Date : 20011219
Dossier : T-1805-98
Référence neutre : 2001 CFPI 1412
Ottawa (Ontario), le mercredi 19 décembre 2001
EN PRÉSENCE DE : madame le juge Dawson
ENTRE :
RÉVÉREND FRÈRE WALTER A. TUCKER
et RÉVÉREND FRÈRE MICHAEL J. BALDASARO
demandeurs
- et -
SA MAJESTÉ LA REINE
défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La Cour est saisie d'une requête déposée le 26 novembre 2001 dans laquelle la défenderesse sollicite une ordonnance :
(i) empêchant chacun des demandeurs de participer à l'interrogatoire préalable de l'autre demandeur; et
(ii) empêchant chacun des demandeurs de communiquer à l'autre demandeur la preuve produite lors de cet interrogatoire préalable, et ce, jusqu'à la fin de celui-ci.
[2] À l'audience, la défenderesse s'est désistée d'une requête antérieure, déposée le 15 novembre 2001, dans laquelle elle sollicitait à peu près le même redressement ainsi qu'une ordonnance enjoignant les demandeurs de répondre à des questions sur leurs croyances religieuses. Il appert qu'on a remplacé la requête antérieure par celle dont est maintenant saisie la Cour parce que dans l'interrogatoire préalable tenu jusqu'à maintenant aucune question précise sur la religion n'a été posée aux demandeurs et ceux-ci n'ont refusé de répondre à aucune question de ce type.
[3] La Cour est également saisie d'une requête des demandeurs, déposée le 25 octobre 2001, demandant qu'une autre conférence préparatoire soit prévue, que l'affaire soit inscrite pour instruction sans délai, que des directives soient données ou que la Cour rende tout autre redressement qu'elle juge approprié.
[4] Dans l'action sous-jacente, les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire selon lequel la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, est inconstitutionnelle. Les allégations suivantes sont pertinentes pour les fins des présentes requêtes : les allégations contenues dans la déclaration modifiée des demandeurs selon lesquelles ils sont des ministres de l'Assemblée de l'Église de l'Univers qui utilisent du cannabis suivant les conseils de la Bible, et les allégations selon lesquelles les mesures prises par le gouvernement portent atteinte à leur liberté d'association et qu'ils craignent pour leur liberté et pour leur vie en raison de leurs pratiques et leurs croyances religieuses.
[5] Dans sa défense modifiée, la Couronne conteste toutes les allégations contenues dans la déclaration modifiée, conteste le fait qu'on a porté atteinte à des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 (la Charte), et prétend subsidiairement que toute violation de la Charte constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique conformément à l'article premier de la Charte.
[6] Les parties ont informé la Cour que l'action est prête pour l'instruction, sauf que la défenderesse n'a pas encore terminé l'interrogatoire préalable des demandeurs.
[7] Le 3 mai 2001, la Couronne est censée avoir commencé l'interrogatoire préalable des demandeurs. La transcription de l'interrogatoire avait été déposée en preuve relativement aux présentes requêtes. La transcription indique :
(i) Aucun témoin n'a prêté serment ou n'a été invité à prêter serment ou à faire une affirmation solennelle, et rien n'a été fait pour commencer à poser des questions. En réalité, à un moment donné, la Couronne a noté [TRADUCTION] « Je ne vous ai posé aucune question » et le premier demandeur nommé a répondu [TRADUCTION] « [n]ous tentons tout simplement de définir les paramètres » .
(ii) La procédure consistait en une discussion entre les demandeurs et l'avocate de la défenderesse quant à savoir si les demandeurs devraient être interrogés séparément et s'ils répondraient aux questions sur leurs pratiques et leurs croyances religieuses, sur la manière dont elles sont formulées et leur origine. À la page 9 de la transcription, le premier demandeur nommé a répondu [TRADUCTION] « nous voulons bien vous donner des renseignements généraux comme cela, parce qu'ils sont publiés sur Internet » . Il a ajouté ultérieurement à la page 10 [TRADUCTION] « Je ne dis pas que vous ne pouvez pas poser de questions; je vous dis simplement que si vous me posez une question visant à dénigrer ce que je crois ou comment je le crois ou si vous vous attaquez le moindrement à mes croyances, je dirai que c'est irrecevable » .
(iii) L'avocate de la Couronne a affirmé qu'elle ne voulait pas interroger les demandeurs pour établir que leurs croyances n'étaient pas sincères.
(iv) Les deux demandeurs ont participé à la discussion avec l'avocate de la Couronne, mais on ne s'y est pas opposé et on n'a aucunement laissé entendre aux demandeurs qu'ils n'étaient pas autorisés à le faire.
(v) La procédure s'est terminée par une déclaration de l'avocate de la Couronne suivant laquelle elle [TRADUCTION] « présenterait une requête pour qu'un juge décide de la manière de procéder » .
[8] À l'appui de sa requête, l'avocate de la Couronne (qui ne la représentait pas au prétendu interrogatoire préalable) a soutenu que les principes juridiques applicables étaient les suivants.
[9] Bien qu'une partie ait le droit prima facie d'assister à l'interrogatoire préalable d'une autre partie, des ordonnances d'exclusion peuvent être rendues. Il incombe à la partie qui sollicite l'exclusion d'établir pourquoi l'ordonnance devrait être rendue, mais cette charge n'est pas lourde et il est plus facile de s'en acquitter à l'interrogatoire préalable qu'au procès.
[10] La défenderesse soutient en l'espèce qu'il faudrait rendre une ordonnance d'exclusion pour des raisons de crédibilité et de perturbation.
[11] Premièrement, je ne suis pas convaincue que la crédibilité de l'un ou l'autre demandeur soit en cause, compte tenu de l'affirmation de l'avocate de la Couronne lors de l'interrogatoire préalable qu'elle n'avait pas l'intention d'établir que les croyances des demandeurs n'étaient pas sincères. Ce n'est pas un cas où les demandeurs ont une version des faits que les témoins de la défenderesse doivent contredire directement et avec faits à l'appui. Il est plus exact de dire que la question de crédibilité porte sur la crédibilité ou la vraisemblance de l'allégation des demandeurs selon laquelle leurs croyances religieuses doivent comprendre l'utilisation du cannabis dans leur vie de tous les jours.
[12] Comme le juge Anderson l'a noté dans ICC International Computer Consulting & Leasing Ltd. v. ICC Internationale Computer and Consulting GmbH (1988), 66 O.R. (2d) 187 (H.C.J.), à la page 191, dans le cadre d'une telle requête, il est nécessaire d'établir davantage que la possibilité qu'on fasse concorder la preuve de manière à ce que soit justifiée l'exclusion. Voir aussi Changoo v. Changoo, [1999] O.J. no 865, au par. 16, et Pejkovic v. Die-Tech Inc., [1993] O.J. no 1783. Je suis d'accord.
[13] Bien qu'il soit toujours possible qu'un témoin fasse concorder son témoignage, on n'a soumis à la Cour aucun élément de preuve indiquant qu'il y a plus de chances en l'espèce qu'un des demandeurs modifie son témoignage à la lumière de celui de l'autre demandeur.
[14] Deuxièmement, la Couronne craint que s'ils subissent leur interrogatoire préalable l'un en présence de l'autre, les demandeurs interviendront de façon inappropriée dans celui-ci. Je note qu'au premier interrogatoire préalable, aucun témoin n'a prêté serment et on ne s'est pas opposé au fait que les deux demandeurs débattent des règles de base régissant l'interrogatoire préalable. En conséquence, j'estime que cette procédure ne saurait justifier l'exclusion. À l'audition des présentes requêtes, les demandeurs ont soumis leurs positions avec ordre et respect.
[15] Je conclus donc qu'aucun motif d'exclusion n'a été établi devant moi.
[16] Je ne dis pas là qu'il n'est pas fort probable que des difficultés importantes surviennent au cours de l'interrogatoire préalable des demandeurs. À cet égard, je prévois notamment que l'intention explicite de la Couronne d'interroger les demandeurs sur leurs croyances religieuses et la position des demandeurs selon laquelle ils agissent à titre d' « avocats » l'un pour l'autre risquent de soulever des problèmes. Je reconnais également qu'il est possible qu'en l'absence d'officier président il y ait une perturbation.
[17] Ces facteurs, bien qu'ils ne justifient pas l'exclusion, soulèvent des préoccupations quant à la capacité des parties de préparer la présente affaire pour l'instruction en temps opportun. Ces préoccupations sont pertinentes en ce qui a trait aux requête que les demandeurs m'ont présentée. En particulier, toute autre requête interlocutoire découlant de l'interrogatoire préalable des demandeurs peut fort bien occasionner des retards importants. Je note que les présentes requêtes découlent d'un interrogatoire préalable qui aurait eu lieu il y a environ sept mois et demi.
[18] En conséquence, compte tenu des faits dont je suis saisie, je suis convaincue que l'intérêt des parties à ce que la présente action soit traitée diligemment et l'intérêt de la Cour à la conservation des ressources judiciaires limitées seront mieux servis si on ordonne que l'interrogatoire préalable des demandeurs ait lieu devant un protonotaire de la Cour à Toronto, lequel sera en mesure de trancher immédiatement les questions susceptibles d'être soulevées. Selon l'avocate de la Couronne, une journée devrait suffire pour l'interrogatoire préalable des deux demandeurs.
[19] En conséquence, ces interrogatoires préalables doivent durer au plus une journée et être tenus avant la fin de février 2002 devant un protonotaire à Toronto.
[20] Cette conclusion est déterminante quant au fond des deux requêtes dont je suis saisie parce qu'elle dissipe non seulement les préoccupations de la Couronne quant à la tenue de l'interrogatoire préalable des demandeurs, mais aussi celles des demandeurs relativement à tout autre délai.
[21] À mon avis, chaque partie doit assumer ses propres dépens relativement aux présentes requêtes. En conséquence, la Cour n'accordera pas de dépens en ce qui a trait aux présentes requêtes. Comme l'interrogatoire préalable doit avoir lieu à Toronto et non à Hamilton, où le premier interrogatoire préalable aurait eu lieu et où les demandeurs résident, et qu'en dépit du premier interrogatoire préalable, aucune question n'a été posée aux demandeurs, chaque demandeur recevra signification d'une somme de 25 $ pour couvrir ses frais de déplacement ainsi que d'une ordonnance ou directive qui les enjoint de se présenter à l'interrogatoire préalable.
ORDONNANCE
[22] Pour les motifs exposés précédemment, la Cour ordonne :
1. La requête de la défenderesse en vue d'obtenir une ordonnance empêchant chacun des demandeurs de participer à l'interrogatoire préalable de l'autre demandeur est rejetée.
2. La requête des demandeurs en vue d'obtenir une ordonnance selon laquelle il faut prévoir une autre conférence préparatoire ou inscrire l'affaire pour instruction est rejetée.
3. L'interrogatoire préalable des demandeurs par la défenderesse doit avoir lieu devant un protonotaire de la Cour à Toronto, avant la fin de février 2002. Un jour doit être réservé à cet interrogatoire.
4. Chaque demandeur recevra signification d'une somme de 25 $ pour couvrir ses frais de déplacement pour se rendre à Toronto.
5. La Cour n'accordera pas de dépens relativement aux présentes requêtes.
« Eleanor R. Dawson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Boulanger, LL.M.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
NO DU GREFFE : T-1805-98
INTITULÉ : RÉVÉREND FRÈRE WALTER A. TUCKER et autre c. SA MAJESTÉ LA REINE
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 3 DÉCEMBRE 2001
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE MADAME LE JUGE DAWSON
DATE DES MOTIFS : LE 19 DÉCEMBRE 2001
COMPARUTIONS:
RÉVÉREND FRÈRE WALTER TUCKER POUR LES DEMANDEURS
RÉVÉREND FRÈRE MICHAEL BALDASARO
MME ANDREA HORTON POUR LA DÉFENDERESSE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
POUR LEUR PROPRE COMPTE POUR LES DEMANDEURS
M. MORRIS ROSENBERG POUR LA
SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA DÉFENDERESSE