Date : 20190507
Dossier : T-604-19
Référence : 2019 CF 530
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 7 mai 2019
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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ARYSTA LIFESCIENCE NORTH AMERICA, LLC et UPL AGROSOLUTIONS CANADA INC.
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demanderesses
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et
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AGRACITY CROP & NUTRITION LTD. et NEWAGCO INC.
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défenderesses
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ORDONNANCE PUBLIQUE ET MOTIFS
(identiques à l’ordonnance confidentielle et aux motifs rendus le 25 avril 2019)
I.
Contexte
[1]
Les demanderesses, Arysta Lifescience North America LLC et UPL Agrosolutions Canada Inc. (Arysta), sollicitent une injonction provisoire pour empêcher les défenderesses, AgraCity Crop & Nutrition Ltd. et NewAgco Inc. (AgraCity), de vendre et de distribuer un herbicide lequel, selon Arysta, contrefait son brevet. Arysta affirme que la situation est urgente, vu que la période de pointe pour la vente et la distribution de ce type d’herbicide arrive dès maintenant, soit juste avant la saison des semailles.
[2]
Les faits essentiels nécessaires à l’examen de la demande d’injonction provisoire ne sont pas contestés. Les principaux points litigieux sont les suivants : (i) Arysta a‑t‑elle établi l’existence d’un préjudice irréparable du fait d’avoir soulevé un doute suffisant au sujet de la capacité financière d’AgraCity à verser des dommages‑intérêts; (ii) Arysta peut‑elle demander des dommages‑intérêts importants pour contrefaçon, alors qu’elle ne vend plus la forme particulière du produit visé par le brevet.
[3]
Pour les motifs qui suivent, et compte tenu du dossier dont je dispose et des circonstances particulières de l’affaire, j’accueille la demande d’injonction provisoire.
II.
Contexte factuel
[4]
Arysta est titulaire de trois brevets liés à l’herbicide en question, bien que seul le premier soit en cause en l’espèce :
brevet canadien no 2 346 021 (le brevet 021) portant sur une composition herbicide à action sélective de flucarbazone‑sodium (sous forme de poudre ou de granulé dispersable dans l’eau à 70 % en poids) et sur son utilisation dans la lutte sélective à la folle avoine et à d’autres mauvaises herbes herbacées et latifoliées dans les cultures de blé;
brevets canadiens nos 2 329 239 (le brevet 239) et 2 329 292 (le brevet 292) portant sur les procédés de fabrication du flucarbazone‑sodium et d’un intermédiaire servant à la préparation de celui‑ci.
[5]
Arysta a commencé à commercialiser son herbicide à composition de flucarbazone à 70 % en 2002 sous le nom de marque EVEREST. Elle a obtenu le brevet 021 pour cette composition en 2009. Il s’agit d’une composition en poudre ou en granulé que les agriculteurs mélangent avant de l’appliquer dans leurs champs. Arysta ne commercialise plus ce produit, mais maintient son homologation auprès de l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) de Santé Canada.
[6]
Arysta a lancé ce même herbicide sous une forme liquide en 2011, lui donnant le nom de marque EVEREST 2.0. Selon la preuve, cette forme du produit en facilite l’application. Elle comprend un « phytoprotecteur »
qui rend l’herbicide moins destructeur pour le blé. Arysta a ensuite lancé EVEREST 3.0 en 2017, lequel est également une forme liquide du produit auquel d’autres herbicides sont combinés.
[7]
Selon la preuve, EVEREST est le produit phare d’Arysta, dont les ventes annuelles aux agriculteurs se chiffrent par dizaines de millions de dollars. Ces ventes stimulent pour Arysta la vente d’autres produits grâce à un programme de récompenses aux producteurs où ceux‑ci obtiennent des rabais plus généreux en achetant certains produits d’Arysta en plus de l’herbicide EVEREST.
[8]
Le brevet 021 vient à expiration le 21 septembre 2019 et les autres brevets, le 20 décembre 2020. Selon la preuve, Arysta est sur le point de lancer sous le nom de BATALIUM un nouvel herbicide qui, selon elle, améliore davantage le produit actuel. Elle a fait homologuer ce produit par l’ARLA en mars 2019 et prévoit le présenter à quelques producteurs durant la présente saison de croissance, puis accroître la commercialisation et la vente à l’automne 2019 en prévision de la saison de croissance de la prochaine année.
[9]
Le 31 août 2017, Arysta a été avisée par l’ARLA qu’AgraCity avait déposé une demande relativement à un nouvel herbicide générique contenant un ingrédient actif au flucarbazone‑sodium. Elle affirme que son produit est une version générique du granulé EVEREST 1.0 auparavant vendu par Arysta. En 2017, AgraCity a commencé à annoncer qu’elle était [traduction] « sur le point »
de présenter un herbicide générique de flucarbazone‑sodium à 70 % sous forme de granulé dispersable dans l’eau. Elle commercialise ce produit générique sous le nom de marque HIMALAYA.
[10]
Le 8 février 2018, Arysta a avisé AgraCity des brevets dont elle est titulaire et l’a mise en garde contre toute contrefaçon de ces brevets. Elle a exigé qu’AgraCity ne lance pas son produit avant l’expiration des brevets. AgraCity lui a répondu le 8 mars 2018 que le brevet 021 était invalide pour cause d’antériorité, d’évidence, ou les deux, et que son propre produit n’était pas issu des procédés de fabrication visés par les brevets 239 et 292. La réponse comporte des explications techniques précises à l’appui de ce qu’avance AgraCity.
[11]
Le 8 mars 2019, AgraCity a reçu l’approbation de l’ARLA pour son herbicide HIMALAYA. Elle fait aujourd’hui une commercialisation active de son produit générique à des fins de distribution et de vente. Selon la preuve, les entreprises défenderesses commercialisent et vendent leurs produits exclusivement aux agriculteurs qui paient des frais d’adhésion à une organisation liée, «
Farmers of North America
»
(FNA), et ces agriculteurs membres des FNA obtiennent à prix réduit les produits vendus par les défenderesses.
[12]
Le 9 avril 2019, Arysta a produit une déclaration dans laquelle elle allègue la contrefaçon de son brevet et, le même jour, a signifié et déposé un avis de requête en injonction provisoire. La requête était étayée de divers affidavits souscrits entre le 29 mars et le 9 avril 2019. La requête a été instruite le 18 avril 2019. Cette requête en injonction provisoire est l’objet de la présente décision.
III.
Questions en litige
[13]
La seule question en litige que je suis appelé à trancher est celle de savoir si une injonction provisoire devrait être accordée dans les circonstances particulières de l’espèce.
IV.
Analyse
[14]
La Cour fédérale peut accorder des injonctions provisoires en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, et des articles 373 et 374 des Règles des Cours fédérales, DORS\98‑106.
[15]
Dans R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, la Cour suprême du Canada a récemment énoncé le critère applicable à une injonction interlocutoire (au paragraphe 12) :
Dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd. et plus tard dans l’arrêt RJR ‑ MacDonald, la Cour a affirmé que les demandes d’injonction interlocutoire devaient respecter chacun des trois volets du test qui tire son origine de la décision de la Chambre des Lords dans American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd. À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est‑à‑dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la Cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée. [Les renvois sont omis.]
[16]
Comme il est indiqué ci‑dessus, la question savoir si l’existence d’un préjudice irréparable est établie est fondamentale en l’espèce. Dans RJR—MacDonald c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, à la page 341 [RJR—MacDonald], la Cour suprême du Canada a donné des explications sur cet aspect du critère :
Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise (R.L. Crain Inc. c. Hendry (1988), 48 D.L.R. (4th) 228 (B.R. Sask.)); le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale (American Cyanamid, précité); ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsque l’activité contestée n’est pas interdite (MacMillan Bloedel Ltd. c. Mullin, [1985] 3 W.W.R. 577 (C.A.C.‑B.)). Le fait qu’une partie soit impécunieuse n’entraîne pas automatiquement l’acceptation de la requête de l’autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages‑intérêts, mais ce peut être une considération pertinente (Hubbard c. Pitt, [1976] Q.B. 142 (C.A.)).
[17]
Pour obtenir une injonction provisoire, la partie requérante doit aussi établir l’urgence : Pfizer Ireland Pharmaceuticals c Lilly Icos LLC, 2004 CF 223; Laboratoires Servier. Apotex Inc, 2006 CF 1443, au paragraphe 17.
[18]
Il est nécessaire de mettre la présente affaire en contexte avant d’analyser le fond de la requête. Il faut pour ce faire examiner la jurisprudence de la Cour et de la Cour d’appel fédérale (CAF) relativement aux mesures interlocutoires dans les affaires de contrefaçon de brevets.
[19]
Le point de départ est que l’octroi d’un brevet confère à l’inventeur un droit exclusif pendant une période limitée d’exploiter son invention. La violation de ce droit est un délit créé par voie législative. Dans maintes affaires de contrefaçon, l’injonction est accordée à la fin du procès afin de prévenir toute autre contrefaçon avant l’expiration du brevet; une telle injonction n’est pas accordée par présomption, mais elle fait souvent partie de la mesure globale réparation pour contrefaçon (voir Uponor AB c Heatlink Group Inc, 2016 CF 320, au paragraphe 300 [Uponor]). L’injonction pourra être accordée même quand le breveté n’exploite pas activement l’invention visée au Canada (voir Uponor, au paragraphe 301).
[20]
Il reste que la Cour et la CAF ont souvent refusé des injonctions provisoires et interlocutoires dans les affaires de brevets. Il y a à cela deux raisons principales. D’abord, les droits conférés par les brevets sont de nature économique et, il n’y a habituellement aucune raison pour laquelle les dommages causés par la contrefaçon ne peuvent être mesurés ou calculés avec une précision raisonnable (Pfizer Ireland Pharmaceuticals c Lilly Icos LLC, 2003 CF 1278, au paragraphe 27). Ce n’est que lorsque la preuve démontre qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable et réaliste de quantifier les pertes d’une partie que celles‑ci peuvent constituer un préjudice irréparable (Jamieson Laboratories Ltd c Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104).
[21]
Ensuite, la Cour et la CAF ont souligné que l’exigence minimale pour établir l’existence d’un préjudice irréparable est très élevée et qu’il incombe à la partie requérante d’établir une preuve claire, convaincante et non hypothétique qu’un tel tort sera causé par la contrefaçon (Janssen Inc. c AbbVie Corporation, 2014 CAF 176; voir également Unilin Beheer BV c Triforest Inc., 2017 CF 76 [Unilin], pour une analyse exhaustive de la jurisprudence).
[22]
Le juge Michael Manson fait un examen succinct de la jurisprudence applicable dans The Regents of University of California c I‑Med Pharma Inc., 2016 CF 606 [TearLab]. Cette affaire comporte un historique des procédures et un contexte factuel qui ressemblent à ceux de l’espèce, c’est pourquoi il est utile de les examiner minutieusement. Les demandeurs étaient titulaires d’un brevet pour un produit servant au diagnostic de la sécheresse oculaire. Ils avaient déjà accompli certaines réalisations dans le marché pertinent, mais voyaient des occasions d’aller encore plus loin. Lorsqu’ils ont appris qu’un concurrent entrait sur le marché avec un produit semblable, qu’ils jugeaient contrefaire leur propre brevet, ils ont intenté une action en contrefaçon et sollicité une injonction provisoire et interlocutoire pour empêcher ce concurrent de continuer ses ventes en attendant qu’une décision soit rendue dans cette action en contrefaçon.
[23]
L’injonction provisoire a été refusée par le juge James Russell (University of California c I‑Med Pharma Inc., 2016 CF 350) au motif que les demandeurs n’avaient pas satisfait au critère élevé permettant d’établir l’existence d’un préjudice irréparable pendant la période visée par leur demande d’injonction provisoire. Le juge Russell a fait remarquer qu’il était compréhensible pour les demandeurs de craindre qu’ils subiraient une perte impossible à chiffrer d’occasions commerciales si leur concurrent était autorisé à continuer à commercialiser son produit, mais il a conclu comme suit : « [C]es craintes doivent être appuyées par une personne qui possède l’expertise requise pour affirmer qu’il est impossible de quantifier les pertes advenant que l’injonction soit refusée. En l’absence de tels éléments de preuve, le préjudice allégué demeure hypothétique »
(au paragraphe 35).
[24]
Le juge Manson a par la suite refusé la demande d’injonction interlocutoire des demandeurs, là encore principalement au motif que ceux‑ci ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau d’établir l’existence d’un préjudice irréparable. Il fait, aux paragraphes 32 à 34 de sa décision confirmée par la Cour d’appel fédérale sur ce point précis (TearLab Corporation c I‑Med Pharma Inc., 2017 CAF 8), un résumé de la jurisprudence applicable à la question :
[32] […] Le critère à remplir pour déterminer s’il y a un préjudice irréparable est très exigeant : le préjudice n’est pas irréparable du simple fait qu’il est difficile de calculer avec précision le montant des dommages‑intérêts ou parce qu’il est impossible de le quantifier avec exactitude si tant est qu’il existe un moyen suffisamment précis d’évaluer le montant des dommages‑intérêts (Merck Frosst Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé) (1997), 74 CPR (3d), aux paragraphes 460 à 464 (CF 1re inst.); Merck & Co c Apotex Inc., [1993] ACF no 1095, au paragraphe 42).
[33] Le demandeur est tenu d’apporter une preuve claire et non hypothétique démontrant qu’un préjudice irréparable sera causé si la requête est rejetée (Aventis Pharma SA c Novopharm Ltd, 2005 CF 815, aux paragraphes 59 à 61 [Aventis Pharma] conf. par 2005 CAF 390).
[34] Dans le cadre d’une demande quia timet dans laquelle le contrefacteur n’est pas encore sur le marché, le demandeur peut établir l’existence d’un préjudice irréparable en présentant des inférences logiques qui découlent des éléments de preuve présentés étant donné qu’il n’existe habituellement aucune preuve d’un préjudice effectivement subi (Sports Authority Inc. c Vineberg (1995), 61 CPR (3d) 155, au paragraphe 4 (CF 1re inst.))…
[25]
C’est dans ce contexte que j’analyserai maintenant les circonstances particulières de l’espèce.
A.
Urgence
[26]
Arysta allègue que la situation est urgente en raison de l’incidence que le lancement du produit générique d’AgraCity aura sur son marché le plus important. Elle affirme que le lancement de l’herbicide générique HIMALAYA lui fera perdre des ventes de son produit EVEREST 3.0, ainsi que des autres produits achetés par les agriculteurs qui entendent profiter de son programme de récompenses aux producteurs. En outre, elle soutient que ce même lancement causera un tort incalculable à ses efforts en vue de lancer son nouvel herbicide BATALIUM avant l’expiration du brevet 021 en place.
[27]
Tous ces préjudices sont liés au lancement d’un produit générique sur le marché au moment même où les agriculteurs se préparent à la saison prochaine. L’herbicide sera pulvérisé sur les cultures juste au moment de la levée des plants vers la fin de mai et en juin cette année. AgraCity a annoncé son produit HIMALAYA à un prix nettement réduit par rapport à celui que demande Arysta pour EVEREST 3.0. Elle annonce dans sa publicité qu’elle a réussi à faire baisser les prix lorsqu’elle a lancé antérieurement des produits génériques, à la fois parce qu’elle vendait le produit à un prix inférieur et que l’arrivée sur le marché d’un produit parallèle à moindre prix amène les clients à exiger et à obtenir des rabais auprès de la société de marque.
[28]
Arysta a démontré que certains de ses clients lui avaient déjà demandé comment elle réagirait maintenant qu’un produit parallèle à moindre coût avait fait son apparition sur le marché. Certains ont dit qu’ils retarderaient leurs décisions d’achat. Arysta estime que, si le produit HIMALAYA est lancé maintenant, elle subira des pertes importantes tant en acquisition de clientèle projetée qu’en rentabilité avec sa clientèle en place à qui elle sera obligée d’offrir des rabais. Cela [traduction] « déstabilisera »
le marché pour ce type d’herbicide, ce qui aura pour effet de diminuer les bénéfices attendus de son nouveau produit BATALIUM. Qui plus est, une fois qu’AgraCity aura pénétré sur ce marché, il sera difficile de reconquérir les clients, car ils auront une incitation à continuer à acheter dans le cadre du régime offert aux FNA afin de recouvrer leurs frais d’adhésion par les prix réduits pratiqués sur les produits.
[29]
AgraCity soutient que l’injonction provisoire devrait être refusée, parce qu’Arysta a retardé de plusieurs semaines la production de sa requête en injonction provisoire; elle soutient qu’elle devrait plutôt avoir demandé une injonction interlocutoire. Comme nous l’avons indiqué, AgraCity a obtenu l’approbation réglementaire pour son produit HIMALAYA le 6 mars 2019, et a entrepris sa campagne publicitaire le même jour. Elle affirme qu’Arysta a dû avoir connaissance de la chose dans les quelques jours qui ont suivi. Elle soutient également qu’Arysta n’aurait pas dû s’en étonner, ayant été informée par l’ARLA de la demande d’homologation de ce produit faite par AgraCity. Malgré tout, elle a attendu au 9 avril 2019 pour déposer et signifier sa déclaration et son dossier de requête pour l’injonction provisoire.
[30]
AgraCity renvoie à la jurisprudence qui dit qu’une injonction provisoire ne saurait être accordée lorsque « le comportement de la partie visée par l’injonction est connu de la partie lésée et a été toléré pendant une longue période »
(voir Enterprise Rent‑A‑Car Co c Singer (1993), 49 CPR (3d) 537, 1993 CarswellNat 1955, au paragraphe 3 (CF 1re inst.)). Dans une autre affaire, un décalage de quelques semaines a été jugé trop long (voir Eye Masters Ltd c Ross King Holdings Ltd, [1992] 3 CF 625, au paragraphe 24 (1re inst.)).
[31]
Chaque cas est un cas d’espèce. Dans la présente affaire, j’accepte l’argument d’AgraCity selon lequel Arysta n’a pas été prise entièrement par surprise par l’homologation du produit générique, mais je suis aussi d’accord avec Arysta pour dire qu’elle n’avait pas la certitude que l’homologation se ferait et qu’elle ne pouvait intenter une action avant le lancement d’HIMALAYA (AstraZeneca Canada Inc c Novopharm Limited, 2009 CF 1209).
[32]
Arysta a présenté un dossier relativement étoffé comportant une preuve d’expert pour répondre à l’allégation des défenderesses selon laquelle ses brevets étaient invalides, le témoignage d’un enquêteur privé au sujet de la situation financière d’AgraCity ainsi que le rapport d’un expert à propos de l’incidence économique du lancement d’un produit générique sur ce marché et, en particulier, des pertes financières estimées pour Arysta. De plus, je conclus que, même si Arysta avait présenté une requête dès la réception de l’homologation du produit HIMALAYA par AgraCity, il lui aurait été impossible de rédiger et de débattre une requête en injonction interlocutoire en prévision de la saison de croissance de cette année.
[33]
Je ne crois pas qu’Arysta ait tardé à produire la présente demande et j’estime qu’elle a établi l’urgence compte tenu du début imminent de la saison de croissance. Arysta a satisfait au premier critère de l’injonction provisoire.
B.
Question sérieuse à juger
[34]
L’exigence minimale qui permet d’établir l’existence d’une question sérieuse à juger est peu élevée. Tout ce qu’il faut le plus souvent pour obtenir une injonction interlocutoire est de montrer que la requête en question n’est « ni futile ni vexatoire »
(RJR—MacDonald). Il s’agit d’un examen préliminaire, puisque les actes de procédure ne sont pas encore entièrement au point et qu’il n’y a généralement guère de temps de préparation et d’argumentation.
[35]
Arysta soutient qu’AgraCity contrefait ses brevets par la publicité et la distribution de son produit HIMALAYA. Elle affirme qu’AgraCity doit déjà disposer des stocks nécessaires, puisqu’elle en fait actuellement la publicité auprès des agriculteurs pour la présente saison de croissance. Elle affirme que l’herbicide HIMALAYA est directement visé par le brevet 021, lequel est valide jusqu’en septembre 2019. L’utilisation finale désignée pour laquelle AgraCity a obtenu l’homologation de l’ARLA, tout comme sa publicité qui vise le [traduction] « même ingrédient actif »
que pour l’EVEREST, montre clairement le degré de chevauchement des deux produits. Par ailleurs, l’homologation de l’ARLA repose sur un constat d’équivalence de ces produits fondés sur les éléments de preuve présentés par AgraCity.
[36]
Arysta soutient qu’AgraCity doit déjà avoir en sa possession des quantités importantes du produit HIMALAYA pour être en mesure de commencer à le distribuer aux agriculteurs pour la présente saison de croissance. Cela constitue en soi une atteinte au brevet 021. Elle maintient en outre que, une fois qu’AgraCity se mettra à distribuer son produit aux agriculteurs, elle incitera elle‑même à la contrefaçon de son brevet.
[37]
Elle affirme également que l’herbicide d’AgraCity doit être issu des procédés mêmes qui sont visés par les brevets 239 et 292, bien qu’elle n’ait pas fait valoir ce point durant les plaidoiries.
[38]
AgraCity répète que les brevets ne sont pas valides, mais elle n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui des arguments technoscientifiques qu’elle avait auparavant communiqués à ce sujet à Arysta.
[39]
Initialement, la validité des brevets canadiens d’Arysta est présumée.
[40]
À ce stade préliminaire de l’instance et vu le caractère très limité du dossier dont je dispose, je dirai simplement que je ne trouve ni frivole ni vexatoire la contrefaçon des brevets alléguée par Arysta. Cet aspect du critère a été respecté.
C.
Préjudice irréparable
[41]
Dans RJR—MacDonald, le préjudice irréparable est décrit comme « un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre »
(à la page 341). Ce concept renvoie plutôt à la nature du préjudice qu’à son importance sur le plan monétaire. À ce stade, il faut s’en tenir au préjudice pour la partie requérante en cas de refus de l’injonction (le préjudice à l’autre partie découlant de l’octroi de l’injonction est pris en considération dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients; voir RJR—MacDonald, à la page 341). Il peut aussi s’agir d’une situation où la partie requérante affirme qu’elle ne sera pas en mesure de recouvrer les dommages‑intérêts auprès de l’auteur de l’acte répréhensible; en ce sens, le préjudice est « irréparable »
parce que tout droit de recouvrement au terme du procès se révélera illusoire (Turbo Resources Ltd c Petro‑Canada Inc, [1989] 2 CF 451 (CA)).
[42]
Comme il est indiqué ci‑dessus, la demande d’injonction provisoire ou interlocutoire a été refusée dans bien des affaires de contrefaçon parce que la partie requérante a été incapable de présenter la preuve claire et non hypothétique nécessaire pour s’acquitter de son fardeau de démontrer qu’elle subira un préjudice irréparable dans la période comprise entre le moment où elle présente sa demande et celui où la décision est prise dans l’action en contrefaçon. Dans nombre de ces affaires, les tribunaux ont rejeté les arguments des demandeurs selon lesquels leurs pertes sont difficiles ou impossibles à chiffrer. Or, le débat en l’espèce ne reposait pas sur ce point.
[43]
Deux aspects du préjudice irréparable sont soulevés par les parties : (i) Arysta affirme qu’elle satisfait au critère du préjudice irréparable parce qu’elle a établi l’existence d’un risque important qu’AgraCity ne puisse verser le montant que celle‑ci pourrait être tenue de payer à l’issue du procès au titre des dommages‑intérêts; (ii) selon AgraCity, comme Arysta ne vend plus son produit EVEREST 1.0, elle ne devra payer que des redevances pour contrefaçon du brevet 021 d’Arysta, plutôt que des dommages‑intérêts importants, si la Cour devait conclure à la contrefaçon. Elle fait valoir que, selon la preuve, elle sera en mesure de le faire et que, par conséquent, l’exigence minimale requise pour démontrer l’existence du préjudice irréparable n’est pas respectée.
[44]
Ces arguments sont évidemment connexes, en ce sens que la question de l’incapacité de payer requiert de prendre en compte l’importance des dommages‑intérêts qui pourraient être octroyés au terme de l’action en contrefaçon. Le fait pour Arysta d’obtenir seulement une redevance au lieu de dommages‑intérêts importants aurait certes une incidence sur l’évaluation de la capacité de payer d’AgraCity. J’examinerai d’abord chacun de ces arguments et ensuite leur effet combiné.
(1)
Arysta s’est‑elle acquittée de son fardeau de démontrer qu’AgraCity sera en mesure de verser des dommages‑intérêts?
[45]
Comme il est indiqué ci‑dessus, un préjudice irréparable est allégué dans de nombreuses affaires en injonction interlocutoire ou provisoire parce la capacité du défendeur de verser des dommages‑intérêts est sérieusement mise en doute. Chaque cas doit être tranché en fonction des faits qui lui sont propres. L’existence d’un préjudice irréparable n’a pas été établie dans certaines affaires antérieures, soit parce qu’il n’y avait dans la requête aucune allégation valable en ce sens (voir, par exemple, TearLab, au paragraphe 78), soit parce que rien dans la preuve ne justifiait la crainte du demandeur qu’il ne puisse obtenir des dommages‑intérêts (voir, par exemple, Unilin, au paragraphe 151).
[46]
Il sera difficile d’établir l’existence d’une crainte quant à l’incapacité du défendeur à payer des dommages‑intérêts, puisque ce même défendeur sera alors largement maître des renseignements utiles à ce sujet. Le fardeau incombant au demandeur d’établir l’existence d’un préjudice irréparable sur ces bases a été décrit de diverses façons : [traduction] « un très sérieux doute »
(Bulman Group Ltd c Alpha One‑Write Systems British Columbia Ltd (1981), 54 CPR (2d) 171, à la page 172); [traduction] « des indices solides selon lesquels d’importants dommages‑intérêts adjugés seraient irrécouvrables »
(Dyckerhoff & Widmann AG c Advanced Construction Enterprises Inc, [1986] 1 CF 526, à la page 534 (1re inst.); [traduction] « des motifs raisonnables de craindre qu’il ne sera vraisemblablement pas possible de recouvrer le montant important octroyé au titre des dommages‑intérêts ou de faire exécuter ce jugement »
(Titan Linkabit Corp c SEE See Electronic Engineering Inc (1993), 48 CPR (3d) 62, à la page 78 (CF 1re inst.)).
[47]
Arysta affirme qu’elle a établi l’existence d’un doute suffisant quant à la capacité d’AgraCity à verser des dommages‑intérêts. Elle renvoie aux éléments de preuve suivants qui figurent dans l’affidavit de l’enquêteur privé dont elle a retenu les services en vue d’une recherche de renseignements accessibles au public sur la situation financière des diverses entreprises :
- Les entreprises défenderesses sont des entreprises familiales apparentées. Jason Mann est propriétaire de NewAgco Inc., titulaire d’homologations de produits génériques de phytoprotection. Jason Mann et son frère, James Mann, sont copropriétaires par moitié d’AgraCity, qui distribue et vend ces produits génériques de protection des cultures, mais uniquement aux agriculteurs payant des frais d’adhésion aux FNA. James Mann est propriétaire des FNA.
- Il y a une troisième société apparentée, NewAgco‑Barbados, propriété exclusive de 101072498 Saskatchewan Ltd., laquelle appartient indirectement à Jason Mann et James Mann. Dans un appel relatif à une affaire fiscale sans lien avec le présent litige, la CAF a précisé que NewAgco‑Barbados avait déclaré des bénéfices appréciables relativement à la vente d’un autre herbicide et qu’elle avait versé de grosses sommes à AgraCityen frais de service dans le cadre de la vente de cet herbicide (voir AgraCity Ltd c Canada, 2015 CAF 288, aux paragraphes 5 et 6).
- Une demande au montant de 2,7 millions de dollars a été déposée contre AgraCitydevant la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan par un de ses fournisseurs, FMC Canada. L’affaire est en instance.
- Jason Mann et James Mann ont tous deux déposé des demandes contre AgraCity devant la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan; les dossiers produits à la cour dans le cadre de ces demandes ont été scellés.
- D’autres demandes ont été déposées contre AgraCitypar Farms and Families of NorthAmerica, ainsi que par Concorde Group Corporation, à laquelle AgraCityprend à bail ses installations d’entreposage.
- Jason Mann est visé par un jugement et des privilèges totalisant plus de 750 000 $ en faveur de l’Agence du revenu du Canada.
- Il existe d’autres privilèges ou demandes contre Jason Mann et James Mann relativement à leurs biens personnels.
[48]
Arysta fait valoir que, comme son avis de requête en injonction provisoire soulevait directement la question du préjudice irréparable et celle de savoir si AgraCity serait en mesure de verser des dommages‑intérêts, il était raisonnable de s’attendre à ce que cette dernière produise des éléments de preuve relativement à sa situation financière. Arysta affirme qu’AgraCity ne l’a pas fait et que, de ce fait, la Cour devrait conclure, sur la preuve du rapport de l’enquêteur privé, qu’Arysta s’est acquittée de son fardeau de prouver l’existence d’un préjudice irréparable.
[49]
AgraCity conteste ces allégations. Elle affirme qu’elle a produit une défense dans l’action intentée par FMC Canada, laquelle demeure non prouvée sur le fond devant les tribunaux, et que les demandes des deux frères contre elle portent sur un différend qui concerne la propriété de l’entreprise. Aucun élément de preuve n’a été déposé en vue de confirmer l’objet des demandes des frères contre l’entreprise, mis à part l’affidavit de Jason Mann. Dans son affidavit, M. Mann indique qu’une évaluation d’AgraCity en 2016 a permis d’estimer une juste valeur marchande de 40 millions de dollars et des rentrées annuelles brutes de plus de 30 millions pour chacune des trois dernières années. Jason Mann affirme que, depuis 2006, AgraCity a investi plus de 10 millions dans le développement de sa gamme croissante de produits. Il ajoute qu’AgraCity dispose d’un grand entrepôt qui contient de l’équipement perfectionné de remplissage et d’emballage et qu’il y a pour une vingtaine de millions de dollars de marchandise entreposée dans cet entrepôt.
[50]
J’estime qu’Arysta a démontré avoir de sérieuses raisons de douter qu’AgraCity serait en mesure de verser des dommages‑intérêts et que les éléments de preuve présentés par cette dernière ne permettent pas de répondre à ces préoccupations. AgraCity mentionne des rentrées brutes de 30 millions de dollars pour ces quelques dernières années et des prévisions d’augmentation des recettes par accroissement de son portefeuille de produits. Elle évoque aussi une valorisation de la société dans sa juste valeur marchande. Elle ajoute au tableau les biens de son entrepôt, et notamment l’équipement de remplissage et d’emballage. En revanche, elle ne démontre pas la valeur nette de ses recettes, ses revenus ou ses bénéfices au cours des dernières années et ne démontre pas non plus de quels biens elle disposerait pour exécuter un jugement futur.
[51]
Arysta fait remarquer que, en mai 2018, un privilège a été enregistré contre AgraCity en ce qui concerne ce même équipement de remplissage et d’emballage et que cela n’est ni mentionné ni expliqué dans l’affidavit de Jason Mann. De plus, le rapport de l’enquêteur privé indique qu’AgraCity loue l’entrepôt, que rien ne prouve qu’elle est la propriétaire des produits qui y seraient entreposés et que rien n’indique si ces marchandises ne sont pas assujetties à des privilèges ou à d’autres charges. En outre, aucun élément de preuve déposé par AgraCity n’établit ses soldes bancaires actuels, ni d’états financiers qui en montreraient le revenu ou les bénéfices au lieu des recettes brutes. Enfin, la décision de la CAF dans l’affaire fiscale indique que les fruits de la vente d’herbicides au Canada ont été déclarés par NewAgco‑Barbados, ce qui permet de démontrer que le produit de toute vente pourrait ne pas demeurer au Canada. Ces éléments, en plus des obligations financières apparemment importantes de Jason Mann et de James Mann, font douter qu’il puisse rester aux entreprises défenderesses de quoi verser de futurs dommages‑intérêts.
[52]
Je conviens avec Arysta que son avis de requête indiquait clairement que le préjudice irréparable allégué allait reposer sur la situation financière d’AgraCity. Elle a aussi déposé des éléments de preuve pour établir les raisons de ses préoccupations. C’est pourquoi j’estime qu’on aurait pu raisonnablement s’attendre à ce qu’AgraCity dépose plus de renseignements financiers qu’elle ne l’a fait en l’espèce. Le fardeau de la preuve incombe toujours à Arysta, mais ses actes de procédure et ses éléments de preuve indiquent clairement à AgraCity la nature de sa demande, et il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que celle‑ci rende disponibles les dossiers habituels d’une société sur sa situation financière. Je souligne qu’Arysta a déposé certains renseignements confidentiels qui feront l’objet d’une ordonnance visant à en restreindre l’accès public; AgraCity aurait pu facilement faire de même si elle désirait protéger ses renseignements financiers contre toute divulgation. Elle ne l’a pas fait.
[53]
Je conclus donc qu’Arysta a démontré, par des éléments de preuve clairs et non hypothétiques, qu’il existe un risque important qu’AgraCity ne soit pas en mesure de verser les dommages‑intérêts qui pourraient être octroyés lors du procès sur l’action en contrefaçon. Le critère du préjudice irréparable établi par la jurisprudence est ainsi respecté.
(2)
Arysta a‑t‑elle démontré qu’elle subira des dommages importants au sens de la Loi sur les brevets ou son recouvrement se limitera‑t‑il à des redevances?
[54]
AgraCity fait valoir que, comme Arysta ne vend plus son produit EVEREST 1.0, elle ne peut affirmer subir des dommages importants attribuables à quelque contrefaçon que ce soit. Le brevet 021 ne vise que la composition en granulé ou en poudre. À l’heure actuelle, Arysta n’écoule qu’un nouveau produit liquide amélioré, l’EVEREST 3.0. De son côté, l’herbicide HIMALAYA est sous forme de granulé ou de poudre. AgraCity maintient que toute perte que pourrait subir Arysta à cause de la vente de son produit générique se limiterait au montant d’une redevance raisonnable (voir Apotex Inc c Merck & Co, Inc, 2015 CAF 171, aux paragraphes 43 et 44). Ce sont les seuls dommages « que cette contrefaçon […] a fait subir »
suivant l’article 55 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4.
[55]
Cet argument est lié à la question de l’incapacité de payer, car AgraCity affirme qu’elle aura certainement des ressources financières suffisantes pour acquitter toute redevance qui pourrait être exigée d’elle à l’issue de l’action en contrefaçon.
[56]
Arysta soutient que, selon l’article 55 de la Loi sur les brevets, le contrefacteur est responsable envers le breveté « du dommage que cette contrefaçon […] a fait subir »
. Elle fait valoir que le brevet 021 est toujours valide et que le produit HIMALAYA en constitue directement la contrefaçon, ainsi que l’admet AgraCity dans sa propre documentation de commercialisation. Elle subira des dommages par diminution des ventes de l’EVEREST 3.0 et des produits connexes, ainsi que de la valeur de son nouvel herbicide.
[57]
Arysta a produit le témoignage de M. Brekkas, son responsable national pour le Canada, et d’un expert économique, M. Stomberg, Ph.D. Les pertes estimatives causées par l’arrivée du produit générique HIMALAYA sur le marché dans la présente saison de croissance seront de 1,8 à 2,1 millions de dollars. Il s’agit là d’une estimation de tous les dommages causés à Arysta par la contrefaçon de son brevet.
[58]
Aucun élément de preuve précis n’a été déposée quant à une redevance acceptable, mais à en juger par l’ensemble du marché du produit d’Arysta et par la différence de prix (et de marge bénéficiaire présumée) entre le produit EVEREST 3.0 et le produit HIMALAYA, il est évident que la redevance représenterait une somme importante (voir le rapport d’expert de M. Stomberg disponible au dossier). Pour ce qui est du droit canadien et du calcul d’une redevance raisonnable, voir Stephen J. Perry et T. Andrew Currier, Canadian Patent Law, 3e édition (LexisNexis Canada, 2018) aux pages 466 et suivantes.
[59]
Pour étayer son argument selon lequel des dommages‑intérêts importants ne peuvent être octroyés, AgraCity s’appuie sur Unilever PLC c Procter & Gamble Inc. (1993), 47 CPR (3d) 479, 1993 CarswellNat 355 (CF 1re inst.), où la Cour a conclu que, lorsqu’un breveté ne vend pas la réalisation de son brevet, la vente de produits non brevetés n’entre pas en ligne de compte dans l’indemnisation de toute contrefaçon. Arysta fait valoir en revanche que cette décision est un cas d’espèce où le breveté n’avait pas du tout de produit rival sur le marché et ne pouvait donc établir de ventes perdues à cause de la contrefaçon.
[60]
Pour sa part, Arysta s’appuie sur un courant jurisprudentiel où les tribunaux ont adopté en matière de dommages‑intérêts pour contrefaçon l’approche énoncée par la Cour d’appel du Royaume‑Uni dans Gerber Garment Technology Inc c Lectra Systems Ltd, [1997] RPC 443 [Gerber]. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que le contrefacteur pourrait être tenu de payer des dommages‑intérêts pour ventes perdues de produits brevetés, mais aussi pour les marchandises normalement vendues avec ces produits (« convoyed goods » ou « marchandises directement liées »
). Les dommages en question ont été causés par la contrefaçon, en ce sens que, n’eût été la contrefaçon, le breveté aurait écoulé tant les biens brevetés que les produits les accompagnant.
[61]
La CAF a retenu cette approche dans Apotex Inc c Eli Lilly and Company, 2018 CAF 217, au paragraphe 122 [Apotex 2018], estimant que les pertes en ventes de marchandises directement liées [traduction] « sont également acceptées au Canada comme donnant lieu à d’éventuels dommages‑intérêts découlant de la contrefaçon, bien que ne relevant pas en soi du monopole conféré par le brevet »
.
[62]
Arysta relève également des jugements dans lesquels les tribunaux ont estimé que des dommages‑intérêts pouvaient être accordés à l’égard de pertes subies après l’expiration du brevet lorsque le contrefacteur avait fait une « entrée hâtive »
sur le marché juste avant cette expiration. Les tribunaux ont conclu que ces pertes étaient indemnisables en vertu de l’article 55 de la Loi sur les brevets, parce qu’elles sont une conséquence directe de la contrefaçon bien qu’elles aient été subies après l’expiration du brevet en question (voir Apotex 2018, au paragraphe 114, ainsi que les jugements qui y sont cités).
[63]
Compte tenu de ma réponse à la question de savoir si une redevance est due à Arysta et compte tenu de la preuve sur la capacité d’AgraCity à payer des dommages‑intérêts, il n’est pas nécessaire que je tire une conclusion définitive sur ce point. Je me contenterai d’observations préliminaires compte tenu des arguments que m’ont présentés les parties.
[64]
Je conviens avec AgraCity que les affaires concernant des marchandises directement liées ne sont pas précisément applicables aux faits de l’espèce, car dans celles‑ci le breveté se trouvait sur le marché avec le produit breveté. J’estime néanmoins que ces décisions donnent des indications utiles sur la bonne façon d’analyser la question.
[65]
Dans Apotex 2018, la juge Johanne Gauthier a énoncé la démarche appropriée pour évaluer les dommages en application de l’article 55 de la Loi sur les brevets. Le point de départ est que la contrefaçon est un délit créé par la loi. La « question directrice »
est donc la suivante : [traduction] « Sans la présence du produit contrefait sur le marché, qu’aurait été la situation du breveté? »
(au paragraphe 23).
[66]
Pour la question bien précise que posent les circonstances de la présente affaire, le passage suivant au paragraphe 114 est particulièrement éclairant :
[Traduction]
[A]u Canada, il y a des cas où des ventes légales sont effectivement visées par les dommages subis parce qu’elles résultent de ventes illégales. En fait, certaines ventes perdues peuvent être réclamées comme des pertes visées par le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets – même s’il s’agit de ventes de produits non contrefaits (l’effet causé par la préparation d’une entrée sur le marché ou par une entrée hâtive sur le marché) ou de composantes de produits non contrefaits –, lorsque la Cour conclut que, dans les faits, ces ventes perdues résultent de ventes de composantes ou de produits contrefaits (voir, par exemple, Colonial Fastener Co. Ltd. c. Lighting Fastener Co. Ltd., [1937] R.C.S. 36, à la page 41; Beloit Canada Ltd. c. Valmet‑Dominion Inc. (1997), 73 C.P.R. (3d) 321, à la page 366 (C.A.F.); Bourgault Industries Ltd. c. Flexi‑Coil Ltd. (1998), 80 C.P.R. (3d) 1, au paragraphe 183 (C.F. 1re inst.), confirmé par (1999) 86 C.P.R. (3d) 221 (C.A.F.), demande d’autorisation d’appel refusée par la C.S.C., 27273 (23 mars 2000); Jay‑Lor International Inc. c. Penta Farm Systems Ltd., 2007 CF 358, au paragraphe 198; Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2013 CF 751, aux paragraphes 200 à 205 [Merck], confirmé par 2015 CAF 171, demande d’autorisation d’appel refusée par la C.S.C., 36655 (14 avril 2016)). Il n’y a aucune exclusion absolue au Canada quant aux dommages causés par la vente de composantes ou de produits contrefaits.
[67]
Ce point de vue s’accorde avec la position adoptée par Donald MacOdrum dans son ouvrage intitulé Fox on the Canadian Law of Patents, 5e édition (Carswell, 2013) (feuilles mobiles) au paragraphe 14.3(g) :
[Traduction]
Le demandeur peut obtenir des dommages‑intérêts pour les ventes perdues d’un produit à cause de ventes rivales d’un produit issu d’une machine sous procédé breveté, même lorsque le demandeur n’utilise pas un tel procédé. Si, par exemple, le demandeur est titulaire de brevets sur deux procédés de fabrication d’un même produit, l’un qu’il applique et l’autre qu’applique le contrefacteur, et que les produits issus du procédé contrefait ont causé la perte de ventes du produit du demandeur, ce dernier devrait obtenir des dommages‑intérêts pour cette perte en application du principe fondamental selon lequel cette perte découle de l’acte répréhensible.
[68]
En me fondant sur le dossier limité dont je dispose, je conclus qu’Arysta pourrait, en droit, établir qu’elle subira des dommages pour contrefaçon, bien qu’elle n’écoule plus sur le marché son herbicide EVEREST 1.0 en granulé ou en poudre.
[69]
Je conclus en outre que, de toute manière, Arysta peut réclamer une redevance à AgraCity pour sa contrefaçon du brevet 021. Comme il est indiqué ci‑dessus, aucune preuve précise n’a été présentée quant au montant de cette redevance, mais à en juger par les données probantes sur la différence de prix annoncé et de marge bénéficiaire inférée entre les deux produits et sur la taille de l’ensemble de ce marché, j’estime que le montant de cette redevance serait important, ce qui à mes yeux satisfait au critère du préjudice irréparable.
[70]
En conclusion sur la question du préjudice irréparable et dans les circonstances particulières de l’espèce, j’estime qu’Arysta a présenté des éléments de preuve clairs et convaincants établissant l’existence d’un sérieux doute qu’AgraCity soit en mesure de verser les dommages‑intérêts éventuellement octroyés au terme de l’action en contrefaçon. Les éléments de preuve déposés par AgraCity n’ont pas répondu au doute exprimé.
[71]
De plus, je conclus qu’Arysta peut demander soit des dommages‑intérêts importants pour la contrefaçon de son brevet, même si elle n’est pas actuellement présente sur le marché avec le produit visé par ce brevet, soit au minimum une redevance raisonnable à AgraCity. Arysta est maintenant un joueur dominant sur le marché visé en l’espèce et sa marque de premier plan fait directement concurrence au produit générique HIMALAYA qu’AgraCity cherche aujourd’hui à vendre. Arysta est titulaire d’un brevet qui, selon le dossier limité dont je dispose, est directement contrefait par le produit d’AgraCity. Malgré les arguments qu’elle a présentés au sujet de la validité du brevet, AgraCity n’a pas déposé de témoignages d’experts ni d’autres éléments de preuve à ce stade de l’instance.
[72]
Arysta a démontré que des pertes seront directement causées par la contrefaçon de son brevet. Des dommages‑intérêts importants en faveur d’Arysta sont un résultat possible de l’action sous‑jacente en contrefaçon et, à titre subsidiaire, AgraCity sera tenue de verser une redevance pour la durée de sa violation. D’après le dossier dont je dispose, je conclus qu’Arysta a démontré l’existence d’un doute suffisant au sujet de la capacité d’AgraCity à payer une telle indemnité. Ce doute satisfait suffisamment à l’exigence minimale très élevée requise pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable dans les circonstances particulières de l’espèce.
D.
Prépondérance des inconvénients
[73]
Cet aspect du critère est parfois ce qu’on appelle la « prépondérance des inconvénients »
. À ce stade, il faut évaluer quelle partie subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant la décision sur le fond (RJR—MacDonald, aux pages 342 et 343). Les facteurs à prendre en considération varieront selon les circonstances de chaque affaire.
[74]
Dans la pratique, une question clé dans bien des cas consiste à se demander si l’injonction aura pour effet d’assurer le statu quo en empêchant une partie d’entreprendre une nouvelle activité (plutôt que de mettre un terme à une ligne de conduite déjà bien engagée) et, dans l’affirmative, quelle en sera l’incidence sur cette partie.
[75]
Arysta fait valoir qu’en l’espèce la prépondérance des inconvénients favorise le statu quo. Elle cite le témoignage d’expert selon lequel le préjudice qu’elle subirait en raison de la perte de ventes et d’autres effets serait supérieur au tort que ferait subir à AgraCity le retard du lancement de son produit. Elle fait valoir qu’AgraCity a été mise au courant de ses brevets et de son intention de les protéger, mais qu’elle a mis à exécution son projet de lancement de la vente de son produit HIMALAYA au lieu de prendre des mesures pour [traduction] « prendre sa place »
soit en alléguant que le brevet 021 est invalide soit en demandant une licence à Arysta (voir China Ceramic Proppant Ltd c Carbo Ceramics Inc, 2004 CAF 283, aux paragraphes 9 et 10; Smithkline Beecham plc c Apotex Europe Ltd, [2002] EWCH 2556 (Pat), confirmé par [2003] EWCA Civ 137).
[76]
Arysta affirme que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur et fait observer que, dans une affaire aux circonstances semblables, le juge Colin Birss, de la Cour des brevets du Royaume‑Uni, a conclu que la prépondérance des inconvénients favorisait le statu quo. Il a donc accordé une injonction provisoire et ordonné que l’action en contrefaçon soit instruite sans délai, ce qui aurait uniquement pour effet de garder le nouveau produit à l’écart du marché pendant une saison ou deux. S’il s’avérait que le brevet n’a pas été contrefait et que l’injonction n’aurait pas dû être accordée, toute vente faite par le contrefacteur allégué après l’expiration de l’injonction aiderait alors à établir les dommages‑intérêts consécutifs à l’octroi injustifié de cette injonction (voir BASF SE c Sipcam (UK) Ltd, [2013] EWHC 2863 (Pat), au paragraphe 44 [BASF]).
[77]
En l’espèce, Arysta a pris un engagement relativement aux dommages. J’ajoute que, depuis février 2019, elle fait partie d’une très grande entreprise multinationale de protection des cultures – New UPL. J’estime qu’elle aura la capacité financière de payer tous les dommages‑intérêts qui pourraient lui être imposés dans le cadre de la présente instance.
[78]
Si une injonction provisoire est accordée, AgraCity tardera à lancer son produit HIMALAYA. Je tiens toutefois à faire remarquer qu’il existe une vaste gamme d’autres produits sur le marché et que rien ne prouve que ce retard remettra en question sa viabilité financière. Je fais miennes les remarques du juge Birss dans BASF, au paragraphe 44, selon lequel si l’injonction est accordée, [traduction] « elle restera à l’écart du marché pendant une saison, peut‑être deux »
.
[79]
Je tiens aussi à souligner que, malgré l’avis que lui a donné Arysta sur ses brevets et son intention de les faire respecter, AgraCity a mis à exécution ses plans de commercialisation et de vente sans prendre de mesures pour [traduction] « prendre sa place »
, soit en contestant la validité du brevet soit en demandant une licence à Arysta. Elle a délibérément pris le risque en toute connaissance des conséquences possibles.
[80]
D’après la preuve qui m’est présentée, j’estime que la prépondérance des inconvénients favorise Arysta. AgraCity ne devrait pas être autorisée à lancer son produit pour l’instant avant que soit connue l’issue de la demande d’injonction interlocutoire ou que soit prononcée la décision dans l’action en contrefaçon. L’effet inévitable sera de garder AgraCity à l’écart du marché avec ce type d’herbicide pour la saison de croissance, et les dommages‑intérêts qu’elle pourrait obtenir seront couverts par l’engagement pris par Arysta.
V.
Conclusion
[81]
Pour ces motifs, et dans les circonstances particulières de l’espèce, j’accorde l’injonction provisoire demandée par Arysta. Il est enjoint aux défenderesses de cesser de commercialiser, distribuer, transférer ou utiliser dans le commerce toute forme du produit HIMALAYA en attendant que soit connue l’issue de la demande d’injonction interlocutoire ou que soit prononcée la décision dans l’action en contrefaçon. Tout stock existant du produit HIMALAYA doit être conservé en l’état en attendant le sort de la demande d’injonction interlocutoire. Dans les vingt jours suivant la publication de la présente décision, un représentant autorisé des défenderesses devra souscrire un affidavit dans lequel il fera état des stocks actuels de ce produit.
[82]
Arysta a déposé un dossier confidentiel contenant des détails financiers et des données de part de marché. Les parties se sont entendues pour que le présent dossier demeure scellé pour en interdire l’accès au public et une version expurgée sera versée au dossier public. AgraCity a convenu que cette entente est visée par l’application de la règle de l’engagement implicite à laquelle est assujetti son accès à ces renseignements. En outre, la Cour se prononcera dans le présent dossier une ordonnance de confidentialité conformément à l’article 152 des Règles et à la jurisprudence applicable. C’est pourquoi j’ai communiqué aux parties une version confidentielle de mes motifs, laquelle sera rendue publique une fois que j’aurai reçu leurs observations au sujet des passages qu’elles proposeraient d’expurger.
[83]
Les parties ont convenu que l’adjudication des dépens afférents à la présente requête est laissée au juge qui statuera sur la demande d’injonction interlocutoire.
ORDONNANCE dans le dossier T‑604‑19
LA COUR ORDONNE :
La requête en injonction provisoire des demanderesses est accordée.
Il est enjoint aux défenderesses de cesser de vendre, distribuer, transférer ou utiliser dans le commerce de toute forme de l’herbicide HIMALAYA au flucarbazone‑sodium en attendant que soit connue l’issue de la demande d’injonction interlocutoire ou que soit prononcée la décision dans l’action en contrefaçon, selon la première de ces éventualités.
Tout le stock existant du produit HIMALAYA doit être conservé en l’état en attendant le sort de la demande d’injonction interlocutoire.
Le dossier confidentiel déposé par les demanderesses doit demeurer scellé sous réserve de toute autre ordonnance de notre Cour ou de la Cour d’appel (s’il y a appel de la présente ordonnance). La version expurgée du dossier fera partie du dossier public de la présente instance.
- Dans les vingt jours suivant la publication de la présente décision, un représentant désigné des défenderesses doit souscrire un affidavit dans lequel il fera état du stock actuel de ce produit. Cet affidavit sera déposé à la Cour et versé au dossier confidentiel.
- L’adjudication des dépens afférents à la présente requête est confiée au juge qui instruira la demande d’injonction interlocutoire.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 7e jour de juin 2019
Linda Brisebois, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑604‑19
|
INTITULÉ+ :
|
ARYSTA LIFESCIENCE NORTH AMERICA, LLC et al. c AGRACITY CROP & NUTRITION LTD. et al.
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
OTTAWA (ONTARIO)
tORONTO (ONTARIO) (PAR VIDÉOCONFÉRENCE)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 18 AVRIL 2019
|
ORDONNANCE ET MOTIFS :
|
LE JUGE PENTNEY
|
DATE DE L’ORDONNANCE CONFIDENTIELLE ET DES MOTIFS :
|
LE 25 AVRIL 2019
|
DATE DE L’ORDONNANCE PUBLIQUE ET DES MOTIFS :
|
LE 7 MAI 2019
|
COMPARUTIONS :
Adam Bobker
Andrew McIntosh
|
POUR LES DEMANDERESSES
|
David M. Reive
|
POUR LES DÉFENDERESSES
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bereskin & Parr LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LES DEMANDERESSES
|
Miller Thomson LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LES DÉFENDERESSES
|