Date : 20040114
Dossier : IMM-5565-03
Référence : 2004 CF 45
ENTRE :
NURCAN KAYA
BEDIRHAN MUSTAFA KAYA
OMER BURGAHAN KAYA
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE HARRINGTON
[1] Quatre choses doivent être gardées à l'esprit dans l'examen du cas de Nurcan Kaya. Elle est une femme. Elle est turque. Elle est musulmane. Selon elle, le Coran lui fait obligation de se couvrir la tête et les épaules dans les lieux publics.
[2] Mme Kaya enseigne dans une école publique turque. Elle a perdu son emploi parce qu'elle ne voulait pas enlever son hijab (un voile) pendant qu'elle enseignait. Le port de vêtements religieux dans les lieux ou édifices publics est interdit en Turquie.
[3] Mme Kaya voudrait obtenir asile au Canada. Un réfugié au sens de la Convention est défini dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, comme une personne qui, parce qu'elle craint d'être persécutée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, ne veut pas ou ne peut pas se réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité. Une personne peut également obtenir le statut de réfugié au Canada si elle est une personne à protéger parce que, par son renvoi vers le pays dont elle a la nationalité, elle serait exposée au risque de subir la torture, à une menace pour sa vie ou au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités.
[4] La Commission a estimé que Mme Kaya n'était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. Elle a jugé que l'interdiction du port du voile dans les lieux publics traduisait une politique gouvernementale destinée à préserver le principe de laïcité et qu'elle n'était pas discriminatoire ni n'équivalait à persécution. Son renvoi vers la Turquie ne l'exposerait pas personnellement à un risque de torture, à une menace pour sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités.
[5] Elle a obtenu l'autorisation de solliciter le contrôle judiciaire de cette décision.
[6] La Cour fédérale peut accorder un redressement en application de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et modifications, si, entre autres choses, la Commission a commis une erreur de droit ou a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée qu'elle a tirée d'une manière arbitraire ou abusive ou sans tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait.
[7] La Commission a estimé qu'aucune loi en Turquie n'obligeait Mme Kaya à porter le hijab et que c'était sa décision de le porter dans une école publique qui lui avait coûté son poste d'enseignante et qui lui avait bloqué l'accès aux institutions publiques. La demanderesse affirme que la Commission ne s'est pas expressément référée aux précédents qu'elle lui avait signalés et que, devant la Cour, elle a invoqués pour dire que la loi turque violait la liberté de religion et que les conséquences économiques qui en résultaient pour elle équivalaient à une persécution qui justifiait sa revendication du statut de réfugié.
[8] Le défendeur, et la demanderesse elle-même, se sont référés à l'information générale concernant la Turquie qui figurait dans le dossier. Le défendeur a attaché beaucoup de poids à un article rédigé par Yebim Araet, du Département des sciences politiques et des relations internationales, Université Booazici, à Istanbul, en mai 2000, intitulé : « Les femmes musulmanes, leurs voiles et la démocratie en Turquie » .
[9] La quasi-totalité des Turcs sont musulmans, mais la Turquie est un État laïc. Il semble que les codes vestimentaires ont joué un grand rôle dans la modernisation du pays. Selon la documentation, et Mme Kaya elle-même le reconnaît, ce ne sont pas toutes les femmes musulmanes qui portent le voile, encore que ce soit, semble-t-il, le cas de la majorité, mais pas dans les édifices administratifs. Mme Kaya lit le Coran en arabe, non en turc, et elle croit sincèrement qu'elle doit porter le voile en public.
[10] En réponse à l'argument selon lequel la Commission aurait dû s'appuyer sur les précédents signalés par la demanderesse, le défendeur assimile l'argument juridique à la preuve et fait observer que le fait de ne pas mentionner un élément de preuve ne veut pas dire que cet élément n'a pas été considéré. Quoi qu'il en soit, il n'y avait pas de persécution en Turquie puisqu'aucune sanction ne s'attachait à telle ou telle opinion, à la profession de telle ou telle religion ou à la pratique de tel ou tel culte : voir l'arrêt Rajuden c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1984), 55 N.R. 129 (C.A.F.).
[11] Le défendeur a fait fond sur le propre témoignage de Mme Kaya, qui a dit que l'imam de la mosquée n'avait jamais encouragé les femmes à porter le hijab sur les lieux de travail.
Analyse
[12] Un gouvernement peut prendre plusieurs formes. Il y a les États démocratiques et les États totalitaires. Il y a les États laïcs et il y a les États religieux. Nous, au Canada, croyons dans un État laïc et démocratique et nous souscrivons au principe selon lequel il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Nous avons le droit de professer ouvertement notre foi ou de n'en professer aucune. Aucune loi n'interdit à Mme Kaya de porter le hijab dans les édifices publics canadiens.
[13] S'ensuit-il pour autant qu'elle a été persécutée en Turquie pour des raisons religieuses? Le Canada n'a qu'un seul voisin immédiat, les États-Unis. La Turquie est entourée d'États islamiques religieux et elle est située dans une partie du monde très instable politiquement. Le port de vêtements religieux ne constitue sans doute pas une menace au caractère laïc de l'État canadien, mais il peut fort bien constituer une telle menace en Turquie. Les lois doivent être considérées dans leur contexte social. Les documents dont disposait la Commission montraient que la Commission européenne des droits de l'homme soutenait la décision de la Cour constitutionnelle turque dans la mesure où elle confirmait le droit d'un État laïc de circonscrire la pratique religieuse, en accord avec le droit des citoyens à l'égalité de traitement et aux libertés religieuses. L'étalage de rites et symboles religieux, en n'importe quel endroit et sous n'importe quelle forme, serait susceptible d'indisposer ceux qui ne professent pas cette religion ou qui appartiennent à une autre religion. Le professeur Araet a relevé que, dans les universités d'Anatolie, les femmes qui se couvraient la tête étaient majoritaires et que les autres étaient mal vues et pressées de se couvrir, ou intimidées par les hommes qui estimaient qu'elles devaient se couvrir. L'inverse était vrai dans les universités urbaines, où les étudiantes qui se couvraient étaient minoritaires, étaient marginalisées et devaient subir les regards désapprobateurs de la majorité.
[14] Comme la Commission, je ne crois pas que Mme Kaya soit une réfugiée au sens de la Convention ou une personne à protéger.
[15] Il eût sans doute été préférable pour la Commission, dans ce cas particulier, de se référer aux précédents signalés par la demanderesse, ne fût-ce que pour dire que tels précédents devaient être écartés, mais la Commission ne pouvait arriver à sa décision que parce qu'elle estimait qu'ils n'étaient pas assimilables à la présente affaire. S'ils étaient assimilables à la présente affaire, alors j'inclinerais à dire qu'elle a commis une erreur de droit.
[16] Les précédents signalés au nom de la demanderesse ne sont pas assimilables à son cas. Contrairement aux circonstances de l'affaire Rajuden, précitée, le gouvernement turc ne la harcèle pas ni ne la punit parce qu'elle s'en tient à sa propre interprétation du Coran. La Turquie s'efforce de préserver son caractère laïc dans une région du monde où le port de signes religieux revêt une signification politique considérable.
[17] L'affaire Fosu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 90 F.T.R. 182, concernait la crainte fondée de persécution de Témoins de Jéhovah au Ghana, un pays qui avait interdit la pratique de ce culte. La Cour fédérale avait jugé dans cette affaire que la liberté de religion comprend la liberté de pratiquer cette religion en public. Mme Kaya a le droit de pratiquer sa religion en public et de porter son hijab en public.
[18] L'affaire Namitabar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 42, 78 F.T.R. 1, et l'affaire Fathi-Rad c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 77 F.T.R. 41, concernaient dans les deux cas des femmes iraniennes qui étaient tenues par la loi iranienne de porter le tchador. Il a été jugé que le code vestimentaire islamique n'était pas une politique qui s'appliquait généralement à toute la population iranienne, mais qu'il donnait plutôt lieu à persécution parce qu'il dictait la manière dont les Iraniennes devaient se vêtir pour être en accord avec les oukases religieux du régime théocratique en place et parce qu'il punissait les récalcitrantes. Il serait simple, mais erroné, d'affirmer que le droit des Iraniennes de ne porter nulle part le tchador et le droit des Turques de porter le hijab n'importe où constituent le même droit fondamental.
[19] Le gouvernement turc ne force personne, homme ou femme, à porter des vêtements religieux. En application du principe de laïcité, aucun vêtement religieux ne peut être porté dans les édifices publics.
[20] La documentation révèle qu'un débat politique a cours aujourd'hui en Turquie, chacun des partis politiques exprimant librement son point de vue. La question du port du hijab pourrait être décidée dans des élections turques. Voir l'affaire Sicak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1457.
[21] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[22] Le mari et le fils de Mme Kaya s'étaient fondés sur la même revendication. Par conséquent, le statut de réfugié au sens de la Convention et le statut de personne à protéger leur ont été refusés à tous deux. Leurs demandes de contrôle judiciaire seront également rejetées.
[23] Il n'est certifié aucune question grave de portée générale.
« Sean Harrington »
Juge
Montréal (Québec)
le 14 janvier 2004
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5565-03
INTITULÉ : NURCAN KAYA
BEDIRHAN MUSTAFA KAYA
OMER BURGAHAN KAYA
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 7 JANVIER 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON
DATE DES MOTIFS : LE 14 JANVIER 2004
COMPARUTIONS :
John Grice POUR LA DEMANDERESSE
Pamela Larmondin POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
DAVIS & GRICE
Toronto (Ontario) POUR LA DEMANDERESSE
Morris Rosenberg
Sous-procureur général du Canada POUR LE DÉFENDEUR