Date : 19990317
Dossier : IMM-1312-98
Entre
ABDUL HAMEED MOHAMED BADURDEEN,
demandeur,
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
Le juge EVANS
A. INTRODUCTION
[1] Par ce recours en contrôle judiciaire exercé en application de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, modifiée, Abdul Hameed Mohamed Badurdeen conclut à l'annulation de la décision qu'a rendue la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la section du statut), le 10 mars 1998, pour rejeter sa revendication de ce statut.
[2] Le demandeur, qui a 51 ans, est un Tamoul musulman de l'Est du Sri Lanka, dont il est citoyen. Il est arrivé en août 1992 au Canada où il a revendiqué le statut de réfugié par ce motif qu'il avait été persécuté par les Tigres pour la libération de l'Eelam (les Tigres de l'Eelam) puis par l'armée sri-lankaise, qui le prenait pour un partisan des premiers. Il dit craindre, s'il devait retourner au Sri Lanka, d'être persécuté de nouveau à la fois par les Tigres de l'Eelam et par les autorités militaires du pays.
B. LA DÉCISION DE LA SECTION DU STATUT
[3] Sa revendication a été entendue par une formation de deux membres de la section du statut. Le demandeur n'avait jamais demandé ni accepté que son cas fût jugé par un seul membre selon le paragraphe 69.1(8) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée. Les deux membres de la formation se sont retirés à la clôture de l'argumentation orale pour délibérer. Moins de 30 minutes après, l'une des deux est revenue dans la salle où elle a informé l'assistance que son collègue était rentré chez lui par suite d'une indisposition puis a donné lecture des motifs pris par la formation pour rejeter la revendication du demandeur. Environ un mois après, le demandeur a reçu notification écrite de la décision avec les motifs y afférents, signés des deux membres de la formation qui avait entendu sa revendication.
[4] La section du statut n'ajoutait pas foi au témoignage du demandeur qu'il avait été persécuté par l'armée sri-lankaise, et concluait de ce fait qu'il n'avait pas une crainte fondée de persécution sous ce chef. L'avocat du demandeur, M. Sriskanda, n'a pas contesté cette conclusion.
[5] La section du statut a ensuite examiné très brièvement si le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur à Colombo et a répondu à cette question par l'affirmative, par ce motif qu'il n'était pas fondé à craindre d'y être persécuté par l'armée sri-lankaise, et qu'il ne lui serait pas indûment difficile de se réimplanter dans cette ville. Cette conclusion était fondée sur divers facteurs, savoir la disponibilité des services sociaux et médicaux, et la présence d'une forte colonie tamoule à Colombo, où le demandeur avait fait deux longs séjours chez des amis et connaissances pendant la période de 1990 à 1992.
[6] La section du statut ne trouvait pas que le demandeur fût un témoin crédible et n'ajoutait pas foi à son témoignage sur sa persécution par l'armée sri-lankaise, mais s'abstenait de se prononcer expressément sur son assertion qu'il était aussi persécuté par les Tigres de l'Eelam. Elle ne s'est pas prononcée non plus sur le point de savoir s'il craignait avec raison d'être persécuté par ces derniers à supposer qu'il revienne au Sri Lanka. À la place, après avoir conclu qu'il n'était pas persécuté par l'armée sri-lankaise, elle est passée directement à la question de savoir s'il avait une possibilité de refuge intérieur à Colombo. Ses motifs de décision sont muets sur le point de savoir s'il craignait avec raison d'être persécuté par les Tiges de l'Eelam dans l'Est du pays ou à Colombo.
[7] L'avocat du demandeur soutient que la section du statut a commis un certain nombre d'erreurs, dont n'importe laquelle suffirait pour engager la Cour à annuler sa décision.
Le premier point litigieux
[8] Il tient qu'elle a commis une erreur du fait qu'une seule des deux membres de la formation de jugement est revenue dans la salle d'audience pour donner lecture des motifs et du dispositif de la décision de cette dernière, après que les deux se furent retirés pour délibérer. Puisque, dit-il, le quorum était constitué de deux membres, le fait que l'un d'eux était absent lorsque l'autre donnait lecture des motifs et du dispositif de la décision, valait violation de cette composante de l'obligation d'équité qui prescrit que ceux qui décident doivent être ceux qui ont entendu l'affaire.
[9] Je n'accepte pas cet argument. Il est constant que l'un et l'autre membres de la formation de jugement étaient présents pour entendre les témoignages et les conclusions, qu'ils ont délibéré ensemble, que celle qui a donné lecture des motifs et du dispositif de la décision a souligné que ceux-ci résultaient de leurs délibérations, et enfin que les deux ont signé ces motifs et dispositif. Dans ces conditions, je ne vois aucune violation du principe que la décision doit émaner de ceux qui ont entendu l'affaire.
[10] Rien ne prouve que le membre de la formation de jugement, qui était indisposé, ait laissé à sa collègue le soin de rendre la décision et de formuler les motifs y afférents. Une personne raisonnable ne pourrait non plus inférer des faits qu'une chose pareille se soit produite; on ne pourrait donc même pas dire qu'il y a eu apparence d'iniquité.
Le deuxième point litigieux
[11] L'avocat du demandeur soutient que la Loi sur l'immigration ne permet pas à la section du statut de prononcer oralement sa décision et les motifs y afférents, puis de les notifier par écrit après coup. La disposition applicable à ce propos est l'article 69.1 de cette même loi, qui prévoit notamment ce qui suit :
(9) The Refugee Division shall determine whether or not the person referred to in subsection (1) is a Convention refugee and shall render its decision as soon as possible after completion of the hearing and send a written notice of the decision to the person and to the Minister. " (11) The Refugee Division may give written reasons for its decision on a claim, except that
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(9) La section du statut rend sa décision sur la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention le plus tôt possible après l'audience et la notifie à l'intéressé et au ministre par écrit. " (11) La section du statut n'est tenue de motiver par écrit sa décision que dans les cas suivants :
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[12] Étant donné, comme le prescrit le paragraphe 69.1(9) ci-dessus, l'importance qu'il y a pour la section du statut de rendre ses décisions sans retard, ce serait vraiment extraordinaire d'interpréter l'alinéa 69.1(1)a) comme ayant pour effet d'interdire à la formation de jugement de rendre de vive voix une décision défavorable dès que le demandeur aura été entendu.
[13] Je reconnais que si on faisait abstraction du contexte ou de l'objectif de la loi, le texte anglais de cet alinéa pourrait s'interpréter comme imposant à la section du statut, en cas de décision défavorable, de donner les motifs écrits au moment même où elle rend sa décision, ce qui exclurait effectivement le prononcé à l'audience des décisions défavorables. Je ne pense cependant pas qu'il soit nécessaire d'atteindre à pareil résultat, qui n'est ni pragmatique ni fonctionnel, d'autant plus que cette disposition de la Loi résulte d'une modification visant à résoudre précisément ce problème dans l'ancienne formulation du texte.
[14] En premier lieu, je partage l'analyse faite par le juge Wetston qui, dans Isiaku c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (C.F. 1re inst., IMM-1022-97, 18 juin 1998), a conclu que la section du statut satisfait à l'obligation de transmettre les motifs avec la notification de la décision, si les motifs transmis avec l'avis de décision comprennent le dispositif lui-même de la décision.
[15] En second lieu, toute ambiguïté qui persisterait quant au sens de l'alinéa 69.1(11)a) est dissipée par le texte français qui prévoit simplement que " la transmission des motifs se fait avec sa notification ". Ce qui ne laisse aucun doute que les motifs doivent être transmis avec la notification de la décision, et n'exclut pas la possibilité que la décision ait été déjà rendue oralement.
Le troisième point litigieux
[16] Le demandeur soutient que la section du statut a commis une erreur de procédure du fait que l'une des membres faisait savoir à l'audience qu'elle voyait dans les Tigres de l'Eelam des agents de persécution, alors qu'un peu plus tard, l'autre membre disait que l'armée sri-lankaise était un agent de persécution. Selon le demandeur, il était inique de la part de la formation de jugement de rejeter sa revendication par ce motif qu'elle n'était pas persuadée qu'il eût été persécuté par l'armée sri-lankaise, et ce sans lui donner la possibilité de se faire entendre sur ce point.
[17] Je n'accepte pas cette conclusion. L'avocat du demandeur ne dit pas que les propos de l'un ou l'autre membre de la formation de jugement l'ont engagé à s'abstenir de produire des preuves sur ces points, croyant qu'elle avait accepté le témoignage de l'appelant qu'il avait été persécuté, comme il le prétendait. En d'autres termes, son avocat n'a pu arguer d'aucune possibilité de préjudice pour l'appelant en raison des propos tenus par les membres de la formation de jugement. Ceux-ci n'étaient donc nullement tenus, avant de rendre leur décision, d'informer l'appelant qu'ils n'ajoutaient pas foi à son témoignage qu'il avait été persécuté par l'armée sri-lankaise.
[18] Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que ces propos puissent valoir acceptation du témoignage que le demandeur avait été persécuté par l'armée sir-lankaise ou par les Tigres de l'Eelam. Il appert que les membres de la formation de jugement voulaient dire plutôt qu'ils acceptaient que ces entités puissent être considérées comme agents de persécution si le demandeur pouvait prouver qu'il avait été persécuté par le passé, ou craignait avec raison d'être persécuté à l'avenir.
Le quatrième point litigieux
[19] Selon l'avocat du demandeur, la conclusion tirée par la section du statut que celui-ci avait une possibilité de refuge intérieur à Colombo constituait une erreur de droit, parce que l'analyse des preuves sur laquelle elle s'est fondée pour juger qu'il ne lui serait pas indûment difficile de se réimplanter dans cette ville, était inexacte et incomplète sur plusieurs points importants.
[20] Ainsi, elle a passé sous silence la pratique courante chez la police de ne permettre aux Tamouls, nouvellement arrivés à Colombo, d'y demeurer que quelques jours. De surcroît, elle a passé sous silence les facteurs personnels qui font qu'il n'est pas raisonnable de penser que le demandeur peut se réimplanter à Colombo : son inaptitude à y trouver du travail, son ignorance de la langue cinghalaise, l'absence de parentèle et le fait qu'il est au Canada depuis cinq ans.
[21] De son côté, Mme Nucci, l'avocate du défendeur, rappelle que le demandeur avait vécu sept mois à Colombo durant la période 1990-1991, et neuf mois en 1991-1992 avant de partir pour le Canada. Cependant, le demandeur témoigne que pendant ces séjours, il se cachait chez des relations d'affaires et leurs amis.
[22] En outre, dit-elle, la section du statut faisait savoir qu'elle avait pris en considération les circonstances personnelles du demandeur, bien que son analyse sur ce point fût incontestablement brève. Elle rappelle encore que dans Thironavukkarasu c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (1993), 163 N.R. 232 (C.A.F.), il a été jugé que le critère des difficultés excessives est très rigoureux; en conséquence, les circonstances personnelles invoquées par le demandeur n'étaient pas suffisantes pour permettre de conclure aux difficultés excessives.
[23] À l'évidence, la possibilité de refuge intérieur ne serait un facteur de décision en l'espèce que si la section du statut avait conclu que le demandeur craignait avec raison d'être persécuté par les Tigres de l'Eelam une fois de retour dans l'Est du Sri Lanka. Comme noté supra, elle n'a tiré aucune conclusion expresse sur cette éventualité. On ne peut inférer du fait qu'elle mettait en doute son témoignage sur la persécution par l'armée sir-lankaise que, par implication, elle a également conclu qu'il n'avait aucune raison de craindre d'être persécuté par les Tigres de l'Eelam.
[24] Étant donné la nature du critère des " difficulté excessives ", telle qu'elle est articulée par la Cour d'appel fédérale dans Thironavukkarasu , je ne pense pas que la section du statut ait commis une grosse erreur de droit faute de se prononcer expressément sur les circonstances personnelles qui, selon l'avocat du demandeur, faisaient qu'il serait déraisonnable de penser que celui-ci pourrait se réimplanter à Colombo. Ni sur le plan individuel ni sur le plan collectif, ces facteurs ne sont suffisamment impérieux pour justifier une conclusion à l'existence de " difficultés excessives ".
[25] L'omission la plus importante est, à mon avis, le défaut par la section du statut de mentionner dans ses motifs de décision, la preuve que depuis 1996, la police ne permet pas aux non-résidents tamouls de séjourner à Colombo plus de quelques jours. Si elle était acceptée, cette preuve signifierait sûrement que Colombo n'était pas une destination " réalistement accessible " au demandeur, pour reprendre l'un des attributs de la possibilité de refuge intérieur, adoptés dans Thironavukkarasu . En outre, pareille preuve anéantirait la conclusion tirée par la section du statut que le demandeur jouirait des services sociaux à Colombo.
[26] Bien entendu, elle pourrait avoir une bonne raison de ne pas accepter la preuve que la police ne permettrait pas au demandeur de demeurer à Colombo. Elle aurait pu conclure, par exemple, que la police n'appliquait pas cette politique à l'égard des Tamouls musulmans, généralement considérés comme favorables au gouvernement dans sa lutte contre les Tigres de l'Eelam et le mouvement sécessionniste. Ou elle aurait pu conclure que le temps que le demandeur a passé à Colombo durant les années 1990 à 1992 indique qu'il avait des relations qui lui permettraient d'y demeurer, malgré la pratique courante de la police qui ferme la porte aux nouveaux venus.
[27] Cependant, faute par elle de mentionner dans ses motifs de décision cette preuve manifestement importante sur cette pratique, encore que non officielle, de la police, on ne peut que conjecturer sur la manière dont la section du statut envisageait cette preuve ou sur le point de savoir si elle y a fait attention du tout. À mon avis, ce ne serait pas imposer une norme trop rigoureuse que de s'attendre à ce qu'elle considère cet élément de preuve dans les motifs de sa décision et indique quelle valeur probante elle lui accorde.
[28] Son défaut à cet égard fait que sa décision est erronée sur le plan juridique; cette décision doit donc être annulée et l'affaire renvoyée à une formation de composition différente de la section du statut.
[29] Par ces motifs, la Cour fait droit au recours en contrôle judiciaire.
Signé : John M. Evans
________________________________
Juge
Toronto (Ontario),
le 17 mars 1999
Traduction certifiée conforme,
Laurier Parenteau, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER No : IMM-1312-98 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : Abdul Hameed Mohamed Badurdeen
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
DATE DE L'AUDIENCE : Mercredi 24 février 1999
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE EVANS
LE : Mercredi 17 mars 1999
ONT COMPARU :
M. Kumar Sriskanda pour le demandeur
Mme Susan Nucci pour le défendeur
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Kumar Sriskanda pour le demandeur
Avocat
209-3852 avenue Finch est
Scarborough (Ontario)
M1T 3T9
Morris Rosenberg pour le défendeur
Sous-procureur général du Canada
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Date : 19990317
Dossier : IMM-1312-98
Entre
ABDUL HAMEED MOHAMED BADURDEEN,
demandeur,
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE