Date : 19980707
Dossier : IMM-2991-97
OTTAWA (Ontario), le 7 juillet 1998.
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MacKAY
ENTRE :
KADIJA AHMED ISSE,
demanderesse,
- et -
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
défendeur.
À LA SUITE d'une requête de la demanderesse en vue de soumettre à un contrôle judiciaire et de faire annuler la décision, datée du 25 juin 1997, par laquelle la Section du statut de réfugié a décrété qu'elle n'est pas une réfugiée au sens de la Convention;
ET APRÈS avoir entendu les avocats des parties à Toronto le 24 juin 1998, date à laquelle il a été sursis au prononcé de la décision, et après avoir examiné les arguments présentés à ce moment;
ORDONNANCE
IL EST ORDONNÉ PAR LA PRÉSENTE QUE :
1. La requête est accueillie.
2. La décision contestée est annulée.
3. La revendication du statut de réfugié au sens de la Convention de la demanderesse est renvoyée à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié afin qu'un tribunal de constitution différente statue de nouveau sur l'affaire. |
W. Andrew MacKay
Juge
Traduction certifiée conforme :
Christiane Delon, LL.L
Date : 19980707
Dossier : IMM-2991-97
ENTRE :
KADIJA AHMED ISSE,
demanderesse,
- et -
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
défendeur.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE MacKAY
[1] La présente demande vise le contrôle d'une décision datée du 25 juin 1997, ainsi qu'une ordonnance annulant cette dernière, par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention. Cette conclusion était fondée sur la décision du tribunal selon laquelle, en l'absence de toute pièce d'identité de la demanderesse, la preuve de cette dernière quant à son identité n'était ni plausible ni digne de foi.
Le contexte
[2] Les faits qui sous-tendent la revendication de la demanderesse, selon son FRP, sont les suivants. Mme Isse dit être citoyenne de la Somalie et membre de la tribu des Darods, laquelle appartient au clan des Majerteens. Elle est née et a grandi à Mogadiscio, où elle a vécu durant son séjour en Somalie. Son époux est parti en 1984.
[3] La fille aînée de la demanderesse - Ruun - est arrivée au Canada en 1990, avant qu'éclate la guerre civile en Somalie, et a plus tard été admise comme réfugiée au sens de la Convention.
[4] En 1990, après le début de la guerre civile, les voisins de Mme Isse, membres de la tribu des Hawiyes pour la plupart, ont commencé à attaquer des Darods et à piller et incendier leurs maisons. Mme Isse a envoyé sa fille, Nasra, et son fils cadet, Ahmed, chez sa soeur qui vivait à Medina, et ses fils aînés sont allés chez son beau-frère, qui prenait la fuite avec sa famille en Éthiopie.
[5] En janvier 1991, quelques soldats sont entrés dans la maison de Mme Isse et ont exigé qu'elle leur remette tous ses objets de valeur. La demanderesse a ensuite été battue et conduite ailleurs dans un véhicule. Tout ce qu'il y avait dans la maison a été soit pris soit détruit. Elle a aussitôt pris la fuite vers Afgoye, à pied, en compagnie d'autres réfugiés darods. À Afgoye, ses compagnons et elle se sont cachés pendant une dizaine de jours dans des bâtiments abandonnés, pour ensuite prendre la fuite en camion vers Dhole, près de la frontière du Kenya, où elle est restée cinq mois environ. En juin 1991, elle a franchi la frontière et est entrée au Kenya, arrivant finalement à Nairobi, où elle a retrouvé son époux, sa fille et son fils cadet. Elle a fini par recueillir suffisamment d'argent pour envoyer les deux enfants au Canada en 1994, mais il a fallu deux ans de plus avant qu'elle puisse payer son propre voyage. Les deux enfants en question, Nasra et Ahmed, sont arrivés au Canada en 1994 et ont été admis comme réfugiés au sens de la Convention en janvier 1995.
[6] À son arrivée au Canada, la demanderesse n'avait aucune pièce d'identité. Au soutien de sa revendication, ses deux enfants, Nasra et Ahmed, ont témoigné devant le tribunal, qui avait aussi en main les FRP que les deux avaient établis dans le cadre de leur revendication du statut de réfugié, de même que le FRP de la fille aînée, Ruun, arrivée au Canada en 1990.
[7] Voici un résumé des faits exposés dans les FRP de Nasra et Ahmed. Les deux sont nés à Mogadiscio, et y vivaient en 1990 lorsque la guerre civile a éclaté. Ils ont été envoyés chez leur tante, où, croyaient-ils, ils seraient à l'abri des Hawiyes. Au milieu de janvier 1991, ils sont retournés chez eux et ont découvert que le domicile de leur mère avait été pillé et abandonné. Ils sont restés chez leur tante jusqu'en décembre 1992. En octobre 1992, des membres de l'USC ont attaqué le domicile de la tante. Conscient que les enfants étaient en danger, l'oncle s'est organisé pour qu'ils soient amenés par bateau à Mombassa, au Kenya, et ils ont finalement retrouvé leur mère et leur père à Nairobi. Au mois de juillet 1994, la famille avait réuni assez d'argent pour envoyer les enfants au Canada.
[8] Les faits exposés dans le FRP de Ruun décrivent un contexte familial qui, à bien des égards, est nettement différent de celui dont a fait état la demanderesse.
La décision de la CISR
[9] Dans ses motifs, la CISR a indiqué que les principaux points en litige étaient l'identité, la crédibilité du témoignage, le temps mis pour revendiquer le statut de réfugié, ainsi que l'existence d'une possibilité de refuge intérieur (PRI). La CISR a conclu que des aspects importants de la preuve de la demanderesse étaient peu plausibles. Le FRP de cette dernière indique qu'elle était âgée de 61 ans. Dans le FRP de sa fille Ruun il était dit que la demanderesse était âgée de 43 ans. Il y avait d'autres incohérences entre le récit de la demanderesse et le FRP de Ruun, relativement aux dates de naissance d'Ahmed et Nasra. La requérante a nié avoir exploité un magasin, ce que Ruun avait déclaré. La demanderesse a nié également que son époux avait été arrêté ou était parti en 1980, comme Ruun l'avait signalé. Le tribunal n'a pas été convaincu par la déclaration de la demanderesse selon laquelle Ruun était jeune lorsqu'elle était arrivée au Canada (18 ans) et qu'à ce moment, elle avait dit ce qu'elle avait bien voulu dire.
[10] La déposition orale d'Ahmed à titre de témoin à l'audience n'a censément pas aidé la cause de la demanderesse et, en fait, le tribunal n'y a accordé aucun poids. Plus précisément, Ahmed, parti de la Somalie à l'âge de 8 ans, se souvenait peu de sa vie dans ce pays. Il ne se rappelait pas le nom de l'époux de sa tante, avec qui il aurait vécu deux ans. Il avait indiqué dans son FRP qu'il s'était rendu au Kenya en bateau, mais a déclaré à l'audience qu'il l'avait fait en camion.
[11] La déposition orale de Nasra contredit elle aussi, censément, celle de la demanderesse. Bien que cette dernière ait dit qu'elle laissait à l'occasion ses enfants chez des voisins, Nasra a nié que sa mère l'avait fait. La demanderesse a déclaré que la famille possédait plusieurs maisons qu'elle louait, mais Nasra a déclaré que la famille ne possédait que deux maisons, dans lesquelles ils louaient deux pièces. Nasra ne pouvait pas se souvenir du nom de ses enseignants et de son directeur, mais la demanderesse oui. Nasra a indiqué qu'elle était âgée de 12 ou 14 ans lorsque son père est parti en 1984, mais elle aurait ainsi, aujourd'hui, entre 25 et 27 ans. Selon son FRP, elle est âgée de 21 ans.
[12] De plus, si le récit de la demanderesse était vrai, elle n'a eu le premier de ses enfants que 16 ans après son mariage. Le tribunal a conclu qu'une grossesse tardive n'est pas une impossibilité, mais que, compte tenu de la culture et de la tradition somaliennes, il était peu vraisemblable qu'un époux somalien attende 16 ans avant d'avoir un premier enfant. Enfin, le tribunal a conclu que les déclarations contradictoires que la demanderesse a faites dans son FRP, dans les notes prises au point d'entrée ainsi que dans sa déposition orale et dans celle des témoins entachent sa crédibilité, ce qui l'a amené à conclure que la preuve de son identité n'était ni plausible ni digne de foi.
Analyse
[13] À mon humble avis, il convient selon moi de faire droit à la demande.
[14] La conclusion du tribunal à propos de la grossesse tardive de la demanderesse est tirée sans justification probante, et repose plutôt sur les propres vues du tribunal, lesquelles étaient elles-mêmes fondées sur la connaissance qu'avait le tribunal de la culture et de la tradition somaliennes; toutefois, si tel est le cas, l'importance de cette culture et de ces traditions n'est pas expliquée. Tout ce qui est dit, c'est qu'il était peu plausible que l'époux attende 16 ans après le mariage pour que naisse un premier enfant. La conclusion du tribunal était de nature purement conjecturale. Dans un arrêt récent, Mahalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)1, le juge GIbson a résumé en ces termes le droit relatif à la conjecture :
Cependant, la section du statut n'a cité aucune preuve à l'appui de sa propre spéculation ou de son propre sentiment. Dans l'arrêt Ministre de l'Emploi et de l'Immigration c. Robert Satiacum [(1989), 99 N.R. 171 (C.A.F.)], le juge MacGuigan écrit ceci : |
La différence entre une déduction justifiée et une simple hypothèse est reconnue depuis longtemps en common law. Lord Macmillan fait la distinction suivante dans l'arrêt Jones v. Great Western Railway Co. (1930), 47 T.L.R. 39, à la p. 45, 144 L.T. 194, à la p. 202 (H.L.) : |
[TRADUCTION] Il est souvent très difficile de faire la distinction entre une hypothèse et une déduction. Une hypothèse peut être plausible mais elle n'a aucune valeur en droit puisqu'il s'agit d'une simple supposition. Par contre, une déduction au sens juridique est une déduction tirée de la preuve et si elle est justifiée, elle pourra avoir une valeur probante. J'estime que le lien établi entre un fait et une cause relève toujours de la déduction. |
Dans R. v. Fuller (1971), 1 N.R. 112, à la p. 114, le juge Hall a conclu, au nom de la Cour d'appel du Manitoba, que [TRADUCTION] " [l]e tribunal des faits ne peut faire appel à des conclusions toutes théoriques et conjecturales ". La Cour suprême a ensuite confirmé ces motifs à l'unanimité : [1975] 2 R.C.S. 121, à la p. 123, 1 N.R. 110, à la p. 112. |
En l'absence d'éléments de preuve, cités par la section du statut et évalués au regard de la preuve contraire pour appuyer ce " sentiment ", je conclus que la section du statut en est arrivée à une conclusion toute théorique et conjecturale qui était manifestement essentielle à sa décision. En agissant ainsi, elle a commis une erreur susceptible de contrôle. |
[15] En outre, selon moi, le tribunal a commis une erreur en omettant d'énoncer les déclarations contradictoires qu'aurait faites la requérante [TRADUCTION] " dans son FRP, dans les notes prises au point d'entrée ainsi que dans sa déposition orale et dans celles des témoins ", ce qui, selon le tribunal, entachait sa crédibilité. En fait, il ne ressort pas clairement de la référence que fait le tribunal à des déclarations contradictoires si les incohérences existaient dans la preuve soumise par la demanderesse elle-même, ou entre cette preuve et la déposition des deux témoins, son fils et sa fille. Si les incohérences se trouvaient dans la preuve des témoins, preuve à laquelle le tribunal n'a accordé aucun poids, cela aurait ajouté foi à leurs dépositions, par opposition au témoignage sous serment de la demanderesse. Dans l'arrêt Yukselir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)2, le juge Gibson écrit ce qui suit :
La SSR, dans des motifs très brefs, a conclu que le témoignage du requérant n'était ni crédible ni digne de foi. Bien qu'elle ait parlé d'inconséquences entre le témoignage du requérant et de deux autres témoins d'une part, et la preuve documentaire de l'autre, elle n'a pas donné d'explications ni d'exemples pour étayer la conclusion d'inconséquence. |
... |
Je suis persuadé qu'il convient qu'une cour de révision intervienne lorsqu'elle est persuadée que l'analyse faite par la SSR pour étayer son appréciation de la crédibilité est si imparfaite ou incomplète qu'on ne saurait dire avec une certaine certitude que son appréciation est autre chose qu'une appréciation qui a été faite de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait. |
[16] Malgré tout le respect que l'on doit à la SSR, qui a la tâche ardue d'apprécier la crédibilité, il incombe néanmoins au tribunal d'indiquer dans sa décision les motifs de son appréciation et, si cette dernière repose sur des incohérences relevées dans la preuve de la partie demanderesse, de donner avec quelque précision des exemples particuliers d'incohérence. En l'espèce, de tels exemples ont été donnés, mais au moment de comparer la preuve de la demanderesse avec celle de ses enfants, une preuve à laquelle le tribunal a déclaré n'accorder aucun poids.
Conclusion
[17] Dans les circonstances, le tribunal a commis selon moi une erreur en omettant d'exposer le fondement de sa conclusion de manque de crédibilité dans la preuve de la demanderesse et de l'identité de cette dernière. Il est ordonné d'annuler la décision et de renvoyer la revendication de la demanderesse à un tribunal de constitution différente afin qu'il statue de nouveau sur l'affaire.
W. Andrew MacKay
Juge
OTTAWA (Ontario)
Le 7 juillet 1998
Traduction certifiée conforme :
Christiane Delon, LL.L
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER
NE DU GREFFE : IMM-2991-97 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : Kadija Ahmed Isse c. M.C.I. |
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : 24 juin 1998
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR : Monsieur le juge MacKay
EN DATE DU : 7 juillet 1998
ONT COMPARU :
Me John P. Howorun POUR LA DEMANDERESSE
Me Sally Thomas POUR LE DÉFENDEUR
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
Katzman Law Office POUR LA DEMANDERESSE
Toronto (Ontario)
Me Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
__________________1. (30 janvier 1998), nE du greffe IMM-833-97, [1998] F.C.J. nE 139 (C.F. 1re inst.).
2. (11 février 1998), nE du greffe IMM-1306-97, [1998] F.C.J. nE 180 (C.F. 1re inst.).