Date : 20050201
Dossier : IMM-223-05
Référence : 2005 CF 159
ENTRE :
HARJIT SINGH
demandeur
et
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE PHELAN
APERÇU
[1] Le demandeur, Harjit Singh (M. Singh), tente de reporter son expulsion en demandant le sursis de l'exécution de la mesure de renvoi prévue pour le 2 février 2005. Il prétend que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration d'alors a exercé une influence indue et irrégulière sur les agents du ministère pour que la demande de résidence permanente invoquant des motifs d'ordre humanitaire (la demande H & C) présentée par le demandeur soit rejetée. À l'audience, le demandeur a renoncé à l'argument fondé sur la détention illégale.
[2] À l'appui de sa demande de sursis et de sa demande d'autorisation et de contrôle judiciaire, M. Singh allègue (1) qu'il avait conclu une entente avec le ministre d'alors selon laquelle le ministre réglerait ses problèmes d'immigration en échange de pizzas et de personnes qui travailleraient bénévolement pendant les élections; (2) que le ministre a violé ladite entente et qu'il a influencé les agents du ministère et plus particulièrement l'agent qui devait trancher la demande invoquant des raisons humanitaires. Le demandeur affirme que ces circonstances soulèvent une crainte raisonnable de partialité.
[3] M. Singh fait ensuite valoir que si l'expulsion n'est pas reportée, il ne pourra pas s'occuper des recours judiciaires qui le concernent à partir de l'Inde et que, compte tenu de ses allégations, l'intérêt du public pour ce qui concerne l'intégrité du système d'immigration fait pencher la prépondérance des inconvénients en sa faveur.
[4] Pour les motifs énoncés plus loin, la Cour conclut que :
a) M. Singh n'a pas soulevé une question sérieuse relativement à une crainte raisonnable de partialité puisque dans l'ensemble, les allégations « ne sonnent pas juste » et que les allégations précises concernant l'exercice irrégulier de l'influence ont été niées, d'une manière crédible, sous serment;
b) son renvoi en Inde ne l'empêchera, ni en pratique, ni sur le plan légal, de poursuivre ses recours judiciaires au Canada;
c) en l'espèce, la prépondérance des inconvénients ainsi que l'intérêt du public dans le système d'immigration favorisent nettement le renvoi le plus tôt possible du demandeur.
[5] La demande de sursis sera donc rejetée.
LE CONTEXTE
[6] M. Singh est au Canada depuis 1988 et il a été sans statut légal pendant presque toute cette période. Il a eu de longs et difficiles déboires avec les agents d'immigration, la police et les tribunaux. La première mesure d'expulsion contre lui a été prise le 8 juin 1992 par suite du rejet de sa revendication du statut de réfugié. Depuis cette date, M. Singh est visé par une mesure de renvoi d'un type ou d'un autre.
[7] Il est inutile de relater toute la saga judiciaire de M. Singh au Canada. Il suffit de dire qu'il y a eu plusieurs demandes d'immigration et de contrôle judiciaire qui ont été rejetées, des déclarations de culpabilité au criminel en Inde, des accusations criminelles au Canada et que le demandeur aurait participé activement à des actes de fraude sur des cartes de crédit. Les affidavits du défendeur relatent les détails du dossier. La crédibilité du demandeur a été contestée et on a jugé que M. Singh n'était pas crédible.
[8] Concernant la présente demande de sursis, je dois souligner que le 9 mai 2001, la demande de résidence permanente de M. Singh a été rejetée à cause de la déclaration de culpabilité en matière pénale en Inde. Le juge Kelen a rejeté, en mai 2002, la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par l'agent d'immigration.
[9] L'évaluation des risques avant renvoi (ERAR) de M. Singh, effectuée en 2002, lui a été défavorable. Le 26 février 2004, le juge Russell a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision.
[10] Le 6 juin 2002, entre le rejet de la demande de résidence permanente et la décision ERAR défavorable, M. Singh a déposé sa 6e demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire, laquelle fait l'objet de la demande de contrôle judiciaire dans les présents dossiers.
[11] Le dossier de M. Singh comportait une revendication du statut de réfugié, cinq demandes invoquant des raisons humanitaires et trois demandes de contrôle judiciaire qui avaient toutes été rejetées lorsque, en juin 2004, la date de renvoi de M. Singth en Inde a été fixée au 10 juillet 2004. Il ne s'est pas présenté à l'entrevue préalable au renvoi et une demande de mandat d'arrestation a été déposée. Pour des raisons inconnues, le mandat n'a jamais été délivré.
[12] Le 29 novembre 2004, la dernière demande invoquant des raisons humanitaires déposée par M. Singh a été rejetée. Il a reçu une copie de la décision le 2 décembre 2004 et il a introduit la demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-10308-04 de la Cour.
[13] Il est allégué que M. Singh ne s'est pas présenté au Centre d'immigration le 6 décembre 2004. Il a donc été arrêté et détenu. Il a demandé le contrôle judiciaire de la détention dans le dossier IMM-223-05 de la Cour, autre dossier auquel la présente demande de sursis s'applique.
[14] Le 11 janvier 2005, M. Singh a été avisé qu'il serait renvoyé en Inde le 20 janvier 2005. Le renvoi a été reporté en attendant la décision relative à la demande de sursis.
[15] Le même jour, soit le 11 janvier 2005, M. Singh a demandé le sursis de l'exécution de la mesure de renvoi. Le sursis est demandé aux motifs que a) le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a agi irrégulièrement en rejetant la demande invoquant des raisons humanitaires, b) le solliciteur général le détient sans motif suffisant et contrairement à la Charte. M. Singh a renoncé au deuxième motif pendant l'audition de la demande de sursis.
[16] Tel que susmentionné, le principal motif invoqué pour contester la mesure de renvoi est que, pendant la récente campagne électorale, le ministre d'alors aurait promis d'obtenir l'approbation de la demande de résidence permanente de M. Singh en échange de pizzas et de pain à l'ail livrés gratuitement à son bureau électoral et en échange également de la participation, à l'élection, de 15 ou 16 bénévoles. M. Singh prétend également que le « conseiller supérieur en matière de politique » du ministre a joué un rôle dans cette entente.
[17] M. Singh allègue ensuite que, par crainte que l'entente ne soit rendue publique, le ministre a exercé son influence pour que la demande invoquant des raisons humanitaires soit rejetée et pour que M. Singh soit arrêté et renvoyé du Canada. Le demandeur fait valoir que ces actions soulèvent une crainte raisonnable de partialité.
[18] À l'appui de ces allégations, le demandeur a déposé un affidavit souscrit par son répondant confirmant la soi-disant entente conclue avec le ministre.
[19] Le défendeur n'a déposé aucun document concernant la supposée entente. La preuve du défendeur comprend notamment l'historique des nombreuses tentatives de M. Singh pour demeurer au Canada et elle fait état de ses problèmes d'ordre juridique et de l'habitude qu'il a de mentir. La preuve du défendeur comprend des affidavits niant toute ingérence, directive ou influence à l'égard des agents d'immigration responsables de la demande de M. Singh ou de son arrestation et détention.
[20] Il n'y a pas eu de contre-interrogatoire concernant les affidavits. La Cour doit donc décider au vu de la preuve en l'absence de la rigueur que procure un interrogatoire serré.
[21] À quelques heures de l'audition de la présente requête en sursis, l'avocate du demandeur a demandé l'autorisation de se récuser. Le protonotaire Lafrenière a rejeté sa demande. Il faut féliciter l'avocate de sa plaidoirie dans cette affaire compte tenu des circonstances entourant le dossier Singh.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[22] La seule question qui se pose dans la présente demande de sursis est de savoir si, conformément au critère à trois volets de l'arrêt « Toth » , le demandeur a prouvé :
a) qu'il y a une question sérieuse à trancher;
b) qu'il subira un préjudice irréparable si la demande n'est pas accordée;
c) que la prépondérance des inconvénients favorise l'octroi de sa demande.
(Se reporter à Toth c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1989] 1 C.F. 535 (C.A.F.))
ANALYSE
La question sérieuse
[23] Il est vrai que la norme que doit respecter le demandeur de sursis en établissant l'existence d'une « question sérieuse » est peu sévère, mais il doit néanmoins présenter une preuve crédible prima facie que la question est fondée.
[24] Le demandeur se fonde en particulier sur trois faits décrits dans les affidavits du défendeur afin d'établir que l'allégation d'une crainte raisonnable de partialité découlant de la soi-disant entente est fondée. Premièrement, il allègue qu'en juin 2004, vers la période des élections, aucun mandat n'a été délivré contre M. Singh même si ce mandat avait été demandé. Deuxièmement, en novembre 2004, l'agent chargé de trancher la demande invoquant des raisons humanitaires a été contacté par l'agent des renvois, qui lui a demandé la date à laquelle la décision serait rendue. Troisièmement, il invoque la communication par le bureau de la gestion des cas d'Ottawa avec l'agent chargé de trancher la demande invoquant des considérations humanitaires, demandant que certains renseignements lui soient communiqués aux fins d'une séance d'information du ministre sur l'état du dossier.
[25] En décidant si le demandeur a établi l'existence d'une question sérieuse, compte tenu du dossier actuel, il faut tenir compte du critère permettant d'établir une crainte raisonnable de partialité :
[. . .] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet [...] ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique [...]
(Voir Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394.)
[26] Concernant l'allégation de base selon laquelle le ministre d'alors avait ses propres raisons de veiller au renvoi de M. Singh, le défendeur n'a déposé aucun affidavit réfutant cette allégation. Cela est troublant, mais n'est pas fatal.
[27] La juge Reed s'exprimait au sujet d'un décideur administratif, mais sa conclusion selon laquelle un décideur n'est pas tenu d'accepter la preuve par affidavit simplement parce que le souscripteur de celui-ci n'a pas été contre-interrogé s'applique également aux tribunaux. (Bath c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [1999] A.C.F. no 1207.)
[28] Il y a une présomption de crédibilité, mais l'affidavit doit être évalué à la lumière de toute la preuve. La question consiste à savoir si la preuve sur affidavit relève du bon sens. En analysant la question, la Cour examine si le souscripteur a un intérêt dans le résultat de l'affaire; si le souscripteur a été jugé crédible par le passé; s'il existe une autre preuve qui permet de douter du souscripteur et si la preuve est sensée.
[29] Dans les circonstances de M. Singh, il est clair qu'il a tenté par tous les moyens de demeurer au Canada et que presque tous ses recours en matière d'immigration ont été rejetés; les preuves qu'il a présentées à la Cour et ailleurs ont été jugées peu fiables; la preuve présentée par les agents du défendeur contredit la thèse principale de M. Singh.
[30] L'affaire Singh soulève essentiellement la question de savoir si une politicienne d'expérience mettrait sa carrière et sa réputation en jeu et si elle prendrait le risque d'encourir des sanctions légales pour aider une personne qu'elle ne connaît pas dans le but d'obtenir gratuitement des pizzas et le travail de quelques bénévoles pendant les élections en pensant que l'affaire ne sera jamais ébruitée. Cette hypothèse n'est pas sensée.
[31] Le demandeur a déposé ce qu'il allègue être une corroboration de la part de sa caution. Cette corroboration présente des incohérences importantes sur des questions de fond et n'aide aucunement le demandeur.
[32] Il n'y a par ailleurs aucune autre corroboration. La preuve par affidavit présentée par les agents d'immigration nie précisément quelque influence ou ingérence que ce soit de part du ministre ou de son bureau.
[33] Le demandeur dit qu'il faut se demander pourquoi un mandat n'a pas été délivré pendant la campagne électorale. Il faut peut-être se poser cette question, mais le demandeur avait l'occasion de contre-interroger les témoins et de poser toutes les questions qu'il voulait. Mais maintenant, les questions que soulève le demandeur ne sont que des suppositions.
[34] Le demandeur laisse entendre que l'agent de renvoi n'aurait pas dû contacter l'agent chargé de trancher la demande invoquant des considérations humanitaires concernant la date de sa décision. Dans ces circonstances, alors qu'il y avait déjà des mesures de renvoi, selon toute apparence, il n'y a pas eu de communication irrégulière. Pour l'instant, rien ne permet de dire que la décision a été prise trop rapidement ou qu'elle a subi une influence quelconque.
[35] D'une manière analogue, la preuve confirme qu'il n'est pas inhabituel qu'un agent d'Ottawa communique avec un agent local pour en savoir plus sur un dossier, surtout si le dossier a une certaine notoriété.
[36] En tenant compte de toute la preuve et des facteurs susmentionnés, j'estime que le récit de M. Singh n'est pas sensé; il ne sonne pas juste et ne saurait satisfaire au critère peu sévère applicable dans l'établissement d'une question sérieuse.
[37] Les conclusions tirées à partir du dossier actuel n'enlèvent pas toute portée pratique à la demande de contrôle judiciaire. Le dossier dont sera saisie la Cour lorsqu'elle entendra la demande sera peut-être différent ou présenté sous un jour nouveau. La demande d'autorisation et de contrôle judiciaire est en instance et il faut examiner les répercussions du renvoi de M. Singh dans ce contexte.
Le préjudice irréparable
[38] Même si le demandeur avait établi l'existence d'une question sérieuse, la Cour n'est pas convaincue qu'il a démontré qu'il subira un préjudice irréparable.
[39] M. Singh allègue principalement que s'il est renvoyé, il aura de la difficulté à mener sa poursuite. Toutefois, la Cour a maintes fois dit que le renvoi n'influe pas sur le droit de demander l'autorisation et le contrôle judiciaire (si la demande est accordée).
[40] Le demandeur n'a pas établi des difficultés d'ordre pratique découlant du fait qu'il mènerait sa poursuite de l'extérieur du Canada. Lorsque la situation soulève des difficultés, le dossier du demandeur fait l'objet d'une gestion de l'instance, ce qui permet de trouver une solution rapide et efficace au problème.
[41] Les autres préjudices allégués, soit l'interruption de ses activités commerciales, les problèmes de santé et la dispersion de la famille sont tous les conséquences normales d'un renvoi. (Voir Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2004] C.A.F. 261). Si le législateur avait voulu éliminer ces conséquences naturelles d'une expulsion, il aurait adopté une loi prévoyant le sursis automatique de la mesure dès le dépôt d'une demande de contrôle judiciaire. Il ne l'a pas fait.
La prépondérance des inconvénients
[42] La Cour conclut également que le demandeur n'a pas établi, selon la prépondérance des inconvénients, qu'il est préférable qu'il demeure au Canada.
[43] Le demandeur prétend que l'intérêt du public milite en faveur d'un sursis temporaire à cause de la nature des allégations et de leurs répercussions sur l'intégrité du système d'immigration.
[44] Dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 311, la Cour suprême a dit que des considérations d'intérêt public sont pertinentes lorsqu'un redressement interlocutoire est demandé dans un contexte de droit public. La Cour suprême a dit que le demandeur qui invoque l'intérêt public doit établir que le redressement demandé sera lui-même à l'avantage du public.
[45] Selon la Cour, de simples allégations ne suffisent pas pour établir qu'un nouveau report du renvoi est dans l'intérêt du public. L'intégrité du système d'immigration est suffisamment mise en cause par les nombreux reports du renvoi de M. Singh. Ces délais ternissent l'image du système et le règlement rapide du dossier de M. Singh est dans l'intérêt du public.
[46] Par conséquent, l'intérêt du public et la prépondérance des inconvénients favorisent l'exécution de la mesure de renvoi le plus tôt possible.
CONCLUSION
[47] Pour tous ces motifs, la demande de sursis sera rejetée.
« Michael L. Phelan »
Juge
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-223-05
INTITULÉ : HARJIT SINGH
c.
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 27 JANVIER 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE PHELAN
DATE DES MOTIFS : LE 1ER FÉVRIER 2005
COMPARUTIONS :
Wennie Lee POUR LE DEMANDEUR
David Tyndale POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lee and Company POUR LE DEMANDEUR
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)