Date : 20190402
Dossier : IMM‑4247‑18
Référence : 2019 CF 397
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 2 avril 2019
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE :
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LASZLO RUSZO
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision défavorable rendue le 31 mai 2018 dans le contexte d’un examen des risques avant renvoi [ERAR] par un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada.
[2]
Pour les motifs suivants, la présente demande est accueillie.
Contexte
[3]
Le demandeur est de citoyenneté hongroise. En mars 2010, le demandeur, son épouse et leurs deux enfants sont venus au Canada et ont présenté une demande d’asile, en invoquant la persécution et la discrimination dont ils se disaient victimes en Hongrie en raison de leur origine ethnique rom. En février 2012, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile de la famille, au motif qu’elle pouvait se prévaloir de la protection de l’État. La Cour a par la suite refusé d’autoriser le contrôle judiciaire de la décision de la SPR. La famille a été sommée de retourner en Hongrie, ce qu’elle a fait en décembre 2012.
[4]
Le 6 octobre 2016, le demandeur est revenu seul au Canada. Il prétend que la famille ne pouvait se permettre qu’un seul billet d’avion et que sa femme et ses enfants entendent le rejoindre au Canada dans l’avenir, si possible.
[5]
Le demandeur n’était pas admissible à présenter une autre demande d’asile, mais il a présenté une demande d’ERAR en novembre 2016. Il a allégué que, au moment de présenter leur demande d’asile, sa famille avait été mal représentée par leur avocat, Viktor Hohots, qui a depuis été reconnu coupable d’inconduite professionnelle par le Barreau de l’Ontario relativement à sa représentation des demandeurs d’asile roms.
[6]
Le demandeur a également allégué que la situation de sa famille en Hongrie ne s’était pas améliorée depuis leur retour en décembre 2012. Ils ont eu de la difficulté à réinscrire leurs enfants à l’école. Le fils aîné du demandeur n’a pas été admis dans un certain nombre d’écoles; par conséquent, il a commencé à travailler plutôt que de terminer ses études. Son plus jeune fils s’est également vu refuser l’admission dans un certain nombre d’écoles et a finalement été accepté dans une école de rattrapage. Le fils du demandeur lui a d’ailleurs dit qu’il est maltraité à cette école en raison de son origine ethnique, et que même ses enseignants lui crachent dessus et le traitent de [traduction] « gitan puant »
.
[7]
Le demandeur a affirmé qu’en raison de la discrimination ethnique, il a été incapable de trouver du travail lorsqu’il est retourné en Hongrie la première fois. Il a fini par trouver du travail dans le cadre du programme de travaux publics, comme le balayage des rues, la coupe de haies et la tonte du gazon. Il a déclaré que le travail est irrégulier et que le programme, mis à la disposition des municipalités pour offrir un emploi aux personnes qui ont de la difficulté à trouver du travail, n’est en vigueur que pour des périodes de trois ou six mois. Il a déclaré qu’il est payé en deçà du salaire minimum et que son salaire mensuel était inférieur au coût des factures de services publics de sa famille. Lorsqu’il n’y a plus eu de travail disponible, il a été dirigé vers l’aide sociale, qui offre un revenu mensuel encore moindre. Le demandeur s’est tourné vers des emplois manuels occasionnels pour compléter son revenu et subvenir aux besoins de la famille, mais il a allégué que ce type de travail était irrégulier et peu fiable.
[8]
Le demandeur a également affirmé qu’il avait été physiquement agressé à deux reprises par des racistes en Hongrie. La première agression a eu lieu avant l’arrivée de la famille au Canada. La deuxième agression a eu lieu après son retour, bien qu’il n’ait pas donné de date précise. Le demandeur a affirmé que des hommes l’avaient battu alors qu’il retournait à la maison en revenant à pied du magasin. Ils l’auraient traité de sale gitan, puis menacé de le tuer. Il a déclaré s’être réveillé dans une ambulance et ne pas se souvenir de l’agression. Les ambulanciers lui ont dit que la police avait été appelée, mais que ses agresseurs s’étaient enfuis avant l’arrivée de la police. Il s’est ensuite rendu au poste de police pour signaler l’agression, mais il s’est fait dire que la police ne pouvait rien faire, parce qu’il s’agissait [traduction] « d’agresseurs inconnus »
. Il est par la suite retourné au poste de police pour une mise à jour, mais il a essuyé une rebuffade.
[9]
L’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur le 29 mai 2018.
[10]
Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 29 août 2018. Le 11 septembre 2018, la juge Heneghan lui a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, jusqu’à ce que la Cour traite sa demande.
La décision faisant l’objet du contrôle
[11]
L’agent a reconnu que le demandeur a affirmé qu’il avait été représenté de façon inappropriée par M. Hohots tout au long du processus de demande d’asile de sa famille à la SPR et que le demandeur avait déposé une plainte contre M. Hohots auprès du Barreau de l’Ontario. Toutefois, l’agent a constaté que le demandeur n’avait pas relevé de problèmes précis relativement au témoignage qu’il avait livré ou à la preuve qu’il avait produite devant la SPR et qu’il n’avait pas non plus donné d’exemples de cas où il croyait que la preuve produite par la famille durant l’audience sur le statut de réfugié avait été mal interprétée.
[12]
L’agent a conclu que la preuve documentaire fournie indiquait que les Roms en Hongrie avaient subi de la discrimination, mais que le dossier ne corroborait pas le fait que la discrimination subie par le demandeur consistait en de la persécution. L’agent a reconnu qu’il y a de la discrimination contre les Roms dans les domaines de l’éducation, des soins de santé et de l’emploi, mais il a déclaré que le demandeur [traduction] « n’avait pas présenté une preuve objective suffisante selon laquelle on lui avait refusé le droit de gagner sa vie, le droit à des soins de santé de base et le droit à des services sociaux, et qu’une éducation a été refusée à ses enfants »
.
[13]
L’agent a noté que la preuve dont il disposait, qu’il a décrite comme étant la [traduction] « IMM5669, datée du 20 octobre 2016 »
, indiquait que le demandeur était employé comme préposé à l’entretien des rues d’octobre 2006 à mars 2010 et de décembre 2012 à octobre 2016. L’agent a déclaré que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour expliquer pourquoi il n’avait pas pu reprendre son emploi de préposé à l’entretien des rues et que la preuve ne lui permettait pas de conclure que le demandeur était empêché de quelque façon que ce soit d’obtenir un emploi dans un autre domaine à son retour en Hongrie.
[14]
L’agent a noté que le demandeur a déclaré avoir eu de la difficulté à inscrire ses enfants à l’école après leur retour en Hongrie en 2012. Toutefois, l’agent a conclu que, hormis les affirmations du demandeur, aucune preuve ne corroborait cette difficulté à inscrire les enfants, ni le fait que ces derniers s’étaient vu refuser l’accès à l’éducation. Le demandeur n’avait pas non plus fourni d’éléments de preuve relatifs à quelque réparation qu’il ait demandée à cet égard.
[15]
Ensuite, l’agent a examiné la question de la disponibilité de la protection de l’État. L’agent a conclu que la prépondérance de la preuve objective démontre que, bien que la protection de l’État ne soit pas parfaite, elle est adéquate pour les Roms qui sont victimes de criminalité, de violence policière et de discrimination. L’agent a inséré de longues citations du U.S. Department of State Country Report on Human Rights Practices for 2015 ainsi que d’autres sources documentaires et a conclu qu’il était clair, d’après les documents de recherche, que le gouvernement de la Hongrie [traduction] « fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, même si ces efforts ne sont pas toujours fructueux, puisqu’un gouvernement ne peut garantir une protection [sic] à ses citoyens en tout temps »
.
[16]
L’agent a constaté qu’il existe plusieurs mécanismes, comme la commission indépendante des plaintes relatives aux services de police, l’autorité pour l’égalité de traitement et le commissaire aux droits fondamentaux, pour recevoir les plaintes présentées par la communauté rom. De plus, la Hongrie est un pays démocratique et, par conséquent, il incombe au demandeur d’établir qu’il a épuisé tous les recours disponibles en Hongrie. L’agent a déclaré que la communauté rom continuait d’être victime de discrimination en matière de logement, d’emploi, d’éducation et de soins de santé, et que le gouvernement a eu de la difficulté à protéger les citoyens roms et que cette protection n’est pas parfaite. Toutefois, l’agent a conclu que la preuve documentaire dont il disposait indiquait que [traduction] « la Hongrie déploie des efforts pour corriger sa discrimination de longue date envers le peuple rom »
.
[17]
L’agent a rejeté l’ERAR du demandeur.
Les questions en litige et norme de contrôle
[18]
Le demandeur déclare que les questions en litige sont les suivantes :
La conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle les allégations du demandeur n’atteignent pas le niveau de persécution est-elle inintelligible?
L’analyse menée par l’agent au sujet de la protection de l’État est-elle raisonnable?
[19]
À mon avis, la seule question à trancher en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent était raisonnable. La norme de la décision raisonnable est une norme de déférence qui porte principalement sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).
Analyse
La conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle les allégations du demandeur n’atteignent pas le niveau de persécution est-elle raisonnable?
[20]
Le demandeur soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle il est exposé à la discrimination, et non à la persécution, est déraisonnable pour les raisons suivantes :
1) En concluant que les allégations du demandeur n’atteignent pas le niveau de persécution, l’agent a fait fi des allégations du demandeur selon lesquelles il avait été physiquement agressé uniquement en raison de son origine ethnique;
2) L’agent n’a pas tenu compte de l’aspect cumulatif des mauvais traitements que le demandeur subissait en Hongrie;
3) L’agent a commis une erreur de droit en déclarant qu’un demandeur d’ERAR doit démontrer qu’il s’est personnellement vu refuser un droit absolu à l’emploi, à l’éducation, aux soins de santé et aux services sociaux afin d’établir qu’il y a eu une discrimination équivalant à de la persécution.
À mon avis, la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur a été victime de discrimination, et non de persécution, est déraisonnable.
[21]
À l’appui de sa demande d’ERAR, le demandeur a produit un affidavit dans lequel, entre autres choses, il a décrit une agression physique qui a eu lieu avant l’arrivée de la famille au Canada en 2010, et une deuxième agression qui, selon lui, a eu lieu après son retour en Hongrie. Ces deux agressions étaient attribuables à son origine ethnique. Comme le fait valoir le demandeur, l’agent n’aborde pas dans ses motifs le témoignage du demandeur au sujet des voies de fait. Le défendeur fait remarquer que le demandeur n’a fourni aucune date pour la deuxième agression alléguée et que cela aurait pu amener l’agent à douter de sa crédibilité ou à conclure qu’une preuve plus corroborante était nécessaire.
[22]
Cependant, l’agent n’a pas tiré une telle conclusion en l’espèce. Au contraire, il n’y a tout simplement aucune analyse quant à cette preuve, et il n’a pas reconnu son existence. Comme l’a énoncé la Cour dans la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au paragraphe 17, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]” »
. L’allégation selon laquelle le demandeur a été agressé physiquement après son retour en Hongrie en 2012 est au moins directement pertinente quant à la question de savoir si ce dont il avait été victime équivalait ou non à de la persécution, par opposition à de la discrimination (voir Bayrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1056 au paragraphe 14; Mrda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 49 au paragraphe 40 [Mrda]).
[23]
De plus, et bien que le demandeur n’y ait pas directement fait référence, l’analyse de l’agent concernant la capacité du demandeur de trouver du travail est inintelligible à la lumière de la preuve. À cet égard, l’agent déclare que la preuve dont il dispose, [traduction] « IMM 5669, datée du 20 octobre 2016 »
, indique que le demandeur travaillait auparavant comme préposé à l’entretien des rues. Il semble s’agir d’une référence à l’annexe A, Antécédents/Déclaration, déposée par le demandeur lorsqu’il a présenté sa demande d’ERAR, qui se trouve dans le dossier certifié du tribunal. L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs expliquant pourquoi le demandeur était incapable de reprendre cet emploi. Toutefois, l’affidavit du demandeur fourni à l’appui de sa demande d’ERAR indique qu’il travaillait pour le programme des travaux publics avant de venir au Canada. Lorsqu’il est retourné en Hongrie en 2012, il a commencé à chercher du travail et a fini par retourner dans ce programme. Il a décrit le traitement que la main-d’œuvre, principalement rom, y recevait. Il fait remarquer que les travailleurs sont embauchés pour une période de trois ou de six mois, au cours de laquelle le travail n’est pas constant. Dans le cadre du programme, il a alterné entre le balayage des rues, la coupe de haies et la tonte du gazon et son travail était parfois à temps plein, parfois à temps partiel. Il a déclaré par la suite qu’il ne pouvait pas vivre de ce salaire. L’agent a ensuite conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que le demandeur serait empêché de quelque façon d’obtenir un emploi [traduction] « dans un autre domaine »
à son retour en Hongrie. Pourtant, d’après son affidavit, à son retour en décembre 2012, il a commencé à chercher du travail immédiatement, et il lui a fallu de six à huit mois avant de trouver quoi que ce soit, car aucun employeur ne voulait l’embaucher en voyant la couleur de sa peau. Ce n’est que plus tard qu’il avait réintégré le programme des travaux publics.
[24]
En bref, l’agent n’a pas précisé qu’il jugeait que les déclarations du demandeur au sujet de son emploi énoncées dans son affidavit n’étaient pas crédibles, que cet élément de preuve contredisait d’autres éléments de preuve versés au dossier dont il disposait ou qu’il ne corroborait pas son allégation de discrimination. L’agent n’a tout simplement pas traité de la preuve, ce qui rend inintelligible sa conclusion quant à la capacité du demandeur de trouver du travail.
[25]
De plus, et de façon plus significative, comme le fait valoir le demandeur, il n’y a tout simplement pas d’analyse indiquant que l’agent a examiné si les effets cumulatifs de la discrimination à laquelle le demandeur était exposé équivalaient à de la persécution. Comme l’a énoncé madame la juge Dawson dans la décision Mete c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 840, énoncé auquel la Cour d’appel fédérale a souscrit dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et immigration) c Munderere, 2008 CAF 84, au paragraphe 41, « dans les cas où la preuve établit une série d’actions qui sont considérées comme de la discrimination plutôt que de la persécution, il faut tenir compte de la nature cumulative de cette conduite »
. L’affidavit du demandeur faisait état des expériences de discrimination qu’il avait vécues dans son enfance, des difficultés qu’il avait éprouvées à inscrire ses enfants à l’école, des enseignants qui insultent son fils et lui crachent dessus, des difficultés auxquelles les membres de sa famille ont été confrontés dans le système de soins de santé, des obstacles à la recherche d’un emploi, du traitement discriminatoire par les autorités municipales, des menaces verbales et des agressions physiques. L’agent a fait un énoncé général selon lequel il avait lu et examiné attentivement tous les renseignements présentés par le demandeur. Il a également tenu compte de la preuve concernant l’inscription des enfants à l’école et le travail du demandeur, de manière plutôt floue en ce qui concerne le travail, mais il n’est pas allé plus loin dans son analyse.
[26]
La Cour a conclu qu’il n’est pas suffisant pour un décideur de simplement dire qu’il a examiné les incidents de façon cumulative; un demandeur a le droit de savoir pourquoi les incidents n’équivalaient pas à de la persécution (Balog c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 414 au paragraphe 14). En l’espèce, l’agent n’a pas tenu compte de la nature cumulative, le cas échéant, des incidents décrits par le demandeur (Petrovic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 637, au paragraphe 17; Mrda, au paragraphe 40).
[27]
À mon avis, le traitement de la preuve par l’agent, tel qu’il est décrit ci-dessus, entraîne une erreur susceptible de contrôle et rend déraisonnable sa conclusion selon laquelle les allégations du demandeur n’équivalent pas à de la persécution.
La protection de l’État
[28]
Le demandeur soutient également que la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’a pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État est déraisonnable, car l’agent n’a pas tenu compte des tentatives du demandeur de se réclamer de la protection de l’État. Le demandeur soutient également que l’agent a commis une erreur de droit en s’appuyant sur les efforts déployés par la Hongrie pour protéger les Roms à titre de preuve selon laquelle la protection de l’État est adéquate, tout en faisant fi de la majeure partie de la preuve documentaire qui démontre que ces efforts ont eu peu d’effet.
[29]
Compte tenu de ma conclusion ci-dessus, je n’ai pas besoin d’aborder cette question. Toutefois, je conviens avec le demandeur que l’analyse de la protection de l’État faite par l’agent peut être qualifiée de « passe-partout »
. La décision comprend près de douze pages directement tirées de la preuve documentaire sur les conditions dans le pays et presque aucune analyse des faits propres à l’affaire. En fait, malgré le long affidavit détaillé fourni par le demandeur, la seule conclusion de l’agent qui se rapporte au demandeur à proprement parler est que ce dernier n’a pas fourni de preuve corroborant le fait qu’il avait eu de la difficulté à inscrire ses enfants à l’école à son retour et qu’il n’a pas fourni de preuve quant à la réparation qu’il avait tenté d’obtenir ou quant au recours qu’il avait fait valoir. De plus, ces conclusions ne sont même pas directement liées aux conclusions de l’agent en matière de protection de l’État.
[30]
De plus, comme il a été mentionné précédemment, l’agent ne mentionne pas et n’analyse pas les efforts déployés par le demandeur pour se réclamer de la protection de l’État après qu’il eut été, selon ses dires, agressé une deuxième fois, et il ne tire pas non plus de conclusions à cet égard. Pourtant, les tentatives du demandeur en vue d’obtenir la protection de l’État sont directement pertinentes quant à l’analyse à savoir si l’État n’avait pas la capacité ou la volonté d’assurer une protection. Ces efforts sont aussi pertinents pour l’analyse à savoir s’il était objectivement raisonnable ou non pour le demandeur de ne pas avoir épuisé toutes les sources de protection de l’État avant de demander l’asile (Juhasz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 300 au paragraphe 34).
[31]
Les conclusions sur la protection de l’État doivent être individualisées et porter sur le demandeur en cause. C’est-à-dire que, bien qu’une analyse générale puisse suffire lorsque l’argument du demandeur repose sur la situation générale, il en faut plus lorsqu’un demandeur a fourni des éléments de preuve qui se rapportent directement à sa situation personnelle et qu’il allègue, à l’appui de sa demande d’asile, ne pas pouvoir se réclamer de la protection de l’État (Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1350 aux paragraphes 57 et 58). En omettant de le faire, l’agent a commis une erreur de droit. Cette question suffit également pour conclure que la décision est déraisonnable.
[32]
À mon avis, l’agent a également commis une erreur en ne tenant pas compte de l’efficacité concrète des efforts déployés par l’État. Le défendeur fait valoir que la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Villafranca a énoncé le critère de l’évaluation de la protection de l’État comme étant celui des « sérieux efforts pour protéger ses citoyens »
(Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] 99 DLR (4e) 334, 1992 CanLII 8569). Toutefois, il y a une jurisprudence subséquente importante de la part de la Cour, dont une partie est invoquée par le demandeur, selon laquelle un décideur ne peut pas simplement se fonder sur les efforts de l’État, sans vraiment tenir compte du caractère adéquat de la protection de l’État. Comme le juge Diner le déclare dans Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 :
[21] Pour déterminer si la protection de l’État est adéquate, un décideur doit se concentrer sur le caractère adéquat et réel, plutôt que sur les « efforts » mis de l’avant par le pays pour protéger ses citoyens (Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 20 au paragraphe 12 [Lakatos]). Les efforts mis de l’avant doivent engendrer une protection véritablement adéquate à l’heure actuelle (voir l’affaire Hercegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250 au paragraphe 5). Autrement dit, on ne peut se fier uniquement à la parole de l’État. La protection doit être réelle et adéquate.
(Voir aussi Gjoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 292 au paragraphe 30; Kumati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1519, aux paragraphes 27 et 28; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 20, aux paragraphes 13 à 16; Olah c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada), 2017 CF 899, aux paragraphes 25 à 35; Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421, au paragraphe 18; Csurgo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1182, au paragraphe 26).
[33]
En l’espèce, l’agent a déclaré à quelques reprises dans ses motifs que l’État [traduction] « a fait des efforts »
, [traduction] « a pris des mesures »
et [traduction] « déploie de sérieux efforts »
. L’agent a finalement conclu que la preuve documentaire indique que la Hongrie [traduction] « déploie des efforts »
pour corriger sa discrimination de longue date envers le peuple rom.
[34]
Il était loisible à l’agent de conclure que le demandeur n’avait pas présenté une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à fournir une protection ou que le demandeur n’était pas crédible, quoique cette dernière conclusion déclencherait l’obligation de tenir une audience. L’agent aurait également pu examiner si la preuve présentée à l’appui de l’ERAR était suffisante pour constituer le fondement d’une conclusion quant à la protection de l’État qui serait différente de celle tirée antérieurement par la SPR, bien que des questions subsistent quant à la représentation antérieure du demandeur devant la SPR. Cependant, l’agent n’a rien fait de tout cela. Il a plutôt simplement passé en revue les efforts déployés par le gouvernement hongrois pour améliorer les conditions du peuple rom, sans fournir d’analyse quant au caractère adéquat de la protection dont peut se réclamer le demandeur dans sa situation particulière.
[35]
Pour les motifs ci-dessus, la décision est déraisonnable.
JUGEMENT dans le dossier nº IMM‑4247‑18
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
Aucuns dépens ne seront adjugés.
Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de la certification, et l’affaire n’en soulève aucune.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 21e jour de mai 2019
Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑4247‑18
|
INTITULÉ :
|
LASZLO RUSZO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 25 mars 2019
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE STRICKLAND
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 2 avril 2019
|
COMPARUTIONS :
Astrid Mrkich
|
Pour le demandeur
|
Michael Butterfield
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mrkich Law
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|