Date : 20190507
Dossier : T‑1685‑18
Référence : 2019 CF 590
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 7 mai 2019
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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ABDELRAHMAN EL SAYED NADA
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
Le demandeur sollicite une ordonnance de mandamus pour obliger le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) à lui attribuer la citoyenneté canadienne. La seule question en litige consiste à savoir si le ministre a l’obligation publique de lui attribuer la citoyenneté ou si cette obligation est valablement suspendue en attendant l’issue de l’enquête sur la citoyenneté du père du demandeur.
[2]
Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d’avis de rejeter la demande. La décision du ministre de suspendre le traitement de la demande de citoyenneté pendant l’enquête sur la citoyenneté du père du demandeur est raisonnable. À ce titre, le ministre n’a aucune obligation d’agir à caractère public et, par conséquent, le critère relatif à l’octroi du mandamus n’est pas rempli.
II.
Le contexte
[3]
Le demandeur est résident permanent et, le 11 juillet 2014, il a présenté une demande de citoyenneté à titre d’enfant d’un citoyen canadien, en vertu du paragraphe 5(2) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 (la Loi). Le 16 janvier 2015, Citoyenneté et Immigration Canada, dorénavant désigné Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (ci‑après IRCC), a suspendu le traitement de la demande de citoyenneté présentée par le demandeur, en vertu de l’article 13.1 de la Loi, en raison de préoccupations concernant la citoyenneté de son père.
[4]
Le père du demandeur a obtenu la citoyenneté canadienne le 26 février 2002. Selon ce qu’affirme le défendeur, le 8 octobre 2003, IRCC a reçu des renseignements qui ont amené le ministère à engager une procédure de révocation de la citoyenneté contre le père. IRCC a allégué que ce dernier avait omis de déclarer toutes ses absences du Canada au cours des quatre années précédant la date de sa demande de citoyenneté. Il semblerait qu’IRCC ait renvoyé l’affaire afin d’engager la procédure de révocation le 6 novembre 2003. Or, ce n’est que le 19 août 2015 qu’IRCC a informé le père du demandeur de son intention de révoquer sa citoyenneté. IRCC n’a jamais expliqué pourquoi le ministère a attendu près de 12 ans avant d’aviser le père du demandeur de son intention de révoquer sa citoyenneté.
[5]
Le processus administratif de révocation de la citoyenneté qui existait en 2003 a été invalidé par la Cour fédérale en 2017 : Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473. Un nouveau processus a été mis en œuvre par IRCC et le ministère affirme que son enquête sur la citoyenneté du père est toujours en cours.
[6]
Le demandeur est devenu résident permanent en 2004. Le dossier n’indique cependant pas clairement quand il est arrivé au Canada. Comme je l’ai mentionné, ce n’est que le 11 juillet 2014 que le demandeur a présenté une demande de citoyenneté. Sa demande n’a toujours pas été traitée, malgré de multiples requêtes à cet effet, et il n’a pas été informé que le traitement de celle‑ci avait été suspendu en janvier 2015. Cela a été confirmé par IRCC, mais seulement le 5 octobre 2018, après le début de la présente procédure.
III.
La question en litige
[7]
Les questions que les parties ont proposées à la Cour se rattachaient de la question de savoir si, au regard des faits de la présente affaire, le critère relatif à l’octroi du mandamus a été rempli. Je formulerais toutefois la question en litige de manière légèrement différente :
Était‑il raisonnable, de la part du ministre, de suspendre le traitement de la demande de citoyenneté du demandeur en vertu de l’article 13.1 de la Loi pendant l’enquête visant à déterminer si la citoyenneté de son père devrait être révoquée?
IV.
Les dispositions législatives pertinentes
[8]
La Cour fédérale a compétence pour rendre l’ordonnance de mandamus, en vertu des articles 18, 18.1 et 44 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.
[9]
La Loi a été modifiée à plusieurs reprises depuis que le demandeur a présenté sa demande de citoyenneté. Il existe des dispositions transitoires complexes. Dans une décision antérieure, la Cour fédérale a confirmé que, dans une affaire comme celle du demandeur en l’espèce, le paragraphe 5(2) de la Loi s’applique conformément au libellé qui était en vigueur au 10 juin 2015 et en tenant compte l’exigence supplémentaire prévue à l’alinéa 5(2)b) selon le libellé en vigueur au 11 juin 2015 : GPP c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 562 (GPPCF), au paragraphe 32, conf. par 2019 CAF 71 (GPPCAF).
[10]
La Cour fédérale a également confirmé que l’article 13.1 de la Loi, qui est entré en vigueur le 1er août 2014, s’applique rétroactivement aux demandes reçues avant cette date et qui n’ont pas été traitées, par application des dispositions transitoires contenues dans la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, LC 2014, c 22, article 31 : GPPCF, au paragraphe 34.
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Les dispositions pertinentes de la Loi sont libellées de la façon suivante :
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V.
Le critère juridique applicable en l’espèce
A.
L’ordonnance de mandamus
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La Cour d’appel fédérale a énuméré huit conditions préalables à remplir avant qu’une ordonnance de mandamus puisse être rendue : (1) il existe une obligation d’agir à caractère public; (2) l’obligation existe envers le demandeur; (3) il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation; (4) lorsque l’obligation est discrétionnaire, le pouvoir discrétionnaire est limité et il doit être épuisé; (5) le demandeur ne dispose d’aucun recours subsidiaire adéquat; (6) l’ordonnance demandée aura une incidence sur le plan pratique; (7) aucun obstacle n’empêche d’accorder le redressement demandé en regard de l’équité; (8) la balance des inconvénients en matière de commodité est favorable au prononcé de l’ordonnance (Apotex Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 (CAF), aux pages 766‑769).
[13]
Des précisions ont été apportées au sujet de la troisième condition, l’existence d’un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation. Elle exige du demandeur qu’il démontre que toutes les conditions préalables faisant naître l’obligation sont remplies. Elle exige également une demande préalable d’exécution de l’obligation, assortie d’un délai raisonnable pour y donner suite, suivie d’un refus ultérieur, explicite ou implicite (comme un délai déraisonnable) : Apotex, à la page 767.
B.
Le caractère raisonnable de la décision
[14]
Le demandeur soutient, à bon droit selon moi, que dans la mesure où le ministre doit interpréter la Loi sur la citoyenneté, son interprétation est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable a trait à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47. Lorsque les intérêts de la personne en cause sont grands, la rigueur avec laquelle la Cour applique la norme de la décision raisonnable peut être accrue : Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, au paragraphe 36.
VI.
Analyse
[15]
Dans son mémoire des faits et du droit, le demandeur a présenté des arguments pour tous les volets du critère relatif à l’octroi du mandamus. Cependant, puisque la seule question en litige consiste à savoir s’il existe une obligation légale d’agir à caractère public qui incombe au ministre, et qu’il s’agit de la seule question ayant été débattue à l’audience je n’examinerai que ce volet du critère.
[16]
En ce qui concerne l’obligation légale d’agir à caractère public, le demandeur soutient que l’emploi de l’indicatif présent (« attribue »
) au paragraphe 5(2) de la Loi sur la citoyenneté impose au ministre l’obligation impérative d’attribuer la citoyenneté à l’enfant mineur : Loi d’interprétation, LRC 1985, c I‑21, article 11. Étant donné que le demandeur répond à toutes les conditions, le ministre doit lui attribuer la citoyenneté.
[17]
Le défendeur soutient au contraire qu’il n’existe aucune obligation d’agir à caractère public incombant au ministre, puisque le traitement de la demande de citoyenneté en cause a été valablement suspendu en vertu de l’article 13.1 de la Loi, en raison de l’enquête en cours sur la révocation de la citoyenneté visant le père du demandeur. Le demandeur ne conteste pas qu’une suspension valide empêcherait le prononcé d’une ordonnance de mandamus; il soutient plutôt que la suspension en l’espèce est ultra vires et constitue un abus de procédure.
[18]
Le demandeur soutient que la suspension est ultra vires du fait que l’article 13.1 trouve application dans trois cas, dont aucun ne le concerne. Nul ne prétend que les articles 20 ou 22 s’appliquent au demandeur. Par ailleurs, aucune enquête n’est en cours pour décider s’il devrait faire l’objet d’une procédure d’interdiction de territoire ou d’une mesure de renvoi. Le demandeur n’a pas été inclus dans la demande de citoyenneté présentée par son père et il ne lui sera pas reproché d’avoir indirectement fait quelque fausse déclaration que ce soit en ce qui a trait aux allégations de fausses déclarations alléguées contre son père. Par conséquent, une conclusion selon laquelle son père a fait de fausses déclarations n’entraînera pas la tenue d’une enquête visant à déterminer si le demandeur est interdit de territoire.
[19]
Ainsi, le demandeur soutient qu’il est possible d’établir une distinction entre la présente affaire et la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1171, au paragraphe 41, où la Cour a conclu qu’il était raisonnable de suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté en vertu de l’article 13.1 durant le cours d’une enquête concernant de fausses déclarations faites par un parent du demandeur.
[20]
Le demandeur fait valoir qu’aucune enquête n’est nécessaire pour décider s’il satisfait aux exigences de citoyenneté. Il prétend que, selon une interprétation grammaticale et ordinaire, les termes « remplit […] les conditions »
à l’article 13.1 doivent signifier le présent au moment de sa demande. À l’époque, selon lui, il satisfaisait incontestablement aux exigences, puisque la citoyenneté de son père était toujours valide. Selon le demandeur, IRCC se préoccupe de ce qui pourrait se produire à l’avenir, c’est‑à‑dire si la citoyenneté de son père était révoquée.
[21]
Bien qu’il semble étrange, à première vue, que le demandeur n’ait pas été informé avant le début de la présente instance, par IRCC, que le traitement de sa demande avait été suspendu, la Cour a conclu que le ministère n’est pas tenu de donner un avis dans un tel cas : Niu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 520, au paragraphe 12. De plus, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’existe pas d’obligation d’agir à caractère public lorsque le traitement d’une demande est valablement suspendu : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2017 CAF 44, au paragraphe 27; voir aussi Niu, au paragraphe 3.
[22]
Le demandeur exhorte la Cour à suivre le raisonnement exposé dans la décision Godinez Ovalle c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 935, aux paragraphes 65‑66, où elle jugé que l’article 13.1 ne pouvait être invoqué pour suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté en attendant l’issue d’une procédure sur la perte de statut visant à décider si un demandeur satisfait aux exigences de citoyenneté.
[23]
Dans la décision Niu, la Cour a conclu qu’elle ne pouvait introduire, par voie d’interprétation, une restriction à l’article 13.1 selon laquelle la disposition ne pouvait s’appliquer que lorsque le demandeur faisait l’objet d’une enquête. De plus, la Cour a fait remarquer que le droit des parents à la citoyenneté peut être pertinent pour décider si un demandeur « remplit […] les conditions »
prévues par le régime de la Loi sur la citoyenneté : Niu, au paragraphe 5. Le raisonnement de la Cour, dans la décision Niu, ne s’appuyait pas sur la décision Chen, contrairement à ce qu’affirme le demandeur. Elle a plutôt utilisé la décision Chen pour illustrer un exemple de situation qui pourrait survenir. Dans la décision Godinez Ovalle, l’analyse de l’article 13.1 n’était pas nécessaire pour les besoins de la cause et les observations de la Cour à ce titre constituaient donc des remarques incidentes. Par souci de courtoisie judiciaire, je ne vois aucune raison de faire davantage valoir la décision Godinez Ovalle plutôt que Niu, cette dernière étant plus récente.
[24]
En ce qui concerne la question de savoir si la suspension constitue un abus de procédure, le demandeur soutient que c’est en octobre 2003 qu’IRCC a reçu pour la première fois des renseignements au sujet des fausses déclarations alléguées et que rien ne prouve qu’une enquête approfondie a été amorcée. Il affirme qu’il serait abusif d’intenter une procédure de révocation contre son père, dont la capacité à réfuter les allégations qui pèsent contre lui serait réduite en raison du temps qui s’est écoulé. Que cela soit vrai ou non, il s’agit d’un argument que pourrait faire valoir son père dans le cadre de l’enquête sur sa citoyenneté. À mon avis, cet argument n’appuie pas la demande d’ordonnance de mandamus en l’espèce.
[25]
Bien qu’un retard déraisonnable puisse justifier l’octroi du mandamus, il n’appartient pas à la Cour de déterminer la durée d’une enquête. Dans la décision Hassouna, la Cour a reconnu que le système de révocation de la citoyenneté d’IRCC avait subi des pressions considérables à la suite d’une vaste enquête sur un stratagème de fraude en 2009, alors qu’il était déjà surchargé. Le nombre de dossiers et les modifications à la loi ont pu être la cause de retards malheureux. Mais, en l’espèce, le demandeur sollicite une ordonnance de mandamus pour accélérer le traitement de sa demande de citoyenneté, et non l’enquête visant son père.
[26]
En somme, au vu du dossier dont je suis saisi, je suis convaincu que le ministre a raisonnablement suspendu la demande de citoyenneté du demandeur en vertu de l’article 13.1 de la Loi pendant l’enquête visant à décider si la citoyenneté du père devrait être révoquée. Aucune obligation d’agir à caractère public n’exige l’ordonnance de mandamus et, par conséquent, je dois rejeter la présente demande.
VII.
La question à certifier
[27]
Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, bien qu’elles aient eu l’occasion de le faire. Elles ont été informées que la Cour fédérale, dans la décision GPPCF, avait récemment certifié une question concernant l’application rétroactive de l’article 13.1. Il s’agissait de la question suivante, certifiée par la juge Roussel :
Est‑ce que l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, permet au ministre de suspendre une demande de citoyenneté présentée avant le 1er août 2014 et dont il n’a pas été décidé définitivement avant cette date?
[28]
L’appel a été entendu devant la Cour d’appel fédérale le 4 avril 2019. Les juges ont répondu à la question par l’affirmative dans des motifs unanimes : GPPCAF.
[29]
Rien ne m’amène à certifier une question en l’espèce.
JUGEMENT dans le dossier T‑1685‑18
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 8e jour de juin 2019
Léandre Pelletier‑Pépin
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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t‑1685‑18
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INTITULÉ :
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ABDELRAHMAN EL SAYED NADA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 18 mars 2019
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MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
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Le juge mosley
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DATE DES MOTIFS :
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Le 7 mai 2019
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COMPARUTIONS :
Naseem Mithoowani
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POUR LE DEMANDEUR
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Kevin Doyle
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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