Date : 20030516
Dossier : IMM-2810-02
Référence : 2003 CFPI 614
Ottawa (Ontario), le 16 mai 2003
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL
ENTRE :
RAJINESH PRASAD
demandeur
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision prise par Laura Dobson, du Centre d'exécution de la loi du Toronto métropolitain (l'agente d'exécution ou l'agente), en date du 17 juin 2002, de rejeter la demande présentée par Rajinesh Prasad (le demandeur) dans le but de faire reporter l'exécution de la mesure de renvoi prise contre lui (la mesure de renvoi).
[2] Le 20 juin 2002, M. le juge Pinard a ordonné qu'il soit sursis à l'exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur, qui était initialement prévue pour le 21 juin 2002, jusqu'à ce qu'il soit statué sur la présente demande de contrôle judiciaire. Le 22 janvier 2003, Mme le juge Heneghan a autorisé la tenue d'une audience afin que cette demande soit examinée au fond.
Les faits
[3] Le demandeur, un citoyen des Fidji âgé de 25 ans, est entré au Canada à titre de visiteur le 29 septembre 1998. Il a revendiqué le statut de réfugié au mois d'avril suivant.
[4] En octobre 1999, le défendeur a pris une mesure d'interdiction de séjour conditionnelle contre le demandeur, laquelle ne devait devenir exécutoire qu'au moment du rejet de la revendication du statut de réfugié de ce dernier, le cas échéant. Le demandeur n'a pas contesté la validité de cette mesure.
[5] En novembre 2000, le demandeur a été grièvement blessé à son travail, à Toronto. Sa main droite a été broyée. Deux de ses doigts ont été fracturés et il a fallu lui en amputer deux autres. Le demandeur a subi quatre interventions chirurgicales à la main droite. Il reçoit des traitements de physiothérapie de façon régulière et a commencé à apprendre à utiliser des prothèses. Il consulte aussi un psychologue afin de surmonter le traumatisme psychologique qu'il a subi.
[6] En février 2001, la Section du statut de réfugié (la SSR) a déterminé que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention. Le demandeur a déposé une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire relativement à cette décision.
[7] Depuis avril 2001, le demandeur vit avec sa conjointe de fait, une citoyenne canadienne.
[8] En juin 2001, la Cour ayant refusé d'autoriser le contrôle de la décision défavorable rendue par la SSR, la mesure d'interdiction de séjour conditionnelle est devenue exécutoire. Cette mesure est devenue ensuite une mesure d'expulsion par le jeu de la loi, le demandeur n'ayant pas quitté volontairement le Canada dans le délai légal de 30 jours.
[9] Le demandeur est resté en contact avec l'agente d'exécution au sujet de son renvoi depuis le 16 juin 2001. Pendant quelques mois, l'agente d'exécution a suivi l'évolution du traitement médical du demandeur et a reporté le renvoi en conséquence.
[10] En août 2001, le demandeur a transmis à un centre de traitement des demandes au Canada une demande de rétablissement de son visa de visiteur pour des raisons d'ordre humanitaire.
[11] Le 12 mai 2002, le demandeur a épousé sa conjointe de fait lors d'une cérémonie religieuse. Ils attendent toujours cependant que le divorce de cette dernière soit prononcé pour se marier légalement.
[12] Le 7 juin 2002, le demandeur a appris qu'il devait se présenter aux autorités le 21 juin suivant afin d'être renvoyé du Canada. Il a demandé que ce renvoi soit reporté. Après un échange de lettres et des conversations avec l'avocate du demandeur, l'agente d'exécution a refusé de reporter le renvoi le 17 juin 2002. C'est cette décision qui fait l'objet du présent contrôle judiciaire.
[13] Le 20 juin 2002, le juge Pinard a ordonné qu'il soit sursis au renvoi du demandeur jusqu'à ce que la Cour ait statué sur la présente demande de contrôle judiciaire.
[14] La nouvelle Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR ou la Loi) est entrée en vigueur le 28 juin 2002. Contrairement à l'ancienne loi sur l'immigration, elle permet le parrainage des conjoints de fait. En juillet 2002, le demandeur a ajouté la demande de parrainage de sa conjointe de fait aux circonstances d'ordre humanitaire visées à l'article 25 de la nouvelle loi, transformant sa demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire en une demande de résidence permanente.
[15] Le 22 janvier 2003, le juge Heneghan a autorisé la tenue d'une audience afin que la présente demande soit examinée au fond. La demande présentée par le demandeur pour des raisons d'ordre humanitaire est toujours en instance.
Prétentions du demandeur
[16] Le demandeur prétend que la décision de l'agente d'exécution de refuser de reporter son renvoi est susceptible de contrôle pour différentes raisons :
1. L'agente n'a pas tenu compte de toutes les incidences de la preuve médicale qu'il a produite relativement aux blessures subies au travail et a tiré des conclusions de fait manifestement déraisonnables au sujet des traitements qu'il suit actuellement et de ceux dont il aura besoin dans l'avenir. La preuve démontrait que le demandeur recevait de nombreux traitements et soins, notamment de la physiothérapie, de la psychothérapie et des ajustements prothétiques. Si le demandeur est renvoyé aux Fidji, il ne recevra plus de traitement et, comme il ne pourra pas demander les services médicaux dont il a besoin dans ce pays, tout son avenir sera mis en péril. Il en sera réduit à vivre dans la misère et en marge de la société pour le reste de ses jours.
2. L'agente a refusé sans raison valable de reporter le renvoi alors que la demande présentée par le demandeur pour des raisons d'ordre humanitaire était en instance depuis environ 10 mois. Aucune décision n'avait encore été rendue relativement à cette demande au moment de la présente audience.
3. L'agente a refusé sans raison valable de reporter le renvoi alors que le demandeur devrait être appelé comme témoin clé dans la poursuite intentée par la Couronne contre son ancien employeur en application de la Loi sur la santé et la sécurité au travail.
Prétentions du défendeur
[17] Le défendeur fait valoir que la mesure de renvoi en cause en l'espèce était valide et exécutoire. Aux termes de l'article 48 de la LIPR, les agents d'exécution ont l'obligation d'exécuter la mesure de renvoi « dès que les circonstances le permettent » . Les tribunaux ont reconnu que cette disposition confère un certain pouvoir discrétionnaire aux agents d'exécution, mais que celui-ci a une étendue très limitée.
[18] Selon le défendeur, ce pouvoir discrétionnaire ne permet aux agents que de décider « à quel moment » la mesure de renvoi doit être exécutée. Par conséquent, les seuls facteurs dont il faut tenir compte ont trait directement aux arrangements de voyage : la capacité physique de voyager du demandeur, la disponibilité des titres de voyage exigés et le caractère pratique de certains itinéraires et horaires. Les agents devraient aussi tenir compte du fait que le demandeur est l'objet d'une ordonnance judiciaire exigeant sa présence au Canada. Par contre, le fait qu'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire est en instance ne constitue pas un motif suffisant pour reporter le renvoi. De plus, les agents d'exécution ne sont pas tenus d'effectuer un examen approfondi des raisons d'ordre humanitaire.
[19] Le défendeur prétend également que l'agente a pris en considération de manière appropriée tous les éléments de preuve pertinents en l'espèce. Sur la foi d'une lettre de la Commission de la sécurité professionnelle et de l'assurance contre les accidents du travail, l'agente a déterminé que l'état physique du demandeur [traduction] « se stabiliserait » en juillet 2002. Elle a aussi établi, à la lumière des documents disponibles, que le programme de réadaptation prothétique du demandeur était presque terminé, que le demandeur rencontrait un psychologue une fois par mois seulement et que la psychothérapie pourrait éventuellement se poursuivre aux Fidji. L'agente a aussi souligné qu'il est vrai que le demandeur pourrait devoir témoigner dans la poursuite intentée contre son employeur, mais qu'il n'avait pas encore reçu d'assignation à cette fin et que l'on ne savait toujours pas s'il y aurait procès ou dans quelle mesure le témoignage du demandeur serait nécessaire.
[20] En conséquence, l'agente, qui avait déjà reporté le renvoi à plusieurs reprises dans le passé, a conclu qu'elle avait donné au demandeur suffisamment de temps pour régler ses problèmes. Le défendeur soutient que l'agente a tiré des conclusions de fait raisonnables qui ne devraient pas être modifiées par la Cour puisque l'agente dispose d'un vaste pouvoir discrétionnaire et est tenue par la loi de renvoyer le demandeur « dès que les circonstances le permettent » .
Questions en litige
[21] 1. Quels sont la teneur de l'obligation d'un agent d'exécution qui doit décider s'il y a lieu de reporter l'exécution d'une mesure de renvoi valide et exécutoire, l'étendue de son pouvoir discrétionnaire de le faire et les facteurs dont il doit tenir compte à cet égard?
2. L'agente a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en interprétant de manière incorrecte l'étendue de son obligation, en fondant sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire, ou en ignorant des éléments pertinents?
Analyse
Obligation et pouvoir discrétionnaire de l'agente d'exécution
[22] L'exécution des mesures de renvoi est régie par l'article 48 de la LIPR :
48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d'effet dès lors qu'elle ne fait pas l'objet d'un sursis.
(2) L'étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent. |
48. (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.
(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable. |
[23] La teneur de l'obligation de l'agente et l'étendue de son pouvoir discrétionnaire découlant de l'article 48 ont abondamment été analysées par la Cour. De nombreuses décisions ont été invoquées par les parties, mais la jurisprudence ne définit pas clairement le sens de l'expression « dès que les circonstances le permettent » et ne fournit pas une liste exhaustive des facteurs qui devraient ou ne devraient pas être pris en compte par l'agente.
[24] La position de la Section de première instance sur la question de la pertinence des différents facteurs et, en particulier, sur les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire n'est pas uniforme. Ainsi, dans Poyanipur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 116 F.T.R. 4, Mme le juge Simpson a indiqué, au paragraphe 9, que les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire qui sont en instance peuvent être prises en compte lorsqu'il faut déterminer si « les circonstances [...] permettent » l'exécution immédiate du renvoi et que, en refusant de tenir compte de ces demandes, un agent d'exécution entraverait illégalement l'exercice de son pouvoir discrétionnaire :
... À mon avis, ce libellé [l'article 48] couvre un large éventail de circonstances pouvant inclure une situation dans laquelle on pourrait se demander s'il est raisonnable d'attendre une décision imminente concernant une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire avant de procéder au renvoi.
[25] Par contre, dans Pavalaki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 338 (QL) (1re inst.), Mme le juge Reed a statué que le pouvoir discrétionnaire des agents d'exécution devrait être limité à la prise en considération des circonstances liées aux arrangements relatifs au renvoi et ne devrait pas s'étendre à des questions qu'il convient plutôt d'analyser dans le cadre de l'examen d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire.
[26] Dans Simoës c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 7 Imm. L.R. (3d) 141 (C.F. 1re inst.), M. le juge Nadon a formulé l'opinion suivante sur la question, au paragraphe 12 :
À mon avis, le pouvoir discrétionnaire que l'agent chargé du renvoi peut exercer est fort restreint et, de toute façon, il porte uniquement sur le moment où une mesure de renvoi doit être exécutée. En décidant du moment où il est « raisonnablement possible » d'exécuter une mesure de renvoi, l'agent chargé du renvoi peut tenir compte de divers facteurs comme la maladie, d'autres raisons à l'encontre du voyage et les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n'ont pas encore été réglées à cause de l'arriéré auquel le système fait face. [Non souligné dans l'original]
[27] Dans Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 148, M. le juge Pelletier a analysé avec soin la jurisprudence existante et a fait remarquer, au paragraphe 30 :
Ces affaires illustrent bien la portée du pouvoir discrétionnaire qu'on a attribué aux agents chargés du renvoi, mais ils ne font ressortir aucun principe qui pourrait guider la Cour dans son examen de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. [Non souligné dans l'original]
[28] Il a précisé sa position, au paragraphe 44 :
Il est clair qu'il y a divers facteurs liés aux arrangements de voyage qui exigeront qu'on fasse preuve de jugement ou qu'on exerce un pouvoir discrétionnaire. Il en va ainsi des aléas des horaires des lignes aériennes, des incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage, des états de santé qui ont une incidence sur la capacité de voyager, tous des facteurs qui pourraient mener au report d'un renvoi à une autre date. Il y a ensuite des facteurs qui débordent les limites étroites des arrangements de voyage, mais sur lesquels ces arrangements ont un impact, notamment le calendrier scolaire des enfants, ou les naissances ou décès imminents. Ce sont des facteurs qui peuvent aussi avoir une influence sur le moment du renvoi. Même si on donne une interprétation très étroite à l'article 48 de la Loi, ces facteurs doivent être considérés. [Non souligné dans l'original]
[29] Le juge Pelletier ajoute, au paragraphe 45, que, compte tenu des termes impératifs employés à l'article 48, il ne fait aucun doute que, lorsqu'une mesure de renvoi est valide et exécutoire, le renvoi immédiat est la règle et le report, l'exception :
En l'instance, la mesure dont on demande de différer l'exécution est une mesure que le ministre a l'obligation d'exécuter selon la loi. La décision de différer l'exécution doit donc comporter une justification pour ne pas se conformer à une obligation positive imposée par la loi. Cette justification doit se trouver dans la loi, ou dans une autre obligation juridique que le ministre doit respecter et qui est suffisamment importante pour l'autoriser à ne pas respecter l'article 48 de la Loi.
[30] Comme le juge Nadon l'a mentionné dans Simoës, précité, au paragraphe 11, un agent d'exécution n'est pas tenu d'effectuer un « examen approfondi » des raisons d'ordre humanitaire :
Cela relève clairement du mandat d'un agent qui examine les raisons d'ordre humanitaire. « Inclure » pareil mandat au stade du renvoi donnerait en fait lieu à la présentation d'une demande préalable à la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, ce qui n'est pas, à mon avis, ce que la loi exige.
[31] De la même façon, dans Wang, précité, le juge Pelletier a conclu, au paragraphe 45, qu' « en l'absence de considérations particulières, une demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire qui n'est pas fondée sur des menaces à la sécurité d'une personne ne peut justifier un report » . [Non souligné dans l'original]
[32] En résumé, la jurisprudence semble indiquer que le pouvoir discrétionnaire conféré à l'agente à l'article 48 lui permet de tenir compte des circonstances qui influent directement sur les arrangements de voyage, mais que son examen ne doit pas aller plus loin. L'agente doit aussi tenir compte des autres circonstances particulières de l'affaire. D'une part, le simple fait qu'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire soit en instance ne justifie pas le report du renvoi et il n'appartient pas à l'agente d'exécution d'évaluer le bien-fondé d'une telle demande. D'autre part, l'agente peut entraver illégalement l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte de circonstances impérieuses propres à la personne visée par la mesure de renvoi, par exemple sa sécurité personnelle ou sa santé.
Application en l'espèce
Interprétation du droit faite par l'agente
[33] L'agente a expliqué les motifs de sa décision dans des notes au dossier.
[34] L'agente n'a pas agi comme si son obligation se limitait à évaluer le caractère pratique des arrangements de voyage. Elle n'a pas entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant de tenir compte de la situation personnelle du demandeur, notamment de sa santé, de sa situation familiale et de la possibilité qu'il doive agir comme témoin. En fait, elle a tenu compte de tous ces éléments. Elle avait d'ailleurs déjà reporté le renvoi du demandeur pour des raisons de santé.
[35] L'agente n'a certainement pas feint d'effectuer une évaluation approfondie du bien-fondé de la demande présentée pour des raisons d'ordre humanitaire. Dans ses motifs, elle indique qu'elle a tenu compte de l'existence de cette demande qui était en instance et qu'elle n'a pas considéré que celle-ci justifiait le report du renvoi parce qu'elle avait l'obligation, aux termes de l'article 48, d'exécuter le renvoi dès que les circonstances le permettaient.
[36] Ainsi, l'agente n'a pas interprété incorrectement le droit ou mal compris la teneur de l'obligation que lui impose l'article 48 de la Loi. Elle a examiné ce qu'elle devait prendre en considération, en tenant compte de l'étendue de son pouvoir discrétionnaire. Ses erreurs découlent de la façon dont elle a appliqué le droit aux faits qui lui ont été présentés.
Témoignage
[37] En ce qui concerne le fait que le demandeur est le témoin principal dans la poursuite intentée contre son ancien employeur, l'agente a indiqué qu'il ne s'agissait pas d'une bonne raison de reporter le renvoi puisqu'un procès n'a pas encore eu lieu et que le demandeur n'a pas été assigné comme témoin.
[38] Le défendeur fait valoir que la conclusion de l'agente était raisonnable vu l'absence de preuve démontrant clairement que la présence du demandeur au Canada serait cruciale pour la poursuite. Il n'était pas même certain qu'un procès serait nécessaire. En outre, le demandeur pourrait éventuellement témoigner en étant à l'extérieur du Canada. Je conviens que la possibilité que le demandeur doive témoigner ne constitue pas un motif impérieux justifiant le report du renvoi. La décision de l'agente était donc raisonnable à cet égard.
Union de fait
[39] En ce qui concerne la situation familiale du demandeur, l'agente a indiqué que c'était la première fois qu'elle entendait parler de l'union de fait du demandeur avec une citoyenne canadienne. De toute évidence, ce nouvel élément a amené l'agente à se demander pourquoi le demandeur n'avait jamais mentionné cette union auparavant, compte tenu du fait qu'il vivait avec sa conjointe depuis avril 2001 et qu'ils s'étaient mariés religieusement en mai 2002.
[40] L'agente a fait remarquer que, selon la preuve, le demandeur vivait avec sa conjointe depuis décembre 2001 (et non avril) et qu'il ne s'agissait donc pas d'une union de fait au sens de la loi puisque la cohabitation ne durait pas depuis un an.
[41] À mon avis, il est inutile d'examiner ces conclusions car elles ne sont pas pertinentes au regard de l'issue de la présente affaire. Le fait que le demandeur et sa conjointe aient commencé à vivre ensemble en avril ou en décembre 2001 et qu'ils soient officiellement ou non des conjoints de fait pourrait être important au regard de la question du parrainage et de la décision relative à la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, mais non en ce qui concerne la question du renvoi.
[42] La Cour a largement reconnu dans le passé que la séparation entre deux conjoints n'est pas en soi un motif suffisant pour reporter un renvoi. En fait, ce qu'un immigrant doit faire, c'est revenir au Canada si sa demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire ou le parrainage de son conjoint est approuvé. L'agente n'a donc pas commis d'erreur à cet égard en l'espèce.
Psychothérapie
[43] En ce qui concerne la psychothérapie, l'agente a pris en considération la lettre du docteur Posner, du Humber River Regional Hospital. Cette lettre indiquait que le demandeur suivait une thérapie à cause du syndrome de stress post-traumatique et de la grave dépression résultant de sa blessure.
[44] L'agente a constaté, en consultant le registre des présences, que le demandeur rencontrait le docteur Posner une fois par mois seulement, alors que le demandeur avait indiqué, lors d'une conversation téléphonique, que les séances de psychothérapie étaient quotidiennes. Comme le demandeur l'explique dans ses observations écrites, la conversation téléphonique avait trait aux traitements de physiothérapie qu'il recevait à tous les jours au Toronto Western Hospital. L'agente semble avoir confondu les deux types de traitements. Elle aurait pu se rendre compte que le demandeur recevait à la fois des traitements de physiothérapie et de psychothérapie, mais elle semble ne pas avoir compris qu'il avait des traitements de physiothérapie à tous les jours et que sa décision le priverait totalement de l'intensité des traitements dont il avait besoin.
[45] L'agente a aussi constaté que le renvoi du demandeur aux Fidji préoccupait le docteur Posner parce que la psychothérapie [traduction] « n'est pas très disponible » à cet endroit. L'agente a conclu de cette déclaration que la psychothérapie serait [traduction] « effectivement disponible » . Cette conclusion est un bon exemple d'un raisonnement « abusif [et] arbitraire » . Le défendeur fait valoir que le docteur Posner n'était pas en mesure de témoigner au sujet de la disponibilité des traitements aux Fidji, de sorte que peu d'importance devrait être accordée à sa lettre à cet égard. Or, l'agente n'a pas considéré que le docteur Posner n'avait pas les connaissances requises pour écrire cette lettre (même si cela a été admis), mais plutôt qu'il était d'avis que les traitements seraient disponibles aux Fidji et ce, malgré l'extrait suivant tiré de la lettre :
[traduction] Je comprends qu'il pourrait être renvoyé aux Fidji. Or, s'il était effectivement renvoyé, il n'aurait aucun moyen de payer ses médicaments. La psychothérapie n'est pas très disponible. Sa famille vivant aux Fidji n'a pas les moyens de payer ses traitements. Si ceux-ci devaient être interrompus maintenant, sa santé mentale et sa capacité de fonctionner se détérioreraient dramatiquement et rapidement. Le pronostic serait très sombre dans son cas.
L'agente a commis une erreur susceptible de contrôle en déduisant de ces propos que le demandeur pourrait effectivement recevoir des traitements de psychothérapie aux Fidji.
[46] L'agente n'a pas parlé des effets que pourrait entraîner le fait que le demandeur soit privé des bénéfices de la psychothérapie. Règle générale, la poursuite des traitements de psychothérapie n'est pas un motif valable pour reporter un renvoi. En l'espèce toutefois, la psychothérapie était nécessaire à la réadaptation consécutive à une grave blessure. Le docteur Posner a écrit dans sa lettre : [traduction] « Si [les traitements] devaient être interrompus maintenant, sa santé mentale et sa capacité de fonctionner se détérioreraient dramatiquement et rapidement. Le pronostic serait très sombre dans son cas. » L'agente n'a fait aucun commentaire sur ces propos.
[47] Le défendeur soutient que les conclusions de l'agente concernant les questions de psychothérapie sont basées sur une appréciation de la preuve et sont de pures conclusions de fait à l'égard desquelles la Cour ne devrait pas intervenir. À mon avis, l'agente a tiré des conclusions de fait injustifiées et n'a pas procédé à un examen minutieux et approfondi de ces questions comme elle l'aurait dû. Ses conclusions étaient abusives et justifieraient à elle seules que sa décision soit infirmée.
Physiothérapie et prothèses
[48] La principale raison de reporter le renvoi du demandeur était certainement les traitements et les soins médicaux qu'il recevait afin de surmonter les conséquences physiques de sa blessure. Cette question a été soulevée devant l'agente d'exécution.
[49] Dans un long paragraphe figurant dans ses notes, l'agente rappelle les reports accordés dans le passé au demandeur et conclut :
[traduction] Près d'un an s'étant écoulé depuis ma première entrevue avec M. Prasad, j'estime que ce dernier a eu suffisamment de temps pour s'occuper de sa main blessée.
[50] Il n'y a aucune preuve au dossier permettant de conclure que les traitements de physiothérapie requis par la blessure à la main subie par le demandeur sont terminés. Au contraire, il est indiqué dans la lettre du 6 juin 2002 du Toronto Western Hospital, que l'agente a certainement lue puisqu'elle en a fait mention dans ses motifs, que :
[traduction] M. Prasad a déjà effectué la moitié du programme... On prévoit qu'il poursuivra le programme à temps plein au cours des deux prochains mois. Par la suite, les traitements s'espaceront graduellement et dureront de moins en moins longtemps à mesure qu'il franchira les différentes étapes de sa réadaptation...
[51] La lettre mentionne également que, même si le demandeur avait reçu un premier ensemble de prothèses esthétiques en avril 2002, il était [traduction] « prévu qu'il faudrait le voir de nouveau au sujet d'un ensemble supplémentaire » , ce qui [traduction] « devrait avoir lieu » en septembre 2002.
[52] Après avoir lu cette lettre, l'agente a conclu que le demandeur avait eu « suffisamment de temps pour s'occuper de sa main blessée » . Il s'agit d'un autre exemple de conclusion abusive tirée par l'agente qui n'a aucun lien avec la preuve qui lui a été présentée.
[53] L'agente disposait aussi d'une lettre de la Commission de la sécurité professionnelle et de l'assurance contre les accidents du travail. Cette lettre mentionne notamment :
[traduction] Les renseignements médicaux indiquent que votre condition se stabilisera en juillet 2002. Cela coïncide avec la fin de votre programme d'entraînement de votre main non dominante.
[54] Il ne serait pas raisonnable d'accorder à cette lettre qui n'a pas été écrite par un médecin plus de poids qu'à l'avis d'un médecin de l'hôpital. En outre, même si on y ajoute foi, le verbe [traduction] « stabiliser » ne signifie pas nécessaire qu'aucun autre traitement ou soin n'est nécessaire.
[55] La conclusion de l'agente selon laquelle le demandeur a eu « suffisamment de temps » semble être fondée principalement sur le fait que « près d'un an [s'est] écoulé » depuis la première entrevue au sujet du renvoi. Compte tenu de la preuve médicale disponible, il s'agit d'une conclusion abusive et arbitraire.
Conclusion et décision
[56] La décision de l'agente était manifestement déraisonnable et était fondée sur des conclusion de fait erronées, tirées de façon abusive et arbitraire et sans tenir compte de la preuve. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de l'agente est annulée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision du 17 juin 2002 soit annulée et que l'affaire soit renvoyée à un autre agent d'exécution pour qu'elle fasse l'objet d'un nouvel examen;
2. qu'aucune question ne soit certifiée.
« James Russell »
Juge
Traduction certifiée conforme
Martine Guay, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2810-02
INTITULÉ : RAJINESH PRASAD c. MCI
DATE DE L'AUDIENCE : Le 22 avril 2003
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : Monsieur le juge James Russell
DATE DES MOTIFS : Le 16 mai 2003
COMPARUTIONS :
Robin Seligman POUR LE DEMANDEUR
Brad Gotkin POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Robin Seligman POUR LE DEMANDEUR
30, avenue St. Clair Ouest
10e étage
Toronto (Ontario)
M4V 3A1
Brad Gotkin POUR LE DÉFENDEUR
Ministère de la Justice
Bureau régional de l'Ontario
The Exchange Tower
130, rue King Ouest
Bureau 3400, casier 36
Toronto (Ontario)
M5X 1K6
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Date : 20030516
Dossier : IMM-2810-02
ENTRE :
RAJINESH PRASAD
demandeur
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE