Dossier : IMM-4388-18
Référence : 2019 CF 626
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 8 mai 2019
En présence de madame la juge Walker
ENTRE :
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KATARZYNA JAWOROWSKA ET
ROBERT DYSZKO
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Les demandeurs, Mme Katarzina Jaworowska et M. Robert Dyszko, sont des citoyens polonais d’origine rom. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision (la Décision) de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le caractère adéquat de la protection de l’État offerte aux demandeurs était la question déterminante dans les deux décisions.
[2]
La présente demande est présentée au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR.
[3]
Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande sera rejetée.
I.
Contexte
[4]
Les demandeurs sont arrivés au Canada en provenance de la Pologne le 7 février 2017 et ont demandé l’asile le 5 juin 2017.
[5]
Les demandeurs vivaient à Kutno, en Pologne, où ils vendaient des articles usagés au marché local. Ils affirment qu’ils étaient souvent harcelés par des skinheads qui endommageaient leur marchandise et les insultaient en raison de leur origine ethnique rom. Ils soutiennent aussi qu’il y avait souvent des altercations au marché, et que si les responsables de la sécurité ou la police étaient appelés, les témoins possibles ne se manifestaient pas et rien ne se passait.
[6]
En décembre 2014, les demandeurs ont été attaqués par un groupe de skinheads à Lodz, en Pologne, alors qu’ils achetaient des articles pour leur étal. Les deux demandeurs ont été hospitalisés en raison de la gravité de leurs blessures. Mme Jaworowska est demeurée à l’hôpital pendant sept jours et a subi une fausse couche à la suite de l’incident. M. Dyszko a été hospitalisé pendant deux jours. Des employés de l’hôpital ont prévenu la police et M. Dyszko a fourni aux agents des renseignements sur l’agression, mais la police n’a assuré aucun suivi.
[7]
M. Dyszko a tenté de trouver du travail et il s’est inscrit au bureau de placement de la Pologne à titre de personne sans emploi. Les demandeurs croient que M. Dyszko n’a reçu aucune offre d’emploi en raison de son origine ethnique. M. Dyszko a par la suite repris ses activités de commerçant dans différents marchés de Kutno.
[8]
En janvier 2016, M. Dyszko est allé en Angleterre où il a travaillé brièvement dans le domaine de la construction avant de retourner en Pologne. Peu après, les deux demandeurs se sont rendus en Angleterre où ils ont travaillé pendant quelques mois. Ils sont ensuite retournés en Pologne.
[9]
Les demandeurs sont restés en Pologne jusqu’en 2017, l’année de leur départ pour le Canada.
II.
Décision de la SPR
[10]
La décision de la SPR est datée du 24 août 2017. Le tribunal de la SPR s’est concentré sur la question de savoir si les demandeurs pouvaient obtenir une protection adéquate de l’État en Pologne. Le tribunal a commencé par déclarer qu’il avait évalué tous les renseignements qui lui avaient été présentés, y compris une récente décision prise par un autre tribunal de la SPR (décision antérieure de la SPR) concernant un demandeur d’asile rom de la Pologne qui avait obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention. La SPR a déclaré ce qui suit :
[traduction]
Pour résumer les observations du conseil, les Roms sont victimes de discrimination dans toutes les facettes de leur vie. Les demandeurs, de façon prospective, n’obtiendraient pas la protection de la police. Le tribunal a lu la [décision antérieure de la SPR] mais il est en désaccord avec les conclusions du conseil en ce qui concerne la protection de l’État. Le tribunal estime que chaque affaire est tranchée sur la base d’un examen au cas par cas et sur une évaluation des faits présentés. Les renseignements dans chaque dossier dépendent des circonstances personnelles du demandeur d’asile. Le tribunal estime que ce ne sont pas tous les Roms vivant en Pologne qui ont subi un traitement équivalent à de la persécution. Le tribunal souscrit aux déclarations du juge Harrington dans la décision Varga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); 2014 CF 510 (CanLII) [la décision Varga], au par. 20 :
Chaque décision dépend de la situation personnelle de la partie demanderesse, de la preuve, du caractère adéquat de l’analyse effectuée par le Tribunal et, en fait, de l’appréciation de la preuve par les différents juges de la Cour (Banya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 313 (CanLII), [2011] ACF no 393 (QL), au par. 4.
[11]
La SPR a souligné que, en l’absence d’un effondrement complet, les États sont présumés être capables de protéger leurs citoyens. En outre, il incombe au demandeur d’asile qui prétend bénéficier d’une protection inadéquate de l’État d’établir, selon la prépondérance des probabilités, l’insuffisance de la protection offerte. Puisque la Pologne est une démocratie dotée de processus judiciaires et de sécurité fonctionnels, les demandeurs avaient le lourd fardeau de démontrer que la protection de l’État était insuffisante.
[12]
Le tribunal a reconnu que les Roms, en tant que population polonaise, sont victimes de discrimination. Toutefois, il a conclu que la preuve documentaire indiquait que le gouvernement polonais déployait de sérieux efforts sur le plan politique et opérationnel pour lutter contre la violence et la discrimination à l’égard de sa population rom.
[13]
En ce qui concerne la demande d’asile des demandeurs, la SPR a souligné que la police avait été appelée lors de l’hospitalisation des demandeurs en décembre 2014, mais que ce sont les employés de l’hôpital qui ont fait l’appel, et non les demandeurs. Le fait que la police n’ait pas donné suite à l’affaire était attribuable à l’absence de témoins et non à son inaction. Interrogé sur les raisons pour lesquelles il n’avait pas demandé réparation, M. Dyszko a déclaré qu’il ne pouvait pas d’adresser aux autorités supérieures de l’État parce qu’il craignait des représailles. Toutefois, la SPR a conclu que les demandeurs avaient accès à des recours qu’ils n’ont pas utilisés. Bien que le tribunal n’ait pas remis en question l’agression de décembre 2014, il n’a pas convenu que la police ne voulait pas aider les demandeurs. La protection n’a pas été refusée, car il est plutôt question de la réticence des demandeurs à demander la protection.
[14]
La SPR a examiné en détail la preuve documentaire qui lui avait été présentée et l’aide offerte aux Roms en Pologne. Le tribunal mentionne que les demandeurs ont une scolarité limitée, mais qu’un certain nombre d’organisations roms financées par le gouvernement polonais et l’Union européenne auraient pu les aider. Le tribunal a également décrit les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre la discrimination et les arrestations effectuées par la police dans les cas d’attaques contre la population rom. La SPR a conclu ce qui suit :
[traduction]
Enfin, même lorsque les services de protection de l’État d’origine comportent des problèmes ou sont insuffisants, un demandeur d’asile qui allègue une crainte subjective doit, en l’absence de justification sérieuse, faire des efforts raisonnables pour y avoir accès. Les appelants n’ont pas su démontrer qu’ils avaient fait des efforts raisonnables pour avoir accès aux services de protection de l’État.
[15]
En ce qui concerne les allégations de discrimination faites par les demandeurs en raison de leur origine ethnique rom, la SPR a reconnu que le taux de chômage des Roms est élevé en Pologne, mais a remarqué que le gouvernement a financé l’éducation, les soins de santé, l’emploi et de meilleures conditions de vie pour les Roms. De plus, la SPR ne disposait d’aucune preuve selon laquelle les demandeurs ne pouvaient pas retourner en Pologne au domicile qu’ils avaient partagé avec le grand-père de M. Dyszko.
III.
La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire – la Décision de la SAR
[16]
La Décision est datée du 14 août 2018. La SAR a résumé comme suit ce que les demandeurs soutenaient à l’égard de la décision de la SPR :
1. Elle a omis d’énoncer les conclusions de fait et les conclusions quant à la crédibilité sur lesquelles reposait l’analyse de la protection de l’État dans la présente affaire;
2. Elle a effectué son analyse de la protection de l’État dans un vide factuel;
3. Elle s’est fondée sur des éléments de preuve concernant les conditions dans le pays qui étaient sélectifs, généraux et désuets;
4. Elle a omis de mentionner et de considérer adéquatement les documents sur le pays fournis par les appelants;
5. Elle n’a pas articulé clairement les motifs pour lesquels son analyse des mêmes éléments de preuve sur les conditions dans le pays a donné lieu à une conclusion différente de celle tirée par un autre commissaire de la SPR dans une décision récente.
[17]
La SAR a procédé à un examen indépendant du dossier et a conclu que la SPR avait conclu, avec raison, que les demandeurs n’avaient pas su démontrer qu’ils avaient fait des efforts raisonnables pour avoir accès aux services de protection de l’État.
[18]
La SAR a déclaré qu’il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption de protection adéquate de l’État. Pour ce faire, ils devaient fournir des preuves claires et convaincantes de l’incapacité de l’État polonais de les protéger. Le tribunal a souligné qu’il ne suffit pas qu’un demandeur d’asile déclare qu’il s’est adressé à la police et que celle-ci n’a rien fait. La SAR a précisé qu’il faut plutôt que « les appelants fournissent des renseignements à propos des mesures qu’ils ont prises pour obtenir une protection »
.
[19]
La SAR a conclu que la SPR avait fourni des raisons claires et précises pour lesquelles les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Le tribunal a examiné l’analyse de la SPR à l’égard de l’incident de décembre 2014 et le fait que les demandeurs n’ont pas signalé l’incident ou assuré un suivi après que l’hôpital ait alerté la police. La SAR a déclaré que même si la protection d’un État comporte des lacunes ou des faiblesses, un demandeur d’asile ne peut pas simplement faire valoir une crainte subjective; il doit prendre des mesures raisonnables pour se prévaloir des services offerts ou fournir des raisons convaincantes de ne pas le faire. La SAR a estimé que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que les réponses des demandeurs concernant les raisons pour lesquelles ils n’avaient pas demandé de protection n’établissent pas l’incapacité de l’État à fournir sa protection.
[20]
La SAR s’est ensuite penchée sur l’allégation des demandeurs selon laquelle la SPR a omis de prendre adéquatement en compte leurs documents sur leur pays. La SAR a revu la documentation disponible et a conclu que le tribunal de la SPR n’avait commis aucune erreur en accordant plus de poids aux renseignements à jour, objectifs et complets contenus dans le cartable national de documentation (CND) daté de mars 2017, qu’aux documents dépassés et généraux présentés par les demandeurs. La SAR a aussi procédé à un examen indépendant de la preuve au dossier sur le pays et a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle la preuve objective ne réfutait pas la présomption de protection de l’État en Pologne.
[21]
La SAR a conclu que la SPR n’avait pas effectué son analyse de la protection de l’État dans un vide factuel. Le tribunal de la SPR a examiné les circonstances particulières des demandeurs, y compris leurs antécédents professionnels, leurs niveaux de scolarité, le soutien familial et leurs périodes d’emploi à Londres, en Angleterre. La SAR a conclu :
Ce faisait, la SPR a démontré qu’elle avait non seulement considéré les conditions actuelles objectives dans le pays, mais qu’elle avait également analysé les circonstances particulières des appelants et leur défaut de demander une protection, et qu’elle avait conclu à juste titre que les appelants n’avaient pas présenté des éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption de protection adéquate de l’État.
[22]
La SAR a également procédé à une analyse indépendante de la documentation relative au pays, concluant que les Roms qui vivent en Pologne font face à de graves difficultés, mais que le gouvernement « déploie des efforts sérieux pour fournir une protection aux Roms et qu’il obtient des résultats concrets »
.
[23]
Enfin, en ce qui concerne la décision antérieure de la SPR, la SAR a cité l’extrait susmentionné de la décision de la SPR et a conclu que :
Un tribunal de la SPR n’est pas tenu de se conformer au raisonnement ou aux conclusions de fait d’un autre tribunal de la SPR; dans la présente affaire, la SPR a fourni des motifs clairs et détaillés concernant sa propre analyse de la protection de l’État reposant sur les antécédents particuliers des appelants en cause.
IV.
Les questions en litige
[24]
Les demandeurs soulèvent deux questions litigieuses dans la présente demande :
- La SAR a-t-elle appliqué le bon critère pour déterminer si la protection de l’État est adéquate?
- La conclusion de la SAR selon laquelle une protection adéquate de l’État serait offerte aux demandeurs était-elle raisonnable?
V.
La norme de contrôle applicable
[25]
La question de savoir si la SAR a apprécié le caractère adéquat de la protection de l’État selon le critère pertinent est examinée par la Cour selon la norme de la décision correcte, tandis que sa façon d’appliquer le critère aux faits de l’affaire est examinée selon la norme de la décision raisonnable (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 943, au paragraphe 16).
[26]
La norme du caractère raisonnable exige que je respecte la décision de la SAR. La Cour n’interviendra que si la conclusion de la SAR concernant l’existence d’une protection adéquate de l’État pour les demandeurs en Pologne est dépourvue de justification, de transparence et d’intelligibilité ou qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits particuliers à l’affaire des demandeurs et au regard du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).
VI.
Analyse
1. La SAR a-t-elle appliqué le bon critère pour déterminer si la protection de l’État est adéquate?
[27]
Les demandeurs font valoir que la SAR et la SPR ont commis une erreur en appliquant le critère servant à évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État. Les demandeurs citent certains extraits de la décision de la SPR qui, selon eux, montrent que le tribunal de la SPR a peut-être sélectionné le critère approprié, sans toutefois l’avoir appliqué correctement à leur situation.
[28]
Les observations des demandeurs se concentrent sur la décision de la SPR, mais la décision visée par le présent appel est celle de la SAR. Quoi qu’il en soit, je conclus que la SAR et la SPR ont correctement sélectionné et appliqué le critère servant à évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État. Les tribunaux de la SPR et de la SAR ont déclaré qu’il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption d’une protection adéquate de l’État en présentant des éléments de preuve clairs et convaincants de l’incapacité de l’État polonais à protéger ses citoyens. Les tribunaux ont utilisé le critère à plusieurs reprises dans leurs décisions respectives, en établissant un lien entre le critère et la preuve documentaire relative à la Pologne et entre le critère et la preuve présentée par les demandeurs. À mon avis, les observations des demandeurs à l’égard de la sélection et de l’application du critère servant à évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État par la SAR, et en première instance par la SPR, sont plutôt des observations qui remettent en question le caractère raisonnable de la décision de la SAR.
2. La conclusion de la SAR selon laquelle une protection adéquate de l’État serait offerte aux demandeurs était-elle raisonnable?
[29]
Les demandeurs font valoir que la décision est déraisonnable, et ce, pour trois raisons :
1.
L’analyse de la décision de la SPR par la SAR ne tient pas compte du fondement factuel de la demande d’asile des demandeurs et a dénaturé certains aspects de leur preuve.
2.
La SAR n’a pas examiné les aspects opérationnels de la protection de la population rom par le gouvernement polonais en fonction de la preuve documentaire et de la situation des demandeurs.
3.
La SAR et la SPR n’ont pas expliqué leur conclusion concernant le caractère adéquat de la protection de l’État offerte par la Pologne aux demandeurs par rapport à la décision antérieure de la SPR.
[30]
Je vais examiner les deux premières observations des demandeurs conjointement, car elles reposent sur une allégation selon laquelle la SAR n’a pas réalisé son analyse de la protection de l’État en tenant compte des circonstances propres aux demandeurs. J’examinerai ensuite la troisième observation concernant la décision antérieure de la SPR.
Analyse factuelle de la SAR
[31]
Les demandeurs soutiennent que la SAR et la SPR ont évalué le caractère adéquat de la protection de l’État dans un vide factuel. Les demandeurs font valoir que les tribunaux n’ont pas tenu compte de certains incidents qu’ils ont relatés, se concentrant uniquement sur l’agression de décembre 2014 qui a entraîné leur hospitalisation. Les demandeurs soutiennent également que les deux tribunaux ont accordé une importance indue au fait que c’est le personnel de l’hôpital qui a appelé la police en décembre 2014. En outre, les demandeurs soutiennent que la SAR et la SPR ont commis une erreur en ne tenant pas compte de leur explication concernant leur absence de suivi auprès de la police. Enfin, les demandeurs maintiennent que la SAR n’a pas évalué l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État polonais en fonction de leurs circonstances particulières.
[32]
Le défendeur fait valoir que la SAR a expressément tenu compte des observations des demandeurs selon lesquelles la SPR avait rendu sa décision dans un vide factuel. Le défendeur est d’avis que les tribunaux de la SAR et de la SPR ont tenu compte de la situation personnelle des demandeurs lorsqu’ils ont évalué le caractère adéquat de la protection de l’État et ont donné des raisons claires et précises pour lesquelles les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État. Le défendeur soutient que les tribunaux n’ont pas commis d’erreur susceptible de révision en décrivant seulement quelques-uns des incidents soulevés dans l’exposé circonstancié du Fondement de la demande d’asile (FDA) des demandeurs. Le défendeur affirme qu’en confirmant la décision de la SPR, la SAR n’a pas imposé un fardeau déraisonnable aux demandeurs. La SAR a plutôt déclaré à juste titre qu’il incombait aux demandeurs de démontrer qu’ils avaient pris toutes les mesures raisonnables pour obtenir une protection.
[33]
Je conclus que la SAR n’a pas évalué la protection de l’État offerte aux demandeurs dans un vide factuel. Bien que je sois d’accord avec les demandeurs pour dire que les tribunaux de la SAR et de la SPR se sont indûment concentrés sur le fait que l’hôpital, et non les demandeurs, a appelé la police après l’agression de décembre 2014, je suis d’avis que l’analyse de la SAR relativement au défaut des demandeurs de communiquer avec les autorités polonaises était raisonnable lorsqu’elle est examinée globalement.
[34]
La SAR a examiné l’argument des demandeurs selon lequel la SPR a rendu sa décision dans un vide factuel :
[16] En outre, la SAR ne souscrit pas à l’argument des appelants selon lequel la SPR a commis une erreur en effectuant son analyse de la protection de l’État dans un [traduction] « vide factuel ». Dans ses motifs de décision, la SPR a clairement démontré qu’elle avait tenu compte des circonstances particulières des appelants, y compris de leurs antécédents professionnels, de leurs niveaux de scolarité, du soutien familial qui existait toujours en Pologne, de leurs antécédents en matière de résidence et de logement, et de leurs périodes d’emploi et de résidence passées à Londres, en Angleterre. Ce faisait, la SPR a démontré qu’elle avait non seulement considéré les conditions actuelles objectives dans le pays, mais qu’elle avait également analysé les circonstances particulières des appelants et leur défaut de demander une protection, et qu’elle avait conclu à juste titre que les appelants n’avaient pas présenté des éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption de protection adéquate de l’État.
[35]
Les demandeurs affirment que le vide factuel auquel ils font référence est le fait que ni la SPR ni la SAR n’ont examiné les raisons pour lesquelles ils n’ont pas demandé la protection de la police en Pologne. Toutefois, il est clair dans la Décision et la décision de la SPR que les deux tribunaux ont examiné l’explication des demandeurs, mais ont conclu qu’elle ne réfutait pas la présomption de protection de l’État. Plus précisément, la SAR a examiné l’analyse faite par la SPR relativement à l’incident de décembre 2014 et l’explication des demandeurs selon laquelle leur absence de suivi auprès des autorités polonaises était attribuable à leur crainte de représailles et à l’inaction de la police. La SPR a déclaré :
[traduction]
[12] Le tribunal remarque que la police a été appelée lorsque les demandeurs étaient à l’hôpital. Ce sont les autorités de l’hôpital qui ont appelé la police, et non les demandeurs. Le demandeur d’asile a déclaré qu’il avait fourni des renseignements, mais qu’il n’a pas assuré de suivi auprès de la police, car il avait peur de ses agresseurs. Le demandeur d’asile croit que les témoins ne se sont pas manifestés parce qu’ils craignaient les hommes responsables de l’agression et, en l’absence de témoins, il semble que l’affaire ait été classée. Le tribunal n’est pas d’avis que cette situation, ni le fait que personne ne se soit manifesté en raison de l’origine ethnique des demandeurs, constitue un manquement de la part de la police, car il semble plutôt que ce soit la crainte de représailles.
[36]
La SAR a souligné que la SPR avait examiné la raison pour laquelle les demandeurs n’avaient pas demandé réparation à d’autres autorités, au-delà de la police locale. M. Dyszko a déclaré qu’il n’avait pu s’adresser à des autorités supérieures en raison de sa crainte de représailles et de son manque d’éducation. Les demandeurs ont aussi déclaré qu’il n’y avait aucun témoin et qu’ils n’avaient pas revu leurs agresseurs. La SAR a insisté sur les déclarations de la SPR selon lesquelles, même dans les cas où il y a des lacunes dans la protection de l’État, un « demandeur d’asile qui allègue une crainte subjective doit, en l’absence de justification sérieuse, faire des efforts raisonnables pour y avoir accès »
. La SAR a conclu ce qui suit :
[14] La SPR a établi que les appelants n’avaient pas su démontrer qu’ils avaient fait des efforts raisonnables pour avoir accès aux services de protection de l’État. Elle a notamment conclu que les réponses des appelants concernant les raisons pour lesquelles ils n’avaient pas demandé de protection n’établissent pas l’incapacité de l’État à fournir sa protection. Après avoir procédé à un examen indépendant de la preuve, la SAR estime que la SPR n’a pas commis d’erreur dans son analyse ou sa conclusion.
[37]
Bien que l’examen par le tribunal de la SAR de l’explication des demandeurs quant à leur réticence à s’adresser à la police ait été bref, il reflétait la preuve dont il disposait.
[38]
Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte des autres incidents discriminatoires et violents mentionnés dans leur exposé. Le FDA des demandeurs mentionne que des altercations se produisaient au marché là où ils vendaient leurs marchandises. Les demandeurs disent que les responsables de la sécurité n’intervenaient pas, et que si la police se présentait, les témoins possibles étaient introuvables et la police accusait les demandeurs de les appeler sans raison. Les demandeurs affirment que M. Dyszko est souvent rentré à la maison avec des yeux au beurre noir, sans toutefois fournir de précisions sur ces incidents et sans mentionner une intervention de la part de la police ou d’autres autorités.
[39]
Les déclarations des demandeurs concernant les altercations se produisant au marché étaient de nature générale. Il n’est pas clair si les demandeurs ont été eux-mêmes impliqués dans l’une de ces altercations, en particulier celles dans lesquelles la sécurité du marché ou la police fut appelée. Leur preuve ne précise pas qui a appelé la police ni si les demandeurs ont parlé aux policiers. Le seul incident décrit en détail par les demandeurs est l’agression de décembre 2014. Compte tenu du manque d’information concernant les autres incidents mentionnés dans le FDA, je conclus que la SAR n’a pas commis d’erreur en fondant son analyse de la protection de l’État sur l’agression de décembre 2014.
[40]
Les demandeurs soutiennent également que la SAR n’a pas évalué la pertinence opérationnelle de la protection de l’État pour les Roms en Pologne, mais cet argument n’est pas convaincant. La SPR a fait un examen approfondi des volets opérationnels des mesures de protection et des ressources mises à la disposition de la population rom en Pologne. La SAR a examiné l’analyse de l’information figurant dans le CND faite par la SPR et sa réflexion sur les circonstances et les expériences personnelles des demandeurs à la lumière de cette information.
[41]
La SAR a également procédé à sa propre évaluation de la preuve documentaire concernant le traitement de la population rom en Pologne. Le tribunal a examiné les éléments de preuve soumis par les demandeurs relativement à l’agression de décembre 2014 et les raisons pour lesquelles les demandeurs n’ont pas demandé la protection ou l’intervention de la police. La SAR a fait mention de l’origine des demandeurs, de leurs antécédents professionnels, de leurs études et de leurs conditions de vie en Pologne. La SAR a souligné à la fois les efforts déployés par le gouvernement polonais pour assurer la protection et les résultats concrets de ces efforts, comme l’a confirmé la preuve documentaire.
[42]
À mon avis, la SAR n’a pas rendu sa décision dans un vide factuel. Son examen de la preuve documentaire sur la Pologne, de l’exposé circonstancié et de la preuve des demandeurs était transparent et intelligible. Sa conclusion concernant le fait que les demandeurs n’ont pas su réfuter la présomption d’une protection adéquate de l’État reposait sur l’absence de preuve claire et convaincante que les demandeurs avaient fait des tentatives pour obtenir l’aide de la police ou d’autres autorités, à l’exception de la déclaration faire par M. Dyszko à la police à l’hôpital. L’évaluation par la SAR sur le poids à accorder à cette déclaration par rapport aux recours supplémentaires dont disposaient les demandeurs était raisonnable, et son rejet de l’appel des demandeurs faisait partie des conclusions qu’i était possible de tirer quant à l’affaire.
La décision antérieure de la SPR
[43]
En ce qui concerne la décision antérieure de la SPR, les demandeurs soutiennent que les tribunaux de la SAR et de la SPR n’ont pas expliqué adéquatement pourquoi leurs analyses et leurs conclusions sur la protection de l’État différaient de celles de la décision antérieure de la SPR. Ils font valoir que la SAR ne pouvait raisonnablement pas arriver à une conclusion différente quant au caractère adéquat de la protection de l’État en ce qui concerne les Roms en Pologne en se fondant sur la même preuve objective sur le pays. Les avocats des demandeurs ont souligné qu’ils ne contestent pas le fait qu’il est possible que la SPR et la SAR en arrivent à une conclusion différente en fonction des faits qui leur sont présentés, car ils insistent sur la conclusion générale de la décision antérieure de la SPR selon laquelle la protection de l’État n’est pas offerte à la population rom en Pologne. Ils font valoir que l’argument exige une certaine cohérence entre les tribunaux de la SPR et de la SAR.
[44]
J’ai examiné attentivement les observations formulées par les demandeurs à cet égard ainsi que la décision antérieure de la SPR. Je reconnais la distinction faite par les demandeurs entre une conclusion générale quant à la protection de l’État et l’application du critère servant à évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État faite par un décideur aux circonstances d’un cas particulier. Toutefois, je conclus que la SAR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans son traitement de la décision antérieure de la SPR.
[45]
Le caractère adéquat de la protection de l’État dépend fortement des faits particuliers d’une affaire. Il est presque inévitable que le caractère adéquat de la protection offerte dans un pays soit lié à la situation du ou des demandeurs qui se trouvent devant le décideur et à leur capacité d’utiliser les ressources offertes par l’État. En général, le fait de conclure qu’un demandeur d’asile ne peut obtenir une protection adéquate de l’État n’établit pas si cette protection est adéquate pour d’autres demandeurs appartenant au même groupe ou segment de la population d’un pays. L’analyse de la protection de l’État est trop complexe pour se traduire par une réponse unique d’application générale. Un décideur doit commencer son analyse en examinant la nature de l’État en question et ses processus en matière de sécurité et de justice; ensuite, il examine l’efficacité opérationnelle de ces processus dans le contexte du groupe particulier auquel les demandeurs appartiennent, puis, il analyse la capacité des demandeurs d’asile en cause à se prévaloir de la protection offerte par l’État et les mesures qu’ils ont prises pour s’en prévaloir.
[46]
Les demandeurs citent la décision Siddiqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 6 (Siddiqui) à l’appui de leur argument. Toutefois, la nature de la conclusion en cause dans cette affaire contraste fortement avec celle d’une conclusion relative à la protection de l’État. Dans la décision Siddiqui, deux tribunaux de la SPR avaient abordé la même question, à savoir si une section du Mouvement Mohajir Quomi (MQM) se livrait au terrorisme. Dans chaque cas, la conclusion reposait uniquement sur des éléments de preuve documentaire. Dans la décision Siddiqui, la deuxième des deux affaires, la SPR n’a fait aucune mention des conclusions contradictoires de l’autre tribunal. Les parties dans la décision Siddiqui ont confirmé que « l’ensemble de la preuve documentaire dans les deux affaires était le même et que la question à trancher était la même »
(Siddiqui, au paragraphe 14). Bien que le deuxième tribunal de la SPR n’était pas tenu de respecter les conclusions de fait d’un autre tribunal, le juge Phelan a déclaré : « L’omission d’expliquer le fondement de cette conclusion différente nuit à l’intégrité des décisions de la Commission et leur donne un goût d’arbitraire qui n’est sans doute ni voulu, ni acceptable »
(Siddiqui, au paragraphe 19).
[47]
À mon avis, la conclusion concernant le MQM dans la décision Siddiqui était une constatation discrétionnaire et objective qui ne reposait pas sur les faits particuliers présentés à l’un ou l’autre des tribunaux de la SPR. Comme il a été mentionné ci-dessus, une conclusion relative à la protection de l’État est nécessairement liée à la situation des demandeurs d’asile en cause, sauf dans les cas où les conditions dans le pays sont exceptionnelles.
[48]
Le défendeur renvoie à la décision Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251 (Mendoza), à titre d’exemple des circonstances très particulières dans lesquelles la préoccupation au sujet de l’aspect arbitraire est présente dans les décisions relatives à la protection de l’État. Dans la décision Mendoza, la Cour examinait une décision de la SPR dans laquelle la demande d’asile d’un demandeur colombien était refusée. Le frère du demandeur avait déjà obtenu l’asile au Canada. Le juge Zinn a déclaré (Mendoza, aux paragraphes 24 et 25) :
[24] Malgré certaines différences, la demande d’asile de Mauricio était fondée sur les mêmes agents de persécution, la même conduite en matière de recherche de la protection de l’État et, en grande partie, les mêmes faits que ceux se rapportant à la demande d’Edwin. Par surcroît, comme la demande de Mauricio a été accueillie, la SPR a dû conclure que Mauricio ne pouvait obtenir la protection de l’État en Colombie. Comme le soutiennent les demandeurs, à tout le moins, Mauricio se trouvait dans une situation similaire. Toutefois, la décision faisant l’objet du contrôle ne fait nullement mention de la décision favorable rendue par la SPR à l’égard de la demande de Mauricio.
[25] La Cour a conclu qu’il incombait au commissaire de la SPR qui arrive à une conclusion différente de celle rendue par un autre commissaire à l’égard d’une demande présentée par un membre de la famille dans des circonstances similaires d’expliquer les raisons pour lesquelles il est parvenu à une conclusion contradictoire : Mengesha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 431 (CanLII), 184 ACWS (3d) 193, au paragraphe 5; Siddiqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 6 (CanLII), 154 ACWS (3d) 673, aux paragraphes 18 à 20 (Siddiqui).
[49]
Le juge Zinn a ensuite renvoyé à la décision Siddiqui et a déclaré qu’une conclusion différente dans l’affaire dont il était saisi minait l’intégrité des décisions de la SPR et leur donne un goût d’arbitraire.
[50]
En l’espèce, il n’y a aucun chevauchement factuel entre la situation des demandeurs et celle des demandeurs dans la décision antérieure de la SPR. En outre, je souligne que le tribunal dans la décision antérieure de la SPR n’a pas procédé à un examen approfondi des éléments de preuve documentaire existants sur la Pologne. La conclusion du tribunal reposait sur les expériences vécues par les demandeurs en cause.
[51]
Je conclus que la SAR n’a pas commis d’erreur en analysant elle-même la situation des demandeurs par rapport à la documentation objective sur le pays à l’égard du traitement des Roms en Pologne. Dans la Décision, la SAR a tenu compte de la décision antérieure de la SPR et du fait que le tribunal de la SPR s’est appuyé sur Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 510. La SAR a déclaré qu’un tribunal de la SPR n’est pas tenu de suivre le raisonnement ou les conclusions de fait d’un autre tribunal. La SAR a déclaré que « la SPR a fourni des motifs clairs et détaillés concernant sa propre analyse de la protection de l’État reposant sur les antécédents particuliers des appelants en cause »
. En l’absence du type de chevauchement factuel remarqué par le juge Zinn, le caractère adéquat de la protection de l’État doit être évalué dans chaque cas en fonction des faits, des circonstances et de la documentation sur le pays dont dispose le décideur.
VII.
Conclusion
[52]
La demande sera rejetée.
[53]
Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de la certification par les parties et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4388-18
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Elizabeth Walker »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 2e jour de juillet 2019.
Claude Leclerc, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4388-18
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INTITULÉ :
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KATARZYNA JAWOROWSKA ET ROBERT DYSZKO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 4 MarS 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE WALKER.
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
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LE 8 MaI 2019
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COMPARUTIONS :
Milan Tomasevic
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POUR LES DEMANDEURS
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Sally Thomas
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Law Office Of Milan Tomasevic
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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