Date : 20190506
Dossier : IMM-4922-18
Référence : 2019 CF 583
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 6 mai 2019
En présence de madame la juge Walker
ENTRE :
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SERGO GAPRINDASHVILI
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, Sergo Gaprindashvili, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.
[2]
Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.
I.
Le contexte
[3]
Le demandeur est un citoyen de la Géorgie. Il a quitté la Géorgie le 22 avril 2011 pour se rendre en France, où il a vécu pendant 15 mois avant de partir pour le Canada. Le demandeur est arrivé au Canada le 18 août 2012.
[4]
La demande d’asile du demandeur est fondée sur l’exposé des faits suivant. Je fais remarquer que la question déterminante pour la SPR était la crédibilité du demandeur et que de nombreux aspects de l’exposé des faits sont contestés.
[5]
Le demandeur est chrétien. Sa conjointe de fait, Lika Mamiashvili, est musulmane. Ensemble, ils ont eu deux enfants, un fils né en 2002 et une fille née en 2011. Les parents de Mme Mamiashvili s’opposent fermement au mariage du couple et ont exercé à maintes reprises des pressions sur le demandeur pour qu’il se convertisse à l’islam. Ils se sont opposés à ce que le fils du demandeur prenne le nom du demandeur à moins que ce dernier n’accepte de se convertir. Afin d’enregistrer son fils en utilisant son nom, le demandeur a convenu de se convertir à l’islam, mais ne l’a finalement pas fait.
[6]
Le 1er septembre 2009, le demandeur, son épouse et leur fils ont quitté leur maison de Gurjaani, en Géorgie, pour aller vivre à Tbilissi, la capitale, où le demandeur a travaillé dans une entreprise de porcelaine et a fréquenté une église orthodoxe chrétienne. Le demandeur allègue que son beau‑père et son beau‑frère se sont rendus à Tbilissi avec l’intention de séparer le couple, faisant encore une fois pression sur le demandeur pour qu’il se convertisse à l’islam. Le demandeur a refusé et, en juin 2010, il a ramené les membres de sa famille à Gurjaani, chez ses parents, afin de les mettre à l’abri de la pression exercée par sa belle‑famille pour qu’il se convertisse.
[7]
L’employeur du demandeur a par la suite mis fin à ses activités. Le demandeur et son cousin ont pris la décision d’ouvrir une entreprise. Pour ce faire, ils ont emprunté 30 000 $ à Kakha Argvliani, qui est, selon le demandeur, un homme influent ayant des liens avec la police. Toutefois, la marchandise du demandeur importée de Turquie par une entreprise de déménagement a été interceptée et mise sous séquestre par les autorités géorgiennes. En conséquence, le demandeur et son cousin ont perdu leur argent et n’ont pas été en mesure de rembourser le prêt consenti. Le cousin du demandeur a indiqué qu’il allait vendre sa maison pour rembourser le prêt, mais qu’il avait besoin de temps pour ce faire. Le demandeur allègue que, dans l’intervalle, son beau‑père a découvert qu’il était incapable de rembourser son prêt, et il a dit à M. Argvliani que le prêt ne serait pas remboursé. À partir du mois d’octobre 2010, les deux hommes ont agi de concert pour rendre la vie du demandeur cauchemardesque.
[8]
Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur allègue que M. Argvliani a envoyé des membres de sa belle‑famille chez lui, où ils ont critiqué vigoureusement et battu le demandeur jusqu’à ce qu’il perde connaissance et doive être hospitalisé. Le père du demandeur, qui n’était pas présent lors de l’agression, s’est rendu à l’hôpital et a dit qu’il porterait plainte à la police. Le demandeur affirme que la police a refusé de l’aider étant donné les liens de M. Argvliani avec celle‑ci.
[9]
Le demandeur allègue également qu’il a été kidnappé en décembre 2010 par trois inconnus qui l’ont amené hors du village où il habitait. Alors qu’ils approchaient d’une forêt, il a aperçu son beau‑père et son beau‑frère. Ils lui ont demandé de se convertir à l’islam s’il voulait qu’ils lui viennent en aide. Il a refusé et a été battu sauvagement. Le demandeur affirme qu’il a également été agressé et battu le 2 janvier 2011 et le 16 février 2011. À la suite de ce dernier incident, il a décidé de quitter la Géorgie.
II.
La décision contestée
[10]
La décision contestée est datée du 11 septembre 2018. La SPR a présenté l’exposé des faits décrit ci‑dessus et a déclaré ce qui suit :
[traduction]
[9] Le tribunal a eu de la difficulté à obtenir un témoignage cohérent de la part du demandeur. Celui‑ci a répondu aux questions de façon vague, évasive, contradictoire et confuse. Son témoignage manquait de spontanéité lorsqu’on lui a posé des questions sans suivre la séquence des événements. Le tribunal a tenu compte des deux parties de l’exposé du demandeur. La première partie était consignée dans son FRP, soumis à la CISR le 17 septembre 2012, et la seconde partie a été soumise le 24 juillet 2018. Le tribunal a également fait référence aux notes d’entrevue au point d’entrée.
[11]
Le tribunal a conclu que la demande d’asile du demandeur reposait sur deux facteurs : (1) les problèmes du demandeur avec sa belle‑famille en raison du fait qu’il est chrétien et que sa conjointe est musulmane; et (2) la collusion de sa belle‑famille avec M. Argvliani, le prêteur, et la violence qui en a résulté, perpétrée par son beau‑père, son beau‑frère et M. Argvliani. La SPR n’a cru ni l’une ni l’autre des affirmations du demandeur.
La question de la religion
[12]
Pour la SPR, la question centrale était le fait que dans les notes au point d’entrée et dans sa discussion avec l’agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), le demandeur n’a jamais mentionné qu’il avait quitté la Géorgie en raison de problèmes religieux. L’agent de l’ASFC a longuement interrogé le demandeur au sujet des problèmes qui l’ont amené à quitter la Géorgie; ce dernier a répondu qu’il avait des problèmes avec les [traduction] « autorités criminelles »
. Après un interrogatoire soutenu, l’agent de l’ASFC a indiqué au demandeur que ses réponses étaient délibérément vagues et qu’il était tenu par la loi de répondre aux questions qu’il lui posait. Le demandeur a déclaré qu’il répondait aux questions de l’agent et il a répété que ses problèmes en Géorgie découlaient des autorités criminelles, qu’il a décrites comme des gens autoritaires qui exerçaient un contrôle sur la situation. Le demandeur a déclaré que ses problèmes découlaient du fait qu’il avait emprunté beaucoup d’argent qu’il n’était pas en mesure de rembourser.
[13]
La SPR a souligné que le demandeur n’avait pas mentionné à l’agent de l’ASFC la question de la religion ou les pressions exercées par sa belle‑famille pour qu’il se convertisse à l’islam, bien que l’agent lui ait demandé précisément pourquoi il craignait d’être persécuté en Géorgie. Lorsque le tribunal l’a confronté au sujet de cette omission, le demandeur a déclaré qu’il avait voulu être bref et qu’il avait l’intention de raconter son histoire plus tard. La SPR a conclu qu’il s’agissait d’une omission importante étant donné que la question de la religion était au cœur de sa demande fondée sur l’article 96 :
[TRADUCTION]
[16] Le tribunal a conclu que le demandeur d’asile avait inventé le récit ayant trait à la gravité de ses problèmes liés à la religion, si de tels problèmes existent, puisqu’il n’a pas indiqué à l’ASFC qu’ils constituaient la raison pour laquelle il était persécuté. Il s’agit d’une omission importante, étant donné que son allégation selon laquelle il est un « réfugié au sens de la Convention » est fondée sur la religion. La preuve factuelle de l’ASFC contredit son explication selon laquelle on lui a dit d’être bref, alors qu’au contraire, on lui a demandé d’être explicite. Si la persécution religieuse constitue en fait l’un des deux motifs pour lesquels le demandeur a quitté la Géorgie, le tribunal n’a pas jugé crédible que le demandeur ne l’ait pas mentionné à son arrivée à la frontière.
La question de la dette
[14]
La SPR a relaté les déclarations du demandeur selon lesquelles le prêt en question a été contracté au deuxième semestre de 2010 et que, le 20 octobre 2010, son beau‑père a dit à M. Argvliani que le prêt ne lui serait pas remboursé. En conséquence, le demandeur a été agressé verbalement et battu par des membres de sa belle‑famille et d’autres personnes agissant de connivence avec M. Argvliani.
[15]
La SPR a fait remarquer que le cousin du demandeur avait déclaré qu’il vendrait sa maison pour rembourser le prêt, mais que cela prendrait un certain temps. Le tribunal a pris acte de la lettre du cousin à cet effet déposée au dossier et a déclaré que, en supposant que l’on avait bel et bien consenti un prêt au demandeur et à son cousin, si ce dernier vendait sa maison pour rembourser le prêt, le prêteur n’aurait alors plus aucune raison de poursuivre le demandeur.
[16]
La SPR a ensuite fait référence à la preuve documentaire du demandeur, constituée de lettres de membres de la famille et d’amis du demandeur en Géorgie, ainsi que de rapports médicaux. Le tribunal a déclaré qu’il ne remettait pas en question les dossiers médicaux du demandeur, mais qu’il ne croyait toutefois pas que les blessures relatées dans les dossiers aient été causées par des membres de sa belle‑famille en vue de l’inciter à se convertir à l’islam. Il existait des doutes quant à la cause des blessures du demandeur : le demandeur a dit à l’agent de l’ASFC que ses blessures lui avaient été infligées par les autorités criminelles qui le poursuivaient en Géorgie, alors qu’il a déclaré devant la SPR qu’elles avaient été infligées par les personnes qui lui ont prêté de l’argent et les membres de sa belle‑famille. La SPR n’a pas remis en question les blessures documentées dans les rapports médicaux, mais elle n’a pas accordé de valeur probante aux rapports en ce qui concerne la cause des blessures.
Le séjour en France
[17]
La SPR a examiné brièvement le long séjour du demandeur en France avant sa venue au Canada. Le tribunal n’a pas retenu l’explication du demandeur selon laquelle il attendait qu’on lui délivre des documents avant de partir. La SPR a fait remarquer que même si le demandeur n’était pas tenu de demander l’asile à la première occasion, il est demeuré en France pendant plus d’un an. Compte tenu de la durée du séjour temporaire et du fait que la France est signataire de la Convention de Genève, le tribunal a conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur ait cherché à obtenir l’asile en France.
[18]
En conclusion, étant donné l’absence générale de crédibilité du demandeur, la SPR ne croyait pas qu’il courait un risque grave de persécution religieuse en Géorgie. En ce qui concerne la question de savoir si le demandeur était une personne à protéger, le tribunal a analysé sa demande et a conclu qu’il n’était exposé ni à une menace à sa vie, ni à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, et qu’il n’était pas non plus une personne à protéger au sens de la LIPR.
III.
Les questions en litige
[19]
Le demandeur soulève quatre arguments pour contester le caractère raisonnable de la décision :
La SPR a‑t‑elle commis une erreur en s’appuyant sur des omissions dans les notes au point d’entrée pour tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité?
La SPR a‑t‑elle omis de tenir compte de certains éléments de preuve?
La SPR a‑t‑elle effectué une analyse sans nuance de la preuve?
La SPR a‑t‑elle commis une erreur en traitant le défaut du demandeur de présenter une demande d’asile en France comme une question déterminante?
IV.
La norme de contrôle
[20]
En général, les conclusions de fait de la SPR et son application du droit à ces faits pour déterminer si le demandeur est un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger sont susceptibles de contrôle selon le caractère raisonnable. Plus précisément, il est bien établi que les conclusions de la SPR concernant la crédibilité du demandeur doivent être examinées par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Behary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 794, au paragraphe 7; Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 22 (Rahal); Aguebor c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732, au paragraphe 4, 160 NR 315 (CAF)). Le contrôle des conclusions que tire un tribunal administratif en matière de crédibilité selon la norme de la décision raisonnable m’oblige à faire preuve d’une grande réserve à leur égard, sachant que « le rôle de la Cour est très limité, étant donné que le tribunal a eu l’occasion d’entendre les témoins, d’observer leur comportement et de relever toutes les nuances et contradictions factuelles contenues dans la preuve »
(Rahal, au paragraphe 42).
V.
Analyse
1.
La SPR a‑t‑elle commis une erreur en s’appuyant sur des omissions dans les notes au point d’entrée pour tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité?
[21]
Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable quant à sa crédibilité du fait qu’il n’a pas fait référence à la persécution religieuse (ou aux membres de sa belle‑famille en tant qu’agents de persécution) dans son entrevue au point d’entrée. Il affirme ne pas avoir fourni cette information parce qu’il croyait qu’il aurait la possibilité de donner des détails sur sa demande d’asile lors de son audience devant la SPR. Le demandeur renvoie à la question 43 du formulaire qu’il a rempli à l’aéroport à son arrivée au Canada :
Pourquoi demandez‑vous l’asile au Canada? Veuillez répondre en quelques mots. Vous pourrez expliquer tous les faits relatifs à votre demande d’asile dans un formulaire à l’intention de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.
[22]
Le demandeur s’appuie également sur le fait que, lors de son entrevue avec l’agent de l’ASFC, on lui a posé un certain nombre de questions relativement aux personnes qu’il craignait en Géorgie et aux motifs de sa crainte. Lorsque le demandeur a demandé à l’agent de l’ASFC s’il voulait connaître tous les détails de son récit, l’agent a répondu : [traduction] « Oui, veuillez en faire un résumé pour mon bénéfice »
.
[23]
Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour la SPR de mettre en cause sa crédibilité à l’égard de l’ensemble de sa demande d’asile en se fondant sur une seule omission lors de son entrevue au point d’entrée.
[24]
La jurisprudence de la Cour établit que la SPR peut prendre en considération les déclarations d’un demandeur aux autorités de l’immigration au point d’entrée (Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 856, au paragraphe 15). Une ou plusieurs omissions et incohérences importantes dans les notes au point d’entrée concernant un demandeur, dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile et dans le témoignage oral du demandeur à une audience de la SPR peuvent constituer le fondement d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité lorsque ces omissions ou incohérences sont au cœur de la demande d’asile (Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601, au paragraphe 20). La SPR doit évaluer la nature de l’omission ou de l’incohérence et son incidence sur la demande d’asile du demandeur (Shatirishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 407, aux paragraphes 29 et 30) :
[29] Il est aussi loisible à la Commission de fonder ses conclusions concernant la crédibilité sur des omissions et des contradictions entre les notes prises au PDE, les FRP et le témoignage d’un demandeur à l’audience (Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 (CA); Kaleja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 668, au paragraphe 18).
[30] Cependant, les omissions ne sauraient toutes justifier une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Dans la décision Naqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 282, la Cour s’exprimait en ces termes au paragraphe 23 : « Pour juger de l’importance de l’omission, il faut examiner sa nature, ainsi que le contexte dans lequel est présenté le nouveau renseignement. »
[25]
Je conclus que la SPR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle considéré comme étant un facteur déterminant dans son évaluation de la crédibilité le fait que le demandeur n’a pas mentionné le conflit religieux avec sa belle-famille dans son entrevue au point d’entrée. La SPR a raisonnablement caractérisé le défaut du demandeur de mentionner la persécution religieuse comme une omission importante. La demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 96 était fondée sur la persécution religieuse aux mains de sa belle‑famille; le demandeur n’a toutefois pas laissé entendre que le fait qu’il soit chrétien et que son refus de céder aux pressions exercées sur lui par sa belle‑famille pour qu’il se convertisse à l’islam entraient en ligne de compte dans sa demande. Son omission ne relevait pas du détail ou de la nuance. Les renseignements omis, notamment les risques auxquels il aurait prétendument été exposé en Géorgie, étaient essentiels à la caractérisation de sa demande (Seenivasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1410, aux paragraphes 19 à 25).
[26]
La persécution alléguée du demandeur par sa belle‑famille en raison de son refus de se convertir à l’islam est à l’origine de ses difficultés en Géorgie. Les pressions religieuses et les enlèvements et sévices subséquents découlaient tous des agissements de son beau‑père et de son beau‑frère. En outre, les actes de sa belle‑famille ont été à l’origine de la violence attribuable à M. Argvliani. Le demandeur allègue que son beau‑père a non seulement été à l’origine de la violence orchestrée par M. Argvliani, mais qu’il y a également participé. Bien que le demandeur déclare dans son affidavit à l’appui de la présente demande que M. Argvliani est plus influent que son beau‑père et qu’il constitue la principale menace pour lui en Géorgie, cette déclaration est contredite par ses récits antérieurs axés sur la persécution religieuse exercée par la famille de son épouse.
[27]
Le demandeur soutient qu’on lui a demandé d’être bref dans son exposé des motifs de sa venue au Canada et de résumer sa situation. J’aimerais formuler deux remarques à ce sujet. Tout d’abord, j’abonde dans le même sens que le défendeur lorsqu’il affirme qu’il y a une différence entre être bref et omettre dans son intégralité l’un des deux éléments essentiels de la demande. Ensuite, l’agent de l’ASFC a demandé à plusieurs reprises au demandeur d’énoncer les motifs pour lesquels il avait quitté la Géorgie. Les instructions écrites figurant dans le formulaire au point d’entrée ne sauraient servir de justification au fait que le demandeur a répondu de manière vague.
2.
La SPR a‑t‑elle omis de tenir compte de certains éléments de preuve?
[28]
Le demandeur soutient que, bien que la SPR ait fait référence aux rapports médicaux et au certificat de décès de son père déposés dans le cadre de sa preuve documentaire, le tribunal n’a pas examiné les huit lettres à l’appui présentées par les membres de sa famille et ses amis ni ne leur a accordé de poids. Le demandeur affirme que les lettres sont importantes en ce qui concerne les faits en cause. Il soutient que le tribunal était tenu d’examiner ces éléments de preuve de façon significative.
[29]
Le défendeur soutient que le demandeur n’a fourni aucune indication selon laquelle la SPR n’a pas tenu compte des lettres. Il soutient que la présomption selon laquelle le décideur a examiné l’ensemble du dossier n’a pas été réfutée. Le défendeur cite le jugement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, pour faire valoir que la SPR n’était pas tenue de commenter chaque élément de preuve dont elle était saisie.
[30]
Je conclus que la SPR n’a pas fait abstraction des lettres soumises par le demandeur, mais que le tribunal n’était pas non plus tenu d’examiner chacune des lettres individuellement (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16; Kakurova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 929, au paragraphe 18). La jurisprudence établit qu’un tribunal administratif n’est pas tenu de faire référence à chaque élément de preuve contraire ou de traiter chaque argument présenté. En l’espèce, la SPR a fait référence aux [traduction] « innombrables lettres de la Géorgie »
et a examiné le contenu de la lettre écrite par le cousin et associé du demandeur. Le tribunal a également fait référence au certificat de décès du père du demandeur qui était joint à la lettre de sa mère. À mon avis, la décision rendue par le tribunal atteste que celui‑ci était au courant de l’existence des lettres et qu’il les avait examinées.
[31]
La SPR a évalué les dossiers médicaux présentés par le demandeur. Le tribunal a admis le contenu des dossiers et les blessures que le demandeur a subies. Le demandeur cite à l’appui de sa thèse un extrait de la décision Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, mais l’extrait en question portait sur l’évaluation par le décideur de l’authenticité des affidavits présentés par le demandeur. En l’espèce, la SPR n’a pas remis en question l’authenticité des documents déposés.
3.
La SPR a‑t‑elle effectué une analyse sans nuance de la preuve?
[32]
Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans l’approche qu’elle a adoptée en déterminant au départ qu’il n’était pas crédible pour ensuite conclure que sa preuve n’appuyait pas sa demande d’asile. Comme je l’ai indiqué dans la section précédente, le demandeur a présenté huit lettres et un certain nombre de dossiers médicaux en tant qu’éléments de preuve documentaire. Le demandeur reconnaît qu’aucune conclusion défavorable n’a été tirée au sujet de la fiabilité ou de l’authenticité des documents déposés, mais il soutient qu’on ne leur a pas accordé de poids parce que la SPR avait déterminé qu’il n’était pas crédible. Le demandeur soutient que ce type d’approche a été rejeté par la Cour (Mahamoud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1232, aux paragraphes 18 à 22; Turcios c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 318, aux paragraphes 23 et 24).
[33]
Le défendeur prétend pour sa part que la conclusion de la SPR quant à l’absence de crédibilité du demandeur était justifiable. Le tribunal n’a pas contesté les rapports médicaux; toutefois, il n’a accordé aucun poids à la cause des blessures du demandeur, parce que les explications à ce sujet ont été données par le demandeur et étaient vagues. En ce qui concerne les lettres, le tribunal en a pris acte, mais elles n’ont pas permis de réfuter la décision défavorable quant à la crédibilité (Kivalo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 728, aux paragraphes 47 à 49 (Kivalo); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381, aux paragraphes 2 et 3 (Sellan)).
[34]
Les dossiers médicaux du demandeur ont été examinés par la SPR et admis comme étant authentiques, tout comme le certificat de décès de son père. La décision du tribunal de ne pas leur attribuer de valeur probante pour ce qui est de la façon dont les blessures documentées se sont produites était raisonnable, car les dossiers comportaient peu de renseignements précis à ce sujet et l’information était basée sur les déclarations du demandeur. Dans la décision Kivalo, la juge Kane s’est penchée sur la question des blessures rapportées par un demandeur et des dossiers médicaux et a conclu dans cette affaire que la déclaration faite par la demanderesse au personnel médical quant à la cause de ses blessures « ne peut pas corroborer ses autres récits, que la SAR a pris en compte et jugés non crédibles »
(Kivalo, au paragraphe 49). Le même raisonnement s’applique en l’espèce puisque la SPR a effectué une analyse semblable des dossiers médicaux du demandeur, en établissant une distinction entre la description des blessures figurant dans les dossiers et l’explication de leur cause fournie par le demandeur.
[35]
Les observations du demandeur portent principalement sur le contenu des lettres de membres de sa famille et de ses amis. La SPR a admis le contenu de la lettre fournie par le cousin du demandeur, car elle exposait les détails de leurs rapports avec M. Argvliani. Les autres lettres peuvent être regroupées comme suit : des lettres du père, de la mère et de l’épouse du demandeur, qui traitent du conflit religieux avec la famille de l’époux et de la violence perpétrée par M. Argvliani; des lettres de deux voisins du père du demandeur qui font état de rencontres chargées de colère entre le demandeur et des membres de sa belle‑famille ainsi que des inconnus; et des lettres de deux autres personnes, une qui affirme que le demandeur a vécu clandestinement dans sa maison en 2011 et l’autre qui affirme que les membres de la belle‑famille du demandeur se sont présentés chez ses parents en 2018 à la recherche du demandeur.
[36]
J’estime que la SPR n’a pas commis d’erreur dans son traitement des lettres à l’appui présentées par le demandeur. La jurisprudence établit clairement qu’une conclusion défavorable valide quant à la crédibilité suffit pour statuer sur une demande en l’absence d’éléments de preuve indépendants et crédibles (Sellan, au paragraphe 3). Dans la jurisprudence citée par le demandeur, la preuve en question provient de sources indépendantes (un rapport de police, un article de journal, un certificat de mariage). La preuve documentaire en l’espèce est constituée en partie de lettres de membres de la famille du demandeur qui ont un intérêt direct dans son dossier. Il ne s’agit pas d’une preuve indépendante et objective. Si les autres lettres en question fournissent des renseignements sur les agressions dont le demandeur a été victime, elles ne corroborent toutefois pas la persécution religieuse alléguée qui était essentielle à la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité.
4.
La SPR a‑t‑elle commis une erreur en traitant le défaut du demandeur de présenter une demande d’asile en France comme une question déterminante?
[37]
Le demandeur soutient que la SPR a traité à tort le défaut de celui‑ci de demander l’asile en France comme une question déterminante, contrairement à la jurisprudence de la Cour et de la Cour d’appel fédérale.
[38]
Le défendeur soutient qu’il est bien établi en droit que le défaut de demander l’asile dans un pays signataire de la Convention de Genève, comme la France, sans explication adéquate, est un facteur pertinent dans l’évaluation d’une demande d’asile (Garavito Olaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 913, aux paragraphes 52 à 55 (Garavito Olaya)). Le défendeur soutient également que le défaut du demandeur de demander l’asile en France n’a pas été déterminant à l’égard de sa demande.
[39]
En ce qui concerne le séjour du demandeur en France, la SPR a déclaré ce qui suit :
[traduction]
[23] Le tribunal tire une conclusion défavorable, ce qui remet en question le récit du demandeur d’asile. Le tribunal estime que le demandeur voulait venir au Canada et qu’il a inventé un récit, qui était incohérent par rapport à ses déclarations à l’ASFC et à l’exposé des faits figurant dans son FRP.
[40]
Je conclus que la SPR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lors de son examen du défaut du demandeur de demander l’asile en France. Lorsqu’une personne n’est pas en mesure de justifier sa lenteur à présenter une demande d’asile, celle-ci peut être déclarée irrecevable, même si les déclarations de son auteur sont jugées par ailleurs crédibles (Garavito Olaya, au paragraphe 53). En l’espèce, le demandeur est resté en France pendant plus d’un an. Le tribunal a conclu que son explication du retard, à savoir qu’il attendait qu’on lui délivre des documents, ne tenait pas la route. Je ne vois aucun motif justifiant l’intervention de la Cour à cet égard.
[41]
En outre, la conclusion de la SPR n’était pas déterminante à l’égard du refus de la demande d’asile du demandeur. La conclusion défavorable du tribunal en matière de crédibilité reposait principalement sur le fait que le demandeur n’a pas mentionné la persécution religieuse dans son entrevue au point d’entrée. Son défaut de demander l’asile en France ne représentait qu’un facteur secondaire.
VI.
Conclusion
[42]
La demande sera rejetée.
[43]
Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑4922‑18
LA COUR STATUE :
1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Elizabeth Walker »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 25e jour de juillet 2019
Julie Blain McIntosh
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑4922‑18
|
INTITULÉ :
|
SERGO GAPRINDASHVILI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 24 AVRIL 2019
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE WALKER
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 5 maI 2019
|
COMPARUTIONS :
David Yerzy
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Nicole Rahaman
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
David Yerzy
Avocat
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|