Date : 20020816
Dossier : T-1234-02
Référence neutre : 2002 CFPI 882
Ottawa (Ontario), le 16 août 2002
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY
ENTRE :
COGNOS INCORPORATED
demanderesse
et
MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS
ET DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La Cour statue sur une requête présentée par Cognos Incorporated (la demanderesse) en vue d'obtenir une injonction provisoire immédiate sursoyant à l'application d'un certificat délivré par un représentant du ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux (le défendeur) en vertu du paragraphe 30.13(4) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985), ch. 47, modifiée (la Loi) et enjoignant au défendeur d'adjuger un marché conformément à un préavis d'adjudication de contrat (PAC) pour la période de temps précisée par la Cour.
[2] La question qui m'est soumise est celle de savoir si je devrais prononcer l'injonction que la demanderesse réclame. Je conclus que l'injonction ne devrait pas être accordée. Voici les motifs de ma décision.
[3] Le Service correctionnel du Canada (le SCC) est l'office fédéral à qui les produits et les services seraient fournis dans le cadre du marché public que le défendeur cherche à adjuger. Le SCC utilise un système appelé Système de gestion des détenus (SGD) pour recueillir, mémoriser, extraire et partager des renseignements au sujet des détenus purgeant une peine de deux ans ou plus.
[4] Deux éléments sont nécessaires au fonctionnement du SGD. L'un de ces éléments est la banque de données du SGD lui-même. L'autre est le mode d'accès à la banque. Actuellement, on accède à la banque de données en utilisant le système PowerHouse mis au point par la demanderesse.
[5] Depuis 1999, le SCC examine la possibilité de modifier son SGD. La décision de passer d'un système à l'autre, c'est-à-dire de transférer la banque de données dans un autre système de stockage et d'extraction des données, a été prise en décembre 2001, au terme de plusieurs mois d'élaboration et de révision de plans de projet par le SCC. À l'époque, le SCC a décidé que seule la Core Software Corporation (Core) pouvait fournir des produits et des services qui répondaient à ses besoins à cet égard.
[6] Le PAC relatif au système de transfert a été délivré le 19 avril 2002. Dans le PAC, le défendeur affirmait qu'il y avait lieu d'adjuger le marché à un seul fournisseur, ou à une seule source, au lieu de lancer un appel d'offres ouvert, parce que Core détenait ce que le défendeur croyait être des droits de propriété sur un logiciel qui était parfaitement adapté aux tâches en question.
[7] Le 2 mai 2002, la demanderesse a contesté la décision et a affirmé qu'elle était le fournisseur le plus compétent et que le marché devait être adjugé selon la procédure d'appel à la concurrence. À la suite d'un autre échange de correspondance entre la demanderesse et le défendeur, des représentants des deux parties et du SCC se sont rencontrés le 17 juin 2002.
[8] Le défendeur n'a pas communiqué de décision à la demanderesse sur la question de savoir si elle ferait appel à la concurrence avant d'adjuger le marché. Le 16 juillet 2002, la demanderesse a déposé une plainte auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur (le TCCE), parce qu'elle croyait que le défendeur et le SCC étaient sur le point d'attribuer le marché à un fournisseur unique. La plainte était une contestation officielle dans laquelle la demanderesse priait le TCCE de prononcer une « ordonnance de suspension d'adjudication » .
[9] Le 18 juillet 2002, le TCCE a prononcé l'ordonnance demandée en vertu du paragraphe 30.13(3) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985), ch. 47, modifiée (la Loi). Le 29 juillet 2002, le défendeur a déposé en vertu du paragraphe 30.14(4) de la Loi un certificat dans lequel il déclarait que l'adjudication du marché à Core était urgente et que tout retard serait contraire à l'intérêt public. En dépit des objections de la demanderesse, qui affirmait que la lettre de certification était insuffisante, le TCCE a annulé l'ordonnance de suspension de l'adjudication le 1er août 2002. On a ensuite demandé à notre Cour d'interdire au défendeur d'adjuger le marché tant que ne serait pas tranchée la plainte portée devant le TCCE ou qu'une décision ne serait pas rendue au sujet de la demande de contrôle judiciaire de la décision de délivrer le certificat.
[10] Pour obtenir une injonction de cette nature, le requérant doit satisfaire aux critères posés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, et RJR MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1994] 1 R.C.S. 311. La demanderesse doit démontrer qu'il y a une question sérieuse à juger, que le requérant subira un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorise la demanderesse.
[11] Je n'ai aucune difficulté à conclure que la demanderesse a soulevé une question sérieuse à juger. Je dois seulement être convaincu que les prétentions de la demanderesse ne sont ni frivoles ni vexatoires. Il ne s'agit pas d'un cas dans lequel le fait de se prononcer sur la présente requête a pour effet de trancher l'affaire de façon définitive. Je n'ai donc pas à examiner le bien-fondé des prétentions de la demanderesse pour décider si elle a soulevé une question sérieuse à juger.
[12] La demanderesse a soulevé deux principales questions litigieuses dans ses prétentions. L'une de ces questions est celle de savoir si le défendeur a bien appliqué le paragraphe 30.13(4) en délivrant un certificat demandant au TCCE d'annuler son ordonnance de suspension d'adjudication pour des raisons d'urgence et d'intérêt public. L'autre question est celle de savoir si le défendeur est tenu de motiver sa décision de délivrer le certificat en question. Il ressort des observations verbales et écrites des deux parties qu'il y a beaucoup de place pour débattre le pour et le contre de chacune de ces questions. Ces questions méritent d'être soulevées.
[13] Le principal argument que fait valoir la demanderesse au sujet du préjudice irréparable est que, si l'injonction n'est pas accordée, la demanderesse subira un préjudice qui ne pourrait être réparé complètement, étant donné que la gamme de réparations que le TCCE serait en mesure de recommander serait limitée. Cet argument repose sur la prémisse que, si l'injonction n'est pas accordée, il serait impossible pour le TCCE de recommander des mesures correctives telles que la résiliation d'un contrat qui aura déjà été exécuté en partie ou en grande partie à la date de sa décision.
[14] La demanderesse soutient que, si l'injonction qu'elle réclame ne lui est pas accordée, elle ne pourra pas exercer les recours procéduraux qui lui sont ouverts et qu'elle ne pourra en conséquence jouir de ce qu'elle appelle « les fruits de son recours » . La perte de ses recours procéduraux constitue, suivant la demanderesse, un préjudice irréparable. Cet argument suppose que, même si le TCCE devait recommander de défaire le contrat et de lancer un nouvel appel d'offres en faisant appel à la concurrence, une telle recommandation poserait trop de difficultés d'ordre pratique pour pouvoir être exécutée intégralement.
[15] La demanderesse affirme également que le tribunal pourrait recommander que le défendeur soit condamné à des dommages-intérêts généraux pour « possibilité perdue » , mais que l'argent ne suffirait pas à réparer le préjudice qu'elle subirait, en l'occurrence la perte de la possibilité de présenter une soumission. L'avocat de la demanderesse a cité le principe qui a été énoncé pour la première fois dans l'arrêt RJR MacDonald, précité, suivant lequel ce qui compte, c'est la nature du préjudice et non son ampleur.
[16] La demanderesse a notamment soulevé deux autres arguments pour convaincre la Cour de conclure à l'existence d'un préjudice irréparable. Le premier a trait à l'absurdité de prendre des mesures alors que l'objet même de ces mesures n'existe plus. Le second se rapporte aux déclarations que le TCCE a faites dans ses décisions antérieures lorsqu'il a précisé qu'il ne recommanderait l'annulation d'un marché public que dans des circonstances exceptionnelles.
[17] Je suis d'avis que le préjudice que subirait la demanderesse n'est pas irréparable. Le paragraphe 30.15(2) prévoit que le TCCE peut, lorsqu'il donne gain de cause au plaignant, recommander que soient prises certaines mesures correctives, notamment le versement d'une indemnité au plaignant, comme le prévoit l'alinéa e) de ce paragraphe. Je n'accepte pas l'argument du défendeur suivant lequel le gouvernement n'est pas lié par ces recommandations. L'article 30.18 de la Loi prévoit en effet ce qui suit :
(1) Lorsque le Tribunal lui fait des recommandations en vertu de l'article 30.15, l'institution fédérale doit, sous réserve des règlements, les mettre en oeuvre dans toute la mesure du possible.
(2) Elle doit en outre, par écrit et dans le délai réglementaire, lui faire savoir dans quelle mesure elle compte mettre en oeuvre les recommandations et, dans tous les cas où elle n'entend pas les appliquer en totalité, lui motiver sa décision.
(1) Where the Tribunal makes recommendations to a government institution under section 30.15, the government institution shall, subject to the regulations, implement the recommendations to the greatest extent possible.
(2) Within the prescribed period, the government institution shall advise the Tribunal in writing of the extent to which it intends to implement the recommendations and, if it does not intend to implement them fully, the reasons for not doing so.
Il ressort du texte de la loi qu'une décision du TCCE impose des obligations à l'institution fédérale concernée. L'institution fédérale devra motiver son défaut de remplir les obligations en question.
[18] Lorsqu'on les applique au cas qui nous occupe, ces dispositions de la Loi ont pour effet d'obliger le défendeur à accorder toute réparation que le TCCE peut désirer accorder, y compris le versement d'une indemnité ou la résiliation du contrat en cause, dans toute la mesure du possible, ou à justifier son défaut de le faire. La Cour peut intervenir en cas de défaut du défendeur de donner suite aux recommandations.
[19] En ce qui concerne l'éventail de réparations que le TCCE peut accorder, il y a lieu de noter que le défendeur et Core sont encore en train de négocier le marché en question. Dans l'intervalle, bien que le défendeur ait demandé et obtenu une prorogation du délai qui lui était imparti pour compléter les démarches à entreprendre en vue de faire instruire la plainte par le TCCE, ce dernier devrait rendre sa décision au plus tard au début de décembre. Suivant les estimations que le représentant du SCC, M. Phil Higo, a faites dans son affidavit, il faut compter encore de 14 à 16 mois avant que la procédure de transfert ne soit terminée. Il est donc peu probable, compte tenu du fait que le marché n'a pas encore été négocié, que l'exécution du marché soit alors à ce point avancée pour que son annulation pose des difficultés d'ordre pratique trop grandes pour que le TCCE la recommande. En conséquence, on peut conclure que la gamme de recours ouverts à la demanderesse ne serait pas réduite si l'injonction n'est pas accordée.
[20] Le TCCE a déjà ordonné l'annulation de marchés publics dans des affaires antérieures. L'affaire Novell Canada Ltd., [1999] T.C.C.E. no 54 (dossier no PR-99-001), et l'affaire IBM Canada Ltd., [1999] T.C.C.E. no 87 (dossier no PR-99-020), sont des exemples de plaintes au sujet desquelles le TCCE a recommandé comme mesure corrective l'annulation du contrat contesté. L'adjudication et l'exécution d'un marché n'empêchent d'aucune manière son annulation.
[21] Il est particulièrement utile de se reporter à l'affaire Telus Integrated Communications c. Canada (Attorney General), [2000] A.C.F. no 1429, dans laquelle Telus réclamait, comme c'est le cas en l'espèce, une injonction interlocutoire jusqu'à ce que le TCCE ait complété l'examen de la plainte et ait rendu sa décision. Pour appliquer le principe que le requérant doit présenter des éléments de preuve et non des spéculations pour démontrer qu'il subirait un préjudice irréparable, le juge Heneghan a déclaré ce qui suit :
Je ne suis pas en meilleure position que les avocats des parties pour anticiper de quelle façon le TCCE va exercer la faculté que lui confère le paragraphe 30.15(2) de la Loi TCCE advenant qu'il fasse droit à la plainte de Telus [...] Le tribunal a toute latitude pour recommander un remède efficace en faveur de la demanderesse Telus, si celle-ci a gain de cause dans sa plainte devant le Tribunal. Il ne serait pas approprié pour moi de spéculer, positivement ou négativement, sur la façon dont ce tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire en accordant un remède et je refuse de le faire.
[Non souligné dans l'original.]
[22] De même, le TCCE dispose d'un large éventail de réparations en l'espèce. En conséquence, je ne puis conclure que, si le TCCE lui donne gain de cause ou que sa demande de contrôle judiciaire est accueillie, la demanderesse ne pourra obtenir aucune réparation, notamment sous forme d'indemnité ou de mesure procédurale, si sa requête en injonction est rejetée.
[23] L'avocat de la demanderesse a signalé que les facteurs à appliquer pour déterminer s'il y a lieu d'accorder un sursis ne constituent pas une suite d'étapes applicables mécaniquement suivant un ordre préréglé. Cette conception du critère applicable a été formulée dans l'arrêt Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., (1989), 24 C.P.R. (3d) 1, à la page 20. Bien que je reconnaisse les mérites de cette conception progressiste, force m'est quand même de conclure que la capacité de la demanderesse d'obtenir des réparations satisfaisantes pour tout préjudice qu'elle peut subir d'ici au règlement de sa plainte constitue un facteur prédominant qui m'empêche d'accorder l'injonction demandée en l'espèce.
[24] Bien que je ne sois pas tenu d'aborder la question de la prépondérance des inconvénients, comme j'ai décidé que la demanderesse n'a pas démontré qu'elle risque de subir un préjudice irréparable qui justifie le prononcé d'une injonction, je tiens à formuler quelques commentaires sur cet aspect.
[25] Parmi les prétentions invoquées par la demanderesse, il y a lieu de signaler son argument que l'adjudication du marché porterait atteinte à l'intégrité de la procédure de passation du marché public et à la perception que le public en aurait. Dans la décision qu'il a rendue dans l'affaire Novell, précitée, le TCCE s'est dit préoccupé par le fait qu'il y aurait atteinte à la procédure d'appel des décisions en matière de passation de marchés publics si les institutions fédérales certifiaient systématiquement que des marchés sont urgents et que tout retard serait contraire à l'intérêt public pour se soustraire à la procédure prévue. Je n'ai aucune preuve que le défendeur ou le SCC se livrent à de telles manoeuvres.
[26] Par ailleurs, le dossier qui a été porté à ma connaissance ne me permet pas de penser que le défendeur a agi autrement que de bonne foi. Une abondante correspondance a été échangée entre les parties et la demanderesse, le défendeur et le SCC ont fait des efforts pour se rencontrer pour régler les points litigieux avant de s'engager dans une procédure contradictoire. Je conclus qu'il ne s'agit pas d'un cas dans lequel le défaut d'accorder l'injonction porterait atteinte à la procédure de passation des marchés publics.
[27] Je ne trouve par ailleurs aucune preuve qui appuie les prétentions du défendeur suivant lesquelles le prononcé d'une injonction aurait causé un préjudice en compromettant la sécurité du public. Le projet dans le cadre duquel ce marché a été proposé est en cours depuis 1999. Ceci étant dit, la décision de procéder au transfert du SGD n'a été prise qu'en décembre 2001. Le marché pour lequel le défendeur a envoyé un PAC et qu'il veut adjuger si l'injonction demandée en l'espèce ne l'empêche pas de le faire en est toujours à l'étape des négociations. Je ne m'attends donc pas à ce que le marché soit signé et exécuté immédiatement. Je ne crois par ailleurs pas que, lorsque le TCCE rendra sa décision, l'exécution du contrat aura progressé au point où son annulation sera à toutes fins utiles impossible.
[28] Compte tenu de ces considérations, j'estime que la prépondérance des inconvénients ne favorise pas plus la demanderesse que le défendeur. Pour cette raison, il m'aurait fallu conclure, si j'avais eu à le faire, que la demanderesse ne s'est pas acquittée de la charge qui lui incombait de démontrer que la prépondérance des inconvénients la favorise.
ORDONNANCE
LA COUR REJETTE la présente demande et ADJUGE les dépens au défendeur.
« Michel Beaudry »
Juge
Traduction certifiée conforme
Martine Guay, LL. L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1234-02
INTITULÉ : COGNOS INCORPORATED c. MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS ET DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX
LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : le 15 août 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE BEAUDRY
DATE DES MOTIFS : le 16 août 2002
COMPARUTIONS :
Martin Masson POUR LA DEMANDERESSE
Phuong Ngo
David Attwater POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Gowling Lafleur Henderson LLP POUR LA DEMANDERESSE
Ottawa (Ontario)
Lang Michener POUR LE DÉFENDEUR
Ottawa (Ontario)