Dossier : IMM‑4529‑18
Référence : 2019 CF 778
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 3 juin 2019
En présence de madame la juge Walker
ENTRE :
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GUNANAYAGAM ANTONY RAMESH
ANJALIN DULSHIKA THULANJANI ANTONY RAMESH
ABIJAH ADONIJAH ANTONY RAMESH
AARON ADONIKAM ANTONY RAMESH
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Les demandeurs forment une famille de quatre personnes originaires du Swaziland, laquelle est constituée de Gunanayagam Antony Ramesh (le demandeur principal), le père; d’Anjalin Dulshika Thulanjani Antony Ramesh, son épouse; et de leurs deux enfants mineurs, Abijah Adonijah Antony Ramesh et Aaron Adonikam Antony Ramesh. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision (la décision) d’un agent principal d’immigration (l’agent) de Citoyenneté et Immigration Canada. L’agent a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs, qui était fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).). La présente demande est déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.
[2]
Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande sera accueillie.
I.
Le contexte
[3]
Les demandeurs sont arrivés au Canada le 6 mai 2016. Ils sont citoyens du Swaziland et de nationalité tamoule. Les demandeurs adultes sont nés au Sri Lanka. Le demandeur principal est déménagé au Swaziland en 1998 en raison de la guerre civile au Sri Lanka, et il est devenu un homme d’affaires prospère. Il a épousé Anjalin en 2005 au Sri Lanka, et tous deux sont retournés au Swaziland. Le demandeur principal a obtenu la citoyenneté swazie et a dû renoncer à sa citoyenneté sri-lankaise. Anjalin, son épouse, demeure citoyenne du Sri Lanka. Abijah, leur fille, est âgée de 12 ans et Aaron, leur fils, est âgé de 8 ans.
[4]
Après être déménagé au Swaziland, le demandeur principal a créé deux entreprises entre 1999 et 2009, la deuxième ayant connu du succès dans les secteurs des technologies de l’information et de la sécurité d’Internet. Toutefois, les demandeurs affirment que le climat social au Swaziland a commencé à changer en 2009, et que les citoyens non swazis sont devenus de plus en plus la cible de discrimination et de violence. Le demandeur principal affirme que sa famille et lui ont été victimes d’un certain nombre de cambriolages, qu’il a été menacé par un concurrent commercial et qu’il a été enlevé et a fait l’objet d’une demande de rançon en 2015. Le demandeur principal allègue qu’Anjalin et Abijah ont été harcelées à plusieurs reprises alors qu’il n’était pas présent, et qu’Abijah a fait l’objet de traitements cruels à l’école. Il décrit des incidents où Anjalin et Abijah ont été suivies et menacées de mariage forcé par des hommes swazis. Étant donné qu’on les harcelait, elles craignaient toutes deux de quitter la maison; Anjalin a dû être hospitalisée pendant un certain temps.
II.
La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire
[5]
La décision est datée du 5 septembre 2018. L’agent a d’abord souligné qu’il incombait aux demandeurs d’établir que leur situation personnelle justifiait l’octroi d’une exemption aux exigences de la LIPR afin que leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire puisse être accueillie, compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants (ISE). L’agent a examiné la demande de dispense des demandeurs selon les trois facteurs suivants : (1) les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés au Swaziland; (2) leur établissement au Canada; (3) l’intérêt supérieur des deux enfants.
[6]
L’agent a présenté l’exposé circonstancié des demandeurs concernant les problèmes auxquels ils avaient fait face au Swaziland, puis il a examiné les éléments de preuve documentaire au dossier. L’agent a cité des extraits du « United States (US) Department of State (DOS) Country Report on human rights practices for 2017 (Swaziland) » [rapports nationaux sur les pratiques des droits de la personne en 2017 (Swaziland) du Département d’État des États‑Unis] (le rapport US-DOS), ainsi que du rapport national (Swaziland) de 2016 soumis conformément à la résolution 16/21 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (rapport national à l’ONU). Le rapport du Département d’État des États‑Unis décrivait un large éventail de graves problèmes liés aux droits de la personne au Swaziland, notamment la discrimination gouvernementale et sociale exercée contre les non‑Swazis et la discrimination et la violence systémiques fondées sur le sexe. Le rapport faisait également état d’une absence de responsabilisation institutionnelle dans les cas de viol et de violence contre les femmes et décrivait en détail le rôle subordonné attribué aux femmes au Swaziland, aussi bien en droit que dans la société en général.
[7]
Dans son résumé des deux rapports, l’agent a reconnu que la situation des droits de la personne au Swaziland était médiocre, mais a déclaré que le Swaziland [traduction] « a mis en place des initiatives institutionnelles qui contribueront à améliorer son bilan en matière de droits de la personne »
. En ce qui concerne le traitement réservé aux femmes, l’agent a reconnu que les femmes étaient subordonnées aux hommes au Swaziland, mais a constaté que le gouvernement [traduction] « s’effor[çait] »
de respecter son obligation de lutter contre la discrimination à l’égard des femmes grâce à l’adoption de mesures législatives.
[8]
Faisant référence à la réussite du demandeur principal au Swaziland malgré son origine ethnique, au fait qu’Anjalin avait pu obtenir un certificat de traiteur et à la capacité des demandeurs d’obtenir des passeports swazis, l’agent a conclu que toute difficulté à laquelle ils pourraient être confrontés au Swaziland devrait se voir accorder un poids modéré.
[9]
En ce qui concerne l’établissement des demandeurs au Canada, l’agent a noté que les demandeurs adultes occupaient un emploi, fréquentaient l’église et s’étaient intégrés à leur collectivité. L’agent a conclu que, même s’ils n’étaient arrivés au Canada qu’en 2016, les demandeurs avaient démontré un certain degré d’établissement positif.
[10]
L’agent a reconnu la présence de membres de la famille et d’amis des demandeurs au Canada, comme en témoignaient les lettres d’appui versées au dossier, mais il a conclu que ces relations ne reflétaient pas de lien d’interdépendance et de confiance. L’agent a conclu que les demandeurs étaient débrouillards et capables de s’adapter, et que, même si un retour au Swaziland entraînerait pour eux certaines difficultés, ils ne seraient pas là-bas en contact avec un endroit, une langue ou une culture inconnus.
[11]
L’agent a examiné un rapport médical d’un médecin du Swaziland daté d’avril 2016, selon lequel Anjalin s’était présentée à la clinique au cours de l’année précédente et souffrait d’anxiété, de dépression et d’ulcères gastroduodénaux causés par le stress. Le médecin lui a recommandé de changer de pays de résidence, mais il n’a pas expliqué les motifs de sa recommandation. Il n’existait aucune preuve qu’Anjalin avait reçu un traitement au Canada ou qu’il lui serait impossible de chercher à en obtenir un au Swaziland comme elle l’avait fait par le passé. En raison du libellé vague de la lettre du médecin et des renseignements limités qu’elle contenait, l’agent ne lui a accordé aucun poids.
[12]
L’agent a amorcé l’analyse de l’ISE en soulignant l’âge des enfants et le fait qu’ils s’étaient adaptés à la vie au Canada et s’épanouissaient à l’école. Toutefois, l’agent a déclaré qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les enfants ne seraient pas en mesure de se réintégrer au Swaziland, ou de s’y réadapter. De plus, aucun obstacle important n’empêchait les enfants de poursuivre leurs études là-bas. L’agent n’était pas convaincu qu’un retour au Swaziland mettrait en péril leur intérêt supérieur.
[13]
L’agent a examiné la preuve documentaire concernant le traitement des jeunes filles au Swaziland. Il a fait référence au témoignage des demandeurs selon lequel les enfants avaient fait l’objet de menaces et de harcèlement en raison de leur origine ethnique, mais a déclaré que [traduction] « [b]ien que l’environnement au Swaziland puisse comporter des aspects éducatifs ou sociaux différents et ne pas être comparable au Canada, je ne considère pas qu’il s’agisse d’une circonstance exceptionnelle justifiant une dispense »
.
[14]
L’agent a conclu qu’un retour au Swaziland pour les demandeurs était envisageable, étant donné qu’ils étaient citoyens du Swaziland, qu’ils y avaient poursuivi des études, y avaient trouvé un emploi et avaient réussi en affaires. Les compétences supplémentaires qu’ils avaient acquises au Canada étaient transférables, et les demandeurs étaient habitués à se déplacer d’un endroit à l’autre. L’agent a déclaré que les demandeurs seraient en mesure de s’établir au Swaziland et a conclu qu’une exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui constitue un recours exceptionnel, n’était pas justifiée.
III.
Les questions en litige
[15]
Les demandeurs font valoir que la décision n’était pas raisonnable. Ils soulèvent trois questions dans leurs observations écrites :
L’appréciation des difficultés effectuée par l’agent était-elle raisonnable?
L’analyse de l’ISE effectuée par l’agent était-elle entachée d’erreur?
L’appréciation du facteur d’établissement effectuée par l’agent était-elle raisonnable?
IV.
La norme de contrôle
[16]
Il est bien établi que le refus de prendre des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR s’apprécie selon la norme de la décision raisonnable (voir l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44 (l’arrêt Kanthasamy), l’arrêt Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18, et la décision Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, au paragraphe 27). Le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit un mécanisme permettant au ministre de prendre des mesures dans des circonstances exceptionnelles. Par conséquent, les décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire sont de nature hautement discrétionnaire, et la Cour doit faire preuve d’une déférence considérable lors de leur révision (voir la décision Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4). Il ne revient pas à la Cour de soupeser de nouveau la preuve ou d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (voir l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59). Mon rôle consiste à établir si la décision est justifiée, transparente et intelligible, et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits particuliers du cas des demandeurs et du droit (voir l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).
V.
L’analyse
1. L’appréciation des difficultés effectuée par l’agent était-elle raisonnable?
[17]
Les demandeurs présentent trois observations à l’appui de leur argument selon lequel l’analyse des difficultés effectuée par l’agent était déraisonnable : (1) l’agent n’a pas tenu compte de l’efficacité opérationnelle des efforts déployés par le gouvernement pour remédier à la discrimination, et a évalué superficiellement la preuve documentaire contenue dans le dossier; (2) l’agent n’a pas tenu compte de l’exposé circonstancié personnel des demandeurs; et (3) l’agent a commis une erreur en n’accordant aucun poids à la lettre d’avril 2016 du médecin.
[18]
J’en arrive à la conclusion que l’agent a commis deux erreurs susceptibles de révision lors de l’analyse des difficultés. Il en découle que sa décision n’était ni intelligible ni adéquatement justifiée. En premier lieu, l’agent s’est concentré uniquement sur les efforts du gouvernement du Swaziland visant à améliorer son bilan en matière de droits de la personne et à prévenir la discrimination envers les femmes. La décision ne comporte aucun exposé relatif à la question de savoir si les efforts du gouvernement ont eu un effet positif sur le plan opérationnel. En deuxième lieu, l’agent n’a pas évalué les allégations de discrimination, de menaces et de violence des demandeurs liées à leur origine ethnique tamoule et, dans le cas d’Anjalin et d’Abijah, à leur sexe, par rapport à la preuve documentaire relative au Swaziland.
[19]
L’agent doit tenir compte de la question des difficultés et des conditions défavorables dans le pays au moment d’évaluer une demande au regard du paragraphe 25(1) de la LIPR (voir l’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 50 à 56, et la décision Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73, au paragraphe 19). Comme il a été mentionné ci-dessus, l’analyse de la preuve documentaire relative au Swaziland par l’agent a porté principalement sur le rapport US-DOS et le rapport national à l’ONU. Le rapport national à l’ONU mentionne que le Swaziland a [traduction] « mis en place un cadre institutionnel qui contribuera à améliorer son bilan en matière de droits de la personne »
. En revanche, le rapport US-DOS décrit en détail la discrimination importante et continue à laquelle sont confrontées les femmes et les filles au Swaziland, où elles occupent un rôle subordonné dans la société, malgré les balises constitutionnelles en place. Voici quelles étaient les conclusions de l’agent concernant la preuve documentaire :
[traduction]
Je reconnais que les conditions en matière de droits de la personne et les conditions défavorables dans le pays sont médiocres. Les éléments de preuve dont je dispose indiquent que le gouvernement du Swaziland a mis en place des initiatives institutionnelles qui contribueront à améliorer son bilan en matière de droits de la personne. Les institutions comprennent notamment la Commission des droits de la personne, la Commission électorale et de délimitation des circonscriptions électorales, et le Conseil de gestion des terres.
[En ce qui] concerne le traitement des femmes et des filles au Swaziland, je reconnais que le Swaziland est une société patriarcale dans laquelle les femmes étaient subordonnées aux hommes. Les éléments de preuve dont je dispose indiquent également que le Swaziland fait des efforts pour respecter son obligation en adoptant des mesures législatives qui interdisent la discrimination à l’égard des femmes et qui offrent des recours aux femmes dont les droits ont été violés en raison de la discrimination.
[20]
Le fait que l’agent se soit fié uniquement aux efforts du gouvernement visant à induire des changements est une erreur susceptible de révision. L’agent doit aller au-delà des efforts ou changements mis en œuvre par un État et déterminer les effets que ceux-ci ont produits sur les conditions réelles de la société. Une analyse qui en fait abstraction comporte des lacunes (voir la décision Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1290, au paragraphe 9) :
[9] La Cour estime qu’il était déraisonnable pour l’agent de ne pas avoir traité dans ses motifs de ces éléments de preuve contradictoires et de ne pas y avoir inclus une appréciation du caractère adéquat des efforts du gouvernement visant à améliorer la situation des Afro‑Colombiens en Colombie. Contrairement aux affaires concernant la protection de l’État, l’agent est tenu d’apprécier l’existence probable de difficultés qui sont susceptibles de se présenter, plutôt que de se limiter aux seuls efforts déployés par l’État pour contrer ces difficultés.
[21]
À mon avis, l’agent a omis d’apprécier l’existence probable de difficultés qui étaient susceptibles de se présenter. La décision ne comporte aucune évaluation visant à déterminer si les initiatives du gouvernement swazi ont effectivement permis d’améliorer les piètres conditions en matière de droits de la personne pour les femmes et pour les non-Swazis, conditions décrites dans les documents cités par l’agent. Comme l’a déjà indiqué mon collègue, le juge Russell, le simple fait d’adopter une loi ne se traduit pas, en soi, par une protection adéquate des personnes vulnérables (voir la décision Nwaeme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 705, au paragraphe 67).
[22]
Je conclus également que l’agent n’a pas expliqué adéquatement ses conclusions idéalistes, et qu’il ne les a pas appuyées par des éléments de preuve au dossier, à telle enseigne que la décision ne résiste pas au contrôle selon la norme du caractère raisonnable (voir la décision Kavugho‑Mission c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 597, au paragraphe 14). Comme la Cour l’a déclaré, la déférence ne constitue pas un « chèque en blanc »
(voir la décision Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 133, au paragraphe 5 [Aguirre Renteria]). Alors que le rapport national à l’ONU adopte une approche prospective à l’égard des mesures étatiques à grande échelle, le rapport US-DOS indique qu’au Swaziland, les femmes et les filles continuent d’être victimes de discrimination de manière considérable en raison de l’importance persistante des lois coutumières et de leur application par une société patriarcale. Bien que l’agent ait cité de larges extraits du rapport US-DOS, il semble ensuite avoir ignoré ses conclusions défavorables. De plus, rien dans la décision n’indique que l’agent a tenu compte des autres éléments de preuve documentaire au dossier qui attestaient les problèmes de xénophobie et de violence fondée sur le sexe au Swaziland, lesquels problèmes constituent pourtant les questions centrales de l’exposé circonstancié des demandeurs. Il existe un écart troublant entre le fait que l’agent s’en remette aux efforts de l’État pour régler les problèmes liés aux droits de la personne et le fait que la preuve au dossier indique que la discrimination ethnique et fondée sur le sexe fait toujours partie du tissu social du pays.
[23]
Je passe maintenant à l’argument des demandeurs selon lequel l’agent n’a pas tenu compte de leurs expériences personnelles. Je trouve cet argument convaincant. À mon avis, le fait que l’agent n’ait pas tenu compte des réalités de la discrimination au Swaziland a donné lieu à une évaluation inadéquate de l’exposé circonstancié des demandeurs. Lors de l’analyse des difficultés effectuée dans le cadre de la décision, l’agent a traité en détail de l’étendue de la discrimination au Swaziland; toutefois, en guise de conclusion, il a mis l’accent sur les réussites commerciales du demandeur principal et le fait que les demandeurs adultes ont pu entreprendre des études postsecondaires :
[traduction]
Après avoir examiné les éléments de preuve documentaire dont je dispose au sujet des droits de la personne, des conditions défavorables dans le pays, du traitement réservé aux femmes et aux non‑Swazis, je reconnais que les conditions sont mauvaises et défavorables; toutefois, au vu de la situation personnelle des demandeurs, j’[estime] qu’ils ont été en mesure d’entreprendre avec succès des études postsecondaires, d’avoir un emploi en ayant leur propre entreprise et d’obtenir un passeport pour voyager à l’étranger. Pour les raisons susmentionnées, j’accorde un poids modéré à ce facteur.
[24]
Malgré que l’agent ait reconnu la présence de la discrimination fondée sur le sexe et la non-ethnicité swazie, la décision ne fait pas état d’une analyse des allégations de discrimination ethnique et d’activité criminelle (cambriolages, menaces, enlèvement, harcèlement général), de discrimination fondée sur le sexe (harcèlement continu, menaces de mariage forcé) ou de discrimination à l’école des enfants (expériences relatées par Abijah). Les allégations ont été énumérées, mais n’ont pas été soupesées par rapport à la preuve documentaire. L’agent s’est fondé sur le fait que les demandeurs dirigeaient une entreprise et fréquentaient l’école pour conclure que toute difficulté au Swaziland devrait recevoir un poids modéré dans l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire. Je ne suis pas en mesure de déterminer si l’agent a conclu que les allégations des demandeurs n’étaient pas crédibles ou s’il n’en a pas tenu compte pour un autre motif. J’en conclus donc que l’agent a omis de façon déraisonnable de tenir compte de la preuve des demandeurs.
[25]
Les demandeurs soulèvent un troisième argument à l’appui de leur position, à savoir que l’analyse des difficultés effectuée par l’agent était déraisonnable. Ils soutiennent que l’agent a commis une erreur en n’accordant aucun poids à la lettre d’avril 2016 du médecin d’Anjalin au motif qu’elle n’avait pas cherché à se faire traiter au Canada (arrêt Kanthasamy, au paragraphe 47). Je ne suis pas d’accord. L’agent n’a accordé aucun poids à la lettre parce que le médecin n’avait pas expliqué pourquoi il avait recommandé qu’Anjalin quitte le Swaziland. L’agent a déclaré ne pas savoir avec certitude si le médecin avait fait cette recommandation parce que le traitement n’était pas disponible au Swaziland ou pour un autre motif. Je conclus qu’il était loisible à l’agent de ne pas accorder de poids à cet élément de preuve.
2. L’analyse de l’ISE effectuée par l’agent était-elle entachée d’erreur?
[26]
Les demandeurs font valoir que l’analyse de l’ISE effectuée par l’agente était superficielle et ne tenait pas compte de l’étendue et de la nature des difficultés que les enfants subiraient au Swaziland. Ils soutiennent que l’agent n’était pas [traduction] « réceptif, attentif et sensible »
à l’intérêt supérieur des enfants, en particulier ceux d’Abijah. Les demandeurs affirment que l’agent s’est indûment fondé sur la capacité d’adaptation et l’expérience antérieure des enfants au Swaziland, et soutiennent que la conclusion de l’agent selon laquelle il n’existait aucune preuve que les droits fondamentaux des enfants seraient bafoués au Swaziland était arbitraire.
[27]
Le défendeur soutient que l’analyse comparative faite par l’agent des aspects éducatifs et sociaux respectifs du Canada et du Swaziland était raisonnable, et ne devrait pas être modifiée. Le défendeur soutient également que les demandeurs ont mal formulé dans leurs observations la question à évaluer lors d’une analyse de l’ISE. La question n’est pas de savoir s’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada ou de retourner au Swaziland, car une telle question amènera inévitablement à répondre que les enfants devraient rester au Canada.
[28]
Dans la décision Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 [Williams], le juge Russell a défini comme suit la fonction que remplit l’analyse de l’ISE dans une demande CH (au paragraphe 67) :
[67] L’intérêt supérieur de l’enfant n’est certainement pas le facteur déterminant dans le cas d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et il ne constitue qu’un des facteurs dont il faut tenir compte. Cependant, le fait d’exiger que certains des intérêts de l’enfant n’aient pas été « respectés » ou que l’enfant « souffre assez » pour que ce facteur milite en faveur de l’octroi d’une dispense, voire qu’il joue un rôle déterminant dans la décision, a également pour effet de contredire le principe bien établi suivant lequel l’agent doit être particulièrement réceptif, attentif et sensible aux conséquences que la décision aura en se plaçant du point de vue de l’enfant. De plus, une telle façon de procéder irait vraisemblablement à l’encontre de la directive formulée par la Cour suprême du Canada, selon laquelle cet élément est un facteur crucial à considérer lors de l’examen des demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire, qui ne doit pas être minimisé.
[29]
Bien que la décision Williams soit antérieure à l’arrêt Kanthasamy, les principes énoncés par le juge Russell sont conformes à l’approche adoptée par la Cour suprême du Canada.
[30]
Je conviens avec le défendeur que la question à laquelle l’agent devait répondre n’était pas de savoir s’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada ou de retourner au Swaziland. L’agent devait plutôt évaluer de façon significative toutes les conséquences sociales et émotionnelles pour les enfants d’un retour au Swaziland (décision Aguirre Renteria, au paragraphe 8) :
[8] La Cour suprême du Canada a énoncé dans Kanthasamy que l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit être effectuée dans le contexte un examen des motifs d’ordre humanitaire nécessite la prise en compte d’une multitude de facteurs relatifs au bien‑être émotionnel, social, culturel et physique de l’enfant. La liste comprend les conditions dans le pays, l’éducation, les besoins spéciaux, les soins de santé et les questions relatives au genre. Il y est dit également que les enfants méritent souvent des considérations spéciales et qu’un poids important doit être accordé à leurs intérêts dans l’analyse globale des motifs d’ordre humanitaire. Il ne suffit pas de déclarer que les besoins supérieurs d’un enfant touché par un renvoi du Canada ont été pris en compte. Lorsqu’un enfant doit être envoyé à un endroit où les conditions sont bien inférieures aux normes canadiennes et que les difficultés attendues sont tout de même considérées comme insuffisantes pour soutenir la dispense, il doit y avoir [une analyse minutieuse] de la preuve. C’est ce qu’entendait la Cour dans Kanthasamy, au paragraphe 25, lorsqu’elle a dit que les décideurs statuant sur des motifs d’ordre humanitaire doivent « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids ».
[31]
En l’espèce, l’agent n’a pas examiné à fond les facteurs pertinents et les conséquences précises pour Abijah et Aaron d’un retour au Swaziland. J’estime que la décision ne contient qu’une évaluation superficielle de l’intérêt supérieur de ces enfants. L’analyse de l’ISE de l’agent n’a pas satisfait aux exigences d’une analyse raisonnable de l’ISE qui ont été énoncées dans l’arrêt Kanthasamy et appliquées dans la jurisprudence de notre Cour.
[32]
L’agent a tenu compte de l’âge des enfants et du fait qu’ils s’épanouissent dans leur école privée ici, au Canada; il a en outre déclaré qu’ils se sont adaptés et intégrés à la vie au Canada. L’agent a noté que les enfants ont été élevés au Swaziland, et qu’ils ont été exposés à la culture et au mode de vie swazis. Bien que les enfants fussent susceptibles d’avoir de la difficulté à se réadapter à la vie au Swaziland, l’agent n’était pas convaincu que leur situation justifiait l’octroi d’une exemption pour des motifs d’ordre humanitaire. Jusque-là, la décision de l’agent était raisonnable. Toutefois, il a ensuite écarté, sans explication, les observations écrites des demandeurs concernant la discrimination dont sont victimes les enfants :
[traduction]
Comme il a été mentionné précédemment, le conseil a présenté des observations écrites et des éléments de preuve documentaire concernant la violence fondée sur le sexe et le traitement des jeunes filles au Swaziland. Le conseil soutient que la fille du demandeur, Abijah, subira des difficultés et de la discrimination au Swaziland en raison de son sexe. On fait également valoir que les enfants ont été suivis à plusieurs reprises par des Swazis d’origine, et qu’ils ont été victimes de discrimination, de menaces et de violence en raison de leur origine ethnique, en tant que non‑Swazis. Je reconnais que les conditions au Swaziland sont loin d’être favorables; toutefois, on n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour me convaincre que les enfants ne pourront pas fréquenter l’école là‑bas, que leur intérêt supérieur sera compromis ou que leurs droits fondamentaux seront ignorés.
[33]
Je conclus que l’agent n’était pas réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. L’agent a énoncé les observations des demandeurs concernant la discrimination, le harcèlement et les menaces dont ils craignaient que les enfants ne souffrent au Swaziland, puis il a rejeté le fait que les conditions étaient loin d’être favorables là-bas et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant : (1) que les enfants seraient incapables de fréquenter l’école; (2) que leur intérêt supérieur serait compromis; et (3) que leurs droits fondamentaux seraient bafoués. À mon avis, ces déclarations ne constituent pas un examen raisonnable de la preuve présentée par les demandeurs ni de la preuve documentaire relative au Swaziland. Il y a absence d’évaluation significative de l’impact sur les enfants des conditions défavorables pour eux au Swaziland en raison de leur origine ethnique et du sexe de la fillette.
[34]
L’agent s’est fondé sur le fait que les enfants pourraient fréquenter l’école, mais a ignoré les allégations des demandeurs selon lesquelles Abijah avait subi un traitement cruel et discriminatoire à l’école. Il est possible que l’agent n’ait pas cru cette preuve ou ait déterminé qu’elle était insuffisante pour avoir une incidence importante sur la capacité d’Abijah d’aller à l’école; ce n’est toutefois que pure spéculation de ma part. Car rien n’indique dans la décision qu’on a tenu compte des éléments de preuve.
[35]
La déclaration sans équivoque de l’agent selon laquelle l’intérêt supérieur des enfants ne serait pas compromis est contredite par la preuve documentaire au dossier. Les intérêts des enfants seront vraisemblablement compromis. La question que l’agent n’a pas abordée était celle de l’étendue du compromis et son rôle dans l’analyse globale des motifs d’ordre humanitaire. L’examen par l’agent des répercussions négatives sur les enfants se limitait à la déclaration selon laquelle les conditions au Swaziland étaient [traduction] « loin d’être favorables »
.
3. L’appréciation du facteur d’établissement effectuée par l’agent était-elle raisonnable?
[36]
Les demandeurs font valoir que l’agent a commis une erreur en se fondant sur leur capacité d’adaptation, comme l’atteste leur réussite au Canada, pour déterminer leur capacité à se réinstaller au Swaziland (voir la décision Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 [Lauture]). Le défendeur soutient qu’il incombait aux demandeurs de démontrer que leurs facteurs d’ordre humanitaire excédaient les conséquences habituelles du renvoi, et que la conclusion de l’agent quant au défaut des demandeurs en la matière était raisonnable.
[37]
Je conclus que l’agent a évalué de manière raisonnable l’établissement des demandeurs au Canada. Dans la décision Lauture, le juge Rennie a examiné ainsi l’erreur commise par l’agent (au paragraphe 21) :
[21] En l’espèce, l’agente a conclu que [traduction] « l’engagement [des demandeurs] dans la société est remarquable » et que les liens qu’ils ont tissés dans leur communauté sont importants. Or en dépit de cette conclusion, l’agente n’a pas donné au facteur d’établissement une appréciation favorable aux demandeurs, rejetant plutôt ce facteur au motif que l’engagement communautaire peut également se produire en Haïti. Ce n’est toutefois pas la bonne manière d’appliquer le facteur d’établissement.
[38]
L’évaluation par l’agent de l’établissement en l’espèce se distingue de cette affaire. Tout d’abord, il n’y a pas eu de conclusion relative à un établissement remarquable au Canada des demandeurs, comme ce fut le cas dans la décision Lauture. Ensuite, l’agent en l’espèce n’a pas fait fi de l’établissement des demandeurs au Canada :
[traduction]
Bien que les demandeurs aient passé peu de temps au Canada, je reconnais qu’ils ont fait preuve d’un certain degré d’établissement et d’intégration positifs dans la société canadienne et dans leur collectivité; toutefois, l’établissement n’est qu’un facteur que j’ai pris en considération conjointement avec les autres considérations d’ordre humanitaire présentées par les demandeurs.
[…]
Je reconnais que les demandeurs ont démontré un établissement positif au Canada et je comprends qu’ils préféreraient rester au Canada; toutefois, en l’espèce, j’accorde plus de poids aux éléments de preuve selon lesquels les demandeurs pourraient raisonnablement se réinstaller au Swaziland.
[39]
L’agent a admis l’établissement positif des demandeurs au Canada. Le fait qu’il ait accordé plus de poids à la preuve selon laquelle ils pourraient raisonnablement se rétablir au Swaziland n’était pas une erreur.
VI.
Conclusion
[40]
Je suis consciente du fait que la décision d’un agent dans une demande CH est discrétionnaire et doit faire l’objet d’une grande retenue. Toutefois, les analyses de l’agent relatives aux difficultés et à l’ISE n’étaient pas raisonnables, une fois examinées à la lumière des éléments de preuve au dossier. Les conclusions de l’agent n’étaient pas adéquatement justifiées, et il n’est pas possible de déterminer si le refus de la demande CH des demandeurs constituait une issue raisonnable et possible. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
[41]
Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de la certification, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT rendu dans le dossier IMM‑4259‑18
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Elizabeth Walker »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 4e jour de juillet 2019.
Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑4259‑18
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INTITULÉ :
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GUNANAYAGAM ANTONY RAMESH, ANJALIN DULSHIKA THULANJANI ANTONY RAMESH, ABIJAH ADONIJAH ANTONY RAMESH, AARON ADONIKAM ANTONY RAMESH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 3 AVRIL 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE WALKER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 3 JUIN 2019
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COMPARUTIONS :
Sumeya Mulla
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POUR LES DEMANDEURS
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Nimanthika Kaneira
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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For The ApplicantS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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For The Respondent
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