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Date : 20031205

Dossier : DES-3-03

Référence : 2003 CF 1419

Ottawa (Ontario), ce 5ième jour de décembre 2003

                  

Présent :          L'HONORABLE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT un

certificat et son dépôt en vertu du paragraphe 77(1)

et des articles 78 à 80 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés,

L.C. 2001, ch. 27 ( « L.I.P.R. » )

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT le mandat pour

l'arrestation et la mise en détention ainsi que le contrôle

des motifs justifiant le maintien en détention en vertu

des paragraphes 82(1), 83(1) et 83(3) de la L.I.P.R.

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT

la constitutionnalité des articles 33, 76 à 85 de la L.I.P.R.

ET DANS L'AFFAIRE CONCERNANT

M. Adil Charkaoui


MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

I.           INTRODUCTION


[1]                 Au moyen d'une multitude de questions constitutionnelles, M. Adil Charkaoui (ci-après « M. Charkaoui » ) conteste la validité de plusieurs dispositions législatives de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (ci-après « L.I.P.R . » ) qui établissent une procédure dont le but est de déterminer si un résident permanent est un danger pour la sécurité du Canada ou pour celle d'autrui. Cette procédure vise à satisfaire , dans la mesure du possible, deux intérêts opposés : l'intérêt de l'État à protéger la sécurité nationale et l'intérêt de l'individu (ci-après « personne concernée » ) à pouvoir se défendre en ayant recours à tous les droits qui lui sont normalement reconnus. Plus précisément, M. Charkaoui conteste par requête la constitutionnalité des articles 33 et 77 à 85 de la L.I.P.R. au motif qu'ils portent atteinte aux articles 7, 9, 10, 15 et à l'alinéa 11e) de la Charte canadienne - Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11. (ci-après « Charte » ); l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, maintenant la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.) (ci-après « A.A.N.B. » ); l'article premier et l'article 2 de la Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44 reproduite dans L.R.C. 1985, app. III. (ci-après « Déclaration canadienne » ); les règles de common law; le Bill of Rights du Royaume-Uni [1689] An Act Declaring the Rights and Liberties of the Subject and Settling the Succession of the Crown (1 Will. & M., sess. 2, c. 2) ( ci-après « Bill of Rights » ); le paragraphe 14(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 171, art. 9-14, R.T. Can. 1976 no 47 (ci-après « Pacte » ) et l'article 10 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, Rés. AG 217(III) Doc. Off. AG NU, 3e sess., supp. no 13, Doc. NU A/810 (1948) (ci-après « Déclaration universelle » ).

[2]                 De plus, M. Charkaoui affirme que le paragraphe 80(3) de la L.I.P.R. viole l'article 96 de l'A.A.N.B. car la décision du juge en chef ou du juge désigné par celui-ci (ci-après « juge désigné » ) concernant le caractère raisonnable du certificat attestant « qu'un résident permanent ou qu'un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée » (paragraphe 77(1) de la L.I.P.R.) n'est pas susceptible d'appel ou de contrôle judiciaire. De plus, selon M. Charkaoui, le fait qu'en vertu de l'alinéa 78e) de la L.I.P.R. le juge désigné préside l'audience en présence des avocats du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et du solliciteur général du Canada (ci-après « Ministres » ) mais en l'absence de la personne concernée et de ses avocats, pourrait donner lieu à une apparence de partialité, que cette partialité existe ou non dans la réalité. Cette apparence de partialité a donc pour effet de miner l'indépendance et l'impartialité du judiciaire, concepts protégés par l'article 96 de l'A.A.N.B.

[3]                 Les avocats des Ministres, quant à eux, prétendent que le juge désigné chargé de déterminer si le certificat est raisonnable et si la détention doit être maintenue n'a pas la compétence nécessaire pour trancher des questions constitutionnelles.


[4]                 Lors de l'audience tenue le 9 septembre 2003, le soussigné a porté à l'attention des avocats présents le fait que M. Charkaoui procédait par voie de requête plutôt que par voie de déclaration pour soulever les questions indiquées aux paragraphes 1 et 2. Aucune des parties n'a toutefois fait de commentaires sur la façon de procéder et aucune objection n'a été soulevée à cet égard.

II.         MISE EN CONTEXTE                                                                          

[5]                 L'un des objectifs de la L.I.P.R. est de garantir (en anglais, « to maintain » ) la sécurité des Canadiens (alinéa 3(1)h) de la L.I.P.R.). L'un des moyens que le législateur a donné aux Ministres pour atteindre cet objectif est la signature d'un certificat qui a pour conséquence d'interdire le territoire canadien à la personne concernée (paragraphe 77(1) de la L.I.P.R.). La signature de ce certificat est un pouvoir ministériel qui ne peut être délégué. Le certificat doit être signé par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration ainsi que par le solliciteur général, puis il est déposé à la Cour fédérale du Canada.


[6]                 Dans la présente affaire, un certificat interdisant de territoire M. Charkaoui a été signé le 16 mai 2003 par les Ministres et déposé à la Cour fédérale par la suite. Les Ministres croient que M. Charkaoui a été et est toujours membre du Réseau d'Oussama Ben Laden, une organisation qui a été, est ou sera l'auteur d'actes de terrorisme, qu'à ce titre, l'intimé s'est livré, se livre ou se livrera au terrorisme et, qu'en conséquence, l'intimé a constitué, constitue ou constituera un danger pour la sécurité du Canada (alinéas 34(1)c), d) et f) de la L.I.P.R.).

[7]                 Un autre moyen que le législateur a prévu pour garantir la sécurité des Canadiens est la signature par les Ministres d'un mandat d'arrestation. La signature du mandat est également un pouvoir ministériel qui ne peut être délégué. Pour signer un tel mandat, chacun des deux Ministres doit avoir des motifs raisonnables de croire que la personne concernée est un danger pour la sécurité nationale ou pour la sécurité d'autrui ou qu'elle se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi. Les Ministres ont signé un mandat d'arrestation à l'égard de M. Charkaoui le 16 mai 2003 (paragraphe 82(1) de la L.I.P.R.). Le mandat d'arrestation a été exécuté le 21 mai 2003 et depuis, M. Charkaoui est en détention.


[8]                 Les avocats des Ministres m'ont demandé de tenir l'audience sur le caractère raisonnable du certificat et sur le maintien de la détention en l'absence de M. Charkaoui et de ses avocats. Après avoir examiné les renseignements protégés qui ont été déposés à l'appui du certificat et du mandat d'arrestation, j'ai conclu que, pour des raisons de sécurité nationale, l'audience devait effectivement avoir lieu en l'absence de M. Charkaoui et de ses avocats (alinéas 78d) et e) de la L.I.P.R.). Sachant qu'il était important d'informer « suffisamment » M. Charkaoui et ses avocats des circonstances ayant conduit à la signature du certificat et du mandat d'arrestation ainsi qu'au maintien de la détention, j'ai cerné les renseignements dont la divulgation ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ou à celle d'autrui et ces renseignements ont été transmis aux avocats de M. Charkaoui le 26 mai 2003 (alinéa 78g) de la L.I.P.R.).

[9]                 Le soussigné et les avocats des Ministres étaient prêts à ce que l'audience concernant le maintien de la détention ait lieu très peu de temps après le 26 mai 2003, mais les avocats de M. Charkaoui ont demandé que l'audience se déroule les 2 et 3 juillet 2003 pour qu'ils puissent se préparer adéquatement.

[10]            Lors de l'audience du début de juillet 2003, les Ministres et M. Charkaoui ont fait témoigné certaines personnes de vive voix et ont déposé d'autres témoignages sous forme d'affidavits. Dans les jours suivants, j'ai présidé une audience en l'absence de M. Charkaoui et de ses avocats pour des raisons de sécurité nationale. J'avais informé M. Charkaoui et ses avocats de cette audience et ils s'y étaient objectés.

[11]            Dans une décision écrite datée du 15 juillet 2003, (Charkaoui (Re), [2003] A.C.F. no 1119), le soussigné a ordonné, en vertu du paragraphe 83(3) de la L.I.P.R., le maintien de la détention jusqu'à ce que le juge désigné statue de nouveau sur le maintien de la détention selon le paragraphe 83(2) de la L.I.P.R.


[12]            Dans cette ordonnance, tout en tenant compte de mon obligation de protéger les renseignements relatifs à la sécurité nationale, j'ai indiqué certaines préoccupations qui découlaient de mon examen des renseignements et ce, dans le but de donner à M. Charkaoui et à ses avocats la possibilité d'y répondre.

[13]            Mes préoccupations étaient et continuent à être les suivantes : les contacts de M. Charkaoui avec certains individus (voir le résumé des renseignements remis à M. Charkaoui le 26 mai 2003 conformément à l'alinéa 78h) de la L.I.P.R.); la vie de M. Charkaoui au Maroc de 1992 à 1995 et au Canada de 1995 à 2000, y compris ses voyages; et le voyage de M. Charkaoui au Pakistan de février à juillet 1998.

[14]            Tel que mentionné dans l'ordonnance du 15 juillet 2003 (par. 7 et 9 de Charkaoui (Re) [2003] A.C.F. no 1119), le juge désigné doit réviser périodiquement les renseignements protégés pour déterminer si des renseignements supplémentaires peuvent être communiqués à la personne concernée. En effet, dans le domaine de la sécurité nationale, les circonstances justifiant la non-divulgation peuvent changer.

[15]            Le 17 juillet 2003, après avoir satisfait aux conditions exigées dans une telle situation, j'ai autorisé la communication de renseignements considérés jusqu'alors protégés. Ces renseignements portaient sur le fait que M. Abou Zubaida, qualifié de proche collaborateur d'Oussama Ben Laden, avait reconnu sur une photographie M. Charkaoui (qu'il a identifié par le nom de Zubeir Al-Maghrebi) comme étant un individu qu'il avait vu en Afghanistan en 1993 et en 1997-1998.


[16]            Le 14 août 2003, après avoir satisfait aux conditions exigées dans une telle situation, j'ai autorisé la communication de renseignements jugés jusqu'alors protégés. Cette fois-ci, il s'agissait du fait que lors d'entrevues avec le Service canadien de renseignement de sécurité (ci-après « Service » ) en janvier 2002, M. Ahmed Ressam a reconnu sur deux photographies M. Charkaoui qu'il a identifié comme étant Zubeir Al-Maghrebi. M. Ressam a ajouté qu'il l'avait rencontré en Afghanistan à l'été 1998 pendant qu'ils s'entraînaient dans le même camp. La photographie qui a été présentée à M. Abou Zubaida pour fin d'identification le 17 juillet 2003 fait partie des éléments qui ont été communiqués à M. Charkaoui lors de la divulgation du 14 août 2003.

[17]            Lors de l'audience des 2 et 3 juillet 2003 portant sur le contrôle des motifs justifiant le maintien en détention, les avocats de M. Charkaoui s'étaient réservés le droit de soulever des questions constitutionnelles concernant les articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R.

[18]            Un avis de questions constitutionnelles selon l'article 57 de la Loi sur les Cours fédérales L.C. 2002 ch. 8 et la Règle 69 des Règles de la Cour fédérale, D.O.R.S./98-106 (ci-après              « Règles » ) a été signifié au procureur général du Canada ainsi qu'à ceux des provinces. L'audience sur ces questions a eu lieu les 8, 9 et 21 octobre 2003, en présence de M. Charkaoui, de ses avocats ainsi que des représentants des Ministres et de leurs avocats.


III.       QUESTIONS EN LITIGE

Question de compétence

1.          Le juge désigné chargé de déterminer si le certificat est raisonnable et si la détention doit être maintenue a-t-il compétence pour trancher des questions constitutionnelles?       

Questions constitutionnelles

2.          Si le juge désigné a effectivement compétence pour trancher des questions constitutionnelles, quelle est la réponse aux 40 questions constitutionnelles énoncées à l'Annexe I de la présente ordonnance?

Pour les motifs suivants, je répondrai par l'affirmative à la première question et par la négative à la deuxième question. Par conséquent, la présente requête sera rejetée.

[19]            Étant donné le nombre et l'ampleur des questions fondées sur la Charte, l'A.A.N.B., la Déclaration canadienne, les règles de common law, le Bill of Rights, le Pacte et la Déclaration universelle, ainsi que dans le but de refléter fidèlement la position de M. Charkaoui, je cite intégralement la première partie du paragraphe 25 de l'Avis de question constitutionnelle (sic) que ses avocats m'ont remis le 17 septembre 2003 :

L'intéressé allègue que les dispositions prévues aux articles 33, 77 à 85 de la LIPR sont inopérantes et ou ultravires en ce que notamment:


a)             Elles violent le droit fondamental de toute personne de voir ses droits définis par un tribunal indépendant et impartial- et non par un représentant du pouvoir exécutif - tel que le prévoit la LIPR en autorisant, notamment, la mise en détention sur la base de la signature du certificat et en privant le juge de la juridiction nécessaire pour trancher le bien fondé de la mesure, des droits de l'intéressé et du certificat, et ce, sans droit d'appel et de contrôle judiciaire, en violation de l'article 96 de la constitution;

b)             Elles violent le droit de ne pas être privé, sans juste cause, d'une libération sous caution et constitue un traitement cruel et inusité ainsi qu'une contravention aux règles de justice fondamentale;

c)             Elles violent l'indépendance judiciaire et l'apparence d'impartialité requise d'un juge;

d)             Elles permettent une procédure ex parte sans représentant des intérêts de la personne visée mais avec des représentants de la seule partie adverse;

e)             Elles permettent une preuve secrète sans procédure de débat, droits de participation à la personne visée et sans dévoilement de toute la preuve et de la nature de la preuve ou renseignements non divulguée, s'il y en a;

f)             Les dispositions sont imprécises, de portée excessive et discriminatoires;

g)             Elles mettent à risque de persécution, de mauvais traitements ou de menaces à la vie la personne visée par de tels certificats et empêchent un retour sans risque de la personne visée dans son pays d'origine;

Le tout en contravention avec:

i)              Les articles 7, 9, 10, 11e), 12, 15 de la Charte Canadienne; Loi de 1982 sur le Canada, Annexe B;

ii)             Les articles (1) et deux (2) de la Déclaration canadienne des droits; 8-9 Elizabeth II, c.44 L.R.C. (1985), App. III;

iii)            Les règles de common law;

iv)            La loi constitutionnelle de 1867;

v)             L'English Bill of Rights;

vi)            Le paragraphe 14(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques;

vii)           L'article 10 de la Déclaration universelle des droits de l'homme.

[20]            Comme le montre cet extrait de l'Avis, la contestation est d'une telle envergure que j'ai dû demander aux avocats de M. Charkaoui de rédiger des questions constitutionnelles précises qui lient les dispositions législatives contestées avec les arguments présentés ainsi que leur fondement constitutionnel. Je voulais ainsi m'assurer de ne pas perdre de vue le coeur du litige et de répondre à tous les arguments constitutionnels soulevés. Afin de ne pas alourdir la lecture des présents motifs, les 40 questions constitutionnelles telles que présentées par les avocats de M. Charkaoui se trouvent à l'Annexe I de la présente ordonnance. Prendre connaissance de ces questions pourrait faciliter la compréhension de l'analyse ci-dessous.

A)         Le juge désigné chargé de déterminer si la signature du certificat est raisonnable et si la détention doit être maintenue a-t-il compétence pour trancher des questions constitutionnelles?

[21]            Selon les Ministres, la compétence du juge désigné est à tel point limitée que celui-ci ne peut trancher de questions constitutionnelles portant sur la L.I.P.R., particulièrement en ce qui a trait aux articles 33, 34 et 76 à 86 de la Section 9 intitulée « Examen de renseignements à protéger » .


[22]            Les Ministres plaident que la jurisprudence constante de la Cour conclut à la compétence limitée du juge désigné. Ils font notamment référence aux décisions Re Shandi (1992), 51 F.T.R. 252, 17 Imm L.R. (2d) 54 (1ère inst.), Suresh c. Canada, (1996) 34 C.R.R. (2d) 337 (C.F. 1ère inst.) et Re Baroud (1995), 98 F.T.R. 99 (C.F. 1ère inst.) à la p. 108.

[23]            La conclusion selon laquelle le juge désigné a une compétence limitée qui exclut la possibilité de statuer sur des questions constitutionnelles est fondée sur l'arrêt Mills c. Sa Majesté La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863. Dans cette décision, la Cour suprême du Canada énumère les trois critères d'un tribunal qui a la compétence requise pour trancher des questions constitutionnelles. Ce tribunal doit avoir compétence sur les parties, compétence sur l'objet du litige ainsi que le pouvoir d'accorder la réparation demandée.

[24]            Dans l'arrêt Suresh, précité aux par. 4 et 7 à 9, le juge Cullen a appliqué à l'article 40.1 et suivant de la Loi sur l'Immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2 (ci-après « ancienne Loi » ) ces trois critères permettant d'établir la compétence du tribunal. Il a conclu que le juge désigné, bien qu'il ait clairement compétence sur les parties et sur l'objet du litige, n'a pas le pouvoir d'accorder une réparation constitutionnelle :


Le juge délégué doit décider si la décision du ministre de délivrer une attestation est raisonnable [...] Le caractère raisonnable et la constitutionnalité sont deux questions distinctes. L'art. 40.1(4)d) accorde au juge délégué le seul pouvoir de juger du caractère raisonnable de l'attestation [...] En interdisant expressément la possibilité de faire appel, le Parlement a consolidé la notion que les instances relevant de l'art. 40.1 ne doivent concerner que la question de savoir, compte tenu des éléments de preuve disponibles, si le ministre a pris une décision raisonnable en délivrant une attestation. Le requérant fait valoir que l'art. 40.1(6) n'interdit que l'appel de la décision du juge délégué concernant le caractère raisonnable, mais qu'il n'interdit pas les appels concernant les questions constitutionnelles. Si le juge délégué n'est pas compétent pour trancher les questions relatives à la Charte, l'absence de droit d'appel n'a pas d'importance. L'absence de droit d'appel trouve sa prémisse dans l'hypothèse que le juge délégué n'est pas compétent à cet égard. C'est une autre indication que le Parlement avait l'intention que le juge délégué détermine uniquement le caractère raisonnable de l'attestation en fonction des éléments de preuve dont il dispose. Les questions relatives aux infractions à la Charte exigent une norme de preuve beaucoup plus élevée et sont incompatibles avec la simple évaluation du caractère raisonnable d'une décision.

[25]            Le juge Cullen précise toutefois que si le législateur avait indiqué que le juge désigné possède une compétence sur l'ensemble de l'affaire, ce dernier aurait alors eu la compétence nécessaire pour statuer sur des questions constitutionnelles :

Pourvu que le juge délégué soit compétent à l'égard de toute l'affaire dont il est saisi, c'est-à-dire des parties, de l'objet du litige et des réparations demandées, il est compétent pour envisager les questions constitutionnelles et accorder des réparations constitutionnelles.

[26]            Depuis, l'ancienne Loi a été remplacée par la L.I.P.R. et la Cour suprême du Canada a continué à élaborer les critères pour déterminer si un tribunal est compétent pour trancher des questions constitutionnelles (R. c. Hynes, [2001] 3 R.C.S. 623; Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin, [2003] A.S.C. no 54).

[27]            Sans dresser une liste exhaustive de toutes les différences entre l'ancienne Loi et la L.I.P.R., je pense qu'il vaut la peine de souligner certaines différences qui démontrent bien l'évolution entourant la compétence et les pouvoirs du juge désigné.


[28]            Le juge désigné a compétence pour entendre les causes portant sur l'étranger et sur le résident permanent (paragraphe 77(1) de la L.I.P.R.). En vertu de l'ancienne Loi, le juge désigné n'avait compétence que sur les étrangers, les résidents permanents relevant du Comité de surveillance des activités de renseignements de sécurité (article 38.1 et paragraphes 40(1) et 40.1(1) de l'ancienne Loi).

[29]            Le juge désigné a maintenant compétence pour effectuer les fonctions suivantes : il évalue le caractère raisonnable du certificat (paragraphe 80(2) de la L.I.P.R.); il entreprend le contrôle des motifs de la détention dans les quarante-huit heures suivant celle-ci (paragraphe 83(1) de la L.I.P.R.); avant de rendre sa décision sur le certificat, il réévalue au moins une fois dans les six mois suivants chaque contrôle des motifs la nécessité de maintenir la personne concernée en détention à la lumière du danger pour la sécurité nationale ou pour celle d'autrui ou de la possibilité que la personne concernée se soustrait à la procédure ou au renvoi (paragraphe 83(3) de la L.I.P.R.); 120 jours suivant la décision sur le certificat, le juge désigné peut mettre en liberté, à certaines conditions, la personne concernée qui le demande, s'il estime que cela ne comporte pas de danger pour la sécurité nationale et pour celle d'autrui (paragraphe 84(2) et 83(3) de la L.I.P.R.); il a aussi compétence pour contrôler la légalité de la décision portant sur une demande de protection (paragraphes 79(1), 79(2) et 80(1) de la L.I.P.R.). L'ancienne Loi ne permettait au juge désigné que de statuer sur le caractère raisonnable du certificat et de revoir la nécessité de la détention suivant la décision sur le certificat (alinéa 40.1(4)d) et paragraphe 40.1(8) de l'ancienne Loi).


[30]            Le juge désigné a maintenant le pouvoir, selon la version anglaise de l'alinéa 78c) de la L.I.P.R., de décider de toutes les affaires ( « all matters » ) pouvant découler de l'étude du certificat. La version française utilise toutefois le terme « l'affaire » à l'alinéa 78c) de la L.I.P.R. Ce pouvoir explicite de s'occuper de toutes les affaires liées au dossier n'existait tout simplement pas dans l'ancienne Loi.

[31]            Bien qu'en vertu de l'ancienne Loi le juge désigné examinait dans les sept jours suivant la signature du certificat les renseignements à l'appui de celui-ci (alinéa 40.1(4)a) de l'ancienne Loi), ce qui est encore prévu à l'article 78 de la L.I.P.R., la L.I.P.R. ajoute d'autres exigences : le juge désigné doit procéder à l'étude du certificat de façon expéditive et sans formalisme (alinéa 78c) de la L.I.P.R.) et doit entreprendre le contrôle des motifs justifiant le maintien en détention dans les quarante-huit heures suivant le début de la détention (paragraphe 83(1) de la L.I.P.R.). La L.I.P.R. exige donc que le juge désigné examine les renseignements et qu'il étudie le certificat ainsi que les motifs du maintien de la détention, puis qu'il en arrive promptement à une conclusion.

[32]            Un autre élément nouveau est le principe d'interprétation et de mise en oeuvre selon lequel les « décisions prises en vertu de la présente loi doivent être conformes à la Charte » (alinéa 3(3)d) de la L.I.P.R.) Bien que ce principe d'interprétation soit évident en soi, il est particulièrement important de noter son inclusion littérale dans la L.I.P.R. lorsqu'il est question de déterminer la compétence du juge désigné. Ce principe d'interprétation figurait dans l'ancienne Loi, mais il y était davantage limité. En effet, il précisait seulement que les critères d'admission au Canada ne devaient pas être discriminatoires (alinéa 3f) de l'ancienne Loi).


Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2 Abrogée

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

3. La politique canadienne d'immigration ainsi que les règles et règlements pris en vertu de la présente loi visent, dans leur conception et leur mise en oeuvre, à promouvoir les intérêts du pays sur les plans intérieur et international et reconnaissent la nécessité :

[...]

f)       de garantir que les personnes sollicitant leur admission au Canada à titre permanent ou temporaire soient soumises à des critères excluant toute discrimination contraire à la Charte canadienne des droits et libertés;

Interprétation et mise en oeuvre

(3) L'interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :

d)        d'assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés, notamment en ce qui touche les principes, d'une part, d'égalité et de protection contre la discrimination et, d'autre part, d'égalité du français et de l'anglais à titre de langues officielles du Canada;

[33]            Finalement, il est important de noter que tant l'ancienne Loi que la L.I.P.R. prévoient qu'il ne peut être interjeté appel des décisions sur le certificat (paragraphe 40.1(6) de l'ancienne Loi et paragraphe 80(3) de la L.I.P.R.). Toutefois, la L.I.P.R. ajoute que la confirmation du caractère raisonnable du certificat constitue une mesure de renvoi qui est également sans appel (article 81 de la L.I.P.R. comparé à l'article 70 de l'ancienne Loi).

[34]            Avant d'analyser les dispositions législatives afin de déterminer si le juge désigné est un tribunal compétent, au sens du paragraphe 24(1) de la Charte, pour trancher des questions constitutionnelles, il convient de circonscrire davantage le concept de juge désigné.


[35]            Il est intéressant de noter que ce concept a été formulé dans le rapport de la Commission d'enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada (ci-après « Commission » ). Au paragraphe 101 de la Partie V de son rapport (volume I, page 585), la Commission fait référence à la notion de « juge désigné » . La Commission y étudie la question des demandes de mandat dans le cadre de la Loi sur les secrets officiels, L.R.C. 1985, ch. O-5 et déclare ce qui suit :                 

Dans un système de gouvernement responsable comportant un cabinet, les ministres ont le devoir d'exercer comme il convient les pouvoirs légalement conférés au gouvernement, mais ils n'ont pas la responsabilité de décider, en fin de compte, comment la loi est appliquée. Dans notre système de gouvernement, ce rôle incombe normalement aux juges.

[36]            Au paragraphe 104 de la Partie V (volume I, page 586), la Commission fait la recommandation suivante :

Afin d'assurer la présence de juges suffisamment avertis pour entendre les demandes de mandat, nous proposons que cinq juges de la division de première instance de la Cour fédérale du Canada soient désignés à cette fin par le juge en chef de ce tribunal [...] Dans notre système, l'audition devant le juge serait une procédure unilatérale [...] On a prétendu qu'il faudrait conférer à la procédure un caractère plus accusatoire en prévoyant la nomination d'un officier qui aurait qualité d'intervenant bénévole. Cet officier signalerait au juge, au besoin, les faiblesses ou les lacunes des demandes. Cette proposition a beaucoup de mérite et nous l'avons examinée avec soin, mais nous avons conclu que, somme toute, un tel mécanisme ne convient pas. L'antagonisme que cette procédure engendrerait pourrait être plutôt artificiel et risquerait de compliquer outre mesure le processus d'approbation des demandes. De plus, nous estimons qu'un juge d'expérience n'a pas besoin d'une procédure accusatoire pour peser tous les aspects d'une demande.

Au paragraphe 6 du chapitre 2, (volume 2, page 931), la Commission traite des contrôles externes et affirme ce qui suit :

Ces diverses recommandations font manifestement jouer à la Cour fédérale du Canada un rôle important dans les décisions relatives à la sécurité nationale. Comme nous l'avons recommandé à la Partie V, ce rôle serait mieux rempli s'il était assumé par un groupe de juges des divisions d'appel et de première instance, spécialement désignés à cette fin par le juge en chef de la Cour fédérale.

[37]            Le concept du juge désigné a été repris par le législateur dans d'autres lois. Des juges sont désignés pour entendre des dossiers portant sur des questions de sécurité nationale en vertu notamment des dispositions suivantes : les articles 2, 21 et suivants de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. 1985, ch. C-23, les articles 38 à 38.15 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, le paragraphe 40.1(4) et articles suivants de la Loi sur l'Immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, ainsi que l'article 76 et suivants de la L.I.P.R. Il est important de souligner que la procédure de désignation établie dans ces dispositions n'a pas pour but de limiter les pouvoirs du juge. En effet, le juge désigné exerce ses fonctions ordinaires de juge puîné. Ce ne sont que les circonstances dans lesquelles il exerce ses fonctions qui sont exceptionnelles, en ce sens qu'elles ont trait à la sécurité nationale.

[38]            Il me semble que la raison d'être de la désignation de certains juges de la Cour fédérale vise à limiter l'accès aux renseignements qui sont protégés et, par le fait même, à protéger les activités liées à la sécurité nationale du Canada ainsi que les moyens d'obtenir des renseignements relatifs à ce sujet.

[39]            En somme, le juge désigné possède toute la compétence d'un juge de la Cour fédérale et possède également une compétence qui lui est spécifiquement accordée en vertu de l'article 76 et suivants de la L.I.P.R. Lorsqu'il entend des dossiers d'immigration, le juge désigné ne perd donc pas son statut de juge de la Cour fédérale; il conserve tous ses pouvoirs et possède de surcroît ceux qui découlent du fait d'être un juge désigné.

[40]            À la lumière de l'analyse ci-dessus sur les origines et le rôle du juge désigné, il convient de se demander si le juge désigné est un « tribunal compétent » , au sens du paragraphe 24(1) de la Charte, pour décider de questions constitutionnelles.

[41]            Pour être un tribunal compétent, il doit avoir compétence sur l'intéressé, avoir compétence sur l'objet du litige et posséder le pouvoir d'accorder la réparation demandée (Mills c. Sa Majesté La Reine, [1986] 1 R.C.S. à la p. 863; R. c. Hynes, [2001] 3 R.C.S. à la p. 623).

[42]            La L.I.P.R. donne au juge désigné une pleine compétence sur l'intéressé : elle accorde au juge le pouvoir de statuer sur l'avenir de l'intéressé ainsi que sur la détention de ce dernier avant la décision sur le certificat et même après. La L.I.P.R. confère tout aussi explicitement au juge désigné la compétence sur l'objet du litige. En effet, aucun juge non désigné de la Cour fédérale n'a le pouvoir de décider de questions de sécurité nationale.

[43]            Pour ce qui est du pouvoir d'accorder la réparation demandée, la Cour suprême du Canada souligne dans Hynes, précité à la p. 641, qu'à défaut d'une disposition prévoyant expressément le pouvoir de trancher des questions relative à la Charte, il faut rechercher l'intention implicite du législateur en ce sens :

Si un tel pouvoir n'est pas explicitement attribué à l'organisme concerné, il faut, pour répondre à cette question, prendre en considération la fonction du tribunal judiciaire ou administratif ainsi que la structure, les pouvoirs et les mécanismes dont l'a doté le Parlement ou la législature [...] exprimé succinctement, voici comment pourrait être énoncé le critère relatif au pouvoir d'accorder la réparation demandée : le tribunal judiciaire ou administratif concerné est-il, eu égard à sa fonction et à ses structures, le forum approprié pour accorder la réparation demandée en vertu de l'article 24? (je souligne)


[44]            À mon sens, la règle d'interprétation énoncée par le législateur au paragraphe 3(3) de la L.I.P.R., qui consiste à s'assurer « que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés » , équivaut à une attribution explicite du pouvoir d'accorder une réparation. N'est-ce pas le rôle du juge désigné en vertu de la Charte de veiller à ce que les décisions ministérielles soient prises non seulement conformément à la L.I.P.R. mais également conformément à la Charte? De plus, à l'alinéa 78c) de la L.I.P.R., le législateur précise clairement que le juge désigné « shall deal with all matters » . J'estime que ce pouvoir de décision porte sur toutes les questions relatives au litige, ce qui comprend les questions relatives à la Charte.

[45]            L'analyse de la compétence du juge désigné passe nécessairement par l'interprétation de l'article 78c) de la L.I.P.R. On note la présence des mots « all matters » dans la version anglaise et leur absence dans la version française :

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

78.c) il [le juge qui entend l'affaire] procède, dans la mesure où les circonstances et les considérations d'équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et selon la procédure expéditive;    

78.(c) the judge shall deal with all matters as informally and expeditiously as the circumstances and considerations of fairness and natural justice permit;


[46]            Dans Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84 au par. 27, la Cour suprême du Canada dit avoir maintes fois déclaré que la méthode d'interprétation des lois à privilégier est la méthode moderne, c'est-à-dire celle énoncée par E. A. Driedger dans Construction of Statutes (2e éd. 1983), à la p. 87 :

[TRADUCTION] Aujourd'hui, il n'y a qu'un seul principe ou solution : il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

De plus, selon R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), à la p. 225 et P.-A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), aux pp. 408 à 410, puis à la p.442, il est déclaré ce qui suit :

La Constitution canadienne comporte certaines exigences en matière de bilinguisme législatif et certains textes constitutionnels [...] Dans la mesure où les deux versions, française et anglaise, d'un texte législatif font pareillement autorité, l'interprète devra en tenir compte. [...] sauf disposition légale contraire, toute divergence entre les deux versions officielles d'un texte législatif est résolue en dégageant, si c'est possible, le sens qui est commun aux deux versions. Si cela n'est pas possible, ou si le sens commun ainsi dégagé paraît contraire à l'intention du législateur révélée par recours aux règles ordinaire d'interprétation, on peut entendre le texte dans le sens qu'indiquent ces règles [...]

La rédaction bilingue conduit parfois à un manque de concordance entre les deux versions linguistiques, mais ces deux versions, par hypothèse, ne peuvent fonder qu'une seule règle et ne peuvent donc entraîner une antinomie [...] toute interprétation qui permet d'éviter les conflits de lois doit être favorisée, car on présume qu'elle a plus de chances de refléter la volonté du législateur rationnel.

Une lecture ordinaire des versions anglaise et française de l'alinéa 78c) de la L.I.P.R. à la lumière de la méthode moderne d'interprétation des lois mène à une interprétation large de l'alinéa 78c). Je conclus donc que le juge qui entend l'affaire doit considérer « toutes les questions » ( « all         matters » ) pertinentes au litige.


[47]            D'ailleurs, l'article 78 et le paragraphe 79(1) de la L.I.P.R. favorisent cette interprétation. En effet, la version française emploie le terme « l'affaire » dans ces deux articles. « L'affaire » fait référence à l'étude du caractère raisonnable du certificat ou du maintien de la détention. Donc, les autres « affaires » incluent les questions de droit et de procédure. Ainsi, le paragraphe 3(3) et l'alinéa 78c) de la L.I.P.R. peuvent être interprétés comme attribuant expressément au juge désigné le pouvoir de trancher des questions constitutionnelles. Seul le juge désigné a la compétence de décider du caractère raisonnable du certificat et des motifs de la détention. La façon dont cette fonction est assumée par le juge désigné relève entièrement de ce dernier.    Ce qui importe, c'est que le juge désigné protège les renseignements pouvant porter atteinte à la sécurité nationale tout en s'assurant que l'intéressé soit suffisamment informé des raisons ayant donné lieu à la signature du certificat et à la détention. Je suis donc d'avis que la L.I.P.R. octroie la compétence au juge désigné sur l'intéressé, l'objet du litige et le pouvoir d'accorder la réparation.

[48]            À ce point-ci, je reviens sur les concepts d'intention expresse et d'intention implicite du législateur énoncés dans l'arrêt Hynes, précité. Même si la L.I.P.R. ne révélait pas, contrairement à ce que je viens de conclure, l'intention explicite du législateur d'accorder le pouvoir de réparation recherchée, je conclus que l'intention implicite du législateur qui se dégage du rôle accordé au juge désigné en vertu des articles 76 à 85 de la L.I.P.R. sous-entend le pouvoir d'accorder la réparation demandée.

[49]            Bien avant l'entrée en vigueur de la L.I.P.R., le juge McDonald de la Cour d'appel fédérale a déclaré en obiter qu'une cour d'appel ne devait pas se substituer au tribunal de première instance en ce qui concerne les questions relatives à la Charte, le juge désigné étant le mieux placé pour statuer sur ces questions. Dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 4 C.F. 192 à la p. 6, il écrit ce qui suit :


Il est indubitable que le juge délégué pour entendre une demande fondée sur le paragraphe 40.1(8) est le mieux placé pour se prononcer sur des points litigieux touchant à la Charte. En effet, il est obligé de considérer si l'ordonnance qu'il rend soulève des questions constitutionnelles. S'il décide en première instance que, sauf preuve du contraire, un droit garanti par la Charte pourrait être touché par les dispositions de l'ordonnance, il est le mieux placé, après avoir entendu tous les témoignages, pour décider si, étant donné les inquiétudes en matière de sécurité, ces conditions sont valides au regard de l'article premier de la Charte. Ce faisant, il aurait peut-être à examiner si l'application des prescriptions de la Charte à une ordonnance rendue sous le régime du paragraphe 40.1(9) nécessite l'examen de "l'applicabilité au regard de la Constitution" de cette disposition, mettant ainsi en jeu l'impératif d'avis de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19)]. Cette question n'a pas été débattue devant la Cour.

[50]            J'irais même jusqu'à dire que le juge désigné est dans une position idéale pour trancher des questions constitutionnelles découlant des articles 76 à 85 de la L.I.P.R., car celui-ci possède tous les renseignements pertinents ainsi que tous les pouvoirs spéciaux liés à une telle compétence.

[51]            Dans l'arrêt Hynes, précité, la question consistait à savoir si un juge présidant une enquête préliminaire sous le régime du Code criminel du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-46 pouvait statuer sur des questions constitutionnelles. La majorité des juges de la Cour suprême du Canada a répondu par la négative, tout comme dans l'arrêt Mills, précité. Les juges de la majorité en sont arrivés à cette conclusion parce qu'ils estimaient que le juge du procès était mieux placé que le juge de l'enquête préliminaire pour décider de questions constitutionnelles, l'endroit idéal pour trancher de telles questions étant le procès (Hynes, précité au par. 40). En l'espèce, le rôle du juge désigné s'apparente beaucoup plus à celui du juge du procès qu'à celui du juge de l'enquête préliminaire. En effet, tant le juge désigné que le juge du procès détiennent le pouvoir sur l'ensemble du litige ainsi que sur son issue.

[52]            La thèse selon laquelle le juge désigné est un tribunal compétent pour décider de questions constitutionnelles permet également d'éviter un dédoublement de procédures qui nécessiterait davantage de temps et engendrerait donc des coûts additionnels pour l'ensemble des contribuables. Il est indéniable que confier la compétence de trancher les questions relatives à la Charte à un autre juge de la Cour, qu'il s'agisse d'un juge désigné ou non désigné, pourrait signifier la nécessité d'une nouvelle procédure et entraînerait des délais additionnels. Cette préoccupation a été soulevée par le juge Gonthier de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Nova Scotia (Workers Compensation Board) c. Martin, [2003] S.C.C. 54 au par. 29 :

Il découle, en pratique, de ce principe de la suprématie de la Constitution que les Canadiens doivent pouvoir faire valoir les droits et libertés que leur garantit la Constitution devant le tribunal le plus accessible, sans pouvoir engager des procédures judiciaires parallèles [...]

[53]            En plus de constater que des délais additionnels ne sont pas dans l'intérêt des contribuables, je note également que le législateur précise que le juge désigné doit procéder de façon expéditive. En confiant la tâche de trancher les questions relatives à la Charte au juge désigné, le législateur s'assure que le délai soit le plus court possible en première instance tout en permettant à ce juge d'effectuer avec diligence l'évaluation du caractère raisonnable du certificat et le contrôle des motifs de la détention.


[54]            Certains diront peut-être que l'impossibilité d'interjeter appel des décisions sur le certificat limite la compétence du juge désigné quant aux questions constitutionnelles car cela signifierait qu'on ne pourrait porter en appel des décisions sur des questions constitutionnelles. Je ne peux souscrire à tel argument. Selon moi, un jugement portant sur des questions relatives à la Charte dans le cadre d'une procédure découlant de l'application des articles 76 à 85 de la L.I.P.R. n'est pas un jugement sur le certificat ou encore sur le maintien de la détention. Il s'agit d'un jugement dont l'objet diffère totalement de l'objet d'un jugement portant sur le certificat ou le maintien de la détention et par conséquent, il doit être traité de façon distincte. Qui plus est, un jugement sur des questions relatives à la Charte ne porte pas directement sur les renseignements qui constituent le fondement d'une détermination sur le certificat ou sur le maintien de la détention.

[55]            Compte tenu de la nature des questions en l'espèce et du fait que l'audience qui mènera à un jugement sur le caractère raisonnable du certificat n'a toujours pas eu lieu, j'estime que les questions à trancher s'apparentent à des questions de droit, dont il est traité au paragraphe 27(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

[56]            Par conséquent, je suis d'avis que l'on peut utiliser l'article 27 de la Loi sur les Cours fédérales pour interjeter appel d'un jugement du juge désigné qui tranche des questions constitutionnelles. Si tel n'est pas le cas, ce que je ne crois pas, il est toujours possible d'avoir recours au paragraphe 40(1) de la Loi sur la Cour suprême du Canada, L.R.C. 1985, ch. S-26 qui se lit ainsi :

"Sous réserve du paragraphe (3), il peut être interjeté appel devant la Cour de tout jugement, définitif ou autre, rendu par la Cour d'appel fédérale ou par le plus haut tribunal de dernier ressort habilité, dans une province, à juger l'affaire en question, ou par l'un des juges de ces juridictions inférieures, que l'autorisation d'en appeler à la Cour ait ou non été refusée par une autre juridiction, lorsque la Cour estime, compte tenu de l'importance de l'affaire pour le public, ou de l'importance des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait qu'elle comporte, ou de sa nature ou importance à tout égard, qu'elle devrait en être saisie et lorsqu'elle accorde en conséquence l'autorisation d'en appeler."


[57]            Avant d'en arriver à ma conclusion finale, je note qu'au par. 31 de l'arrêt Martin, précité, le juge Gonthier discute du droit d'appel applicable aux tribunaux administratifs et constate que les décisions de ces derniers sur des questions constitutionnelles sont toujours assujetties au contrôle d'une cour supérieure :                  

Troisièmement, les décisions d'un tribunal administratif fondées sur la Charte sont assujetties au contrôle judiciaire suivant la norme de la décision correcte : voir Cuddy Chicks, précité, p. 17. L'erreur de droit qu'un tribunal administratif commet en interprétant la Constitution peut toujours faire l'objet d'un contrôle complet par une cour supérieure.

Il serait impensable que le jugement d'un juge désigné d'une cour supérieure portant sur des questions constitutionnelles ne puisse faire l'objet d'un appel. Si pour des raisons fondées sur la Charte, un droit d'appel ou de révision judiciaire existe à l'égard des décisions des tribunaux administratifs, je ne vois pas pourquoi le droit d'appel n'existerait pas pour les ordonnances d'un juge désigné.


[58]            Somme toute, je conclus que le juge désigné a la compétence nécessaire pour statuer sur des questions constitutionnelles. Il s'agit d'un juge de la Cour fédérale qui possède tous les pouvoirs liés à un tel poste et, de plus, il possède les pouvoirs accordés aux juges désignés. Je crois que le paragraphe 3(3) et l'alinéa 78c) de la L.I.P.R. confient expressément au juge désigné la tâche de trancher des questions constitutionnelles. Et même si le législateur n'avait pas expressément confié cette tâche au juge désigné (ce que je ne crois pas), je reprends le concept d'intention expresse et implicite énoncé dans Hynes, précité, et je suis d'avis que les articles 76 à 85 de la L.I.P.R. énoncent implicitement cette responsabilité de par la raison d'être du juge désigné et des pouvoirs qui sont conférés à ce dernier.

B)        Si le juge désigné a effectivement compétence pour trancher des questions constitutionnelles, quelle est la réponse aux 40 questions constitutionnelles énoncées à l'Annexe I de la présente ordonnance?

[59]            Avant d'analyser les arguments relatifs aux 40 questions constitutionnelles présentées par les avocats de M. Charkaoui, je crois qu'il est important de bien situer les concepts de statut juridique du résident permanent et de sécurité nationale dans le contexte du droit de l'immigration. Cette toile de fond permettra de mieux comprendre les arguments présentés ainsi que leur analyse, notamment en ce qui a trait aux principes de justice fondamentale et aux droits protégés par la Charte. Par la suite, je résumerai les arguments des parties et je procéderai à l'analyse des arguments.

1.          Statut juridique du résident permanent


[60]            Tout d'abord, il est important de noter que la Charte elle-même fait une distinction entre les droits reconnus au citoyen canadien et ceux que détient le résident permanent. Ainsi, contrairement au citoyen canadien, le résident permanent n'a pas un droit sans réserve d'entrer et de sortir du Canada ou même d'y demeurer. Le résident permanent a toutefois le droit de se déplacer à l'intérieur du Canada et d'établir sa résidence dans toute province pour y gagner sa vie (paragraphes 6(1) et 6(2) de la Charte).

[61]            Les droits que la Charte reconnaît au résident permanent sont repris sous un vocable différent au paragraphe 27(1) de la L.I.P.R. :

Le résident permanent a, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le droit d'entrer au Canada et d'y séjourner.

[62]            En conséquence, la distinction que fait la Charte entre citoyens et non-citoyens signifie que le législateur peut à bon droit adopter une politique établissant des normes que le résident permanent doit respecter pour pouvoir entrer et séjourner au Canada. C'est ce que reconnaît le juge Sopinka dans Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711 à la        p. 734 :

La distinction entre citoyens et non-citoyens est reconnue dans la Charte. Bien que le paragraphe 6(2) accorde aux résidents permanents le droit de se déplacer dans tout le pays, d'établir leur résidence et de gagner leur vie dans toute province, seuls les citoyens on le droit « de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir » , ce que garantit le paragraphe 6(1).

Le Parlement a donc le droit d'adopter une politique en matière d'immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu'il leur soit permis d'entrer au Canada et d'y demeurer.

[63]            Tout récemment, la Cour suprême du Canada a reconnu dans l'arrêt Chieu précité au par. 46, le droit du législateur d'adopter des dispositions législatives qui prescrivent aux non-citoyens les conditions à remplir pour entrer au Canada et y demeurer. Elle a toutefois précisé que le résident permanent avait plus de droits que les autres non-citoyens mais moins que le citoyen canadien :


En fait, la Loi traite les citoyens différemment des résidents permanents, qui à leur tour sont traités différemment des réfugiés au sens de la Convention, lesquels sont traités différemment des détenteurs de visas et des résidents illégaux. C'est un aspect important du régime législatif que différentes catégories de personnes soient traitées différemment, avec les adaptations voulues selon les différents droits et les différentes situations des personnes faisant partie de ces groupes. Il suffit de souligner que les résidents permanents ont des droits en vertu de la Charte et de la Loi que les autres non-citoyens n'ont pas, notamment la liberté de circulation et d'établissement garantie par le par. 6(2) de la Charte et le droit de parrainer des individus en vue de leur admission au Canada en vertu du par. 6(2) de la Loi.

[64]            Ainsi, la L.I.P.R. établit les conditions qui permettent au résident permanent d'entrer et de séjourner au Canada. À l'article 33 et suivants, elle précise qu'un résident permanent peut se voir interdire de territoire s'il existe des motifs raisonnables de croire notamment aux faits suivants : le résident permanent est un danger pour la sécurité du pays (article 34 de la L.I.P.R.); il a participé directement à des crimes contre l'humanité et à des crimes de guerre ou encore il a occupé un poste de rang supérieur au sein d'un gouvernement qui a commis des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre (article 35 de la L.I.P.R.); il a été déclaré coupable d'une infraction punissable d'un emprisonnement d'au moins 10 ans pour laquelle un emprisonnement de plus de 6 mois a été imposé (article 36 de la L.I.P.R.); il a été membre d'une organisation qui se livre ou s'est livrée au crime organisée (article 37 de la L.I.P.R.); il a fait de fausses déclarations dans sa demande d'immigration ou a fait l'objet de fausses déclarations en tant que personne parrainée (article 40 de la L.I.P.R.).

[65]            Si l'une de ces conclusions est tirée à l'égard du résident permanent, celui-ci perd son statut lorsque la mesure de renvoi prend effet (alinéa 46(1)c) de la L.I.P.R.).

[66]            En l'espèce, la conclusion à laquelle les Ministres en sont arrivés est que M. Charkaoui est un danger pour la sécurité du Canada parce qu'il est membre du Réseau terroriste d'Oussama Ben Laden et que, seul ou comme membre de cette organisation, il s'est livré, se livre ou se livrera au terrorisme (alinéas 34(1)c), d) et f) de la L.I.P.R.).

[67]            Les Ministres ont donc déposé un certificat attestant que M. Charkaoui devait être interdit de territoire pour raison de sécurité (paragraphe 77(1) de la L.I.P.R.). Si le juge désigné confirme le caractère raisonnable du certificat, le certificat jugé raisonnable constituera une mesure de renvoi exécutoire et sans appel (article 81 de la L.I.P.R.).

[68]            En résumé, le législateur a prévu des situations qui empêchent le résident permanent de continuer à séjourner au Canada. S'il ne se trouve pas dans l'une de ces situations, le résident permanent conserve son statut. Dans le cas contraire, la conséquence ultime peut être le renvoi.

2.         Sécurité nationale


[69]            Étant donné que le certificat auquel il est fait référence au paragraphe 77(1) de la L.I.P.R. se fonde nécessairement sur des renseignements liés à la sécurité nationale ou à la criminalité ou qui ont été obtenus sous le sceau du secret (ci-après « renseignements protégés » ), le législateur a établi une procédure permettant de protéger ces renseignements tout en accordant au résident permanent le droit d'être suffisamment informé des circonstances ayant donné lieu à la signature du certificat (alinéas 78b) et h) de la L.I.P.R.). Le législateur oblige ainsi le juge désigné à mettre en équilibre deux intérêts fondamentaux mais complètement opposés : la protection de renseignements protégés pour des raisons de sécurité nationale et la communication suffisante au résident permanent de renseignements qui lui permettront de se défendre.

[70]            La sécurité nationale constitue un élément essentiel au maintien de notre société démocratique. De nos jours, les menaces à notre démocratie proviennent souvent de faits et gestes non conventionnels qui ne peuvent être détectés par de simples enquêtes ou par des moyens d'enquête traditionnels. Les moyens dont les renseignements protégés sont obtenus ne doivent pas être dévoilés.    En effet, la protection de notre société démocratique exige des efforts continus et elle ne peut être assurée par de simples enquêtes ponctuelles. Dans l'arrêt Chiarelli, précité à la p. 744, le juge Sopinka confirme que l'État est pleinement justifié de vouloir protéger ses

enquêtes :

Cependant, l'État a aussi grandement intérêt à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police. La nécessité de confidentialité dans les affaires mettant en cause la sécurité nationale est soulignée par Lord Denning dans l'arrêt R. c. Secretary of State for the Home Department ex parte Hosenball, [1977] 3 All E.R. 452 (C.A.) à la page 460 :

[TRADUCTION] Les renseignements fournis au Home Secretary par le service de sécurité sont et doivent être hautement confidentiels, l'intérêt public dans la sûreté du Royaume est si grand que les sources de renseignements ne doivent pas être révélées, ni leur nature, s'il en résulte le moindre risque de faire découvrir ces sources, la raison en est que dans le domaine où la dissimulation est reine, nos ennemis pourraient tenter d'éliminer la source de ces informations.


[71]            Par ailleurs, le droit du résident permanent d'être informé des faits ayant donné lieu à la signature du certificat délivré contre lui est un droit fondamental. Le résident permanent doit être suffisamment informé des raisons pour lesquelles les Ministres estiment qu'il constitue un danger pour la sécurité nationale. Il s'agit là d'une démarche essentielle si l'on veut s'assurer que la personne concernée ait la possibilité de se défendre contre les reproches qu'on lui fait.

3.         Résumé des arguments des parties

[72]            Étant donné l'ampleur de la contestation judiciaire, je crois qu'il est utile de présenter un résumé des arguments des parties. Par la suite, nous les verrons plus en détail.

[73]            Les avocats de M. Charkaoui plaident que la procédure établie par le législateur pour décider du caractère raisonnable du certificat et du maintien de la détention, procédure qui vise à concilier l'intérêt de l'État à protéger la sécurité et l'intérêt de la personne concernée de savoir, documents à l'appui, ce qu'on lui reproche, viole les principes de justice fondamentale. Selon eux, le rôle du juge désigné, l'exclusion de renseignements pour raison de sécurité nationale, les audiences en l'absence de la personne concernée et de son avocat, ainsi les normes de preuve du « caractère raisonnable » du certificat et des « motifs raisonnables de croire » d'un danger à la sécurité nationale briment de façon évidente les principes de justice fondamentale protégés par la Charte, la Déclaration canadienne, la Déclaration universelle et le Pacte. Ils estiment que ce genre de procédure n'est pas conciliable avec les droits fondamentaux.


[74]            Les avocats de M. Charkaoui considèrent que la détention qui suit la signature par les Ministres d'un mandat d'arrestation constitue une procédure inacceptable car elle est déterminée par une décision ministérielle et non par le judiciaire et que la révision du maintien de la détention n'est pas effectuée par un tribunal indépendant et impartial. Pour eux, ce type de détention porte atteinte aux articles 7, 9, 12 et à l'alinéa 11e) de la Charte et à l'article 2 de la Déclaration canadienne.

[75]            Les avocats de M. Charkaoui plaident également que la procédure choisie par le législateur traite la personne concernée différemment d'autres personnes. Ils argumentent que la procédure porte atteinte à l'article 15 de la Charte et à l'alinéa 1b) de la Déclaration canadienne.

[76]            De plus, les avocats de M. Charkaoui considèrent que certaines dispositions de la L.I.P.R. sont imprécises et ont une portée excessive, que la procédure crée un risque pour la personne concernée lors d'un éventuel retour dans son pays d'origine et qu'elle ne respecte pas les engagements que le Canada a pris en signant des traités internationaux.

[77]            En dernier lieu, M. Charkaoui, par l'entremise de ses avocats, prétend que la disposition prévoyant l'impossibilité d'interjeter appel de la décision concernant la raisonnabilité du certificat porte atteinte à l'article 96 de l'A.A.N.B.

[78]            Bien que dans leurs représentations écrites, les avocats de M. Charkaoui font référence à la Déclaration canadienne, à la Déclaration universelle, aux règles de common law, à l'A.A.N.B., au Bill of Rights du Royaume-Uni et au Pacte, leurs plaidoiries orales ont été surtout axées sur certaines dispositions de la Charte et, dans une moindre mesure, sur l'article 96 de l'A.A.N.B. et sur l'alinéa 14r) du Pacte.

[79]            Les avocats des Ministres, quant à eux, plaident que la procédure établie par le législateur respecte les droits fondamentaux protégés par la Charte, la Déclaration canadienne, la Déclaration universelle ainsi que le Pacte, et que certaines dispositions contestées concernant le certificat et la détention ont déjà été révisées par les tribunaux (Chiarelli, précité, Ahani c. Canada, [1996] A.C.F. no 937 (C.A.) et Ahani c. Sa Majesté la Reine, [1995] 3 C.F. 669 (1ère inst.). Pour ce qui est des autres arguments présentés par M. Charkaoui, ils précisent que le législateur a élaboré la procédure de façon à ce qu'elle respecte les principes protégés par la Constitution, la Déclaration canadienne, la Déclaration universelle et les traités internationaux.

4.         Structure de l'analyse

[80]            Maintenant, je me propose d'analyser les arguments constitutionnels présentés par les avocats de M. Charkaoui selon le plan suivant :

i.           Droits fondamentaux : article 7 de la Charte, article premier de la Déclaration canadienne et articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R.

-            Principes de justice fondamentale

-            le juge désigné est-il indépendant et/ou impartial?

-            « Caractère raisonnable » et « motifs raisonnables de croire » : normes de preuve appropriées

ii.           Détention : article 7, 9, 12 et alinéa 11e) de la Charte, article 2 de la Déclaration canadienne et articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R.


iii.          Traitement égal : article 15 de la Charte, alinéa 1b) de la Déclaration canadienne et articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R.

iv.          Caractère imprécis, excessif et discriminatoire de certaines dispositions : alinéa 34(1)f) et paragraphe 83(3) de la L.I.P.R.

v.          Création de risques pour la personne concernée : articles 7, 12 et 15 de la Charte et article 77 de la L.I.P.R.

vi.          Impossibilité d'interjeter appel : article 96 de l'A.A.N.B., paragraphe 80(3) et article 81 de la L.I.P.R.

vii.         Respect des obligations internationales : paragraphe 14(1) du Pacte et articles 33, 77, 80, 81, 82, 83 et 85 de la L.I.P.R.

[81]            Je suis d'avis que ce plan d'analyse permet de répondre aux multiples questions et arguments présentés par les avocats de M. Charkaoui.

i. Droits fondamentaux : article 7 de la Charte, article premier de la Déclaration canadienne et articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R.

[82]            L'article 7 de la Charte prévoit ce qui suit :

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

L'alinéa 1a) de la Déclaration canadienne prévoit ce qui suit :

a) le droit de l'individu à la vie, à la sécurité de la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi.


[83]            M. Charkaoui affirme que les articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R. portent atteinte aux principes de justice fondamentale auxquels il est fait référence à l'article 7 de la Charte en ce         que :

a)          la procédure prévue par la L.I.P.R. pour décider du caractère raisonnable du certificat et du maintien de la détention va à l'encontre des principes de justice fondamentale;

b)          le rôle que la L.I.P.R. attribue au juge désigné mine l'indépendance de ce dernier ou crée, à tout le moins, une apparence de partialité;

c)          ce ne sont pas les Ministres mais bien le juge désigné qui devrait décider si la personne concernée doit être détenue ou non; par conséquent, la norme de preuve selon laquelle le juge désigné ne doit décider que du « caractère raisonnable » du certificat et ne doit maintenir la détention que s'il existe des « motifs raisonnables de croire qu'il constitue un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou qu'il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi » (paragraphes 82(1) et (3) de la L.I.P.R.) porte atteinte aux principes de justice fondamentale parce que cette norme de preuve ne permet pas au juge désigné de trancher sur le fond de l'affaire.

Principes de justice fondamentale

Principes de justice fondamentale à la lumière des arrêts Chiarelli et Suresh

[84]            L'application des principes de justice fondamentale, notamment des règles de justice naturelle et de l'équité procédurale, doit tenir compte des intérêts en jeu et de l'ensemble de la situation. C'est ce qu'écrit le juge Sopinka dans l'arrêt Chiarelli, précité aux pp. 743 et

744 :

La portée des principes de justice fondamentale varie selon le contexte et la nature des intérêts en jeu [...] De même, les règles de justice naturelle et le concept de l'équité procédurale, qui peuvent dans un contexte donné faire partie des principes de justice fondamentale ne constituent pas des normes figées. Pour vérifier la conformité d'une procédure avec la justice fondamentale, il peut être nécessaire de soupeser les intérêts opposés de l'État et du particulier.

[85]            Les principes de justice fondamentale, concept auquel il est fait référence à l'article 7 de la Charte, doivent être évalués à la lumière du contexte législatif, des objectifs de la loi contestée et des droits reconnus aux parties. Dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2002] 1 R.C.S. 3 au par. 45, la Cour suprême du Canada commente sur l'application des principes de justice fondamentale de l'article 7 de la Charte :

Les principes de justice fondamentale se trouvent dans « les préceptes fondamentaux de notre système juridique » : Burns, précité, par. 70. « Ils relèvent non pas du domaine de l'ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l'appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire » : Renvoi sur la Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503. Les principes de justice fondamentale pertinents sont dégagés au moyen d'une démarche contextuelle qui « tient compte de la nature de la décision qui doit être rendue » : Kindler, précité, p. 848, madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef). Il s'agit essentiellement d'un processus de pondération. Comme nous l'avons dit dans l'arrêt Burns, par. 65, « [l]'une des caractéristiques inhérentes du processus de pondération [...] est que le résultat peut très bien varier d'une affaire à l'autre, selon les facteurs contextuels mis en balance » .


[86]            Les décisions contestées en l'espèce on été prises par deux ministres du Cabinet fédéral, soit le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général du Canada . Le premier est chargé d'administrer les lois concernant l'immigration et la citoyenneté, tandis que le deuxième est responsable devant le Parlement du Service et de la Gendarmerie royale du Canada.

[87]            La première décision des Ministres indique que M. Charkaoui, un résident permanent, doit être interdit de territoire pour raison de sécurité nationale (paragraphe 77(1) de la L.I.P.R.). La deuxième décision, qui porte sur le mandat d'arrestation, indique que selon eux, M. Charkaoui est un danger pour la sécurité nationale ou pour la sécurité d'autrui ou encore qu'il se soustraira à la procédure (paragraphe 82(1) de la L.I.P.R.).

[88]            Ces deux décisions sont de nature administrative et sont fondées sur des renseignements que les Ministres considèrent secrets et qui, sauf exception, ne peuvent être communiqués à qui que ce soit. Le terme « renseignements » est défini à l'article 76 de la L.I.P.R.

[89]            Ces décisions ont des conséquences très importantes pour M. Charkaoui et sa famille en ce qu'elles mettent sérieusement en question leur vie en territoire canadien ainsi que leur demande de citoyenneté canadienne, s'ils en ont présenté une.

[90]            Dans l'arrêt Suresh, précité au par. 115, la Cour précise les facteurs à utiliser pour déterminer le contenu des principes de justice fondamentale applicables à une décision ou à une loi :


L'obligation d'équité - et par conséquent les principes de justice fondamentale - exigent en fait que la question soulevée soit tranchée dans le contexte de la loi en cause et des droits touchés : Baker, précité, par. 21; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, p. 682; Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, le juge Sopinka. Plus précisément, pour décider des garanties procédurales qui doivent être accordées, nous devons tenir compte, entre autres facteurs, (1) de la nature de la décision recherchée et du processus suivi pour y parvenir, savoir « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire » , (2) du rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, (3) de l'importance de la décision pour la personne visée, (4) des attentes légitimes de la personne qui conteste la décision lorsque des engagements ont été pris concernant la procédure à suivre et (5) des choix de procédure que l'organisme fait lui-même : Baker, précité, par. 23-27. Cela ne signifie pas qu'il est exclu que d'autres facteurs et considérations entrent en jeu.

[91]            Je me permets d'ajouter à cette liste de facteurs 6) le caractère légitime des intérêts en jeu, 7) les personnes ou entités chargées de prendre la décision, et 8) l'objectif du législateur qui consiste à vouloir assurer une procédure juste et équitable qui tient compte des circonstances.

[92]            Pour ce qui est du troisième facteur énoncé dans Suresh, la décision concernant le certificat est très importante et lourde de conséquences pour M. Charkaoui. Par ailleurs, aucun engagement n'a été pris envers M. Charkaoui concernant la procédure à suivre, ce qui signifie que le quatrième facteur ne s'applique pas en l'espèce.

[93]            Quant à la nature des décisions, le premier critère dans Suresh, il s'agit de décisions ministérielles de type administratif. Ces décisions ont été prises à la lumière de renseignements protégés et M. Charkaoui n'a eu aucun accès au processus décisionnel, que ce soit lors d'une rencontre, d'une audience ou autrement. Il est difficile d'imaginer comment, à cette première étape, les Ministres pourraient communiquer les renseignements protégés à la personne concernée pour lui permettre de répondre d'une façon quelconque. Le législateur a choisi la formule de la décision ministérielle de type administratif.

[94]            Par contre, après la décision des deux Ministres de signer le certificat et de lancer un mandat d'arrestation, le certificat est déposé à la Cour fédérale (paragraphe 77(1) de la L.I.P.R.), puis le juge désigné vérifie le caractère raisonnable du certificat et contrôle de façon périodique le maintien de la détention selon le critère prévu à l'article 78 de la L.I.P.R. Le législateur a donc prévu une révision automatique des décisions ministérielles.

[95]            Ayant déjà abordé les facteurs 1, 2, 3, et 4 de l'arrêt Suresh, précité et le facteur 6 que j'ai ajouté, il nous reste maintenant à étudier le cinquième facteur de l'arrêt Suresh, ainsi que le septième et le huitième facteurs que j'ai ajoutés. Pour ce faire, il est nécessaire d'examiner la procédure établie par le législateur aux articles 77, 78 et 82 de la L.I.P.R. et de se demander si elle respecte les principes de justice fondamentale.

La procédure prévue par la L.I.P.R. respecte-t-elle les principes de justice fondamentale?

[96]            La procédure établie aux articles 77, 78 et 82 de la L.I.P.R. pour déterminer le caractère raisonnable du certificat et pour décider du maintien de la détention satisfait-elle, compte tenu du fait que des intérêts opposés sont en jeu, aux principes de justice fondamentale prévus à l'article 7 de la Charte?


[97]            Commençons par décrire la procédure que le législateur a établi relativement au certificat et à la détention. Pour ce qui est du certificat, le juge désigné examine la preuve soumise par les Ministres, il détermine quels sont les renseignements protégés pour des raisons de sécurité nationale, il fournit au résident permanent un résumé de la preuve pour permettre à ce dernier d'être suffisamment informé, il lui donne la possibilité d'être entendu, puis il en arrive à une conclusion quant au caractère raisonnable du certificat (article 78 de la L.I.P.R.). En ce qui concerne le maintien de la détention du résident permanent, si un mandat a été lancé, le juge désigné utilise la même démarche que pour l'analyse du certificat pour effectuer le contrôle des motifs justifiant le maintien de la détention et pour déterminer si le résident permanent constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou pour la sécurité d'autrui ou s'il se soustraira à la procédure ou au renvoi. Un juge désigné doit faire comparaître le résident permanent au moins une fois dans les six mois suivant chaque contrôle ou à tout autre moment sur demande, pour déterminer si la détention est toujours justifiée. À la demande de la personne concernée, dans les 120 jours confirmant le caractère raisonnable du certificat, le juge désigné révise la nécessité du maintien de la détention à la lumière de certains critères (articles 82, 83 et 78 de la L.I.P.R.).


[98]            Maintenant voyons comment la procédure établie par le législateur crée un équilibre entre les intérêts de l'État et ceux de la personne concernée. Le législateur fait intervenir un membre du judiciaire, le juge désigné, pour assumer un rôle indépendant et objectif qui tient compte des intérêts opposés. Le législateur prévoit que le juge désigné est tenu de « garantir » la confidentialité des renseignements protégés pour des raisons de sécurité nationale (alinéa 78b) de la L.I.P.R.) tout en informant « suffisamment » le résident permanent des circonstances justifiant le certificat et la détention (alinéa 78h) de la L.I.P.R.), ce qui constitue un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé avec doigté et finesse. Le législateur reconnaît au résident permanent la possibilité d'être représenté et d'être entendu lors de l'examen du caractère raisonnable du certificat et du maintien de la détention, de témoigner et de faire des représentations. Le législateur a établi une procédure de révision périodique de la détention, procédure qui accorde à la personne concernée le droit d'être représenté, d'être entendu, de témoigner et de faire des représentations. En contrepartie, le législateur oblige le juge désigné à garantir la confidentialité des renseignements protégés pour des raisons de sécurité nationale. C'est pourquoi le juge désigné est autorisé à présider des audiences en l'absence du résident permanent et de son représentant et de ne dévoiler que les faits et renseignements qui ne portent pas atteinte à la sécurité nationale. À la demande de l'une des parties, le législateur autorise le juge désigné à admettre de la preuve qui serait autrement inadmissible et à l'utiliser dans son jugement. Le législateur exclut la possibilité d'interjeter appel sur le certificat et prévoit que le juge désigné utilise le critère du caractère raisonnable et non celui de la prépondérance de la preuve pour analyser le certificat et les motifs sur lesquels le maintien de la détention sont fondés (Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] C.A.F. 407).

[99]            Dans le but de préserver l'objectivité de la procédure tout en tenant compte de l'intérêt légitime de l'État à protéger les renseignements liés à la sécurité ou à la criminalité et du droit de la personne concernée de pouvoir contester le certificat et la détention en pleine connaissance de cause, le législateur accorde à un juge désigné de la Cour fédérale le pouvoir d'examiner et d'évaluer les décisions ministérielles.


[100]        À mon avis, le juge désigné constitue la pierre angulaire de la procédure de révision en ce qu'il a la double obligation de protéger les renseignements liés à la sécurité nationale ou à la criminalité et de remettre à la personne concernée un résumé de la preuve suffisamment révélateur des circonstances qui ont donné lieu au certificat et au mandat ayant mené à la détention. C'est ainsi qu'est établi l'équilibre entre les intérêts opposés.

[101]        Pour qu'il puisse effectuer cette difficile tâche, le juge désigné a accès à tous les renseignements, sans exception, utilisés par les Ministres pour en arriver à leurs décisions. Il peut même recevoir des renseignements additionnels si les avocats des Ministres en déposent (alinéa 78e) de la L.I.P.R.). Les représentants des Ministres ont même l'obligation d'informer le juge désigné de faits pouvant nuire à la thèse des Ministres. Dans l'arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, la juge Arbour précise que l'obligation d'informer est beaucoup plus grande lorsque le législateur permet la tenue d'audiences en l'absence de l'une des parties :

Comme je l'ai mentionné précédemment, l'institution fédérale qui présente des arguments en l'absence de l'autre partie devant le tribunal de révision est tenu d'agir avec la bonne foi la plus absolue et d'exposer les faits de manière complète, franche et impartiale, y compris ceux qui pourraient lui être défavorables.


Le juge désigné préside les audiences et entend les témoins présentés par les Ministres. Au besoin, il interroge lui-même ces témoins. Il examine soigneusement la documentation pour déterminer quels renseignements sont liés à la sécurité et lesquels ne le sont pas. Pour ce faire, il examine entre autres les sources des renseignements, la façon dont ces renseignements ont été obtenus, la fiabilité des sources et la méthode utilisée, ainsi que la possibilité de corroborer ces renseignements par d'autres moyens lorsque cela est possible. Il tient compte du fait que les renseignements ont été obtenus sous le sceau du secret, soit d'une source canadienne ou d'une source étrangère, ou que ces renseignements font déjà partie du domaine public. Il s'enquiert auprès des représentants des Ministres de la qualité de l'enquête et s'interroge quant à la possibilité que des événements puissent être interprétés différemment. Il décide quels renseignements peuvent être dévoilés à la personne concernée et fournit un résumé de la preuve ne comportant aucun élément dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. Ce résumé doit suffisamment informer la personne concernée des circonstances qui ont donné lieu à la signature du certificat et au lancement du mandat d'arrestation et de la détention.

[102]        Après que la personne concernée a reçu le résumé en question et les autres documents pertinents, le juge désigné préside une ou des audiences où il donne la possibilité à la personne concernée d'être entendue. L'audience peut porter sur le caractère raisonnable du certificat, sur le maintien de la détention ou sur les deux. Lors de l'audience, les Ministres et la personne concernée ont l'occasion de présenter des témoins, de déposer de la preuve documentaire et de plaider oralement et par écrit.

[103]        Dans l'arrêt Chiarelli, précité, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur une procédure qui s'apparente à plusieurs égards à la procédure décrite ci-dessus. Il s'agit de la procédure prévue à l'article 39 de l'ancienne Loi, selon laquelle le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité devait faire enquête sur les rapports ministériels qui concluaient au caractère dangereux de certains résidents permanents. Au nom de la Cour, le juge Sopinka écrit aux pp. 744 et 745 :


De même, les règles de justice naturelle et le concept de l'équité procédurale, qui peuvent dans un contexte donné faire partie des principes de justice fondamentale, ne constituent pas des normes figées [....] Il peut être nécessaire de soupeser les intérêts opposés de l'État et du particulier. Ces pratiques ont tenté d'établir un juste équilibre entre les intérêts du particulier et ceux de l'État qui, dans les deux cas, jouent un rôle dans la question de savoir si une loi particulière viole les principes de justice fondamentale [...] Dans le contexte d'audiences tenues par le Comité de surveillance par suite d'un rapport conjoint, le particulier a intérêt à ce que la procédure soit équitable. Cependant, l'État a aussi grandement intérêt à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police [...] La loi sur le SCRS et les règles du Comité de surveillance reconnaissent l'existence des intérêts opposés des particuliers et de l'État et tentent d'établir un équilibre raisonnable entre ces intérêts. Les règles exigent expressément en effet que le Comité exerce son pouvoir discrétionnaire dans l'établissement de cet équilibre [...] En l'espèce, l'intimé a reçu d'abord l'Énoncé des circonstances ayant donné lieu à la présentation d'un rapport par le solliciteur général du Canada et le ministre de l'Emploi et de l'Immigration. À mon avis, ces différents documents renfermaient suffisamment de renseignements pour mettre l'intimé au courant de la substance des actes qu'on lui reprochait et pour lui permettre de répondre [.. ]De plus, l'intimé a eu la possibilité de répondre en produisant ses propres témoins.

[104]        À mon avis, la procédure prévue aux articles 76 à 85, 77, 78 et 82 de la L.I.P.R. prend en considération l'existence des intérêts opposés et atteint un équilibre acceptable entre ces intérêts. Le fait qu'un juge désigné contribue à la mise en balance des intérêts accorde une crédibilité accrue à la procédure et assure une objectivité quant au résultat.

[105]        Dans l'arrêt Ahani c. Sa Majesté La Reine, [1995] 3 C.F. 669 (1ère inst.) au par. 38, la juge McGillis tire la conclusion suivante concernant le système qui existait sous l'ancienne Loi, système où un juge désigné était appelé à se prononcer sur le caractère raisonnable d'un certificat à l'égard d'un réfugié (article 40.1 de l'ancienne Loi) et qui est donc semblable au système en l'espèce :

J'en suis venu à la conclusion qu'en édictant l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration, le législateur fédéral a élaboré une procédure par laquelle il a tenté de trouver le juste milieu entre les intérêts divergents des particuliers et ceux de l'État. En particulier, le législateur fédéral a confié la charge d'examiner le caractère raisonnable de l'attestation ministérielle à un membre indépendant de la magistrature à qui il a accordé le pouvoir d'examiner les renseignements secrets en matière de sécurité ou de criminalité, de recueillir des éléments de preuve, de permettre la divulgation d'éléments à l'intéressé dans le but de lui permettre d'être "suffisamment informé", et de donner à l'intéressé "la possibilité d'être entendu". À mon avis, l'analyse contextuelle confirme que les principes de justice fondamentale ont été respectés dans la procédure conçue par le législateur fédéral à l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration.

[106]        Dans l'arrêt Ruby, précité, qui portait sur la sécurité nationale et sur l'audience en l'absence de la personne concernée et de son avocat prévue au paragraphe 51(2) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21 et sur l'article 7 de la Charte, la juge Arbour a validé au nom de la Cour ce type d'audience au par. 51 :

Dans la présente affaire, vu le cadre législatif applicable, la portée restreinte de la question constitutionnelle soulevée par l'appelant, de même que l'intérêt à la fois important et exceptionnel de l'État et de la société dans la protection des renseignements concernés, j'estime que les dispositions impératives requérant la forme d'audience à huis clos et ex parte respectent l'obligation d'équité découlant de l'article 7 de la Charte.

[107]        J'en arrive à la même conclusion. La procédure prévue aux articles 76 à 85 de la L.I.P.R. respecte les principes de justice fondamentale auxquels il est fait référence à l'article 7 de la Charte.

Le juge désigné est-il indépendant et/ou impartial?                          

[108]        En plus d'affirmer que les articles 76 à 85 de la L.I.P.R. ne respectent pas les principes de justice fondamentale garantis par l'article 7 de la Charte, les avocats de M. Charkaoui argumentent que le juge désigné n'est pas indépendant et impartial car le rôle attribué à celui-ci fait en sorte que le droit à un procès équitable est brimé.


[109]        Le raisonnement des avocats de M. Charkaoui s'articule comme suit. La décision d'interdire de territoire la personne concernée n'est pas celle du juge désigné mais plutôt celle des Ministres. Le juge désigné ne fait que réviser la décision et cela, non pas selon la prépondérance de la preuve mais selon la norme du « caractère raisonnable » pour le certificat (paragraphes 80(1) et (2) de la L.I.P.R.) et selon la norme des « motifs raisonnables de croire » pour ce qui est du maintien de la détention (article 33 et paragraphe 82(1) de la L.I.P.R.). Par ailleurs, les fonctions qu'exercent le juge font en sorte qu'il est partial ou, à tout le moins, qu'il semble partial : il préside des audiences en présence des représentants des Ministres mais en l'absence de la personne concernée et de ses représentants, il ne dévoile pas les renseignements en matière de sécurité ou de criminalité mais informe suffisamment la personne concernée, puis il prend sa décision finale en tenant compte des renseignements protégés.

[110]        Tel que mentionné, le législateur a opté pour une procédure qui débute avec une décision prise par deux Ministres qui sont d'avis que la personne concernée doit se voir interdire le territoire pour un ou plusieurs des motifs prévus aux articles 34 à 42 de la L.I.P.R. Une fois que le certificat est déposé à la Cour fédérale, le juge désigné entre en scène et débute la révision de la décision ministérielle. Tant que le juge désigné ne s'est pas prononcé sur le caractère raisonnable du certificat, la personne concernée ne peut être interdite de territoire, avec toutes les conséquences que cela comporte (paragraphe 77(2) et article 81 de la L.I.P.R.).    En somme, la décision ministérielle concernant le certificat n'a aucun effet tant que le juge désigné ne la valide pas.


[111]        En ce qui a trait à la décision sur la détention qui sera étudiée en détail plus loin, le juge désigné intervient pour effectuer le contrôle de la détention dans les quarante-huit heures suivant le début de celle-ci (paragraphe 83(1) de la L.I.P.R.), il réévalue la nécessité de maintenir la détention au moins tous les six mois et à tout moment sur demande (paragraphe 83(2) de la L.I.P.R.) et il donne à la personne concernée la possibilité d'être entendue (paragraphe 83(1) et article 78 de la L.I.P.R.). Comme c'était le cas pour la question du certificat visant l'interdiction de territoire, le juge désigné joue un rôle déterminant puisqu'il valide ou invalide la détention.

[112]        Il est vrai que la décision d'interdire de territoire la personne concernée est celle des Ministres et non du judiciaire, mais je ne crois pas que ceci mette en péril l'indépendance du juge désigné. L'exécutif et le judiciaire jouent chacun un rôle précis qui est bien défini par le législateur.

[113]        Dans le domaine de la sécurité et de l'immigration, nul n'est mieux placé que l'exécutif, soit le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général du Canada, pour prendre des décisions ayant pour conséquence l'interdiction de territoire. Il n'en reste pas moins que le judiciaire joue un rôle déterminant à toutes les étapes de la procédure, et c'est lui qui confirme ou annule le certificat. À titre d'exemple, Smith c. Canada, (1991) 3 C.F. 3 (1ère inst.) et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Jaballah, [1999] A.C.F. no 1681 (1ère inst.) sont deux décisions où le juge Cullen a annulé des certificats signés par le ministre sous le régime de l'ancienne Loi.

[114]        Dans l'arrêt Suresh, précité au par. 38, la Cour examine la norme applicable à la révision d'une décision ministérielle :

Cette norme tient dûment compte des diverses obligations du Parlement, du ministre et du tribunal de révision. Le Parlement a pour tâche d'établir, conformément aux limites fixées par la Constitution, les critères et procédures applicables en matière d'expulsion. Le ministre doit rendre une décision conforme à la fois à la Constitution et aux critères et procédures établis par le Parlement. Enfin, le rôle du tribunal appelé à contrôler la décision du ministre consiste à déterminer si celui-ci a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément aux limites imposées par les lois du Parlement et la Constitution.


[115]        En rédigeant les articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R. comme il l'a fait, le législateur a clairement choisi, d'une part, de donner aux Ministres la responsabilité de décider de la nécessité du certificat et du mandat d'arrestation en vue de la détention et, d'autre part, d'attribuer au juge désigné la responsabilité d'effectuer le contrôle de ces décisions.    Je ne vois pas en quoi le fait que le législateur attribue aux Ministres la compétence de prendre une décision concernant l'interdiction de territoire d'un résident permanent pour raison de sécurité et qu'il assujettisse cette décision au contrôle d'un juge désigné brime l'indépendance du judiciaire. À mon avis, en attribuant une telle responsabilité au juge désigné, le législateur reconnaît expressément l'indépendance du judiciaire.

[116]        L'autre volet de l'argument des avocats de M. Charkaoui consiste à dire que le juge désigné n'est pas impartial. D'un côté, on a le juge désigné qui préside une audience en présence des représentants des Ministres mais en l'absence de la personne concernée et de ses représentants, qui ne divulgue pas les renseignements considérés protégés et qui ne remet qu'un résumé informant suffisamment la personne concernée des circonstances servant de fondement au certificat et au maintien de la détention. De l'autre côté, on a le juge désigné qui prend sa décision en tenant compte de tous les éléments de la preuve, y compris des renseignements non communiqués à la personne concernée. Les avocats prétendent qu'il s'agit là d'une situation irréconciliable avec les principes de justice fondamentale protégés par l'article 7 de la Charte. Ils s'appuient entre autres sur l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391.

[117]        Bien que j'ai déjà abordé les points qui suivent, j'estime important de les mentionner de nouveau. Le présent dossier soulève notamment la question de la protection de la sécurité nationale et présente un intérêt national. Dans le but de protéger la sécurité nationale et d'assurer la légitimité de la procédure menant aux décisions ainsi qu'aux décisions elles-mêmes, le législateur canadien fait intervenir le judiciaire. Il le fait pour s'assurer que les renseignements en matière de sécurité ou de criminalité sont protégés, que la personne concernée reçoit suffisamment de renseignements et que cette dernière a la possibilité d'être entendue.


[118]        Pour bien remplir son rôle, le juge désigné doit avoir une très bonne connaissance du dossier. Cette connaissance lui permet de distinguer les renseignements qui peuvent être communiqués de ceux qui ne peuvent l'être. Il doit faire un résumé excluant les renseignements protégés, résumé qui permettra à la personne concernée d'être suffisamment informée lors des audiences et lors de l'examen des renseignements qui ont lieu en son absence et en l'absence de ses représentants.    Le juge désigné « doit tout de même être curieux, préoccupé par ce qui est avancé et être d'un scepticisme ayant comme objectif de faire un examen critique des faits. Il doit vérifier les sources tant humaines, techniques que documentaires, leur fiabilité et la véracité de ce qu'elles peuvent rapporter. Dans la mesure du possible, l'information doit provenir de plus d'une source et ne doit pas être sujette à une interprétation imprécise. De plus, le juge désigné peut interroger les témoins pouvant apporter un éclairage sur l'information et les documents protégés. Il peut, le cas échéant, questionner leur interprétation des faits et vérifier s'il n'y a pas d'autres possibilités d'interprétation pouvant jouer en faveur de l'intimé. En un mot, le juge désigné doit tester sérieusement l'information protégée. C'est un rôle exigeant qui doit être assumé pleinement étant donné les enjeux. » (Charkaoui (Re), [2003] A.C.F. no 1119 au par. 44, ordonnance du soussigné datée du 15 juillet 2003 concernant le mandat d'arrestation et la mise en détention ainsi que le contrôle des motifs justifiant le maintien en détention en vertu des paragraphes 82(1), 83(1) et 83(3) de la L.I.P.R).

[119]        Un observateur informé ne saurait conclure que les tâches décrites ci-dessus engendrent un parti pris chez le juge désigné. Au contraire, compte tenu des intérêts opposés qui sont en jeu, le rôle du juge désigné est essentiel pour la personne concernée. Sans la participation active du juge désigné, la personne concernée pourrait se retrouver dans une situation bien pire que celle prévue par la L.I.P.R. Peut-on vraiment envisager des procédures qui seraient plus appropriées?

[120]        Il est clair que l'État protégera toujours sa sécurité et les instruments nécessaires à cette fin. La personne concernée n'aura pas accès aux renseignements en matière de sécurité ou de criminalité, mais l'État poursuivra et tentera par tous les moyens légitimes possibles de neutraliser les personnes concernées qui sont associées de façon importante à un danger pour la sécurité nationale (paragraphe 34(1) de la L.I.P.R.). Où est le juste équilibre entre ces intérêts opposés? La réponse ne se trouve-t-elle pas dans le rôle du juge désigné comme pierre angulaire de la procédure établie par le législateur?

[121]        Le rôle du juge désigné ne peut faire en sorte qu'il ait un parti pris en faveur de l'État. La participation du juge aux décisions sur le certificat et sur le maintien en détention répond en grande partie aux intérêts de la personne concernée.


[122]        Je suis donc d'avis que le rôle attribué au juge désigné sous le régime des articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R. ne suscite pas une crainte raisonnable de partialité. Voici ce que la juge McGillis dit à ce sujet dans l'arrêt Ahani, précité au par. 41 :

L'avocat du demandeur soutient en outre que la nature du processus créé par l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration suscite une crainte raisonnable de parti pris de la part du juge délégué qui tient l'enquête à huis clos. Je ne puis accepter cet argument. À mon avis, il n'y a rien dans la procédure prescrite par l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration qui suscite une crainte raisonnable de parti pris de la part du juge délégué qui tient l'enquête à huis clos. Dans la mesure où le moyen invoqué par l'avocat du demandeur repose sur l'assertion que la participation d'un juge délégué à une audience à huis clos compromet son impartialité, je signale que, dans l'arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), la Cour suprême du Canada a statué que les Règles du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, qui permettaient l'exclusion discrétionnaire d'une ou de plusieurs parties au cours des témoignages ou de la présentation des observations, ne violaient pas les principes de justice fondamentale.

Dans le cas en l'espèce, le rôle du juge désigné décrit à l'article 78 de la L.I.P.R. respecte les principes de justice fondamentale, l'article 7 de la Charte, ainsi que l'article premier et l'article 2 de la Déclaration canadienne.


[123]        Avant de conclure l'analyse de ce volet, il convient de distinguer les faits dans la présente affaire de ceux soulevés dans l'affaire Tobiass, précité. En l'espèce, le juge désigné n'agit pas de son propre chef en l'absence de toute procédure prévue par la L.I.P.R. Il doit s'assurer que l'audience en l'absence de la personne concernée et de son avocat est conforme à la L.I.P.R. L'article 78 de la L.I.P.R. prévoit que le juge doit, en acquiesçant à la demande des Ministres de tenir une audience, accorder aux avocats de la personne concernée suffisamment de renseignements pour que ceux-ci puissent avoir la possibilité de présenter leur point de vue. Mon analyse de l'arrêt Tobiass, précité, me mène à conclure que la démarche prévue par la L.I.P.R. concernant les procès n'est pas « revêtu d'une apparence d' irrégularité » mais est plutôt une mesure exceptionnelle que le législateur a expressément prévue afin d'assurer un juste équilibre entre la protection de la sécurité nationale du Canada et la protection des droits de la personne concernée. Je suis donc d'avis qu'un observateur raisonnable et informé conclurait que les dispositions de la L.I.P.R. gouvernant ce type d'audience dans le contexte de la sécurité nationale ne compromettent pas l'indépendance et l'impartialité du judiciaire.

« Caractère raisonnable » et « motifs raisonnables de croire » : normes de preuve appropriées?

[124]        Les avocats de M. Charkaoui prétendent que l'indépendance du judiciaire est minée du fait que les normes de preuve prévues ne sont pas la prépondérance de la preuve mais plutôt le

« caractère raisonnable » du certificat et les « motifs raisonnables de croire » qui mènent au maintien de la détention (article 33 et paragraphes 82(1), 80(1) et 80(2) de la L.I.P.R.). Selon eux, ces normes lient les mains du juge désigné car il ne peut donc se prononcer sur le fond de la question.


[125]        Avec égards, j'estime que la situation dans laquelle le juge désigné se trouve lorsqu'il détermine le caractère raisonnable du certificat ou la nécessité de maintenir la détention peut s'avérer plus avantageuse que celle dans laquelle se trouvent les Ministres lorsqu'ils prennent les décisions initiales. Le juge désigné a l'avantage d'avoir examiné les renseignements que les Ministres possédaient lors de leurs décisions tout en ayant la possibilité d'obtenir des renseignements supplémentaires (alinéas 78d) et 78e) de la L.I.P.R.), d'entendre et de voir les témoins produits par les Ministres et par la personne concernée, d'avoir de la documentation additionnelle qui peut même être défavorable à la thèse des Ministres (arrêt Ruby, précité) et d'entendre les arguments de chacune des parties lors de l'audience. À la demande de l'une des parties, le juge désigné peut même admettre en preuve tout élément normalement inadmissible qu'il juge utile et prendre en considération ces éléments dans sa décision (alinéa 78j) de la L.I.P.R.) Bref, selon la preuve présentée, le juge désigné peut se trouver dans une meilleure position que les Ministres lorsqu'ils ont pris leurs décisions.


[126]        Le législateur a choisi des normes autres que la prépondérance de la preuve parce que c'est ce que requiert la protection de la sécurité nationale. La façon dont doivent être abordées les questions liées à la sécurité nationale diffère de l'approche que l'on adopte face aux autres litiges de tous les jours.    En l'espèce, les enjeux sont la sécurité de l'État et celle de ses citoyens, ainsi que la protection de notre système démocratique. L'État doit donc utiliser des moyens de protection et d'enquête qui sont hors de l'ordinaire, comme le démontre les régimes institués notamment en vertu de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité. Les situations et les entités qui menacent la sécurité nationale sont souvent difficilement détectables et ont pour objectif de frapper là où la société est la plus vulnérable. Les attentats à la sécurité nationale peuvent avoir des conséquences tragiques. Les personnes qui constituent une menace à la sécurité nationale ont souvent une « mission » pour laquelle elles sont prêtes à se sacrifier, elles sont difficilement identifiables et les réseaux sans frontière dont elles font partie sont très difficiles à percer. Elles frappent à des moments où on s'en attend le moins. Dans le domaine de la sécurité nationale, on doit tout faire pour tenter d'éviter la catastrophe.    L'accent doit être mis sur la prévention. En effet, ce qui est en jeu, c'est notamment la sécurité de l'État et de sa population. Une fois certains gestes posés, il peut être trop tard. L'importance de l'intérêt en jeu, soit la sécurité nationale, me semble justifier le recours à des normes autres que la prépondérance de la preuve.    Cela dit, comme nous le verrons, les normes du « caractère raisonnable » et des « motifs raisonnables de croire » comportent des exigences qui se rapprochent de la norme de la prépondérance de la preuve.

[127]        En matière d'immigration, la norme des « motifs raisonnables de croire » a été définie par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.) au par. 17 :

Lorsque la preuve a pour but d'établir s'il y a raisonnablement lieu de croire que le fait existe et non d'établir l'existence du fait lui-même, il me semble qu'exiger la preuve du fait lui-même et en arriver à déterminer s'il a été établi, revient à demander la preuve d'un fait différent de celui qu'il faut établir. Il me semble aussi que l'emploi dans la loi de l'expression « il y a raisonnablement lieu de croire » implique que le fait lui-même n'a pas besoin d'être établi et que la preuve qui ne parvient pas à établir le caractère subversif de l'organisation sera suffisante si elle démontre qu'il y a raisonnablement lieu de croire que cette organisation précise le renversement par la force, etc. Dans l'affaire dont la solution est incertaine, l'omission de faire cette distinction et de traduire la question précise dictée par le libellé de la loi peut expliquer la différence dans les résultats d'une enquête ou d'un appel.

[128]        Ces normes n'exigent pas que le juge désigné recherche la preuve de l'existence des faits mais plutôt qu'il analyse l'ensemble de la preuve en se demandant si celle-ci permet d'avoir une croyance raisonnable qu'il existe des motifs justifiant l'interdiction de territoire, le mandat d'arrestation et le maintien de la détention. Bien que les normes ne soient pas la prépondérance de la preuve, il doit tout de même exister à la lumière d'éléments fiables et fondés, une possibilité sérieuse que ces faits existent. Dans l'arrêt Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.) au par. 60, les normes prévues dans la L.I.P.R. sont comparés avec la prépondérance de la preuve :


Quant à savoir s'il existait des « motifs raisonnables » étayant la croyance de l'agent, je souscris à la définition que le juge de première instance donne à l'expression « motifs raisonnables » (affaire précitée, paragraphe 27, page 658). Il s'agit d'une norme de preuve qui, sans être une prépondérance des probabilités, suggère néanmoins « la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuve digne de foi » (voir le Procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.)).

[129]        Bien que le législateur britannique ait une approche partiellement différente du législateur canadien en ce qui a trait à la sécurité nationale et à la norme de contrôle applicable dans ce domaine, il est intéressant de remarquer que tant le Parlement que les tribunaux britanniques se questionnent quant à la norme applicable. Dans l'arrêt Secretary of State for the Home Department v. Rehman, [2001] 3 W.L.R. 877, Lord Steyn écrit ce qui suit au par. 29 :

[Je traduis] L'avocat du demandeur a allégué que la norme civile de la prépondérance de la preuve devait s'appliquer au Secrétaire d'État et à la Commission. Cet argument implique nécessairement qu'en se fondant sur les matériaux devant lui, même si le Secrétaire d'État est pleinement satisfait que la personne concernée est un danger pour la sécurité nationale, le Secrétaire d'État ne serait pas en mesure de le faire déporter. Cela ne peut pas être correcte. La tâche du Secrétaire d'État est d'évaluer les risques en matière de sécurité nationale. Lord Woolf s'est exprimé avec précision sur ce point à la p.1254, par. 44:

Dans n'importe quel instance relevant de la sécurité nationale, le Secrétaire d'État a plein pouvoir de décision quant à l'ordre de déportation et ce, non seulement en se fondant sur le fait que l'individu ait en réalité mis en danger la sécurité nationale, mais qu'il constitue un danger à la sécurité nationale. De ce point de vue, il est nécessaire d'examiner non seulement les allégations individuelles et de se demander si la preuve en a été faite. Il est aussi nécessaire d'examiner l'affaire dans son ensemble et se demander, tout en tenant compte des politiques de l'Exécutif et en se fondant sur une approche globale [global approach], si cet individu est un danger pour la sécurité nationale.    Lorsque cette démarche est suivie, l'effet cumulatif pourrait confirmer que l'individu doit être considéré un danger, même si ce n'était pas prouvé a un haut degré de probabilité qu'il avait commis un acte justifiant cette conclusion. Dans ce cas il est important de se rappeler que l'individu est toujours assujetti au contrôle d'immigration. Il n'est pas dans la même situation que le serait un citoyen britannique. Il n'a pas été accusé d'une infraction criminelle spécifique. C'est le danger qu'il constitue aux intérêts de la sécurité nationale qui doit être mis en équilibre avec les intérêts personnels de l'individu.

La dynamique du rôle du Secrétaire d'État, à qui est confié le pouvoir et le devoir de considérer la déportation pour raison de sécurité nationale, appuie cette analyse.

[130]        L' « approche globale » suggérée par Lord Woolf et reprise avec approbation par Lord Steyn s'apparente aux normes du « caractère raisonnable » et des « motifs raisonnables de croire » dans le contexte de l'immigration. Ceci renforce l'application de ces deux normes.

[131]        Contrairement à ce qui est argumenté par les avocats de M. Charkaoui, je suis d'opinion que lorsque le juge désigné applique les normes du « caractère raisonnable » et des « motifs raisonnables de croire » à une situation qui affecte un résident permanent ainsi que la sécurité nationale, il tranche les questions en litige et décide du caractère raisonnable du certificat et du maintien de la détention en tenant compte de son examen de la preuve.

[132]        En somme, dans l'exercice des fonctions que le législateur lui a confiées, le juge désigné respecte le principe de l'indépendance judiciaire. Je ne vois pas en quoi de telles fonctions pourraient porter atteinte aux principes de justice fondamentale auxquels il est fait référence à l'article 7 de la Charte.

ii.         Détention : articles 7, 9, 12 et alinéa 11e) de la Charte, article 2 de la Déclaration canadienne et articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R.


[133]        Les avocats de M. Charkaoui prétendent que la détention prévue aux articles 82, 83 et 85 de la L.I.P.R. viole les articles 7, 9, 10, 12 et 15 et l'alinéa 11e) de la Charte pour les raisons suivantes. Premièrement, la personne concernée n'est pas jugée par un tribunal indépendant et impartial. Deuxièmement, la procédure suivie brime les principes de justice fondamentale. Ensuite, le mandat d'arrestation est lancé par les Ministres alors qu'il devrait l'être par le judiciaire. Quatrièmement, le maintien de la détention est fondée sur la norme des « motifs raisonnables de croire » et non sur la prépondérance de la preuve. Cinquièmement, la personne concernée n'a pas le droit d'être libéré. En dernier lieu, la personne concernée n'est pas détenue pour une juste cause.

[134]        Je me suis déjà prononcée sur les quatre premiers points. En résumé, j'ai conclu que le juge désigné est un tribunal indépendant et impartial, que la procédure prévue aux articles 76 à 85 de la L.I.P.R. respecte les principes de justice fondamentale, que le fait que le mandat d'arrestation est lancé par les Ministres est acceptable à la lumière des objectifs et des rôles respectifs de l'exécutif et du judiciaire établis par le législateur, que les normes du « caractère raisonnable » et des « motifs raisonnables de croire » prévues aux paragraphes 82(1) et 83(1) de la L.I.P.R. sont justifiées étant donné la nécessité de protéger la sécurité nationale et de respecter les objectifs de la L.I.P.R., et que les principes contenus aux articles 7 et 12 de la Charte ont été respectés par le législateur. Il ne reste plus qu'à analyser les deux derniers points.


[135]        Je débute l'analyse de ces deux points en soulignant de nouveau certaines constatations et certains principes reconnus par la L.I.P.R. Premièrement, la Charte elle-même établit une distinction entre les citoyens canadiens et les résidents permanents. Deuxièmement, la L.I.P.R. reconnaît certains droits aux résidents permanents. Troisièmement, le séjour du résident permanent au Canada est conditionnel à ce qu'il ne commette pas d'actes ou d'omissions pouvant amener une interdiction de territoire pour des motifs notamment de sécurité, d'atteinte aux droits humains ou internationaux, ou de grande criminalité (article 34 et suivants de la L.I.P.R.). Quatrièmement, l'objectif du législateur est de garantir la sécurité des Canadiens et d'interdire de territoire les personnes concernées qui constituent un danger pour la sécurité (alinéas 83(1) h) et i) de la L.I.P.R.). Cinquièmement, il est clair que le législateur veut protéger la sécurité nationale tout en permettant au résident permanent associé à un danger pour la sécurité nationale ou pour celle d'autrui d'avoir la possibilité d'être entendu et d'être suffisamment informé de ce qu'on lui reproche de façon à ce qu'il puisse y répondre. Sixièmement, le but du mandat d'arrestation et du maintien en détention est de contrôler le danger pour la sécurité nationale ou pour la sécurité d'autrui et pour veiller à ce que la personne concernée ne se soustrait pas à la procédure ou au renvoi. Le maintien de la détention fait toutefois l'objet d'un réexamen tous les six mois ou à tout autre moment autorisé par le juge désigné. Septièmement, le juge désigné a la possibilité d'accorder la mise en liberté de la personne concernée et d'y assortir des conditions comme la remise d'une garantie (articles 85 et la section 6 de la L.I.P.R.).


[136]        En premier lieu, pour ce qui est de la détention, j'aimerais souligner que la présente affaire ne relève pas du droit criminel et que les normes découlant de ce domaine de droit ne sont tout simplement pas applicables en l'espèce. Nous nous trouvons en droit de l'immigration, où il faut tenir compte des objectifs visés par le législateur et des engagements pris par le résident permanent lorsqu'il a décidé de venir s'établir au Canada. Il ne s'agit pas d'une détention punitive mais d'une détention préventive qui peut, sur demande, faire l'objet d'une révision et qui peut être annulée par le juge désigné avec ou sans conditions. En vertu des paragraphes 40.1(7.1) et 40.1(8) de l'ancienne Loi, la détention était automatique et non révisable tant qu'il n'avait pas été statué sur le caractère raisonnable du certificat. Par la suite, la détention pouvait être ré-examinée, à la demande de la personne concernée, 120 jours après la décision sur le caractère raisonnable du certificat.

[137]        Dans l'arrêt Ahani, précité au par. 4, la Cour d'appel fédérale commente sur le contexte dans lequel s'inscrit la détention d'un réfugié prévue à l'article 40.1 de l'ancienne Loi :

Quant à la seconde proposition, nous estimons que le contexte de l'article 40.1 n'est nullement apparenté à un contexte criminel. Dans un contexte de droit criminel, nous avons un individu accusé d'avoir violé le droit criminel du pays et qui s'expose à des sanctions si l'État réussit à réfuter sa présomption d'innocence. Dans le contexte de l'article 40.1, nous nous trouvons devant un étranger qui peut perdre le droit restreint de demeurer au Canada qu'il a acquis en obtenant le statut de réfugié, mais dont la liberté ne sera pas par ailleurs entravée. Les principes et les politiques qui sous-tendent les deux contextes sont, à l'évidence, totalement différents, et les normes des sauvegardes procédurales requises pour satisfaire à la Charte doivent nécessairement différer. Certes, le dépôt de l'attestation a pour conséquence immédiate et fâcheuse de conduire à l'arrestation et à la détention de la personne concernée, sort normalement réservé aux criminels, et c'est indubitablement l'aspect le plus délicat de la disposition. Toutefois, il ne faut pas oublier que cette détention n'est pas imposée comme sanction, que sa seule fonction était d'assurer la présence de la personne. Il s'agit principalement là d'un moyen d'assurer une protection préventive au public canadien. Et étant donné le critère de la délivrance de l'attestation, c'est-à-dire l'avis raisonné de deux ministres fondé sur les renseignements de sécurité, le fait que la disposition prévoit l'examen judiciaire obligatoire du caractère raisonnable de ces avis dans un délai assez bref, la possibilité donnée au détenu de mettre fin à la détention en tout temps en acceptant de quitter le pays, et étant donné, en dernier lieu, le type de la catégorie interdite d'individus auquel il y a lieu de croire que nous avons affaire, c'est-à-dire les individus associés au terrorisme d'une façon ou d'une autre, il nous semble que, comme dans le cas du juge de première instance, une telle détention préventive n'est ni arbitraire ni excessive.

[138]        Bien que cet arrêt concerne les réfugiés, les propos relatifs à la détention s'appliquent tout autant aux résidents permanents.


[139]        De plus, la L.I.P.R. prévoit le début du contrôle des motifs ayant mené à la détention dans les quarante-huit heures suivant celle-ci et au moins une fois tous les six mois ou à tout autre moment, sur autorisation du juge désigné et la possibilité d'une libération moyennant certaines garanties.

[140]        Pour toutes ces raisons, le système de détention préventive établi par le législateur dans la L.I.P.R. à l'égard de personnes concernées qui, aux yeux des Ministres, représentent un danger pour la sécurité nationale ou pour celle d'autrui me semble conforme à l'esprit de la Charte et je ne vois pas en quoi les articles 82, 83 et 85 de la L.I.P.R. pourraient brimer un ou des droits protégés par la Charte. Le contrôle de la détention dans les quarante-huit heures suivant celle-ci, le réexamen et la possibilité d'une mise en liberté sous conditions appuient également cette conclusion. Finalement, le fait que le juge doit procéder de façon expéditive et que sa décision est sans appel est, dans certains cas, nettement à l'avantage de la personne concernée. En effet, après une prompte audience à l'issue de laquelle le certificat est déclaré déraisonnable et donc invalide, une personne concernée est automatiquement libérée et cela, de façon définitive.

iii.         Traitement égal : article 15 de la Charte, article 1b) de la Déclaration canadienne et articles 33, 77, 80, 81, 82, 83 et 85 de la L.I.P.R.


[141]        En plus des arguments relatifs aux principes de justice fondamentale, à l'indépendance et à l'impartialité du tribunal, ainsi qu'à la détention, les avocats de M. Charkaoui affirment que les articles 77, 80, 81, 82, 83 et 85 de la L.I.P.R. portent atteinte aux droits garantis par l'article 15 de la Charte « dans la mesure où [la L.I.P.R.] nie à la personne le droit à un procès équitable pour la définition de ses droits par un tribunal indépendant et impartial, par opposition au traitement des citoyens et autres immigrants qui ont le droit par exemple de comparaître devant la section d'immigration qui dispose, en toute indépendance, des allégations du rapport 44 (L.I.P.R.) du Ministre » (par. 9 du mémoire de M. Charkaoui daté du 17 octobre 2002).

[142]        L'article 15 de la Charte, auquel il sera fait référence, prévoit ce qui suit :

La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

L'alinéa 1b) de la Déclaration canadienne prévoit ce qui suit :

b) les droits de l'individu à l'égalité devant la loi et à la protection de la loi [...]

[143]        J'ai déjà partiellement répondu à cet argument en concluant que la procédure prévue à l'article 77 et suivants de la L.I.P.R. est équitable puisqu'elle met en balance des intérêts opposés et que le rôle même du juge désigné fait de ce dernier un tribunal indépendant et impartial. Dans les prochains paragraphes, j'analyserai l'argument du traitement égal devant la loi en comparant la procédure menant à une interdiction de territoire en raison d'un danger pour la sécurité nationale et pour celle d'autrui et la procédure menant à une interdiction de territoire pour d'autres raisons.


[144]        Le législateur a prévu deux procédures différentes pour permettre aux résidents permanents de réfuter les motifs de l'interdiction de territoire. La procédure décrite à l'article 77 et suivants de la L.I.P.R., dont nous avons amplement discutée, s'applique aux situations où des renseignements en matière de sécurité ou de criminalité constituent le fondement des motifs de l'interdiction de territoire. La procédure décrite à l'article 44 et suivants de la L.I.P.R. s'applique quant à elle aux situations où un résident permanent se voit menacer d'interdiction de territoire pour des motifs autre que le fait de constituer un danger pour la sécurité nationale ou pour celle d'autrui et où les éléments de preuve ne sont pas reconnus comme étant des renseignements en matière de sécurité ou de criminalité. Dans un tel cas, la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et de statut du réfugié effectue une enquête après le dépôt d'un rapport circonstancié qui a été communiqué au résident permanent.

[145]        Le législateur a donc exprimé que la procédure à suivre ne peut être la même dans tous les cas et qu'elle doit être fonction des motifs de l'interdiction de territoire et de la nature des renseignements qui en sont le fondement.

[146]        Une telle distinction porte-t-elle atteinte au traitement égal garanti par l'article 15 de la Charte? Pour répondre à cette question, il faut notamment se demander (1) quel est le groupe de comparaison et (2) quel est le motif énuméré à l'article 15 qui est cause (Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497).

[147]        En ce qui a trait au groupe de comparaison, les avocats de M. Charkaoui utilisent dans leur mémoire les termes « citoyens et autres immigrants » sans toutefois préciser davantage à quel groupe de comparaison ils font référence. Aucun affidavit n'a été déposé pour appuyer la thèse de cet argument.

[148]        Entre quels groupes se situe la prétendue inégalité qui porterait atteinte à l'article 15 de la Charte? Serait-ce entre les résidents permanents menacés d'interdiction de territoire pour des motifs fondés sur des renseignements protégés et les résidents permanents menacés d'interdiction de territoire pour des motifs non fondés sur des renseignements protégés? Les avocats de M. Charkaoui sont restés silencieux sur le sujet. Je ne puis moi-même concevoir d'autres groupes de comparaison et je tiens donc pour acquis, sans en décider, qu'il s'agit là des groupes qui sont comparés. Le fait est que je comprends fort bien pourquoi la procédure d'enquête et de révision précédant la détermination finale quant à l'interdiction de territoire de résidents permanents diffère selon que des renseignements protégés ou des renseignements non protégés constituent le fondement des motifs de l'interdiction, et je ne vois pas en quoi ces deux procédures pourraient donner lieu à un traitement inégal.

[149]        De plus, les avocats de M. Charkaoui ne m'ont pas indiqué lequel des motifs énumérés à l'article 15 de la Charte serait à l'origine du prétendu traitement inégal. J'ai moi-même de la difficulté à en cerner ne serait-ce qu'un seul (Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] A.C.S. no 85). Pour plaider un tel argument, il est essentiel que la partie qui l'allègue indique le ou les motifs constituant le fondement du traitement inégal (Law, précité au par. 58).


[150]        En plus de l'absence de groupe de comparaison ainsi que d'un motif précis, je note que les lois canadiennes prévoient un régime distinct lorsque des renseignements protégés sont en jeu et ce, à l'égard de l'ensemble des Canadiens. Les lois suivantes en sont des exemples : Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité aux articles 2, 21 et suivants; Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5 aux articles 38 et 38.15; Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. 1985, ch. A-1 à l'article 52; Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité), L.C. 2001, ch. 41 à l'article 3 (définition de juge); Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 aux paragraphes 83.05(11) et 462.48(9); Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch.17 aux paragraphes 60.1(8) et (9); et Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R. C. 1985, ch. P-21 au paragraphe 51(1).

[151]        Si le législateur canadien prévoit, lorsque des renseignements protégés sont en cause, une procédure distincte qui s'applique à tous les Canadiens, pourquoi ne pourrait-il pas en faire autant à l'égard des résidents permanents?

[152]        Après avoir considéré l'argument tel qu'il m'a été présenté, je ne peux que conclure que les articles 77, 80, 81, 82, 83 et 85 de la L.I.P.R. ne portent pas atteinte aux droits garantis par l'article 15 de la Charte ni à ceux que garantit l'alinéa 1b) de la Déclaration canadienne.

iv.         Caractère imprécis, excessif et discriminatoire de certaines dispositions : alinéa 34(1)f) et paragraphe 83(3) de la L.I.P.R.

[153]        Les avocats de M. Charkaoui m'ont brièvement plaidé que l'alinéa 34(1)f) et le paragraphe 83(3) de la L.I.P.R. sont imprécis et que leur portée est excessive et discriminatoire.

[154]        Afin de bien refléter la position de M. Charkaoui sur ce point (voir les questions 6 et 28 en annexe), je cite un extrait des arguments que ses avocats ont énoncé au par. 79 de leur mémoire du 26 juin 2003 et au par. 25 et suivants de leur mémoire du 7 octobre 2003 :

79.           Il est aussi allégué que la détention et l'interdiction de territoire alléguée au certificat sur la base d'un danger à la sécurité nationale est une norme de portée excessive et imprécise (note infrapaginale no.31du mémoire signé par Me Doyon et reçu par télécopie le 26 juin 2003) :

(31) R. c. Morales (1992) 77 C.C.C. (3rd) 91 (CSC); R. Heywood (1994) 3 R.C.S. 761; Nova Scotia Pharmaceutical, supra; A cet égard, l'arrêt Suresh est non applicable car il a interprété le terme « danger à la sécurité nationale » uniquement dans le contexte de l'expulsion et non de la détention et de l'interdiction de territoire visant un résident permanent;

25.           En effet, tel qu'il appert de l'affaire Suresh, la Cour suprême s'est dit d'opinion que le légilateur (sic) n'a pas pu vouloir que des personnes innocentes qui contribuent ou deviennent membres de groupes terroristes soient visés par les interdictions de territoire (par. 100). Nous ajoutons que le législateur n'a pas pu vouloir non plus qu'on les emprisonne.

26.           Pourtant, la LIPR permet cela en raison du peu de juridiction dont dispose la Cour fédérale par la LIPR sur le certificat, de la portée excessive des dispositions de l'article 33 et 82-83.

27.           Comme l'ont rappelé sans cesse les juges désignés dans ces affaires, la Cour fédérale qui est appelée à trancher si le certificat est raisonnable ne décide pas du bien fondé (sic) de l'allégation. Elle ne décide pas si le ministre s'est trompée (sic) ou non dans son évaluation.

80(1)       Le juge décide du caractère raisonnable du certificat et, le cas échéant, de la légalité de la décision du ministre, compte tenu des renseignements et autres éléments de preuve dont il dispose.

(2)           Il annule le certificat dont il ne peut conclure qu'il est raisonnable; si l'annulation ne vise que la décision du ministre il suspend l'affaire pour permettre au ministre de statuer sur celle-ci.

(3)           La décision du juge est définitive et n'est pas susceptible d'appel ou de contrôle judiciaire.

28.           Ce faisant le fait de faire perdre tous les droits d'une personne sur la base d'un certificat raisonnable plutôt que sur le bien fondé (sic) est de portée excessive tout comme l'est la norme de preuve prévue à l'article 33 de la LIPR et la détention sur la base de normes raisonnables.

[155]        J'ai déjà répondu à plusieurs de ces arguments. Je n'aurai donc qu'à analyser la question de l'imprécision des termes « danger pour la sécurité » et « membre » .

[156]        Dans l'arrêt Suresh, précité au par. 81, la Cour suprême du Canada énonce les motifs pour lesquels une disposition peut être déclarée inconstitutionnelle pour cause d'imprécision :

Une loi imprécise peut être jugée inconstitutionnelle pour l'un ou l'autre des deux motifs suivants : (1) elle ne prévient pas raisonnablement les personnes auxquelles elle pourrait s'appliquer des conséquences de leur conduite; (2) elle ne limite pas convenablement le pouvoir discrétionnaire en matière d'application de la loi; voir R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606. Dans le même arrêt, à la page 643, notre Cour a indiqué qu'une loi sera jugée d'une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire.

[157]        Au par. 90 du même arrêt, la Cour définit ce que constitue un « danger pour la sécurité du Canada » :

Ces considérations nous amènent à conclure qu'une personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada » si elle représente, directement ou indirectement, une grave menace pour la sécurité du Canada, et il ne faut pas oublier que la sécurité d'un pays est souvent tributaire de la sécurité d'autres pays. La menace doit être « grave » , en ce sens qu'elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable.

[158]        Selon les avocats de M. Charkaoui, même si la Cour suprême du Canada a défini

« danger pour la sécurité nationale » dans l'arrêt Suresh, précité au par. 90, ce concept demeure imprécis en l'espèce car l'arrêt Suresh portait non pas sur une question de détention et d'interdiction de territoire mais sur une question d'expulsion, et la définition dans l'arrêt Suresh ne peut donc pas être appliquée dans la présente affaire.

[159]        Premièrement, je constate que la Cour suprême du Canada n'a pas conclu à l'imprécision du concept de « danger pour la sécurité du Canada » , concept repris au paragraphe 83(3) de la L.I.P.R.    Deuxièmement, je ne comprends tout simplement pas pourquoi cette définition ne pourrait pas être utilisée dans un contexte de détention et d'interdiction de territoire. Bien que la définition élaborée dans l'arrêt Suresh, précité, portait sur le paragraphe 53(1) de l'ancienne Loi, la disposition traitait du certificat ministériel attestant que la personne concernée était un « danger pour la sécurité du Canada » . Il s'agit donc de la même situation que celle prévue aux paragraphes 83(3) et à l'alinéa 34(1)d) de la L.I.P.R.

[160]        L'autre aspect de cet argument est la référence à l'arrêt Suresh, précité, quant à la conclusion sur la notion de « membre » à laquelle il est fait référence à l'article 19 de l'ancienne Loi et à l'alinéa 34(1)f) de la L.I.P.R. (Suresh, précité au par. 110). Les avocats n'ont pas élaboré plus à fond sur cet argument. Je constate que la Cour suprême du Canada n'a pas conclu que la notion de « membre » était imprécise et avait une portée excessive. La Cour a tout simplement interprété ce concept de façon à s'assurer qu'une personne qui, en toute innocence, apporte une contribution à une organisation terroriste, ne soit pas frappée d'une interdiction de territoire. Je crois que cette clarification peut être utilisée pour interpréter l'alinéa 34(1)f) de la L.I.P.R.

[161]        En conclusion, à la lumière des arguments tels qu'ils m'ont été présentés et pour les raisons qui précèdent, je ne crois pas que les termes « danger pour la sécurité nationale du Canada » et "membres" référés aux articles 83(3) et 34(1)d) de la L.I.P.R. sont imprécis ni que leurs portées soient excessives.


v.          Création de risques pour la personne concernée : article 7, 12 et 15 de la Charte et article 77 de la L.I.P.R.

[162]        Un autre argument qui n'a été abordé que très brièvement par les avocats de M. Charkaoui a été ainsi formulé (Avis de question constitutionnelle (sic), 17 septembre 2003, alinéa 25g)) :

Elles mettent à risque de persécution, de mauvais traitements ou de menaces à la vie la personne visée par de tels certificats et empêchent un retour sans risque de la personne visée dans son pays d'origine.

[163]        À la demande du tribunal, les avocats de M. Charkaoui ont précisé leur question comme

suit :

Est-ce que l'article 77 de la L.I.P.R. porte atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12 et 15 dans la mesure ou (sic) il permet que soit rendu (sic) immédiatement publique - par le seul dépôt du certificat à la Cour fédérale - l'attestation des deux ministres alléguant que la personne est un terroriste, portant ainsi atteinte à la réputation de la personne et créant un empêchement de retour de la personne dans son pays d'origine, si ce pays est connu pour violer les droits de l'homme, pour cause de risques de torture ou de mauvais traitements ou représailles, et ce, le tout contrairement au traitement reçu par les autres immigrants.


[164]        Tel que présenté, l'argument est hypothétique. On ne m'a remis aucun affidavit à l'appui de cet argument ni d'élément prouvant que le pays d'origine viole les droits de la personne ou qu'il existe un risque de torture, de mauvais traitements ou de représailles à l'égard de la personne concernée, M. Charkaoui. Par ailleurs, la personne concernée peut à tout moment présenter une demande de protection, c'est-à-dire demander l'examen de risques avant renvoi (alinéa 79r) de la L.I.P.R.). La possibilité de faire une telle demande ne dispose pas de l'argument, mais j'estime nécessaire de mentionner cette avenue pour faciliter la compréhension du processus d'immigration.

[165]        De plus, cet argument selon lequel le retour de la personne concernée vers son pays d'origine créerait pour cette personne des risques de torture, de mauvais traitements ou de représailles soulève des questions de grande importance, dont l'accès du public à nos tribunaux ainsi que la liberté de la presse et des autres moyens de communication. Il s'agit là de questions fondamentales que la Cour suprême du Canada a déjà abordée dans l'arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada [1994] 3 R.C.S. 835.

[166]        Par ailleurs, aucune requête n'a été présentée en vertu des Règles 151 et 152 des Règles pour demander que des documents ou des éléments matériels soient considérés confidentiels. De plus, malgré le fait que le tribunal a siégé plus de cinq jours, aucune requête n'a été présentée pour demander la tenue des audiences à huis clos.

[167]        Pour les raisons énumérées ci-dessus, je ne ferai pas d'autres commentaires sur cet argument.                              

vi.         Impossibilité d'interjeter appel : article 96 de l'A.A.N.B. et paragraphe 80(3) et article 81 de la L.I.P.R.

[168]        Le paragraphe 80(3) et l'article 81 de la L.I.P.R. prévoient que la décision du juge désigné à l'égard du certificat et de ses conséquences est sans appel et qu'elle ne peut faire l'objet de contrôle judiciaire.

[169]        Les avocats de M. Charkaoui plaident que ces dispositions vont à l'encontre de l'article 96 de l'A.A.N.B., qui prévoit ce qui suit :

Le gouverneur-général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.

[170]        Ils argumentent qu'étant donné le rôle limité du juge désigné, qui ne s'apparente pas au rôle d'une Cour d'appel ni à un contrôle judiciaire, le paragraphe 80(3) et l'article 81 de la L.I.P.R. violent l'article 96 de l'A.A.N.B. Ils citent à l'appui de leurs dires les arrêts Crevier c. Procureur général du Canada, [1981] 2 R.C.S. 413 et Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638.

[171]        Le 31 octobre 2003, la Cour d'appel fédérale a rendu sa décision dans l'affaire Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] C.A.F. 407. Au nom de la majorité (le juge Décary dissident), le juge Létourneau élargit l'impossibilité d'interjeter appel de sorte que ce concept ne s'applique plus seulement aux décisions concernant le certificat mais également aux décisions concernant le maintien de la détention. L'un des motifs invoqués à l'appui de cette conclusion est qu'il existe un lien étroit entre le certificat visant l'interdiction de territoire et la détention, soit les renseignements protégés.


[172]        Il est intéressant de noter que l'impossibilité d'interjeter appel prévue à l'article 81 de la L.I.P.R. existait déjà à l'article 40.1(6) de l'ancienne Loi, quoique sa portée ait été plus limitée à l'époque.

[173]        L'impossibilité de faire appel de la mesure de renvoi a été incluse dans la L.I.P.R. pour assurer la rapidité après la détermination quant au caractère raisonnable du certificat. Devant le comité de la Chambre des communes chargé d'étudier le projet de loi C-11 (qui est devenu la L.I.P.R.), l'ex-ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, l'honorable E. Kaplan, a tenu les propos suivants :

Il exclura les criminels dangereux et les personnes posant un risque pour la sécurité du processus d'appel devant la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, ce qui nous permettra de les renvoyer du Canada plus rapidement.

[174]        Avant de procéder à l'analyse, il est important de rappeler que la Cour fédérale est une Cour supérieure (article 3 de la Loi sur les Cours fédérales) créée par le Parlement en vertu de l'article 101 de l'A.A.N.B. La Cour fédérale possède la compétence que le Parlement lui accorde (Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322 à la p. 331).

[175]        Dans l'arrêt Ahani, précité au par. 46, la juge McGillis répond à l'argument selon lequel l'impossibilité d'interjeter appel de la décision d'un juge désigné viole l'article 7 et l'alinéa 10c) de la Charte :


La question des droits d'appel a fait l'objet d'observations de la part de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53. En discutant des droits d'appel, le juge Laforest a déclaré ce qui suit aux pages 69 et 70 :

« Les appels devant les cours d'appel et la Cour suprême du Canada sont devenus si courants que l'on s'attend généralement à ce qu'il existe un moyen quelconque d'en appeler de la décision d'un tribunal de première instance. Toutefois, il demeure qu'il n'existe pas de droit d'appel sur une question sauf si le législateur compétent l'a prévu [...] »

La procédure créée par le législateur fédéral à l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration constitue le mécanisme qui est prévu en ce qui concerne la révision de la décision prise par les deux ministres. Je suis convaincue, sur le fondement des principes énoncés dans l'arrêt Kourtessis c. M.R.N., précité, que les principes de justice fondamentale n'exigent pas que l'on accorde à l'intéressé un autre droit d'appel ou de révision. En outre, en interdisant expressément tout autre appel ou tout autre révision, le législateur fédéral a renforcé l'idée que l'instance prévue à l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration est rapide de par sa nature même.

[176]        Cette déclaration de la juge McGillis selon laquelle le législateur voulait que la procédure soit rapide s'applique à la L.I.P.R. et a été confirmée par les propos de l'ex-ministre Kaplan, cités précédemment, lors de l'étude du projet de loi qui a mené à la L.I.P.R.

[177]        Les avocats de M. Charkaoui utilisent les arrêts Crevier et Farrah, précités, pour appuyer leur argument. Ce faisant, ils associent la Cour fédérale à un tribunal administratif (comme le Tribunal des professions dans l'arrêt Crevier et le Tribunal des transports dans l'arrêt Farrah). Or, ces décisions ne sont pas pertinentes en l'espèce. En effet, la Cour fédérale est une cour supérieure (articles 96 et 101 de l'A.A.N.B.). À ce titre, elle ne peut être qualifiée de tribunal administratif assujetti au pouvoir de surveillance et de contrôle d'une cour supérieure.

[178]        Je suis donc d'avis que le paragraphe 80(3) et l'article 84 de la L.I.P.R. ne portent pas atteinte à l'article 96 de l'A.A.N.B.


vii.        Respect des obligations internationales : paragraphe 14(1) et articles 33, 77, 80, 81, 82, 83 et 85 de la L.I.P.R.

[179]        Les avocats de M. Charkaoui affirment que les articles 33, 77, 80, 81, 82, 83 et 85 de la L.I.P.R. portent atteinte au paragraphe 14(1) du Pacte :

Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. Le huis clos peut être prononcé pendant la totalité ou une partie du procès soit dans l'intérêt des bonnes moeurs, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, soit lorsque l'intérêt de la vie privée des parties en cause l'exige, soit encore dans la mesure où le tribunal l'estimera absolument nécessaire lorsqu'en raison des circonstances particulières de l'affaire la publicité nuirait aux intérêts de la justice; cependant, tout jugement rendu en matière pénale ou civile sera public, sauf si l'intérêt de mineurs exige qu'il en soit autrement ou si le procès porte sur des différends matrimoniaux ou sur la tutelle des enfants.

[180]        L'alinéa 3(3)f) de la L.I.P.R. précise que « [l'] » interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doivent avoir pour effet de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l'homme dont le Canada est signataire » . Le Pacte constitue un tel instrument international dont le Canada est signataire.


[181]        Une simple lecture du paragraphe 14(1) du Pacte montre que certains articles de la L.I.P.R. ne sont pas conformes à cette disposition. Toutefois, on a déjà vu que la procédure établie dans la L.I.P.R. résulte de la recherche et de l'articulation d'un équilibre entre deux intérêts opposés, soit les droits individuels (droits de la personne) et les droits collectifs (sécurité nationale). Or, le paragraphe 12(3) et l'article 13 du Pacte consacrent la primauté de la sécurité nationale :

12(3)        Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l'objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l'ordre public, la santé ou la moralité publiques ou les droits et libertés d'autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte.

13             Un étranger qui se trouve légalement sur le territoire d'un État partie au présent Pacte ne peut être expulsé qu'en exécution d'une décision prise conformément à la loi et, à moins que des raisons impérieuses de sécurité nationale ne s'y opposent, il doit avoir la possibilité de faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion et de faire examiner son cas par l'autorité compétente, ou par une ou plusieurs personnes spécialement désignées par ladite autorité, en se faisant représenter à cette fin. (je souligne)

[182]        Le paragraphe 14(1) du Pacte fait référence à l'utilisation du huis clos pendant la totalité ou une partie du procès. Lorsque l'intérêt de la sécurité nationale est en jeu, le huis clos exclut le public mais non les parties. Comment peut-on veiller à la préservation de la sécurité nationale si des renseignements protégés sont communiqués en présence des parties? Comment réconcilier l'intérêt de la sécurité nationale reconnu expressément aux articles 12 et 13 du Pacte avec la notion de huis clos prévue à l'article 14 du même Pacte? L'article 13 semble même reconnaître la possibilité que l'étranger ne puisse se faire entendre s'il existe des raisons impérieuses en matière de sécurité nationale. Il faut donc rechercher l'intention du rédacteur. Il est clair que celui-ci voulait protéger la sécurité nationale.


[183]        Après avoir interprété les articles 12, 13 et 14 du Pacte, j'en viens à la conclusion que la mention du huis clos à l'article 14 ne reflète aucunement la préoccupation de la protection de la sécurité nationale incluse aux articles 12 et 13 et qu'en conséquence, la préoccupation doit concrètement être sous-entendue dans le libellé de l'article 14.

[184]        Pour les raisons ci-dessus, je conclus que les articles 33, 77, 80, 81, 82, 83 et 85 de la L.I.P.R. ne portent pas atteinte aux principes reconnus aux articles 12 à 14 du Pacte.

IV.        RÉSUMÉ ET CONCLUSION


[185]        Avant de conclure, j'estime utile de résumer les points principaux de la présente décision. Premièrement, le juge désigné est l'entité appropriée pour entendre et statuer sur des questions constitutionnelles. Deuxièmement, le législateur a créé une procédure qui crée un juste équilibre entre deux intérêts opposés, c'est-à-dire le droit de l'État de protéger la sécurité nationale et le droit du résident permanent d'être suffisamment informé de ce qu'on lui reproche pour pouvoir se défendre. Troisièmement, à la lumière des intérêts en jeu, la procédure est conforme aux principes de justice fondamentale protégés par l'article 7 de la Charte. Ensuite, le juge désigné assume son rôle de façon indépendante et impartiale et il constitue la pierre angulaire de la procédure puisque c'est lui qui doit assurer un équilibre entre les deux intérêts opposés.    Quatrièmement, compte tenu de la nécessité de protéger la sécurité nationale, les normes de preuve du « caractère raisonnable » et des « motifs raisonnables de croire » sont justifiées; dans leur application toutefois, ces normes se rapprochent de la norme de la prépondérance de la preuve. Cinquièmement, la détention n'est pas punitive mais préventive et a pour but de protéger la sécurité des Canadiens; elle ne constitue pas une exception aux droits protégés par la Charte. Sixièmement, l'impossibilité d'interjeter appel des décisions du juge désigné concernant le certificat et le maintien de la détention ne porte pas atteinte à l'article 96 de l'A.A.N.B. Finalement, la procédure prévue dans la L.I.P.R. respecte les articles 12 et 13 et le paragraphe 14(1) du Pacte.

[186]        Les avocats de M. Charkaoui ont davantage plaidé la Charte que la Déclaration canadienne, la Déclaration universelle et les autres textes. J'ai donc analysé les arguments relatifs à la Charte. Toutefois, j'ai pris en considération ce que je considérais être les autres arguments et je constate que la conclusion est la même que celle concernant la Charte.

[187]        Somme toute, je réponds par la négative à chacune des questions présentées par M. Charkaoui (voir l'Annexe I) pour les motifs contenus dans la présente et je conclus que les articles 33 et 76 à 85 de la L.I.P.R. ne portent pas atteinte à la Charte, à l'article premier et à l'article 2 de la Déclaration canadienne, aux règles de common law, à l'A.A.N.B., au Bill of Rights, au paragraphe 14(1) du Pacte ni à l'article 10 de la Déclaration universelle.

                                           ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE :

La requête de M. Charkaoui soit rejetée.

                                                                                             "Simon Noël"                

                                                                                                           Judge                       


ANNEXE I

L'article 33 de la L.I.P.R.[1]                 

Absence de juridiction sur le bien fondé (mérite)

1.                    Est-ce que l'article 33 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 7 de la Charte dans la mesure où il ne permet pas au décideur de trancher le bien fondé de l'interdiction de territoire violant ainsi le droit fondamental à un procès équitable devant un tribunal indépendant de pleine juridiction?

2.                    Est-ce que l'article 33 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 12 de la Charte dans la mesure où il ne permet pas au décideur de trancher le bien fondé de l'interdiction de territoire alors qu'il permet de renvoyer un résident permanent du Canada sur cette base?                 

3.                    Est-ce que l'article 33 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 15 de la Charte dans la mesure où il ne permet pas au décideur de trancher le bien fondé de l'interdiction de territoire de la même manière que dans toutes les matières civile?


4.                    Est-ce que l'article 33 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 14 du Pacte civil considérant l'article 3 d) et f) de la LIPR dans la mesure où il ne permet pas au décideur de trancher le bien fondé de l'interdiction de territoire violant ainsi le droit à un procès équitable devant un organe de pleine juridiction?

5.                    Est-ce que l'article 33 de la LIPR est en contravention avec les article un et deux de la Déclaration canadienne des droits,

Portée excessive de l'article 33 de la L.I.P.R.

6.                    Est-ce que l'article 33 de la LIPR est de portée excessive en ce qu'il permet de tirer une conclusion d'interdiction de territoire et de faire perdre des droits à un résident permanent du Canada sans qu'il y ait interdiction de territoire réelle;

L'article 77 de la L.I.P.R.

Droit à un procès équitable pour la définition de ses droits devant un tribunal indépendant et impartial

7.                    Est-ce que l'article 77 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 7 de la Charte dans la mesure où il nie à la personne le droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial pour la définition de ses droits en permettant que ces droits soient définis par le pouvoir exécutif et en portant atteinte à l'indépendance judiciaire;


8.                    Est-ce que l'article 77 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 12 de la Charte en niant le droit fondamental précité à la personne visée tout en emportant les droits du résident permanent du Canada?

9.                    Est-ce que l'article 77 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 15 de la Charte dans la mesure où il nie à la personne le droit à un procès équitable pour la définition de ses droits par un tribunal indépendant et impartial, par opposition au traitement des citoyens et autres immigrants qui ont le droit par exemple de comparaître devant la section d'immigration qui dispose, en toute indépendance, des allégations du rapport 44 LIPR du Ministre?

10.              Est-ce que l'article 77 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 14 du Pacte civil considérant l'article 3 d) et f) de la LIPR dans la mesure où il ne prévoit que les droits seront définis par un tribunal indépendant pour trancher le bien fondé de l'interdiction de territoire;

11.              Est-ce que l'article 77 de la LIPR est en contravention avec les articles un et deux de la Déclaration canadienne des droits,


Absence de juridiction sur le bien fondé (le mérite)

12.              A) à e) Les même questions 1 à 6 mais l'article 77 en ajoutant aux questions « et en le privant de procéder à toute autre instance, contrairement aux autres immigrants » ;

Création de risques

13.              Est-ce que l'article 77 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12 et 15 dans la mesure où il permet que soit rendu immédiatement publique- par le seul dépôt du certificat à la Cour fédérale- l'attestation des deux ministres alléguant que la personne est un terroriste, portant ainsi atteinte à la réputation de la personne et créant un empêchement de retour de la personne dans son pays d'origine, si ce pays est connu pour violer les droits de l'homme, pour cause de risques de torture ou de mauvais traitements ou représailles, et ce, le tout contrairement au traitement reçu par les autres immigrants;

L'article 78 de la L.I.P.R.

14.              Est-ce que les articles suivants de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR) ou certains d'entre eux violent l'art. 7 et/ou 15 de la Charte canadienne des droits et libertés ou la déclaration canadienne des droits:

78 (b), 78 (d), 78 (e), 78 (f), 78 (g), 78 (h), 78 (j)


15.              Est-ce que l'ensemble des articles 78, 80 et 81 de la LIPR violent l'art. 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés en ce qu'ils autorisent:

a)         la perte d'un droit aussi important que la résidence permanente qui a déjà été protégé sous l'art. 15 de la Charte dans l'arrêt Andrews;

b)         autorise cette perte sur la base des preuves non révélées à la personne visée ou à ses avocats;

c)         autorise l'introduction de cette preuve dans des sessions auxquelles la personne visée et ses avocats n'ont pas accès;

d)         autorise que cette preuve, possiblement non révélée et introduite dans des sessions tenues ex parte soit illégale ou inadmissible; (Art. 78(j));

e)         autorise que le statut soit enlevé sur la seule base de la nature "raisonnable" du certificat sans exiger une preuve du danger pour le Canada au moins sur la balance des probabilités;

f)          nie tout droit d'appel ou de révision judiciaire;

16.              Est-ce que l'art. 78 de la LIPR viole le principe fondamental de l'indépendance de la magistrature en autorisant des sessions hors la présence de la personne visée et des décisions basées sur une preuve non révélée à la personne visée et en plaçant le juge dans la position irréconciliable de devoir à la fois déterminer le résultat final et déterminer quelle information fournir au prévenu pour l'aider à se défendre?


17.              Est-ce qu'un texte de loi qui autorise précisément ce que l'arrêt Tobias a prohibé peut être compatible avec l'indépendance et la dignité des tribunaux?

Les article 80 - 81 de la L.I.P.R.

Absence de juridiction sur le bien fondé (mérite) et absence de procès équitable

18.              Est-ce que les articles 80 et 81 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7 de la Charte dans la mesure où ils ne permettent pas au juge de trancher le bien fondé du certificat, ni de l'interdiction de territoire, mais seulement du caractère raisonnable du certificat;             

19.              Est-ce que les articles 80 et 81 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 12, de la Charte dans la mesure où il ne permet pas au juge de trancher le bien fondé du certificat et de l'interdiction de territoire pouvant priver ainsi le résident permanent de ses droits sans procès équitable devant un tribunal indépendant;

20.              Est-ce que les articles 80 et 81 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 15 de la Charte dans la mesure où ils nient à la personne visée, contrairement aux autres immigrants et citoyens, le droit à un procès équitable pour la définition de leurs droits par un tribunal indépendant et impartial avant qu'une interdiction de territoire soit prononcée et une mesure de renvoi prise;


21.              Est-ce que les articles 80 et 81 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par le Pacte civil dans la mesure où ils nient à la personne le droit à un procès équitable pour la définition de ses droits par un tribunal indépendant et impartial, avec pleine juridiction sur le bien fondé ou le mérite, et avant qu'une interdiction de territoire soit prononcée et une mesure de renvoi prise;

22.              Est-ce que les articles 80 et 81 de la LIPR sont en contravention avec les articles un et deux de la Déclaration canadienne des droits,

23.              Est-ce que les articles 80 (3) et 81 (b) de la LIPR violent l'art. 96 de la L,A.A.N.B. en éliminant tout appel ou révision judiciaire malgré de l'arrêt Crevier v. P.G. Que.?

Les articles 82, 83 et 85 de la L.I.P.R.

Détention sans accès à un procès équitable

24.              Est-ce que les articles 82, 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7, 9, 10 11, 12, 15 de la Charte, art 14 du Pacte civil, art 1 et 2 de la Déclaration des droits, English bill of Rights en permettant l'arrestation et le maintien en détention d'une personne pour la soumettre à un processus qui nie ses droits fondamentaux, tel que le droit à un procès équitable pour la définition de ses droit par un tribunal indépendant et impartial ayant juridiction pour décider au mérite?


Mandat de détention par les ministres et non par le pouvoir judiciaire

25.              Est-ce que l'article 82 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12, 15 de la Charte dans la mesure où ils permettent à des ministres - par opposition au pouvoir judiciaire - de délivrer un mandat d'arrestation et de mise en détention d'une personne et portent atteinte à l'indépendance judiciaire;

Détention sur la base de motifs raisonnables de croire                    

26.              Est-ce que les articles 82, 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7 et 12 de la Charte dans la mesure où ils permettent la mise en détention, par des ministres, d'une personne visée à un certificat sur la base de motifs raisonnables de croire et avec un contrôle des motifs sur la même base, et non sur la base de la balance des probabilités;          

27.              Est-ce que les articles 82, 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 15 de la Charte dans la mesure où ils permettent la mise en détention, (par des ministres, et non par le pouvoir judiciaire, d'une personne visée à un certificat) sur la base de motifs raisonnable de croire et avec un contrôle des motifs sur la même base, et non sur la base de la balance des probabilité comme dans les autres cas visés à la LIPR ou en matière criminelle;


28.              Est-ce que les articles 82 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par le Pacte civil dans la mesure où il permet la mise en détention, par des ministres, et non par le pouvoir judiciaire, d'une personne visée à un certificat sur la base des motifs raisonnables de croire et avec un contrôle des motifs sur la même base;

Portée excessive / imprécision des articles 82, 83 à 85 de la L.I.P.R.

29.              Est-ce que les articles 82, 83 à 85 de la LIPR sont imprécis et de portée excessive et portent atteinte aux droits garantis par les articles 7, 12, 15 par le fait qu'ils permettent aux ministres d'arrêter et de détenir des personnes (puis à la cour pour la détention) qui ne sont ni un danger, ni interdites de territoire, en raison de la formulation de dispositions inutilement large et imprécise (soit sur la base de motifs raisonnables de croire qu'il sont un danger à la sécurité nationale) et ce, au contraire des citoyens et autres immigrants non visés par un certificat qui ne subissent pas le même traitement;

Article 83 et 85 de la L.I.P.R.

Absence de juridiction sur le bien fondé (mérite)                  


30.              Est-ce que les articles 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7 de la Charte dans la mesure où ils ne permettent pas au juge de trancher le bien fondé de l'allégation de danger et le limite à contrôler les motifs de détention selon la norme de motifs raisonnables de croire que la personne est un danger?

31.              Est-ce que les articles 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 12 de la Charte dans la mesure où ils ne permet pas au juge de trancher le bien fondé de l'allégation de danger et permet un privation de liberté sur cette base;         

32.              Est-ce que les articles 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 15 de la Charte dans la mesure où ils ne permettent pas au décideur de trancher le bien fondé de la question du danger de la même manière qu'en matière civile ou criminelle;

33.              Est-ce que les articles 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 14 du Pacte civil considérant l'article 3 d) et f) de la LIPR dans la mesure où ils ne permettent pas au décideur de trancher le bien fondé de l'allégation de danger et des autres questions de la détention;

34.              Est-ce que les articles 83 et 85 de la LIPR sont en contravention avec les articles un et deux de la Déclaration canadienne des droits,


Procédure ex parte, preuve secrète et apparence de partialité

35.              Est-ce que l'article 83 de la LIPR porte atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12 de la Charte en permettant la détention sur la base d'une procédure exparte, sans représentant des intérêts de la personne visée mais avec les représentants de la seule partie adverse, sans dévoilement de toute la preuve et devant un tribunal qui ne peux pas sauvegarder, de ce fait son indépendance et son impartialité de même que l'apparence requise d'indépendance et d'impartialité;

Absence d'égalité de traitement                    

36.              Est-ce que les articles 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12 15 de la Charte dans la mesure où le contrôle des motifs de détention est fait sur la base des motifs raisonnables de croire et non sur la base que la personne constitue ou non un danger selon la balance des probabilités, et ce, au contraire du traitement reçu par les autres immigrants selon la loi;

37.              Est-ce que les articles 82, 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12, 15 de la Charte dans la mesure où ces articles n'offrent pas la même fréquence de révision de détention au contraire du traitement reçu par les autres immigrants selon la loi;


Négation du droit à une libération sous caution raisonnable

38.              Est-ce que les articles 82, 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12, 15 de la Charte (Déclaration canadienne des droits et English bill of rights) pour les motifs précités d'absence de pleine juridiction, de portée excessive et de discrimination, niant ainsi le droit fondamental à une remise en liberté sous caution raisonnable;                                      

39.              Est-ce que les articles 82, 83 et 85 de la LIPR portent atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12, 15 (Déclaration canadienne des droits et English bill of rights) pour les motifs précités, et ne constituant pas ainsi une juste cause pour nier le droit de ne pas être privé d'une remise en liberté sans juste cause?

40.              Est-ce que les articles 82, 83 et 85 de la LIPR portant atteinte aux droits garantis par l'article 7, 12, 15 (Déclaration canadienne des droits et English bill of rights) ne permettant pas l'examen de solutions de rechange et à la détention « en présence de motifs raisonnable de croire que « ?


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 DES-3-03

INTITULÉ :

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT un

certificat et son dépôt en vertu du paragraphe 77(1)

et des articles 78 à 80 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés,

L.C. 2001, ch. 27 ( « L.I.P.R. » )

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT le mandat pour

l'arrestation et la mise en détention ainsi que le contrôle

des motifs justifiant le maintien en détention en vertu

des paragraphes 82(1), 83(1) et 83(3) de la L.I.P.R.

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT

la constitutionnalité des articles 33, 76 à 85 de la L.I.P.R.

ET DANS L'AFFAIRE CONCERNANT

M. Adil Charkaoui

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                              8, 9 et 21 octobre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE L'HONORABLE JUGE SIMON NOËL

EN DATE DU :         5 décembre 2003

COMPARUTIONS :

Me Johanne Doyon                              Pour Adil Charkaoui

Doyon & Montbriand

6337, rue St-Denis

Montréal (Québec)

H2S 2R8

Tél: (514) 277-4077

Fax: (514) 277-2019


Me Julius Grey

Grey, Casgrain

3410, rue Peel, Suite #2102

Montréal (Québec)

H3A 1W8

Tél: (514) 288-6180

Fax: (514) 288-8908

Me Daniel Roussy (613) 231-0472                 Pour le solliciteur général du Canada

Me Luc Cadieux (613) 842-1175      

Ministère de la Justice Canada                           Pour le ministre de la Citoyenneté et de

Services Juridiques                                  l'immigration

Service canadien du renseignement de

sécurité

C.P. 9732, Succursale T

Ottawa (Ontario)

K1G 4G4

fax: (613) 842-1345

Me Daniel Latulippe (514) 283-6484            "                         "

Ministère fédéral de la Justice

Bureau régional du Québec

Complexe Guy-Favreau

200 ouest, boul. René-Lévesque

Tour est, 9e étage

Montréal (Québec)

H2Z 1X4

Fax: (514) 283-3856



[1] Je reproduis les questions de Me Doyon tel que soumis et celles de Me Grey sauf s'il y a dédoublement.

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