Date : 20030801
Dossier : T-1010-01
Référence : 2003 CF 946
OTTAWA (ONTARIO), LE 1er AOÛT 2003
EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE HENEGHAN
ENTRE :
WENDY PRICE
demanderesse
et
CONCORD TRANSPORTATION INC.
défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
Introduction
[1] Mme Wendy Price (la demanderesse) sollicite le contrôle judiciaire d'une décision en date du 9 mai 2001 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a refusé de statuer sur la plainte déposée par la demanderesse contre Concord Transportation Inc. (la défenderesse).
FAITS
[2] À l'époque des faits, la demanderesse était propriétaire d'un camion de transport. Elle engageait des chauffeurs pour conduire son camion car elle ne le pilotait pas elle-même. M. Steve Love a été recruté en mai 1996 par la demanderesse comme chauffeur débutant. Elle a assuré la formation de M. Love et l'a jumelé à un chauffeur confirmé, M. Allan Kent.
[3] La défenderesse est une entreprise de camionnage qui offre des services de transport partout au Canada et aux États-Unis. C'est une société relevant de la compétence fédérale.
[4] En juin 1997, la demanderesse a cherché à signer un contrat avec la défenderesse pour son équipe de chauffeurs composée de MM. Love et Kent. En compagnie de ses chauffeurs, elle a participé à une rencontre avec l'agent de recrutement principal de la défenderesse, un dénommé « D.J. » et avec l'agent de recrutement subalterne Ballinda Van. La demanderesse affirme qu'au cours de cette rencontre, D.J. lui a fait savoir que Steve Love ne possédait pas suffisamment d'expérience de conduite en montagne. Suivant la demanderesse, M. Love a été écarté comme chauffeur de son équipe. Peu de temps après, M. Love a quitté son emploi et a été embauché par une autre entreprise de transport. En août 1997, la demanderesse a signé avec la défenderesse un contrat aux termes duquel son camion devait n'être piloté que par une seule personne, M. Kent, le chauffeur confirmé.
[5] Monsieur Love a été engagé par la défenderesse en mai 1998 pour travailler comme chauffeur dans l'équipe d'un certain M. Judd. À l'instar de la demanderesse, M. Judd est propriétaire d'un camion qu'il ne conduit pas lui-même. La demanderesse a été mise au courant de ce fait en mai 1998. Elle s'est ensuite renseignée pour savoir si M. Love avait acquis depuis qu'il avait cessé de travailler pour elle ce qu'elle appelle « l'expérience exigée de conduite en montagne » . En octobre 1998, elle a constaté que M. Love n'avait pas encore cette expérience. Elle a communiqué avec la Commission. La demanderesse a eu le « sentiment » qu'elle s'était fait refuser un contrat d'équipe avec la défenderesse pour des motifs de discrimination sexuelle. À son avis, la défenderesse a refusé d'embaucher M. Love parce qu'il travaillait pour un propriétaire d'un camion qui était une femme.
[6] La demanderesse a d'abord communiqué avec la Commission par téléphone le ou vers le 24 octobre 1998. Elle a demandé les documents nécessaires pour porter plainte. Elle a reçu la documentation le ou vers le 12 novembre 1998 et a retourné les formules dûment remplies le ou vers le 27 novembre 1998. En avril 1999, la demanderesse a reçu une réponse de la Commission, qui l'a informée qu'elle ne pouvait rien faire pour elle. Voici un extrait de cette lettre :
[traduction]
Nous vous remercions de votre lettre du 27 novembre 1998 dans laquelle vous affirmez avoir été victime de discrimination de la part de Concord Transport et dans laquelle vous nous faites part de votre désir de porter plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne.
J'ai attentivement examiné la correspondance que vous nous avez soumise et je suis au regret de vous informer que la Commission ne peut rien faire pour vous. Aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission fait enquête sur les allégations de discrimination en cours d'emploi et dans la fourniture de services dans les domaines de compétence fédérale pour les motifs de distinction illicite fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience. Des personnes comme vous-même peuvent s'estimer victimes d'un traitement injuste, mais pour pouvoir être considéré comme un acte discriminatoire au sens de la Loi, ce traitement doit pouvoir être rattaché à l'un des motifs susmentionnés.
Nous vous remercions de nous avoir fait part de vos doléances. Je regrette de ne pouvoir vous donner une réponse plus positive.
[7] La demanderesse a écrit à l'ombudsman de l'Ontario le 17 novembre 1999 pour réclamer son aide en expliquant qu'elle ne comprenait pas pourquoi la Commission ne pouvait rien faire pour elle. Dans la lettre qu'il lui a adressée le 13 décembre 1999, l'ombudsman de l'Ontario a suggéré à la demanderesse de communiquer avec la Commission ontarienne des droits de la personne.
[8] La demanderesse a effectivement communiqué avec la Commission ontarienne des droits de la personne qui, par lettre datée du 6 janvier 2000, l'a informée que sa plainte pourrait avantageusement être instruite par la Commission canadienne des droits de la personne, étant donné qu'elle concernait une entreprise relevant de la compétence fédérale.
[9] La demanderesse a alors communiqué avec son député fédéral pour qu'il l'appuie dans ses démarches auprès de la Commission. Le ou vers le 24 mars 2000, la demanderesse a reçu de la Commission une formule de plainte qu'elle a retournée le ou vers le 29 mars 2000. Elle a reçu d'autres formules de plainte de la Commission et a retourné la formule finale dûment remplie le ou vers le 24 mai.
[10] La Commission a transmis une copie de la plainte de la demanderesse à la défenderesse. Dans l'affidavit qu'il a souscrit pour la présente instance, M. Michael Noble, directeur des Ressources humaines chez Unique Personnel Services Inc., précise qu'il a transmis la plainte à l'avocat d'Unique le ou vers le 9 août 2000. Unique Personnel Services Inc. fournissait du personnel et des services en matière de ressources humaines à la défenderesse. Le ou vers le 7 septembre 2000, l'avocat d'Unique a écrit à la Commission pour lui demander d'exercer son pouvoir discrétionnaire en refusant d'examiner la plainte en vertu de l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la Loi). La défenderesse a soulevé la question du délai dans lequel la demanderesse avait déposé sa plainte et celle du préjudice qu'elle subirait si elle devait répondre à des allégations portant sur un présumé acte discriminatoire survenu en 1997.
[11] La défenderesse a reçu le 25 septembre 2000 une lettre non datée dans laquelle le directeur des enquêtes de la Commission, M. Pierre Boileau, l'informait qu'un enquêteur avait été désigné pour faire enquête sur la plainte de la demanderesse. M. Boileau a précisé que la Commission avait décidé d'examiner la plainte malgré le fait que l'acte discriminatoire reproché s'était produit plus d'un an avant que la Commission ait été saisie de la plainte. La défenderesse était toutefois invitée à formuler ses observations sur la question du préjudice qu'elle pouvait subir.
[12] La défenderesse a répondu à cette lettre par une lettre datée du 6 novembre 2000 dans laquelle elle a répondu aux questions précises soulevées dans la correspondance échangée avec la Commission. La défenderesse a réitéré son argument qu'elle subirait un préjudice si la Commission acceptait de poursuivre l'examen de la plainte. Elle a notamment déclaré que certains témoins n'étaient pas disponibles étant donné que les personnes présentes lors de l'entrevue menée avec la demanderesse et M. Love ne travaillaient plus pour la défenderesse. La défenderesse a également précisé qu'elle subirait un préjudice si elle était forcée de faire enquête sur des faits survenus il y a plus de trois ans :
[traduction]
Question : Les témoins sont-ils disponibles? Sinon, pour quelle raison?
Réponse : Non. Les employés qui ont participé à la décision d'engager Steve Love ne travaillent plus pour Concord Transportation Inc.
Question : Quelles démarches ont été entreprises pour retrouver les témoins?
Réponse : Aucune démarche n'a été encore entreprise pour retrouver ces anciens employés.
Question : Quel préjudice le retard pourrait-il causer? Expliquer en détail.
Réponse : Nous répétons au nom de notre cliente que, si la plainte était instruite à cette étape-ci, il faudrait que notre cliente ouvre une enquête pour examiner les allégations se rapportant à des incidents qui se sont produits il y a plus de trois ans. Le temps que la plaignante a laissé s'écouler avant de porter plainte ne peut faire autrement que de causer un préjudice à notre cliente.
Vous avez aussi réclamé des renseignements supplémentaires au sujet du bien-fondé de la plainte de Mme Price. Notre cliente se fonde notamment sur les détails exposés dans la lettre de notre cabinet en date du 7 septembre 2000 en plus des éléments de preuve documentaire déjà communiqués à la Commission. Nous vous informons que Concord Transportation Inc. n'a pas de politique précise en ce qui a trait à la composition des équipes de chauffeurs et notamment en ce qui concerne la question de savoir si les équipes peuvent être constituées de membres des deux sexes. Nous répétons toutefois que notre cliente engage présentement trois propriétaires-exploitants de sexe féminin, de même qu'environ dix-huit (18) équipes de propriétaires-exploitants composés du mari et de la femme. Notre cliente emploie aussi des chauffeuses par le biais d'Unique Personnel Services Inc., une agence de placement.
[13] Par une autre lettre non datée que l'avocat de la défenderesse a reçue le ou vers le 15 janvier 2001, la Commission a transmis une copie du rapport d'enquête qui recommandait à la Commission de refuser d'examiner la plainte. La défenderesse s'est vue offrir la possibilité de formuler ses observations au sujet du rapport si tel était son désir.
[14] Dans une autre lettre non datée transmise par télécopieur le 31 janvier 2001, la Commission a remis à la défenderesse une copie des observations formulées par la demanderesse au sujet du rapport d'enquête. La défenderesse s'est vue offrir l'occasion de répondre aux observations de la demanderesse et elle s'est prévalue de cette possibilité dans une lettre datée du 6 mars 2001. Dans sa réponse au rapport d'enquête, la demanderesse a tenté de modifier sa formule de plainte initiale en alléguant que l'acte discriminatoire reproché avait eu lieu en mai 1998. Dans sa plainte initiale, la demanderesse avait affirmé que l'acte discriminatoire était survenu le 11 août 1997 et qu'il se poursuivait. Dans sa réponse, la demanderesse a formulé des observations au sujet des diverses rubriques du rapport d'enquête et s'est opposée à la recommandation suivant laquelle la Commission devait refuser d'examiner la plainte en raison du préjudice que la défenderesse risquait de subir.
[15] Dans sa réponse aux observations supplémentaires de la demanderesse, la défenderesse a contesté la prétention de la demanderesse suivant laquelle l'acte discriminatoire reproché avait eu lieu en mai 1998 et elle a affirmé qu'il remontait au mois d'août 1997. La défenderesse a en outre fait valoir qu'il n'y avait aucun élément de preuve tendant à démontrer que le refus par la défenderesse d'engager Steve Love comme chauffeur constituait une discrimination fondée sur le sexe. La défenderesse a maintenu que la Commission devait refuser de poursuivre l'examen de la plainte de la demanderesse.
[16] Par lettre datée du 9 mai 2001, la Commission a informé la demanderesse qu'elle avait décidé, en vertu du paragraphe 41(1) de la Loi, de ne pas examiner la plainte. En voici le texte :
[traduction]
Je vous écris pour vous informer de la décision prise par la Commission canadienne des droits de la personne au sujet de la plainte que vous avez portée contre Concord Transportation Inc. (20000186).
Avant de rendre leur décision, les commissaires ont pris connaissance du rapport qui vous a déjà été communiqué ainsi que des observations soumises en réponse à ce rapport. Après examen de ces éléments, la Commission a décidé en vertu du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne de ne pas statuer sur la plainte pour les motifs suivants :
L'acte discriminatoire reproché a été commis en juin 1997 mais la plaignante a attendu jusqu'en octobre 1998 avant de communiquer avec la Commission et ce, malgré le fait qu'elle était au courant de tous les éléments énumérés dans la formule de plainte dès le mois de mai 1998;
La défenderesse subirait un préjudice en raison du délai que la plaignante a laissé s'écouler avant de porter plainte parce qu'elle ne disposerait pas de tous les éléments documentaires nécessaires et du risque que les témoins ne se souviennent pas de tous les faits reprochés.
La Commission est bien consciente que cela n'est pas le résultat que vous espériez. Je puis toutefois vous assurer que les commissaires ont examiné votre plainte très attentivement avant d'en arriver à cette décision.
Nous vous signalons que l'une ou l'autre partie à la plainte peut saisir la Section de première instance de la Cour fédérale, en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. La demande soumise à la Cour doit normalement être introduite dans les 30 jours de la réception de la décision de la Commission.
[Italiques dans l'original]
[17] La demanderesse sollicite par la présente une ordonnance annulant la décision de la Commission et enjoignant à celle-ci de statuer sur sa plainte.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DE LA DEMANDERESSE
[18] La thèse de la demanderesse s'articule autour de deux pôles : en premier lieu, elle affirme que le refus de la Commission de statuer sur sa plainte commande que l'on détermine si la Commission a régulièrement agi dans les limites de sa compétence. La demanderesse invoque le paragraphe 41(1) de la Loi qui dispose que la Commission « statue sur toute plainte dont elle est saisie » , sous réserve des exceptions prévues par la Loi. La demanderesse soutient que le refus de la Commission de statuer sur sa plainte amène nécessairement à se demander si la Commission a commis une erreur en refusant d'exercer sa compétence.
[19] La demanderesse soutient que toute décision qui soulève une question de compétence comporte une question de droit et peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire selon la norme du bien-fondé. À cet égard, la demanderesse se fonde sur le jugement Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), (1994), 81 F.T.R. 1.
[20] La demanderesse affirme que la Commission doit se conformer aux principes d'équité procédurale lorsqu'elle mène une enquête et examine une plainte en vertu de l'article 44 de la Loi. Elle affirme qu'en l'espèce, la Commission n'a pas fait enquête sur tous les faits entourant sa plainte et que cette omission constitue une erreur qui touche la compétence de la Commission (voir le jugement Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, (1993), 60 F.T.R. 142).
[21] La demanderesse s'insurge également contre la manière dont la Commission a traité la question du délai prescrit pour déposer la plainte, en l'occurrence un an après le dernier des faits sur lesquels la plainte était fondée. La demanderesse invoque le « principe du moment où le dommage aurait pu être découvert » pour soutenir qu'elle ne pouvait logiquement être au courant du traitement discriminatoire dont elle était victime avant mai 1998, lorsqu'elle a appris que la défenderesse avait embauché M. Love. La demanderesse affirme que M. Love a été engagé malgré le fait qu'il n'avait pas plus d'expérience de conduite en montagne que l'année précédente.
[22] La demanderesse soutient que le principe jurisprudentiel du moment où le dommage aurait pu être découvert a pour effet de prolonger le délai de prescription qui rendrait autrement irrecevable toute action en justice. Elle invoque l'arrêt Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549 et le jugement S.D. c. Scoles, (2001), 10 C.P.C. (5th) 285 (C.S.J. Ont.).
PRÉTENTIONS ET MOYENS DE LA DÉFENDERESSE
[23] Premièrement, la défenderesse affirme que la demanderesse a irrégulièrement introduit dans le cadre de la présente instance en contrôle judiciaire des éléments de preuve qui n'avaient pas été portés à la connaissance de la Commission. La défenderesse se réfère aux paragraphes 5, 6, 34 et 35 de l'affidavit que la demanderesse a déposé dans le cadre de la présente instance. Elle soutient que ces paragraphes devraient être radiés étant donné qu'il est de jurisprudence constante que seuls les éléments de preuve qui ont été portés à la connaissance de l'auteur de la décision peuvent figurer au dossier de la demande de contrôle judiciaire.
[24] Sur le fond, la défenderesse insiste sur la question de la norme de contrôle qui devrait s'appliquer à la décision de la Commission. Elle soutient qu'en l'espèce, comme la Commission a tiré une conclusion de fait sur la date de la présumée discrimination, la norme de contrôle qui s'applique à sa décision est celle du caractère raisonnable. La défenderesse affirme pour cette raison que la Cour ne devrait intervenir que si la conclusion de fait qu'a dégagée la Commission en estimant que l'acte discriminatoire reproché avait eu lieu en juin 1997 n'est pas raisonnablement étayée par la preuve.
[25] La défenderesse soutient en outre qu'en estimant qu'elle subirait un préjudice si la plainte était examinée, la Commission a tiré une conclusion de fait dans le cadre de l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Le tribunal saisi d'une demande de contrôle judiciaire devrait se demander si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de bonne foi, en conformité avec les principes de justice naturelle et d'équité procédurale et sans faire entrer en ligne de compte des considérations inappropriées ou étrangères à l'objet de la loi. À cet égard, la défenderesse invoque le jugement Société de développement du Cap-Breton c. Hynes, (1999), 164 F.T.R. 32 et l'arrêt Holmes c. Canada (Procureur général), (1999), 242 N.R. 148 (C.A.F.).
[26] La défenderesse affirme que, lorsque la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, la Commission doit tenir une « audience » et exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à décider si la plainte devrait faire l'objet d'une enquête. La Commission est tenue d'accorder à l'employeur la possibilité d'exposer les raisons pour lesquelles il estime que la Commission ne devrait pas poursuivre l'examen de la plainte. Sur réception des observations de l'employeur et après examen de l'ensemble de la preuve soumise, la Commission doit décider, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, si elle doit poursuivre l'examen de la plainte (voir le jugement Canada (Procureur général) c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), (1993), 60 F.T.R. 142).
[27] La défenderesse affirme également que la Commission n'a pas manqué à l'équité procédurale en ne communiquant pas à la demanderesse les observations qu'elle avait formulées en réponse au rapport d'enquête. Invoquant le jugement Société de développement du Cap-Breton, précité, la défenderesse affirme qu'il n'est pas nécessaire que les observations de chaque partie soient communiquées à l'autre avant que la Commission ne prenne une décision en vertu des paragraphes 41(1) ou 44(3) de la Loi. En tout état de cause, la défenderesse affirme que la demanderesse savait que le délai dans lequel sa plainte avait été présentée posait problème, puisque cette question avait été soulevée dans le rapport d'enquête.
[28] La défenderesse affirme que la décision de la Commission est raisonnablement étayée par la preuve, qu'elle a été prise conformément aux principes de justice naturelle, lesquels comprennent les principes d'équité procédurale et qu'en conséquence, la présente demande devrait être rejetée. À titre subsidiaire, la défenderesse affirme que, si la Cour conclut que la Commission a commis une erreur justifiant la révision de sa décision, l'affaire devrait être renvoyée à la Commission pour qu'elle examine plus à fond les motifs que la défenderesse a invoqués dans ses observations pour s'opposer à ce que la Commission poursuive l'examen de la plainte.
THÈSE DE LA COMMISSION
[29] La Commission affirme que l'alinéa 41(1)e) de la Loi lui confère un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu'il s'agit de décider si elle doit statuer sur la plainte dont elle est saisie plus d'un an après les faits qui lui ont donné naissance. Suivant la Commission, la norme de contrôle applicable à une telle décision discrétionnaire est celle de la décision manifestement déraisonnable. Au soutien de son argument, la Commission cite l'arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113, aux pages 136 et 137 (C.A.F.), requête en autorisation d'appel à la C.S.C. rejetée à [1999] C.S.C.R. no 1 (QL).
[30] La Commission soutient que notre Cour a confirmé le caractère discrétionnaire des décisions prises en vertu de l'alinéa 41(1)e) dans les jugements Société de développement du Cap-Breton, précité, Canada (Procureur général) c. Burnell, (1997), 131 F.T.R. 146 et International Longshore and Warehouse Union (Section maritime), Local 400 c. Oster, [2002] 2 C.F. 430 (C.F. 1re inst.).
ANALYSE
[31] La décision en litige en l'espèce a été prise par la Commission en vertu de l'alinéa 41(1)e) de la Loi, qui dispose :
41.(1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants : ... e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances. |
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41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that ... (e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint. |
[32] La Loi a pour objet d'empêcher dans certaines circonstances la discrimination fondée sur certains motifs. Voici en quels termes l'objet de la Loi est énoncé à son article 2 :
2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l'état de personne graciée.
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2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted. |
[33] En l'espèce, la demanderesse a saisi la Commission d'une plainte dans laquelle elle affirme avoir fait l'objet d'un traitement discriminatoire de la part de la défenderesse en matière d'emploi par suite du défaut de la défenderesse d'engager son chauffeur débutant, M. Love, parce qu'il conduisait un camion qui appartenait à une femme, en l'occurrence la demanderesse. Suivant les éléments que la demanderesse a portés à la connaissance de la Commission, l'acte discriminatoire reproché est survenu en juin 1997. La demanderesse n'est toutefois entrée en communication avec la Commission qu'en octobre 1998.
[34] La Commission a refusé de poursuivre l'examen de la plainte en vertu de l'alinéa 41(1)e) de la Loi. Elle a invoqué deux motifs pour justifier sa décision : premièrement, le temps que la demanderesse avait laissé s'écouler avant de porter plainte et, en second lieu, le préjudice causé à la défenderesse en raison de l'insuffisance d'éléments documentaires dont elle disposait et du risque que les témoins ne se souviennent pas de tous les faits.
[35] La question qui se pose en l'espèce est celle de savoir si la Commission a commis une erreur qui justifie l'intervention de la Cour lorsqu'elle a pris sa décision. Pour répondre à cette question, il faut d'abord déterminer la norme de contrôle applicable. Dans le jugement Société de développement du Cap-Breton, précité, la Cour a déclaré que les décisions prises en vertu de l'alinéa 41(1)e) de la Loi constituaient un exercice discrétionnaire de compétence administrative. Voici en quels termes elle s'est exprimée au paragraphe 15 :
Il est établi, et les parties en conviennent, que les décisions prises par la Commission en vertu du paragraphe 41e) sont un exercice discrétionnaire de compétence administrative. On n'écarte pas facilement de telles décisions, et la Cour n'interviendra pas si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de bonne foi, conformément aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale, et si on ne s'est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l'objet de la Loi. Ceci est vrai même alors que la Cour aurait exercé différemment ledit pouvoir discrétionnaire.
[Renvois omis]
[36] Ainsi que la Cour l'a souligné dans l'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982 et plus récemment dans les arrêts Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, (2003), 223 D.L.R.(4th) 577 (C.S.C.) et Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, (2003), 223 D.L.R. (4th) 599 (C.S.C.), le tribunal saisi d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision d'un tribunal administratif doit appliquer la méthode pragmatique et fonctionnelle bien connue pour déterminer la norme de contrôle applicable.
[37] En l'espèce, l'objet du régime législatif instauré par la Loi est d'empêcher la discrimination et de prévoir des recours en cas de discrimination. La Loi apporte toutefois certaines réserves à ce principe par le jeu de diverses dispositions qui comportent des mécanismes d'examen préalable destinés à assujettir l'admissibilité des plaintes à certaines conditions. Ainsi, l'alinéa 41(1)e), qui nous intéresse particulièrement en l'espèce, précise que la plainte doit être formulée dans le délai prescrit.
[38] La raison d'être des délais de prescription prévus dans tout texte législatif est de permettre de recueillir des éléments de preuve crédibles, de garantir une certaine certitude au défendeur et une célérité raisonnable de la part du demandeur. Le législateur fédéral a reconnu qu'il importait de fixer des délais de prescription pour accélérer le traitement des plaintes et pour assurer l'équité pour la personne appelée à répondre à des accusations de discrimination. Qui plus est, à l'alinéa 41(1)e), le législateur a reconnu qu'il n'y avait pas lieu de fixer un délai absolu. La compétence spécialisée qu'exerce la Commission en tant qu'arbitre des faits est mise à contribution de manière juste et appropriée par le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré et qui lui permet d'accorder le délai supérieur qu'elle « estime indiqué dans les circonstances » .
[39] La Loi ne comporte pas de clause privative. Il faut tenir compte du rôle que joue la décision prise en vertu du paragraphe 41(1) dans l'économie de la Loi, c'est-à-dire servir de mécanisme d'examen préalable visant à déclarer irrecevables les plaintes dont l'examen ne devrait pas être poursuivi, pour les diverses raisons énumérées dans la Loi. En raison de la nature de la décision à l'examen, il y a lieu d'appliquer une norme de contrôle faisant appel à un plus grand degré de retenue.
[40] Voici par ailleurs les propos qu'a tenus la Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt Bell Canada, précité, au paragraphe 38, au sujet de la latitude accordée à la Commission à l'article 41 ainsi que dans d'autres dispositions de la Loi, pour lui permettre de procéder à un examen préalable des plaintes dont elle est saisie :
La Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l'exécution de sa fonction d'examen préalable au moment de la réception d'un rapport d'enquête. Les paragraphes 40(2) et 40(4), et les articles 41 et 44 regorgent d'expressions comme « à son avis » , « devrait » , « normalement ouverts » , « pourrait avantageusement être instruite » , « des circonstances » , « estime indiqué dans les circonstances » , qui ne laissent aucun doute quant à l'intention du législateur. Les motifs de renvoi àune autre autorité [...] [paragraphe 44(2), alinéa 44(3)a) ou alinéa 44(3)b)] comportent, à divers degrés, des questions de fait, de droit et d'opinion [...] mais on peut dire sans risque de se tromper qu'en règle générale, le législateur ne voulait pas que les cours interviennent à la légère dans les décisions prises par la Commission à cette étape.
[41] Finalement, il est de jurisprudence constante que la Commission exerce une compétence spécialisée en tant qu'arbitre des faits (voir l'arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554). Or, les décisions visées à l'alinéa 41(1)e) relèvent parfaitement de cette compétence. Voilà une autre raison de faire preuve de retenue envers la décision de la Commission.
[42] Par conséquent, suivant l'analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle qui s'applique dans le cas d'une décision prise par la Commission en vertu de l'alinéa 41(1)e) de refuser de statuer sur une plainte remontant à plus d'un an est une norme qui commande la retenue de la Cour, en l'occurrence la norme de la décision manifestement déraisonnable.
[43] Le facteur qui a joué un rôle déterminant dans la décision de la Commission en l'espèce est sa conclusion que l'acte discriminatoire reproché remontait à juin 1997 et non à la date ultérieure avancée par la demanderesse. La demanderesse fait valoir qu'elle n'a appris qu'en mai 1998 que M. Love avait été engagé par la défenderesse. Elle signale par ailleurs que l'acte discriminatoire reproché a été commis en août 1997 lorsqu'elle a signé avec la défenderesse le contrat aux termes duquel les services de son camion et d'un chauffeur ont été retenus.
[44] À mon avis, la conclusion qu'a tirée la Commission au sujet de la date de l'acte discriminatoire reproché était raisonnablement justifiée par la preuve dont elle disposait, et notamment par le rapport d'enquête et les observations que les deux parties lui avaient soumises. Il n'y a aucun élément de preuve au dossier qui permette de penser que la Commission a agi de mauvaise foi, sans tenir compte des principes d'équité procédurale ou qu'elle s'est fondée sur des considérations inappropriées ou étrangères à l'objet de la loi.
[45] Je ne retiens pas non plus l'argument de la demanderesse suivant lequel la Commission a manqué à son obligation de respecter l'équité procédurale en transmettant à la défenderesse une copie des observations formulées par la demanderesse au sujet du rapport d'enquête sans lui fournir de copie des observations de la défenderesse sur ce même rapport.
[46] Je me reporte de nouveau au jugement Société de développement du Cap-Breton, dans lequel la Cour s'est penchée sur la question de savoir s'il est nécessaire que les observations de chaque partie soient communiquées à l'autre avant qu'une décision ne soit prise. Voici ce que la Cour a déclaré, au paragraphe 32 :
Lorsque les parties ont été informées de l'analyse des articles 40 et 41, ainsi que de la recommandation qui serait faite à la Commission, elles ont été invitées à présenter des observations par écrit pour transmission à la Commission. Dans le cadre de la décision préliminaire en cause ici, ce processus qui comprend la présentation des observations des parties à la Commission satisfait aux critères de l'équité procédurale sans qu'il soit nécessaire que les observations de chaque partie soient communiquées à l'autre avant qu'une décision ne soit prise.
[47] En l'espèce, la défenderesse n'a pas soulevé de nouvelle question dans sa réplique. La question du délai dans lequel la demanderesse a déposé sa plainte s'est toujours posée, qu'elle ait été soulevée ou non par la défenderesse. La Loi prévoit que toute plainte concernant un présumé acte discriminatoire fondé sur un motif de distinction illicite doit être déposée dans un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou dans tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation. Cette réserve est prévue à l'alinéa 41(1)e). La demanderesse savait ou aurait dû savoir qu'elle devait déposer sa plainte dans un délai d'un an après la survenance de l'acte discriminatoire dont elle se plaignait. C'est à elle qu'il incombait d'introduire la plainte et c'est elle qui a qualifié d'acte discriminatoire fondé sur le sexe, en l'occurrence le fait qu'elle était une femme propriétaire du camion, le refus de la défenderesse d'engager M. Love en juin 1997 comme chauffeur débutant pour conduire son camion.
[48] Si ce refus constituait effectivement un acte discriminatoire fondé sur le sexe, c'est en juin 1997 qu'il s'est produit et non à la date ultérieure à laquelle M. Love a été embauché par la défenderesse, indépendamment de toute relation employeur-employé pouvant exister entre M. Love et la demanderesse. La Commission a refusé de se prononcer sur le bien-fondé de la plainte de la demanderesse. Compte tenu de sa conclusion sur le délai dans lequel la plainte a été portée, il n'était pas nécessaire d'en examiner le bien-fondé. En statuant sur la question préliminaire du délai, la Commission se conformait à son obligation de décider si la plainte devait faire l'objet d'autres mesures, en l'occurrence une enquête.
[49] Compte tenu des faits de l'espèce, dans laquelle la question du respect des délais se posait de façon évidente au vu de la plainte de la demanderesse, la Commission n'a pas manqué à son obligation de respecter l'équité procédurale en communiquant à la défenderesse les observations formulées par la demanderesse au sujet du rapport d'enquête sans transmettre la réponse de la défenderesse à la demanderesse.
[50] À mon avis, il n'y a rien qui justifie de modifier la décision de la Commission de refuser de poursuivre l'examen de la plainte de la demanderesse. Cette décision n'était pas manifestement déraisonnable. Il n'est pas nécessaire de se pencher sur les arguments formulés par la défenderesse au sujet du présumé ajout de nouveaux faits par la demanderesse dans l'affidavit qu'elle a déposé en l'espèce.
[51] La demande de contrôle judiciaire est rejetée et les dépens sont adjugés à la défenderesse. En vertu du pouvoir discrétionnaire qui m'est conféré, je n'adjuge aucuns dépens à la Commission.
ORDONNANCE
La demande de contrôle judiciaire est rejetée et les dépens sont adjugés à la défenderesse. En vertu du pouvoir discrétionnaire qui m'est conféré, je n'adjuge aucuns dépens à la Commission.
« E. Heneghan »
Juge
Traduction certifiée conforme
Martine Guay, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1010-01
INTITULÉ : WENDY PRICE
c. CONCORD TRANSPORTATION INC. ET AL.
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO
DATE DE L'AUDIENCE : 28 JANVIER 2003
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : MADAME LE JUGE HENEGHAN
DATE DES MOTIFS : 1er août 2003
COMPARUTIONS :
Me Kelly Aitchison Pour la demanderesse
Me Susan Crawford Pour la défenderesse
Me Philippe Dufresne Pour l'intervenante
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Kelly Aitchison Pour la demanderesse
AITCHISON LAW OFFICE
Oshawa Centre Box 30628
Oshawa Centre Office Galleria
419, rue King Ouest, bureau 185
Oshawa (Ontario)
L1J 8L8
- 2
Me Susan Crawford Pour la défenderesse
CRAWFORD CHONDON & ANDREE
197, boulevard County Court, bureau 304
Brampton (Ontario)
L6W 4P6
Me Philippe Dufresne Pour l'intervenante
Commission canadienne des droits de la personne
344, rue Slater
Édifice du Canada
Ottawa (Ontario)
K1A 1E1