1992, près de cinq ans après les prétendus actes discriminatoires.         
     7.      La capacité de défense de l'intimé pourrait se trouver compromise car il est probable que les témoins pourraient être difficiles à retrouver et qu'ils ne se rappelleraient plus très bien les actes discriminatoires reprochés qui se seraient produits près de huit ans avant la signature de la formule de plainte.         
     8.      Il est par conséquent recommandé à la Commission de ne pas donner suite à la plainte puisque les actes qui en font l'objet se sont produits plus d'un an avant la signature de la plainte.         
     La Commission décide :         
     conformément à l'alinéa 41e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de ne pas donner suite à la plainte (E03827) en date du 6 juin 1995, formulée contre le ministère de la Défense nationale par Jennifer Ann Burnell de Calgary (Alberta), qui se plaignait d'actes discriminatoires dans son emploi pour cause d'invalidité, actes qui se sont produits plus d'un an avant le dépôt de la plainte.         

     Le directeur des plaintes et des enquêtes a porté ce qui précède à la connaissance du ministère de la Défense nationale par lettre en date du 29 février 1996, à laquelle étaient jointes une copie de la plainte et une copie de l'" Analyse au regard de l'article 40/41 ". On peut y lire notamment ce qui suit :

     [TRADUCTION]         
     Nous allons soumettre cette plainte à la Commission en lui recommandant de ne pas y donner suite, et ce conformément à l'alinéa 41e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, puisqu'elle porte sur des actes qui se sont produits plus d'un an avant son dépôt. La Commission peut décider d'accepter, de modifier ou de rejeter cette recommandation.         

Eu aussi :

     [TRADUCTION]

     Pour rendre sa décision, la Commission prendra en considération l'Analyse au regard de l'article 40/41, ci-jointe, ainsi que toutes conclusions écrites des parties à ce sujet. Au cas où vous souhaiteriez envoyer vos conclusions, veillez à ce qu'elles ne dépassent pas dix (10) pages et qu'elles parviennent à destination le 22 mars 1996 au plus tard. En vue de l'instruction diligente de la plainte, ce délai est de rigueur. Les documents reçus après cette date ne seront pas présentés à la Commission lorsqu'elle rend sa décision.         

     Le 8 mars 1996, le MDN y a répondu par la voix de son directeur, Droits de la personne et lutte contre le harcèlement (Coordination), qui informait par écrit la CCDP que le MDN souscrivait à la conclusion de l'agent des droits de la personne qu'en raison du long intervalle, il n'y avait pas lieu pour la CCDP de connaître de la plainte, puisque l'ouverture d'une enquête près de dix ans après les faits compromettrait la capacité de défense des FC. Le MDN qualifiait aussi la plainte de " fallacieuse " en ce que la plaignante n'avait pas été congédiée pour des raisons médicales, mais avait demandé et obtenu la libération volontaire. Et de conclure :

     [TRADUCTION]

     En résumé, nous partageons entièrement la recommandation de l'agent des droits de la personne de ne pas donner suite à cette plainte. Au cas où la Commission déciderait d'exercer ses pouvoirs discrétionnaires, la capacité des FC à présenter une défense serait compromise par le long intervalle de temps, par la difficulté qu'il y aura à retrouver les témoins, et en raison des lacunes de mémoire possibles. Il est donc recommandé de ne pas donner suite à la plainte.         

     Le 18 avril 1996, la Commission a examiné la plainte. Les documents produits comprenaient la formule de plainte, le rapport d'" Analyse au regard de l'article 40/41 ", le mémoire du MDN en date du 8 mars 1996 et le mémoire de la plaignante en date du 10 mars 1996. Par lettre en date du 18 avril 1996, la Commission a informé les parties qu'après examen des documents, elle avait décidé d'accepter et d'instruire la plainte de Mme Burnell. On peut y lire notamment ce qui suit :

     [TRADUCTION]

     La Commission a décidé d'exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de dépôt de la plainte. Elle a donc décidé, conformément à l'alinéa 41e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de connaître de la plainte bien que l'acte visé se fût produit plus d'un an avant la date de réception de la plainte par la Commission.         

     Le 17 mai 1996, le procureur général du Canada, requérant en l'espèce, a introduit ce recours en contrôle judiciaire contre la décision susmentionnée. Il appert qu'à la demande du requérant, la CCDP a accepté de différer l'ouverture de son enquête en attendant l'issue de l'instance. J'ai entendu le recours à Ottawa au début d'avril 1997 et, après avoir entendu le procureur général et l'intervenante CCDP, j'ai pris l'affaire en délibéré. Je déboute maintenant le requérant de son recours par les motifs qui suivent.

Analyse

     Je ne suis pas convaincu qu'en décidant d'accepter et d'instruire la plainte de Mme Burnell, la CCDP se soit appuyée sur aucun mauvais principe ou ait abusé de ses pouvoirs discrétionnaires au point de justifier l'intervention de la Cour.

     Aux termes de l'article 41 de la Loi, la Commission est tenue de statuer sur toute plainte dont elle est saisie, à moins qu'elle ne conclue à sa discrétion qu'il n'y a pas lieu d'y donner suite par l'un des motifs prévus aux alinéas a) à e). En particulier, l'alinéa 41e) prévoit qu'elle peut déclarer une plainte irrecevable par le motif suivant :

     e) la plainte a été déposée plus d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.         

     La décision prise par la CCDP de rejeter une plainte par ce motif qu'elle est prescrite est donc une décision discrétionnaire. Bien que l'alinéa 41e) prévoie un délai général de prescription d'un an, au-delà duquel la CCDP peut refuser de recevoir la plainte, il est clair qu'elle est investie du pouvoir discrétionnaire de décider si cette plainte est prescrite ou non. La nature discrétionnaire de la décision visée à l'alinéa 41e) a été rappelée en ces termes par le juge Noël dans Société Radio-Canada (SRC) c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne)3 :

     Cette Cour a déjà interprété cette disposition comme donnant à la Commission le pouvoir discrétionnaire de statuer sur une plainte fondée sur des événements qui se sont produits plus d'un an avant le dépôt de la plainte. À l'inverse, il fut décidé que la Commission n'a pas compétence pour entendre une plainte atteinte de prescription si elle n'exerce pas, au préalable, le pouvoir discrétionnaire de le faire que lui confère l'alinéa 41e).4         

     En l'espèce, je conclus de l'examen des documents produits devant la CCDP et des circonstances de la cause, qu'elle s'est fondée sur des principes valides et sur tous les facteurs pertinents pour exercer son pouvoir discrétionnaire en la matière.

     La décision prise par la CCDP d'accepter une plainte est à l'évidence une décision préliminaire qu'elle est tenue de prendre, conformément à l'article 41 et à la lumière des fins qu'il poursuit, sauf les cas exceptionnels prévus aux alinéas a) et e) du même article. Il s'agit là, à mon avis, d'une décision administrative qui relève parfaitement de sa compétence et de ses pouvoirs discrétionnaires, et à laquelle le juge ne doit pas toucher à la légère5. Comme cette décision précède la désignation d'un enquêteur, il n'y a, contrairement à l'argument du requérant, aucun impératif de preuve ni aucune condition minimum pour ce qui est de savoir si " l'examen est justifié " au sens de l'article 49 de la Loi. La Commission n'est pas tenue d'adopter les recommandations de l'agent des droits de la personne; au contraire, comme le souligne sa lettre en date du 29 février 1996 au MDN, elle peut, dans l'examen de l'affaire, " décider d'accepter, de modifier ou de rejeter " les recommandations de cet agent. À moins qu'elle n'ait décidé de ne pas donner suite à la plainte, elle n'est pas tenue de motiver sa décision6.

     Je n'accepte pas l'argument proposé par l'avocat du requérant que la Commission a commis une erreur pour avoir ignoré ou faute d'avoir pris en compte comme il convient l'alinéa 41b) de la Loi, aux termes duquel elle est investie du pouvoir discrétionnaire de refuser de statuer sur une plainte si " elle estime " que " la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon les procédures prévues par une autre loi fédérale ".

     Je ne vois rien qui permette de dire que dans les circonstances de la cause, la Commission était tenue de considérer la plainte comme vidée, et non juste entamée, par le processus de règlement des griefs prévu à la Loi sur la défense nationale. Il lui appartient de juger, à sa discrétion, des effets de procédures prévues par d'autres lois sur le droit de déposer une plainte sous le régime de la Loi. Bien qu'en l'espèce, la plaignante eût eu recours au processus de règlement des griefs des FC, elle avait épuisé ce recours le moment où, en fin de compte, elle a saisi la CCDP de sa plainte. C'est ce que celle-ci pouvait conclure de la plainte et de l'Analyse au regard de l'article 40/41, dont elle avait à sa disposition avant de décider d'accepter la plainte. Il n'y a aucun motif permettant de conclure qu'elle a commis une erreur pour avoir décidé, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, d'accepter la plainte, bien que le gouverneur en conseil eût rejeté le grief de la requérante.

     À mon avis, il n'y a en l'espèce aucune preuve que la CCDP n'ait pas exercé de bonne foi le pouvoir discrétionnaire qu'elle tient de la loi, ou qu'elle se soit fondée sur des considérations illégitimes ou étrangères à l'affaire. L'analyse au regard de l'article 40/41 une fois terminée, elle en a fait tenir copie aux parties et leur a demandé de soumettre leurs conclusions à ce sujet. Après examen de ces conclusions, de l'analyse au regard de l'article 40/41 faite par l'agent des droits de la personne, et de la plainte initiale, elle a décidé d'exercer le pouvoir discrétionnaire qu'elle tient de l'alinéa 41e) pour se saisir de la plainte. La préoccupation au sujet d'un préjudice éventuel était exprimée dans le mémoire du requérant, soumis à la CCDP avant qu'elle ne rendît sa décision. Rien ne permet de dire qu'elle n'a pas examiné ces conclusions.

     Je n'accepte pas l'argument proposé par le requérant que le fait pour la CCDP d'enquêter sur la plainte se traduirait par un préjudice pour le MDN. Selon le requérant, la décision d'accepter et d'instruire la plainte est déraisonnable en ce qu'elle compromettra l'aptitude de la CCDP à effectuer une enquête comme il faut ainsi que l'aptitude du MDN et des FC à se défendre contre les assertions de la plaignante. En particulier, il soutient que quelque huit à dix années s'étant écoulées depuis les supposés incidents, il sera difficile de réunir des preuves et la mémoire des faits ne sera pas fidèle, ce qui compromettra tout effort de se défendre contre la plainte. Ces facteurs pourront au bout du compte avoir quelque effet sur toute enquête que la CCDP pourrait entreprendre, mais en cet état préliminaire de la cause, rien ne prouve que ces préoccupations seront avérées dans une enquête quelconque.

     L'argument seul du requérant ne fait pas foi du préjudice. Une assertion de préjudice n'est pas une vérité évidente. Il faut produire des preuves spécifiques pour l'étayer. Il incombe, à mon avis, au requérant de produire des preuves suffisamment convaincantes pour établir que le long intervalle " est tel qu'il empêche le tribunal de remplir correctement son mandat administratif conformément aux principes de justice naturelle "7. Arguer d'un long intervalle n'amène pas inexorablement à la conclusion qu'il y aura préjudice. Il faut citer des faits concrets qui démontrent que le long intervalle est si inacceptable ou préjudiciable qu'il exclut toute possibilité d'enquête équitable et minutieuse. Sans cette preuve, les inquiétudes exprimées à propos des effets du long intervalle ne sont que conjecture. Ainsi que l'a fait observer le juge Décary dans Lignes aériennes Canadien International Ltée c. Canada (Commission des droits de la personne)8, citant les conclusions tirées par la Cour d'appel du Manitoba dans Nisbett v. Manitoba (Human Rights Commission)9 :

     La question est tout simplement de savoir si, selon le dossier, il y a des preuves manifestes de l'existence d'un préjudice suffisamment grave pour compromettre l'équité de l'audition.         

Et un peu plus loin :

     Il convient de s'intéresser à la nature du préjudice subi par une partie plus qu'à la cause ou à la durée du retard.10         

     Bien qu'indubitablement un long intervalle se fût écoulé en l'espèce, le requérant n'a pu, à mon avis, produire des preuves suffisamment concluantes pour établir qu'un préjudice résultera de la décision prise par la CCDP d'accepter et d'instruire la plainte de Mme Burnell. Il invoque en termes généraux l'inaptitude du MDN à faire valoir tous les moyens de défense, et les lacunes de mémoire des témoins, mais ces assertions ne suffisent pas à prouver qu'il y aura préjudice dans les faits. Dans Belloni, en réponse au même argument proposé par la requérante que l'instruction par la CCDP de la plainte après un intervalle de quelque 50 mois compromettrait son aptitude à faire valoir tous les moyens de défense, le juge Décary de la Cour d'appel fédérale a conclu en ces termes :

     Le préjudice allégué est, selon nous, bien en-deçà du seuil élevé que Canadien a à franchir.         
     La moindre acuité des souvenirs des témoins est un préjudice inhérent à notre système, et l'on n'en tient même pas compte dans la plupart des affaires criminelles où, par exemple, une cour d'appel ou la Cour suprême du Canada ordonne un nouveau procès. Nous parlons ici d'une période d'environ cinquante mois; c'est regrettablement long, mais nullement exceptionnel"         
     L'impossibilité de faire comparaître des témoins possibles n'a pas été prouvée. Le simple fait qu'un témoin probable ne soit plus employé par [la requérante] ne prouve pas qu'il n'est pas possible de le retrouver. Cela ne nous dit pas non plus en quoi l'absence de ce témoin compromettrait la possibilité pour Canadien de s'assurer une défense pleine et entière.11         

     Par les mêmes motifs, je ne suis pas convaincu qu'en l'espèce, le requérant ait prouvé qu'il subirait un préjudice du fait que la CCDP a décidé de se saisir de la plainte de Mme Burnell.

Conclusion

     Je ne suis pas convaincu que le requérant ait fait valoir un motif quelconque qui justifie l'intervention de la Cour en l'espèce.

     À mon avis, aucune preuve n'a été produite pour permettre de conclure que la décision prise par la Commission d'accepter la plainte de Mme Burnell, malgré le long intervalle, est entachée d'erreur susceptible de contrôle judiciaire. Il s'agit là d'une décision discrétionnaire, qu'elle a prise à la lumière des preuves dont elle était saisie, y compris les conclusions écrites du MDN sur le long intervalle et sur le préjudice dont il pourrait souffrir si la plainte était acceptée. Il n'y a aucune preuve qui permette de conclure que par cette décision, la Commission a agi de mauvaise foi, à une fin illégitime, a ignoré des facteurs pertinents ou a agi de façon arbitraire ou abusive.

     Qui plus est, comme noté supra, le requérant n'a pu prouver que le MDN subirait dans les faits un préjudice en raison de la décision prise par la Commission d'accepter la plainte de Mme Burnell, et il n'y a en cet état de la cause aucune preuve qui permette de conclure que l'intervalle est si long qu'il exclut toute possibilité d'enquête équitable de la part de la Commission.

     Dans ces conditions, la Cour ordonne le rejet du recours en contrôle judiciaire.

     Signé : W. Andrew MacKay

     ________________________________

     Juge

Ottawa (Ontario),

le 2 juillet 1997

Traduction certifiée conforme      ________________________________

     F. Blais, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :          T-520-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Le procureur général du Canada

                         c.

                         Jennifer Ann Burnell

                         et

                         La Commission canadienne des droits de la personne

LIEU DE L'AUDIENCE :          Ottawa

DATE DE L'AUDIENCE :      1er avril 1997

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR LE JUGE MacKAY

LE :                          2 juillet 1997

ONT COMPARU :

M. Dogan Akman                  pour le requérant

Mme Rosemary Morgan              pour l'intervenante

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

George Thomson                  pour le requérant

Sous-procureur général du Canada

Commission canadienne des droits          pour l'intervenante

de la personne

Ottawa (Ontario)

__________________

1      La plainte, initialement déposée par Mme Burnell le 26 novembre 1994, a été acceptée sous sa forme finale par la CCDP le 6 juin 1995.

2      La plaignante a déposé trois griefs pendant la période allant du 3 janvier 1986 au 29 septembre 1986, sous trois chefs de plainte respectifs : (1) harcèlement et discrimination de la part de son ancien commandant; (2) procès sommaire de discipline à l'issue duquel elle a reçu une réprimande pour exécution négligente d'un devoir militaire; et (3) évaluation de son rendement pour 1985. Les trois griefs sont parvenus jusqu'au palier ministériel et le 30 octobre 1992, ils ont été rejetés. La plaignante en a alors demandé le renvoi au gouverneur en conseil.

3      (1993), 71 F.T.R. 214.

4      Le juge Noël a cité à l'appui Procureur général du Canada c. Commission canadienne des droits de la personne et Ernest Boone, T-1187-92, 8 février 1993 (C.F. 1re inst.) page 112 [ou [1993] A.C.F. no 112], et Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne et al., (1991) 43 F.T.R. 47, page 64.

5      Canada (Procureur général) c. Merrick, [1996] 1 C.F. 704 (1re inst.).

6      Cf. le paragraphe 42(1) de la Loi.

7      Lignes aériennes Canadien International Ltée c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 1 C.F. 638, page 641 [dénommé ci-après Belloni].

8      Belloni, supra note 7, page 640.

9      (1993), 101 D.L.R. (4th) 744, page 757; [1993] 4 W.W.R. 420 (C.A. Man.); demande d'autorisation de pourvoi en C.S.C. rejetée, [1993] 4 R.C.S. vi.

10      Belloni, supra note 7, page 641.

11      Belloni, supra note 7, pages 642 et 643.

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