Date : 20041019
Dossier : T 1263-93
Référence : 2004 CF 1442
Toronto (Ontario), le 19 octobre 2004
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN
ENTRE :
351694 ONTARIO LIMITED et 777761 ONTARIO INC.
demanderesses
et
PACCAR DU CANADA LTÉE - PACCAR OF CANADA LTD.,
PACCAR PARTS OF CANADA LTD.
défenderesses
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Les défenderesses ont déposé une requête en irrecevabilité de la demande fondée sur la chose jugée. Voici le contexte de la présente requête.
Faits
[2] Le 15 septembre 1992, la société défenderesse Paccar du Canada Ltée (la Paccar) a introduit une procédure contre les demanderesses en l'espèce et leurs commettants, Roland et Brent Belzile (R. et B. Belzile et leurs concessions) pour fraude, concurrence déloyale, atteinte illicite aux intérêts financiers, perte de réputation et dommages-intérêts exemplaires (action devant la Cour de l'Ontario).
[3] La société Paccar a également demandé une injonction pour empêcher R. et B. Belzile et leurs concessions d'introduire une poursuite contre leurs clients et anciens clients, ainsi que contre les utilisateurs finals des produits de la Paccar.
[4] Tel qu'établi dans la déclaration devant la Cour de l'Ontario, R. et B. Belzile et leurs concessions avaient, à l'époque, introduit une série de litiges devant la Cour des petites créances de même que des actions en justice contre leurs clients et anciens clients, y compris des revendications enregistrées en conformité avec la Loi sur le privilège des réparateurs et des entreposeurs. Cette campagne de poursuites a été mise en oeuvre par suite de la résiliation du contrat de concession de Mid-North et de l'expiration de la concession Kenworth de Thunder Bay, dans le but de mettre la Paccar dans l'embarras et d'extorquer un paiement en argent de la Paccar.
[5] R. et B. Belzile et leurs concessions ont présenté une défense et demande reconventionnelle (la demande reconventionnelle de R. et B. Belzile) vers le 24 septembre 2002 ou à cette date.
[6] Il était allégué, dans la demande reconventionnelle de R. et B. Belzile, des dommages de l'ordre de 750 000 $ pour cause de « résiliation fautive » de la part de la société Paccar et des dommages-intérêts de 1 000 000 $ pour cause d' « intervention fautive » de la part de la Paccar dans les « intérêts financiers légitimes » de R. et B. Belzile et de leurs entreprises Kenworth. La demande reconventionnelle visait également l'octroi de dommages-intérêts exemplaires.
[7] R. et B. Belzile et leurs concessions ont, par la suite, modifié leur demande reconventionnelle, le 26 mars 1993.
[8] Entre-temps, le 28 mai 1993, R. et B. Belzile et leurs concessions ont également déposé la présente action relative au maintien des prix de revente contre la Paccar, devant la Cour fédérale.
[9] La Paccar a obtenu l'injonction demandée dans la poursuite devant la Cour de l'Ontario. Dans une ordonnance datée du 15 septembre 1992, la Cour de justice de l'Ontario a accordé l'injonction demandée par la Paccar pour une période de 10 jours. L'injonction a été renouvelée à plusieurs reprises et finalement, en 1997, les questions en litige dans la poursuite devant la Cour de l'Ontario ont été réglées. L'injonction provisoire obtenue par la Paccar est devenue permanente. Dans un jugement daté du 3 juin 1997, le juge Spence de la Cour de justice de l'Ontario a rejeté, sur consentement des parties, le reste de la poursuite en dommages-intérêts de la Paccar ainsi que la demande reconventionnelle modifiée de R. et B. Belzile et de leurs concessions.
[10] Le règlement de la poursuite devant la Cour de l'Ontario était fondé sur le procès-verbal de transaction conclu entre les parties et daté du 11 avril 1997. Le paragraphe 3 dudit procès-verbal prévoit :
[TRADUCTION]
3. Si la Cour fédérale (Section de première instance) conclut que les concessions décrites dans les actes de procédure relatifs à la poursuite devant la Cour fédérale (connues sous le nom de Mid-North Kenworth et Kenworth de Thunder Bay), ou l'une d'elles, ont été irrégulièrement résiliées par suite de :
a) violations à la Loi sur la concurrence alléguées par les demanderesses dans la poursuite devant la Cour fédérale;
b) si, en outre, la Cour fédérale (Section de première instance) accorde des dommages-intérêts à cet égard;
c) et que tels dommages-intérêts accordés par la Cour fédérale (Section de première instance) aux demanderesses dans la poursuite devant la Cour fédérale sont confirmés en appel,
la société Paccar versera à la 351694 Ontario Limited et à la 777761 Ontario Inc. la somme de 30 000 $ en sus de tout autre montant accordé par la Cour fédérale aux demanderesses dans la poursuite intentée devant la Cour fédérale. Les intérêts relatifs à la somme de 30 000 $ mentionnée aux présentes s'appliqueront depuis la date de la décision de la Cour fédérale (Section de la première instance) d'accorder un montant, au taux d'intérêt applicable à tout autre montant accordé aux demanderesses dans la poursuite devant la Cour fédérale et seront payés si tel montant est confirmé en appel.
Question en litige
[11] La question en litige dans la présente requête est donc de savoir si la transaction entre les parties dans la poursuite devant la Cour de l'Ontario constitue un motif de rejeter la poursuite intentée devant la Cour fédérale pour cause de chose jugée.
Analyse
[12] Le principe de la chose jugée comporte deux volets : la préclusion fondée sur la cause d'action et la préclusion pour question déjà tranchée. En l'espèce, il s'agit de la préclusion pour question déjà tranchée.
[13] Les principes qui sous-tendent la préclusion pour question déjà tranchée ont été établis par le juge Binnie, au paragraphe 18 de l'arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460 :
Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu'elles mettent tout en oeuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n'a droit qu'à une seule tentative [...] Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu'une seule fois à l'égard d'une même cause d'action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.
[14] Les conditions préalables à l'application du principe de la chose jugée et de la question déjà tranchée ont été décrites par le juge Dickson dans l'arrêt Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248 :
(1) la question en litige a déjà été tranchée;
(2) la décision portant préclusion était définitive;
(3) les parties à l'instance antérieure, ou leurs ayants cause, sont les mêmes personnes que les parties à l'instance, ou leurs ayants cause, où l'on fait valoir la préclusion.
[15] En l'espèce, il a été reconnu pendant l'argumentation que les parties en cause dans la poursuite ontarienne et dans la présente affaire sont les mêmes.
[16] Je suis convaincu, semble-t-il, que la décision de la Cour de l'Ontario était définitive. Il s'agissait d'un jugement sur consentement des parties fondé sur le procès-verbal de transaction qui avait entraîné une injonction permanente et un rejet de toutes les autres demandes ou demandes reconventionnelles. Les jugements sur consentement qui mettent un terme à une poursuite ont le même effet pour les fins du principe de la chose jugée qu'un jugement rendu par un tribunal à la fin d'un procès ou d'une audience. Voir Reddy c. Oshawa Flying Club [1992] O.J. no 1337, à la page 3.
[17] La dernière question qui se pose est celle de la « question [...] qui a déjà été tranchée » . Les principes, pour ce qui concerne cette question, ont été examinés dans la décision Canada c. Chevron Canada Resources Ltd., [1998] A.C.F. no 1404 dans laquelle le juge Noël a dit :
L'état du droit sur ce point est résumé par la décision rendue par le Comité judiciaire du Conseil privé dans Thomas v. Trinidad and Tobago (Attorney General) [(1990), 115 N.R. 313 (C.P.), aux pages 316 et 317) :
[TRADUCTION] Les principes applicables en matière de chose jugée ne sont pas contestés et ont été examinés en détail dans le jugement de la Cour d'appel. L'intérêt public exige qu'il y ait un terme aux litiges et que personne ne devrait faire l'objet d'une action intentée par la même personne plus d'une fois sur la même question. Ce principe ne s'applique pas seulement lorsque le redressement recherché et les motifs invoqués sont les mêmes dans la deuxième action que dans la première, mais aussi lorsque l'objet des deux actions est le même et que l'on cherche à invoquer dans le cadre de la deuxième action des questions de fait ou de droit directement liées qui auraient pu être soulevées dans le cadre de la première action mais qui ne l'ont pas été. L'énoncé classique sur le sujet se trouve dans l'extrait suivant du jugement rendu par le vice-chancelier Wigram dans Henderson v. Henderson (1843), 3 Hare 100, à la page 115 :
« [. . .] lorsqu'une question donnée devient l'objet d'un litige devant être tranché par un tribunal compétent, la cour exige des parties à ce litige qu'elles fassent valoir l'ensemble des éléments de leur affaire et elle ne leur permettra pas (à moins de circonstances exceptionnelles) de revenir avec le même objet dans un autre litige relativement à des questions qui auraient pu être soulevées dans le cadre du premier litige mais qui ne l'ont pas été uniquement parce que les parties ont, par négligence, par erreur ou même en raison d'un cas fortuit, omis de soulever certains éléments. Le principe de la chose jugée s'applique, à moins de circonstances exceptionnelles, non seulement aux éléments sur lesquels les parties ont expressément demandé à la cour de se prononcer, mais aussi à chacun des éléments qui font logiquement partie de l'objet du litige et que les parties auraient pu soulever à l'époque si elles avaient fait preuve de diligence raisonnable. »
[Non souligné dans l'original.]
[18] Ou, en d'autres termes, la règle de la chose jugée prévoit que lorsque, dans une instance, une partie ne soulève pas une question qu'elle aurait dû ou qu'elle aurait pu soulever, la partie ne peut plus jamais soulever la question à moins de circonstances exceptionnelles.
Conclusion
[19] En appliquant ces principes en l'espèce, je conclus :
i) La Loi sur la concurrence n'a jamais été invoquée devant le tribunal de l'Ontario.
ii) Le procès-verbal de transaction ne contient aucune admission. Les deux parties se sont tout simplement entendues sur le rejet de la demande et de la demande reconventionnelle sauf relativement aux poursuites subséquentes entre R. et B. Belzile et leurs concessions contre leurs clients. L'injonction provisoire a également été rendue permanente. Aucune de ces questions ne relève de la Loi sur la concurrence.
iii) La question dont la Cour d'Ontario était saisie était essentiellement de savoir si la Paccar avait des motifs de résilier le contrat de concession. En l'espèce, la Cour doit trancher la question de savoir si la Paccar a violé la Loi sur la concurrence en résiliant le contrat de concession. Si la société avait des motifs de résilier le contrat, il s'agit peut-être d'un moyen de défense valable; toutefois, la question se pose uniquement s'il est établi qu'il y a eu violation de la loi.
iv) La clause 3 du procès-verbal de transaction précise que les deux parties ont envisagé une poursuite supplémentaire devant la Cour. Il aurait certes été préférable que la transaction mentionne, par exemple : [traduction] « le procès-verbal n'a pas pour effet de compromettre la poursuite de la présente action devant la Cour fédérale » ; il est raisonnable de tenir pour avéré que la clause 3 contient implicitement cette phrase.
[20] Tous les éléments mentionnés au paragraphe précédent constituent, selon moi, des circonstances exceptionnelles au sens de l'arrêt Chevron.
[21] Pour ces motifs, la demande est rejetée.
[22] Les dépens suivront l'issue de la cause.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée.
Les dépens suivront l'issue de la cause.
« K. von Finckenstein »
Juge
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1263-93
INTITULÉ : 351694 ONTARIO LIMITED
et 777761 ONTARIO INC.
c.
PACCAR DU CANADA LTÉE - PACCAR OF CANADA LTD., PACCAR PARTS OF
CANADA LTD.
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 18 OCTOBRE 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE VON FINCKENSTEIN
DATE DES MOTIFS : LE 19 OCTOBRE 2004
COMPARUTIONS :
James Morton POUR LES DEMANDERESSES
K. Wayne McCracken
Birenbaum POUR LES DÉFENDERESSES
Colraine
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Steinberg Morton Frymer LLP POUR LES DEMANDERESSES
Toronto (Ontario)
Birenbaum, Steinberg, Landau POUR LES DÉFENDERESSES
Savin & Colraine
Toronto (Ontario)
COUR FÉDÉRALE
Date : 20041019
Dossier : T-1263-93
ENTRE :
351694 ONTARIO LIMITED et
777761 ONTARIO INC.
demanderesses
et
PACCAR DU CANADA LTÉE - PACCAR OF CANADA LTD.,
PACCAR PARTS OF CANADA LTD.
défenderesses
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE