Date : 20001025
Dossier : IMM-3351-99
ENTRE :
ARETHA CARLINE PERKINS
demanderesse
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE O'KEEFE
Les faits
[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 22 mai 1999 par la Section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Section d'appel), par laquelle la Section d'appel annulait son ordonnance antérieure (signée le 11 avril 1996) suspendant l'expulsion de la demanderesse et ordonnant que la mesure d'expulsion (mesure de renvoi) prononcée à l'origine le 5 janvier 1995 soit exécutée aussitôt que les circonstances le permettraient.
[2] La demanderesse est une ressortissante jamaïcaine de 27 ans qui est devenue immigrante ayant obtenu le droit d'établissement au Canada en août 1987. Le 24 septembre 1993, la demanderesse a été reconnue coupable d'importation d'un stupéfiant, contrevenant ainsi au paragraphe 5(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N-1, remplacée par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, art. 94, infraction pour laquelle elle a été condamnée à une peine d'emprisonnement de neuf mois. La demanderesse avait tenté d'importer entre trois et quatre kilogrammes de marijuana au Canada à son retour d'un voyage en Jamaïque.
[3] La demanderesse a donc par la suite été considérée comme une personne tombant sous le coup de l'alinéa 27(1)d) de la Loi sur l'immigration, 1976-77, ch. 52 (la Loi) -- une personne déclarée coupable d'une infraction qui peut être punissable d'un emprisonnement maximal égal ou supérieur à cinq ans ou pour laquelle une peine d'emprisonnement de plus de six mois a été imposée. Une mesure d'expulsion a été prononcée contre la demanderesse par un arbitre de l'immigration le 5 janvier 1995.
[4] La demanderesse a fait appel de la mesure d'expulsion à la Section d'appel conformément à l'alinéa 70(1)b) de la Loi pour le motif que, « eu égard aux circonstances particulières de l'espèce, la [demanderesse] ne devrait pas être renvoyée du Canada » . Une preuve psychiatrique portant sur le besoin d'aide psychosociologique de la demanderesse, compte tenu des rejets vécus par elle durant son enfance, a été présentée -- le délit a été qualifié d' « impulsif » par le psychiatre. Le psychiatre et l'agent de probation ont estimé que la demanderesse pouvait se conformer aux directives de la Section d'appel.
[5] La Section d'appel a fait droit à la demande de la demanderesse le 11 avril 1996. La mesure de renvoi a été jugée valide en droit, mais la Section d'appel a estimé que, pour des raisons d'ordre humanitaire, la mesure de renvoi de la demanderesse devrait être suspendue pendant une période de cinq ans. La Section d'appel a reconnu avec le psychiatre que la demanderesse avait, dans une moment de cupidité et de légèreté, commis « un acte isolé montrant un comportement délictueux et antisocial » . La Section d'appel était d'avis que la demanderesse n'allait probablement pas récidiver.
[6] Les conditions suivantes ont été annexées à la suspension :
Et elle ordonne aussi que l'appelante soit autorisée à demeurer au Canada aux conditions suivantes : |
qu'elle communique par courrier, à l'aide du formulaire de déclaration fourni par la Section d'appel, avec le gestionnaire, Appels en matière d'immigration, C.P. 6479, succursale A, Toronto (Ontario), M5W 1X3 le 29 juillet 1996 tous les cinq mois par la suite, aux dates suivantes : |
29 décembre 1996 |
29 mai 1997 29 octobre 1997 |
29 mars 1998 29 août 1998 |
29 janvier 1999 29 juin 1999 |
29 novembre 1999 29 avril 2000 |
29 septembre 2000 28 février 2001 |
L'appelante devra aussi se présenter en personne lorsque demande lui en sera faite par le gestionnaire, Appels en matière d'immigration. Pour les déclarations faites par la poste, le cachet de la poste apparaissant sur l'enveloppe renfermant le formulaire de déclaration constituera la date officielle de la déclaration. Le non-envoi d'un formulaire de déclaration au plus tard à la date requise sera considéré comme une transgression de votre obligation en la matière et la Section d'appel pourrait alors rejeter votre appel et ordonner que la mesure d'expulsion soit exécutée aussitôt que possible; |
qu'elle signale 48 heures avant un déménagement tout changement d'adresse, en écrivant au : |
1. Greffier, Commission de l'immigration et du statut de réfugié, |
1, rue Front ouest, 4e étage, Toronto (Ontario), M5J 1A4; |
2. Gestionnaire, Appels en matière d'immigration, C.P. 6479, |
succursale « A » , Toronto (Ontario), M5W 1X4; |
qu'elle prenne les moyens raisonnables pour trouver et conserver un emploi après avoir terminé ses études postsecondaires. |
qu'elle fréquente le Collège Humber des Arts appliqués et de la Technologie jusqu'à avril 1997, selon ce qui sera nécessaire pour satisfaire aux conditions préalables d'accès au Programme des comptables généraux licenciés, et qu'elle s'inscrive ensuite à ce programme; |
qu'elle suive une psychothérapie ou des séances de counseling, plus précisément avec Marlie Manning, DCS., M.ED. Note : Si l'appelante retire son consentement aux conditions précédentes, elle doit immédiatement présenter une demande à la Section d'appel pour faire lever la condition; |
qu'elle ne fréquente pas sciemment des personnes qui ont un casier judiciaire ou qui s'adonnent à des activités criminelles; |
qu'elle n'utilise pas ni ne vende illégalement des drogues (et n'utilise pas à mauvais escient des médicaments vendus sur ordonnance); |
qu'elle ne trouble pas la paix publique et se comporte comme il convient. |
L'appelante devra déposer un rapport indiquant où elle en est, auprès de la Section d'appel, et cela chaque année à la date anniversaire de l'audience tenue le 14 décembre 1995; le rapport renfermera des indications sur ses progrès scolaires, sur sa situation familiale et sur les séances de psychothérapie ou de counseling qu'elle aura suivies, ainsi que les avantages tirés de telles séances. |
[7] Le 5 juin 1997, la demanderesse s'est vu imposer des condamnations avec sursis ainsi qu'une probation de 24 mois relativement à des accusations portées en vertu du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-46 (le Code criminel), pour l'infraction de possession et d'utilisation de cartes de crédit volées.
[8] Le Ministre a déposé le 12 février 1999, en vertu de la Règle 33 des Règles de la Section d'appel de l'immigration, DORS/93-46, une demande pour que soit rendue une ordonnance annulant l'ordonnance antérieure de la Commission. À l'audience tenue le 18 mai 1999, la Section d'appel a exprimé l'avis que la demanderesse ne s'était pas conformée aux conditions de la suspension de la mesure d'expulsion prononcée contre elle.
[9] Le 17 juin 1999, la Section d'appel a accordé l'ordonnance demandée et levé la suspension de la mesure de renvoi.
[10] Le 3 septembre 1999, la demanderesse se mariait avec son conjoint de fait. Les parties vivaient ensemble depuis huit ans, période durant laquelle la demanderesse a donné naissance à deux enfants. Les deux parties travaillent.
Point en litige
[11] La Commission d'appel de l'immigration a-t-elle commis une erreur révisable en accordant une ordonnance qui annulait la suspension de la mesure de renvoi?
[12] Au soutien de la demande présentée en vertu du paragraphe 33(1), le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration s'est fondé sur la déclaration de John Helsdon, qui renfermait notamment les points suivants :
3. J'ai examiné l'imprimé CIPC des condamnations criminelles (pièce « C » ) et je confirme que l'appelante a été reconnue coupable de possession et d'utilisation d'une carte de crédit le 5 juin 1997; |
4. J'ai examiné les formulaires de déclaration et lettres de l'appelante (pièces « D » à « M » ) ainsi que l'intégralité du dossier d'immigration de l'appelante et je confirme que l'appelante n'a à aucun moment divulgué au gestionnaire, Appels en matière d'immigration, l'information se rapportant aux accusations qui ont conduit aux condamnations mentionnées ci-dessus, ni l'information se rapportant aux condamnations elles-mêmes. |
[13] Le même argument concernant les condamnations apparaît dans l'exposé des points de droit et des arguments présenté par le Ministre à la Section d'appel.
[14] Il appert du dossier que la Section d'appel n'a pas motivé sa décision d'annuler la suspension de la mesure d'expulsion. En vertu du paragraphe 69.4(5) de la Loi, la Section d'appel est tenue de motiver sa décision si l'une ou l'autre des parties le demande dans un délai de 10 jours après avoir été informée de l'issue de l'appel. Dans le présent cas, une demande n'ayant pas été faite, la décision n'a pas été motivée et seule une ordonnance faisant droit à la demande du défendeur a été signée.
[15] Le paragraphe 74(3) de la Loi donne à la Section d'appel le pouvoir d'annuler la suspension qu'elle avait accordée auparavant relativement à la mesure d'expulsion de la demanderesse, puis de rejeter l'appel de celle-ci et d'ordonner que la mesure d'expulsion soit exécutée dès que les circonstances le permettront. Il m'apparaît que, en décidant de rejeter l'appel de la demanderesse, la Section d'appel doit tenir compte de toutes les circonstances de l'affaire pour dire si la demanderesse devrait aujourd'hui être renvoyée du Canada. C'est ce que la Section d'appel a fait lorsqu'elle a au départ accepté l'appel de la demanderesse et accordé la suspension de la mesure d'expulsion, à certaines conditions, le 26 mars 1996.
[16] Le défendeur soutient que la Cour devrait confirmer les décisions de la Section d'appel à moins qu'elles ne soient manifestement déraisonnables (voir Tse c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 72 F.T.R. 36 (C.F., 1re inst.)) et aussi que, lorsque la Section d'appel a examiné l'ensemble des facteurs pertinents pour décider du cas de la demanderesse, et si rien n'indique que la Section d'appel a ignoré un élément de preuve pertinent, alors il n'appartient pas à la Cour d'apprécier de nouveau la preuve (voir Cherrington c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 94 F.T.R. 198 (C.F., 1re inst.)). Je ne suis pas en désaccord avec cet exposé du droit, mais le problème est qu'ici la Cour n'a pas connaissance des motifs qui pourraient lui dire quels facteurs la Section d'appel a considérés pour décider de rejeter l'appel de la demanderesse. Je suis parfaitement conscient des dispositions du paragraphe 69.4(5) de la Loi, selon lequel la Section d'appel doit motiver par écrit sa décision si demande lui en est faite par une partie dans un délai de 10 jours après qu'elle a été informée de l'issue de l'appel.
[17] La décision de rejeter l'appel de la demanderesse est le genre de décision qui aura un effet profond sur la demanderesse et sur sa famille. C'est la raison pour laquelle il est si important dans des cas comme celui-ci de savoir pourquoi la Section d'appel est arrivée à une telle conclusion. Le paragraphe 69.4(5) de la Loi ne dit pas que la Section d'appel n'est pas tenue de motiver ses décisions, il dit plutôt que, dans certains cas, la Section d'appel doit motiver ses décisions. Je crois que les observations du juge L'Heureux-Dubé dans l'affaire Baker c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 193 (C.S.C.), aux pages 217 - 220, intéressent particulièrement la présente espèce :
[38] Toutefois, les tribunaux et les auteurs ont maintes fois souligné l'utilité des motifs pour assurer la transparence et l'équité de la prise de décision. Quoique l'arrêt Northwestern Utilities traite d'une obligation légale de motiver des décisions, le juge Estey fait l'observation suivante, à la p. 706, sur l'utilité d'une règle de common law qui exigerait la production de motifs : |
Cette obligation est salutaire : elle réduit considérablement les risques de décisions arbitraires, raffermit la confiance du public dans le jugement et l'équité des tribunaux administratifs et permet aux parties aux procédures d'évaluer la possibilité d'un appel . . . |
L'importance des motifs a récemment été réitérée par la Cour dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S., 3, aux par. 180 et 181. |
[39] On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu'elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d'une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision. Les motifs permettent aussi aux parties de voir que les considérations applicables ont été soigneusement étudiées, et ils sont de valeur inestimable si la décision est portée en appel, contestée ou soumise au contrôle judiciaire : R.A. Macdonald et D. Lametti, « Reasons for Decision in Administrative Law » (1990), 3 C.J.A.L.P. 123, à la p. 146; Williams c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.), au par. 38. Il est plus probable que les personnes touchées ont l'impression d'être traitées avec équité et de façon appropriée si des motifs sont fournis : de Smith, Woolf et Jowell, Judicial Review of Administrative Action (5e éd., 1995), aux pp. 459 et 460. Je suis d'accord qu'il s'agit là d'avantages importants de la rédaction de motifs écrits. |
et aux pages 219 - 220 :
[43] À mon avis, il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l'obligation d'équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l'espèce où la décision revêt une grande importance pour l'individu, dans des cas où il existe un droit d'appel prévu par la loi, ou dans d'autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise. Cette exigence est apparue dans la common law ailleurs. Les circonstances de l'espèce, à mon avis, constituent l'une de ces situations où des motifs écrits sont nécessaires. L'importance cruciale d'une décision d'ordre humanitaire pour les personnes visées, comme celles dont il est question dans les arrêts Orlowski, Cunningham et Doody, milite en faveur de l'obligation de donner des motifs. Il serait injuste à l'égard d'une personne visée par une telle décision, si essentielle pour son avenir, de ne pas lui expliquer pourquoi elle a été prise. |
[18] Je reconnais avec le défendeur qu'en principe je devrais déférer à la décision de la Section d'appel, mais, lorsqu'il y a absence de motifs, alors je puis considérer l'ensemble des circonstances de l'affaire pour dire si la décision de la Section d'appel était une décision raisonnable.
[19] En mars 1996, lorsque la mesure d'expulsion de la demanderesse a été suspendue par la Section d'appel, l'une des conditions imposées était qu'elle « ne trouble pas la paix publique et se conduise bien » . En juin 1997, elle a été reconnue coupable de deux infractions, savoir la possession et l'utilisation d'une carte de crédit volée. Ces condamnations ont conduit le défendeur à demander que soit levée la suspension de la mesure d'expulsion, ce à quoi a consenti la Section d'appel par une ordonnance en date du 17 juin 1999.
[20] La demanderesse était âgée de 26 ans en 1999 et elle avait deux enfants âgés de cinq ans et un an, et elle vivait alors avec son conjoint de fait, avec qui elle est aujourd'hui mariée. Elle travaille au Shoppers Drug Mart comme commis aux comptes fournisseurs, et son salaire est d'environ 30 000 $ par année. Son mari a deux emplois : l'un comme intendant superviseur dans un hôtel, pour lequel il gagne environ 27 000 $ par année, et l'autre comme ouvrier, pour lequel il gagne environ 18 000 $ par année. La demanderesse s'est perfectionnée en poursuivant des études de comptabilité et de commerce. Elle doit rembourser un prêt pour étudiant de 30 000 $. Elle a reconnu être coupable des infractions et s'est vu imposer une condamnation de deux ans avec sursis, plus 200 heures de services communautaires. La demanderesse a respecté toutes les autres conditions de la suspension.
[21] Vu l'ensemble des circonstances de cette affaire, je ne crois pas qu'il était raisonnable d'annuler la directive ou ordonnance de la Section d'appel suspendant l'exécution de la mesure du renvoi, de rejeter l'appel de la demanderesse et d'ordonner son renvoi en conformité avec la mesure d'expulsion. En conséquence, j'accueillerais la demande de contrôle judiciaire et casserais l'ordonnance de la Section d'appel du 22 mai 1999.
[22] Ce qui précède dispose de la demande, et je n'aborderai donc pas les autres moyens soulevés dans la demande de contrôle judiciaire.
[23] Les avocats des parties auront la possibilité de demander que soit certifiée une question grave de portée générale. L'avocat du défendeur déposera, le cas échéant, des observations écrites au plus tard le 2 novembre 2000 concernant la certification d'une question grave de portée générale. L'avocat de la demanderesse produira une réponse écrite, le cas échéant, au plus tard le 9 novembre 2000.
« John A. O'Keefe »
J.C.F.C.
Ottawa (Ontario)
25 octobre 2000
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
No DU GREFFE : IMM-3351-99 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : ARETHA CARLINE PERKINS |
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION |
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO) |
DATE DE L'AUDIENCE : LE 8 AOÛT 2000 |
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE M. LE JUGE O'KEEFE
EN DATE DU 25 OCTOBRE 2000 |
ONT COMPARU :
JOSEPH S. FARKAS POUR LA DEMANDERESSE |
MARCEL LAROUCHE POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
JOSEPH S. FARKAS POUR LA DEMANDERESSE |
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR |
Sous-procureur général du Canada