Date : 20190416
Dossier : T‑1542‑12
Référence : 2019 CF 462
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 16 avril 2019
En présence de monsieur le juge Harrington
ENTRE :
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LE CHEF SHANE GOTTFRIEDSON, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DE TOUS LES MEMBRES DE LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC ET LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC, LE CHEF GARRY FESCHUK, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DE TOUS LES MEMBRES DE LA BANDE INDIENNE DE SECHELT ET LA BANDE INDIENNE DE SECHELT, VIOLET CATHERINE GOTTFRIEDSON, DOREEN LOUISE SEYMOUR, CHARLOTTE ANNE VICTORINE GILBERT, VICTOR FRASER, DIENA MARIE JULES, AMANDA DEANNE BIG SORREL HORSE, DARLENE MATILDA BULPIT, FREDERICK JOHNSON, ABIGAIL MARGARET AUGUST, SHELLY NADINE HOEHNE, DAPHNE PAUL, AARON JOE ET RITA POULSEN
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demandeurs
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et
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SA MAJESTÉ LA REINE
DU CHEF DU CANADA
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défenderesse
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1]
Si la Couronne s’en tient à tous les éléments de défense qu’elle invoque, l’affaire ne sera pas instruite avant des années. Lorsqu’elle le sera enfin, ce procès durera des mois et coûtera littéralement des millions de dollars aux demandeurs. Les demandeurs ont présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance de provision pour frais. En d’autres termes, ils demandent à la Cour d’ordonner à la Couronne de financer le litige contre elle‑même.
[2]
Les ordonnances de provision pour frais ne sont pas inédites, mais elles sont rares. La Cour suprême du Canada a établi les critères qu’un demandeur doit respecter avant qu’un tribunal de première instance puisse exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner le versement d’une provision pour frais en sa faveur. Afin de mettre en contexte les principes relatifs au pouvoir de la Cour d’ordonner une provision pour frais, un résumé de la cause des demandeurs s’impose.
I.
La nature de l’affaire
[3]
Cette affaire comporte des composantes juridiques et des composantes émotionnelles. La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens de 2006 (CRRPI), approuvée plus tard par neuf tribunaux provinciaux et territoriaux, est la pierre de touche. La CRRPI a réglé un certain nombre de recours collectifs concernant les élèves qui ont résidé dans les pensionnats indiens et a permis qu’il soit versé à ces élèves un paiement d’expérience commune. Entre autres choses, la CRRPI a mis sur pied la Commission de vérité et réconciliation et a accordé une dotation de fonds à la Fondation autochtone de guérison pour remédier aux préjudices subis, y compris les effets intergénérationnels.
[4]
Les demandeurs en l’espèce sont des élèves qui ont fréquenté les pensionnats durant le jour, mais qui rentraient à la maison le soir. En août 2012, ils ont déposé une déclaration dans laquelle ils proposaient que l’affaire instruite en tant que recours collectif. Après certaines disputes, y compris un passage devant la Cour d’appel fédérale suivant une requête en suspension des procédures présentée par la Couronne au titre de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales qui s’avéra infructueuse (Gottfriedson c Canada, 2013 CF 546; Canada (Procureur général) c Gottfriedson, 2014 CAF 55), j’ai autorisé l’instance comme recours collectif en juin 2015. Mes motifs et l’ordonnance autorisant l’instance comme recours collectif sont énoncés à Gottfriedson c Canada, 2015 CF 706 et 2015 CF 766, respectivement.
[5]
La composante émotionnelle de cette affaire correspond au fait que les étudiants externes prétendent avoir souffert autant que les élèves qui ont résidé dans les pensionnats. Néanmoins, seuls les pensionnaires étaient visés par la CRRPI, à une exception notable, soit les étudiants externes qui ont fréquenté le pensionnat de l’Institut Mohawk en Ontario. La seule différence que je peux voir entre ces derniers et ceux en cause dans la présente instance, c’est que leur instance a été autorisée comme recours collectif avant la mise en œuvre de la CRRPI (Cloud c Procureur général du Canada et al., [2004] OJ no 4924, 73 OR (3d) 401 (CA ON)).
[6]
La CRRPI visait à « résoudre pour de bon et de manière juste et globale les séquelles laissées par les pensionnats indiens »
. Toutefois, cette action et d’autres montrent que cet objectif n’a pas été entièrement atteint. Les demandeurs ont été laissés pour compte.
[7]
Il y a trois groupes de demandeurs dans la présente instance. Le premier groupe est celui des « survivants »
, c’est‑à‑dire toutes les personnes autochtones qui ont fréquenté, entre 1920 et 1997, un pensionnat désigné en tant qu’étudiants externes. Le second est celui des « descendants »
, c’est‑à‑dire toutes les personnes qui sont des descendants au premier degré de membres du groupe des survivants. Le troisième groupe, celui des « bandes »
comprend les bandes qui comptaient des membres du groupe des survivants ou au sein de laquelle se trouvait un pensionnat, et qui ont choisi de participer à l’action. Il y a maintenant au total 105 bandes en cause.
[8]
Les demandeurs allèguent que la Couronne avait une politique sur les pensionnats indiens dont l’objet était d’assimiler les peuples autochtones du Canada dans la société euro‑canadienne. Il était interdit aux étudiants externes d’utiliser leur langue maternelle à l’école, même sur les terrains de jeu, sous peine de sanctions. Par conséquent, il y a une longue liste de dommages qui auraient été subis selon les allégations, notamment la perte de la langue, de la culture, de la spiritualité, de l’identité, le préjudice affectif et psychologique, l’isolement, la perte d’estime de soi, l’humiliation, la honte et la propension à la dépendance.
[9]
Les demandeurs allèguent entre autres que la Couronne avait l’obligation légale de protéger leur langue et leur culture et qu’elle a manqué à cette obligation, en plus d’avoir violé délibérément les droits ancestraux des demandeurs en matière culturelle et linguistique.
II.
Le droit en matière de dépens
[10]
Lorsque des dépens sont adjugés, ils découlent habituellement d’actes de procédure, de requêtes et de procès qui ont déjà eu lieu, et non de ceux qui n’ont pas encore été instruits.
[11]
La Cour est un tribunal d’equity (articles 3 et 4 de la Loi sur les Cours fédérales). Elle jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’adjudication des dépens. Les articles 400 et suivants des Règles des Cours fédérales illustrent ce point. Toutefois, dans les recours collectifs, ce pouvoir discrétionnaire est limité. Dans de telles instances, la disposition par défaut est qu’aucuns dépens ne doivent être adjugés, sauf pour un motif valable (paragraphe 334.39(1) des Règles).
[12]
La Cour suprême a résumé et précisé bon nombre des principes généraux relatifs aux dépens dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, [2003] 3 RCS 371.
[13]
Toutes choses égales, le principe de base est qu’une ordonnance de dépens vise à indemniser, dans une certaine mesure, le demandeur ou le défendeur qui a obtenu gain de cause.
[14]
Toutefois, l’indemnisation n’est pas le seul objectif. Les tribunaux peuvent également recourir à l’adjudication des dépens pour encourager le règlement, décourager les actions et les défenses frivoles, sanctionner les étapes inutiles d’un litige qui en prolongent la durée ou pénaliser une partie qui a refusé une offre de règlement raisonnable (voir l’arrêt Okanagan, aux paragraphes 22 à 25).
III.
Le droit en matière de provisions pour frais
[15]
L’arrêt Okanagan a été suivi de près par la Cour suprême dans deux affaires subséquentes : Little Sisters Book and Art Emporium c Canada (Commissaire des douanes et du revenu), [2007] 1 RCS 38, et R. c Caron, [2011] 1 RCS 78.
[16]
Les principes fondamentaux sont énoncés aux paragraphes 36 à 39 de l’arrêt Okanagan. Au paragraphe 36, le juge LeBel, parlant au nom de la majorité, a déclaré :
La jurisprudence pose plusieurs conditions à l’exercice de ce pouvoir, toutes devant être présentes pour qu’une provision pour frais soit accordée. [Non souligné dans l’original.]
Il a ajouté au paragraphe 40 :
Compte tenu de ces considérations, je résumerais ainsi les conditions qui doivent être réunies pour que l’octroi de provisions pour frais dans ce genre de cause soit justifié :
1. La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.
2. La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est‑à‑dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers.
3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées. [Non souligné dans l’original.]
IV.
Le fondement prima facie et l’importance pour le public
[17]
Je suis convaincu que les réclamations à trancher valent prima facie d’être instruites, qu’elles transcendent les intérêts individuels des demandeurs, qu’elles revêtent une importance pour le public et qu’elles n’ont pas été réglées dans des affaires antérieures. En fait, la Couronne ne conteste pas ces deux points et se concentre uniquement sur l’exigence relative à l’indigence.
[18]
En 2008, à la suite de la mise en œuvre de la CRRPI, le premier ministre Harper a présenté des excuses pour la politique d’assimilation de la Couronne. Par la suite, la Commission de vérité et réconciliation a été mise sur pied.
[19]
En droit canadien, il n’a pas été décidé si les mesures prises pour priver une collectivité de son identité, de sa langue ou de sa culture constituent un délit. Dans la décision Joseph c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2008 CF 574, le juge Hugessen était saisi d’une requête d’ordonnance de provision pour frais présentée par la bande demanderesse. Après avoir analysé soigneusement ce qui a été énoncé dans les arrêts Okanagan et Little Sisters, il a accueilli la requête. En ce qui concerne l’importance que cela revêt pour le public, il a fait remarquer que les questions consistaient notamment à savoir si la bande demanderesse était la collectivité appropriée pour faire valoir la réclamation, et si une réclamation pour pertes culturelles est recevable en droit et, le cas échéant, comment elle doit être évaluée (aux paragraphes 18 et 19).
[20]
À l’instar de l’affaire Joseph, la question de l’indemnisation pour les pertes collectives de culture, de langue et de patrimoine se pose en l’espèce. Toutefois, je dois souligner que la décision Joseph ne statuait pas sur un recours collectif et que le juge Hugessen était convaincu que les demandeurs étaient indigents (aux paragraphes 12 à 15).
[21]
L’Australie, qui a sa propre histoire coloniale, a reconnu que les réclamations pour pertes culturelles individuelles et collectives sont indemnisables.
[22]
Dans l’arrêt Cubillo c Commonwealth, [2000] FCC 1084, au paragraphe 1499, le juge O’Loughlin de la Cour d’appel fédérale d’Australie a énoncé ceci : [TRADUCTION] « Je ne crois pas qu’on puisse faire valoir que la perte culturelle qu’une personne autochtone a subie ne se traduit pas par des dommages‑intérêts »
. Dans l’une des affaires de « génération volée »
mettant en cause des enfants autochtones qui ont été placés dans des foyers non autochtones, le jugement prévoyait une indemnisation pour les pertes culturelles causées par la perte d’identité et de culture autochtones (Trevorrow c State of South Australia, [2007] SASC 285).
[23]
De plus, tout récemment, en mars 2019, la Haute Cour d’Australie a conclu que la perte des relations culturelles et spirituelles d’un groupe autochtone avec une parcelle de terre en raison de la violation par l’État du titre ancestral constituait une perte collective indemnisable (Northern Territory c Griffiths (dec’d) and Lorraine Jones (on behalf of the Ngaliwurru and Nungali Peoples & Anor), [2019] HCA 7, au paragraphe 154).
[24]
D’après ce qui précède, je répète que je suis tout à fait convaincu que les réclamations formulées par les demandeurs valent prima facie d’être instruites, qu’elles ont soulevé des questions qui transcendent leurs intérêts individuels, qu’elles revêtent une importance pour le public et qu’elles n’ont pas été réglées dans des affaires canadiennes antérieures.
V.
L’indigence
[25]
Bien que je sois convaincu que les deux autres exigences obligatoires de l’arrêt Okanagan sont respectées, les demandeurs n’ont pas établi qu’ils sont indigents — je dois donc rejeter cette demande.
[26]
Les demandeurs demandent que, à l’avenir, 45 % de leurs frais juridiques et de tous les débours raisonnables soient couverts par une ordonnance de provision pour frais. Toutefois, ils n’ont présenté aucun élément de preuve démontrant qu’ils sont indigents. Ils ont retenu les services d’un avocat à titre d’avance de salaire, sans composante d’honoraires conditionnels, et financent cette affaire depuis près de sept ans jusqu’à maintenant. Le litige a connu des retards regrettables, mais ils pourraient avoir été évités, puisqu’une ordonnance sur consentement a été rendue en février, selon laquelle la Couronne a payé quelque 1 468 073,71 $ pour leurs dépens.
[27]
Les demandeurs ont tenté d’effectuer une distinction entre la présente affaire et les arrêts Okanagan, Little Sisters et Caron, en invoquant que ceux‑ci ne concernaient pas des recours collectifs. Ils s’appuient sur certains passages dans ces affaires qui, à leur avis, énoncent que, si, à la lumière de toutes les circonstances, l’affaire est suffisamment particulière, l’exigence relative à l’indigence peut être entièrement levée, ou dans en l’espèce, levée en partie, parce qu’ils continueraient de payer 55 % des honoraires de leurs avocats.
[28]
Les parties pertinentes du paragraphe 334.39(1) des Règles des Cours fédérales prévoient que les dépens ne doivent être adjugés contre une partie que dans les cas suivants : a) sa conduite a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance; c) des circonstances exceptionnelles font en sorte qu’il serait injuste d’en priver la partie qui a eu gain de cause. La Cour d’appel fédérale a longuement discuté de cet article des Règles dans l’arrêt Campbell c Canada, 2012 CAF 45.
[29]
Les demandeurs concèdent qu’ils ne réclament pas de dépens en raison de la conduite antérieure de la Couronne, mais plutôt de sa conduite future, en supposant qu’elle s’en tienne à chaque point énoncé dans sa défense modifiée.
[30]
Il peut bien y avoir des circonstances exceptionnelles, mais les demandeurs n’ont pas encore eu gain de cause. Les points que la Couronne a soulevés dans sa défense modifiée ne sont aucunement frivoles.
VI.
La position de la Couronne
[31]
La Couronne soutient que le respect des trois critères énoncés dans l’arrêt Okanagan est une exigence absolue, à défaut de quoi aucune ordonnance de provision pour frais ne peut être rendue. Même alors, la Cour préserve son pouvoir discrétionnaire d’ordonner ou non le versement d’une provision pour frais. L’affaire doit avoir une composante spéciale pour s’élever au‑dessus des trois critères de l’arrêt Okanagan (Little Sisters, aux paragraphes 36 à 40).
[32]
Pour les besoins de la présente requête, le Canada ne conteste que l’argument fondé sur l’exigence relative à l’indigence. Les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve indiquant qu’ils sont indigents. En fait, ils ne prétendent même pas être indigents du tout.
[33]
Même si elle est dans l’indigence, la partie qui demande à la Cour de prononcer une telle ordonnance doit indiquer les efforts qu’elle a déployés pour recueillir des fonds d’autres sources, étant donné que le financement anticipé est une mesure de dernier recours. La Couronne donne de nombreux exemples de décisions de ce genre rendues par la Cour et par d’autres cours de justice à cet effet (voir, par exemple, les arrêts suivants : Pictou Landing First Nation c Nova Scotia (Attorney General), 2014 NSSC 61, aux paragraphes 35 à 36 et 40; Traverse et al. c Government of Manitoba and A.G. of Canada, 2013 MBQB 150, aux paragraphes 53, 81 et 82; Hwlitsum First Nation c Canada (Attorney General), 2015 BCSC 2100, aux paragraphes 19 à 25; David c Loblaw, 2018 ONSC 6469).
[34]
Étant donné que le financement anticipé n’est pas un chèque en blanc et qu’il doit être examiné attentivement et de façon continue, les demandeurs doivent présenter un budget. Cela n’a pas été fait.
[35]
Enfin, et dans tous les cas, la Couronne fait valoir que, puisqu’il s’agit d’un recours collectif devant la Cour fédérale, les demandeurs ne sont pas « en droit »
de faire valoir qu’une ordonnance accordant une provision pour frais est nécessaire.
VII.
Décision
[36]
Le Canada a raison de soutenir que, comme condition préalable à toute ordonnance de provision pour frais, les trois critères énoncés dans l’arrêt Okanagan doivent être respectés.
[37]
J’ai renvoyé au paragraphe 40 de l’arrêt Okanagan, dans lequel la Cour déclare que les trois conditions « doivent être réunies pour que l
’octroi de provisions pour frais dans ce genre de cause soit justifié »
. De plus, comme il est indiqué au paragraphe 38 :
Il incombe au tribunal de première instance de décider dans chaque cas si une affaire qui peut être qualifiée de « particulière » de par son caractère d’intérêt public est suffisamment particulière pour s’élever au niveau des causes où l’allocation inhabituelle de dépens constituerait une mesure appropriée.
[38]
Comme les demandeurs ne prétendent pas être indigents, la requête doit être rejetée pour ce seul motif. Bien que je sois porté à croire que l’affaire, au‑delà des trois critères, est « particulière »
au point de justifier une ordonnance accordant une provision pour frais, cela ne peut pas entraîner la levée de l’exigence relative à l’indigence.
[39]
Je ne crois pas non plus qu’il soit nécessaire de commenter les diverses étapes que de nombreuses cours de justice ont suggéré qu’une partie doit d’abord suivre pour trouver un financement externe avant de demander une ordonnance de provision pour frais. Il va sans dire que, lorsque l’instance a été autorisée comme recours collectif, il y avait deux membres appartenant au groupe de la bande. Il y en a maintenant 105. On serait porté à croire que les demandeurs doivent établir que les 105 bandes sont indigentes ou qu’elles ont au moins tenté d’obtenir du financement de certaines d’entre elles, sinon de toutes.
[40]
Bien que ce qui suit ne soit pas nécessaire pour trancher la présente requête, je crois que certaines remarques doivent être formulées relativement aux observations de la Couronne sur les budgets et que les ordonnances de provision pour frais ne peuvent, en aucun cas, être prononcées dans un recours collectif devant la Cour fédérale.
[41]
Les demandeurs ont fourni un budget dans le cadre de leur requête en autorisation. À leur demande, j’ai gardé ce budget sous scellé. Ils craignaient que, puisque la Couronne a des pouvoirs considérables en ce qui concerne les bandes indiennes, surtout en ce qui a trait à la possible dissipation des actifs et à l’utilisation de fonds discrétionnaires, le fait de mettre les avocats de la Couronne au courant des arrangements financiers des demandeurs pourrait leur accorder un avantage. Mon ordonnance de garder le budget sous scellé n’a pas été contestée jusqu’à maintenant.
[42]
Cette affaire a été autorisée comme recours collectif avant que la Couronne ne dépose une défense, ce qui est assez courant. La Couronne a été informée que les avocats procèdent selon une avance d’honoraires, à des taux horaires que je considère comme étant plus qu’équitables et raisonnables, et que le budget prévoyait que le procès commence cette année (2019), ce qui ne se produira pas.
[43]
En janvier dernier, la ministre de la Justice et procureure générale du Canada à l’époque, l’honorable Jody Wilson‑Raybould, a publié la Directive sur les litiges civils mettant en cause les peuples autochtones. Par conséquent, la Couronne a demandé et obtenu l’autorisation d’envisager de modifier la défense qu’elle avait déposée en 2015. Elle a signifié et déposé une défense modifiée après que cette requête en provision pour frais eut été mise au rôle.
[44]
Dans la défense modifiée, elle reconnaît, d’une part, que l’exploitation des pensionnats a été un chapitre sombre et douloureux de l’histoire de notre pays qui a causé du tort à de nombreux Autochtones. Il est admis que les pensionnats ont été utilisés pour assimiler les peuples autochtones à la culture dominante. La Couronne admet en outre que la réconciliation sera favorisée par la résolution des séquelles laissées par ces écoles et affirme qu’elle est déterminée à réaliser cette réconciliation, y compris auprès des étudiants externes qui pourraient avoir subi un préjudice en raison de leur fréquentation de ces pensionnats, auprès de leurs descendants et de toute communauté autochtone qui a subi une perte.
[45]
D’autre part, elle a répété tous les éléments de défense énoncés dans la défense initiale, à l’exception de la prescription. Les mêmes éléments de défense ne l’ont pas empêchée de fixer un règlement avec les élèves qui résidaient dans les pensionnats.
[46]
La Couronne continue de nier qu’il y avait une politique uniforme sur les pensionnats indiens, bien qu’un paiement d’expérience commune ait été versé aux pensionnaires. De plus, selon la déclaration modifiée, elle ne sera responsable que dans la mesure où elle ne peut pas transférer cette responsabilité aux divers ordres religieux qui dirigeaient les écoles au quotidien.
[47]
Si l’on pousse cette logique à l’extrême, la Couronne pourrait vouloir interroger chacune des 105 bandes lors de l’interrogatoire préalable et demander l’autorisation d’interroger les ordres religieux qui ont enseigné dans les pensionnats. Comme l’indique la CRRPI, des centaines d’entités religieuses différentes ont participé à l’administration des pensionnats.
[48]
Tout cela prendrait des années. Les demandeurs meurent. Des requêtes en constitution d’une commission rogatoire suivront sans aucun doute sous peu.
[49]
Pendant les plaidoiries, j’ai laissé entendre que, si la Couronne avait besoin d’un budget, on pourrait commencer à 50 millions de dollars, peut‑être même le double. La Couronne a‑t‑elle l’intention de plonger ces 105 bandes dans la pauvreté et la faillite avant que cette affaire ne soit instruite?
[50]
Les Règles de la Cour sont souples en ce qui concerne les recours collectifs. Un budget, dans le contexte d’un recours collectif, pourrait être examiné et modifié au fur et à mesure de l’évolution de circonstances. Il est certain que personne qui bénéficie d’une ordonnance de provision pour frais n’a carte blanche.
[51]
De plus, conformément aux paragraphes 334.24(1) et 334.26 des Règles des Cours fédérales, un juge peut rendre des jugements séparés à l’égard des points soulevés dans un recours collectif qui ne sont pas des points communs, et le juge peut aborder des points qui sont propres à certains groupes ou à certains membres du groupe. Dans un recours collectif, en vertu de l’article 220 des Règles des Cours fédérales, les questions préliminaires sur un point de droit peuvent également être tranchées avant que toute l’affaire soit instruite sur le fond. En termes simples, il peut être approprié de séparer un recours collectif par étapes dans certains cas, et les règles reconnaissent cette possibilité. Il s’ensuit qu’il peut ne pas être nécessaire de fournir un budget couvrant toute la durée de l’instance pour justifier une ordonnance de provision pour frais, dans la mesure où les trois exigences de l’arrêt Okanagan sont respectées et que des circonstances particulières exigent que l’ordonnance soit rendue pour disposer de cette étape de l’instance.
[52]
Enfin, la Couronne soutient que, de toute façon, il ne peut jamais y avoir d’ordonnance de provision pour frais dans un recours collectif devant la Cour fédérale, parce que la Cour devait être convaincue dès le départ que les demandeurs avaient la capacité financière de mener l’instance à terme, au titre des alinéas 334.16(1)e)(i) et (iv) des Règles des Cours fédérales. En d’autres termes, elle soutient que, s’appuyant sur leur capacité de poursuivre l’action pour obtenir l’autorisation, les demandeurs ne sont pas en droit de faire valoir qu’une ordonnance de provision pour frais soit nécessaire en l’espèce [non souligné dans l’original]. Je ne suis pas de cet avis. La situation des représentants demandeurs pourrait bien changer après l’autorisation. Tant qu’ils peuvent prouver qu’ils sont indigents au moment où ils demandent à la Cour de prononcer une ordonnance de provision pour frais et qu’ils satisfont aux autres exigences énoncées dans l’arrêt Okanagan, je ne vois aucune raison pour laquelle ils se verraient empêchés de demander le versement de la provision pour frais. Après tout, les ordonnances de provision pour frais ont été élaborées pour tenir compte des « circonstances particulières »
. Une circonstance si particulière qui nécessite une ordonnance de provision pour frais n’aurait probablement pas été prévue à l’étape de la certification.
[53]
Il n’est pas nécessaire d’aller au fond de l’article 334.39 des Règles des Cours fédérales, car il prévoit que des dépens peuvent être adjugés si la conduite d’une partie a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance ou si des circonstances exceptionnelles font en sorte qu’il est injuste de priver la partie qui a gain de cause des dépens. Si ces conditions sont réunies, les demandeurs auront certainement droit aux dépens, après coup. Le passé peut donner un aperçu de l’avenir. Je ne dirais pas qu’il est impossible d’obtenir une ordonnance accordant une provision pour frais dans cette instance.
[54]
À la veille de ma retraite, je ne peux m’empêcher de penser au paragraphe 4 de la défense modifiée de la Couronne :
[traduction]
Le Canada reconnaît également que la réconciliation sera favorisée par la résolution des séquelles laissées par ces écoles. Le Canada est déterminé à réaliser cette réconciliation, y compris auprès des élèves externes qui pourraient avoir subi un préjudice en raison de leur fréquentation de ces pensionnats, auprès de leurs descendants et de toute communauté autochtone qui a subi une perte en raison des répercussions sur les élèves externes.
[55]
J’espère que le Canada ne continuera pas simplement de parler, mais qu’il passera maintenant de la parole aux actes.
[56]
Je quitterai également avec une dernière brève réflexion : « Je vais vous dire un grand secret, mon cher. N’attendez pas le Jugement dernier. Il a lieu tous les jours »
(Albert Camus, La Chute, Éditions Gamillard, 1956).
[57]
Aucuns dépens ne sont adjugés.
ORDONNANCE dans l’affaire T‑1542‑12
LA COUR ORDONNE que, pour les motifs exposés, la requête des demandeurs soit rejetée, sans frais.
« Sean Harrington »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 2e jour de mai 2019
Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑1542‑12
|
INTITULÉ :
|
CHEF SHANE GOTTFRIEDSON ET AL. c
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
OTTAWA (ONTARIO)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 10 AVRIL 2019
|
ORDONNANCE ET MOTIFS
|
LE JUGE HARRINGTON
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 16 AVRIL 2019
|
COMPARUTIONS :
Peter Grant
John Kingman Phillips
Diane Soroka
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Lorne Lachance
Elizabeth McDonald
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Peter Grant & Associates
Avocats et conseillers juridiques
Vancouver (Colombie‑Britannique)
Phillips Gill LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
Diane Soroka
Avocate et conseillère juridique, Inc.
Westmount (Québec)
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|