Date : 20020205
Dossier : IMM-6095-00
Référence neutre : 2002 CFPI 137
ENTRE :
FIROZ RAHMAN
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE PROTONOTAIRE HARGRAVE
[1] Cette procédure de contrôle judiciaire a été introduite principalement en vue d'obtenir une ordonnance de mandamus enjoignant le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de rendre une décision sur la demande de résidence permanente présentée par M. Rahman. Cette demande est pendante depuis 1994, ce que l'avocat du ministre appelle un délai de plusieurs années.
[2] Les présents motifs font suite à une requête, déposée au nom du ministre, pour que soit rejetée la procédure de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique. La requête s'appuie sur le fait que le ministre a accordé la résidence permanente à M. Rahman l'automne dernier, soit environ un an après l'introduction de la présente instance, et immédiatement avant que cette demande ne vienne à être instruite quant au fond.
[3] Malheureusement, je dois rejeter la procédure en raison de son caractère théorique. Toutefois, M. Rahman sera traité avec générosité en ce qui concerne les dépens, dans la mesure où un remboursement est possible pour un plaideur non représenté par un avocat. J'examinerai d'abord rapidement certains des événements récents.
CONTEXTE
[4] En fait d'événement assez récent, mentionnons que, le 19 octobre 2001, un juge de la Cour, examinant à l'origine la requête de la Couronne en rejet de la demande pour cause de caractère théorique, a cru à tort que la requête ne faisait l'objet d'aucune opposition. Pour corriger cette erreur, la Cour annula l'ordonnance de rejet et ordonna une audience, qui eut lieu le 28 janvier 2002.
EXAMEN
[5] Par une brève requête, un bref affidavit et des observations tout aussi brèves, la Couronne a indiqué que, puisque le statut de résident permanent avait été accordé, la procédure de contrôle judiciaire était devenue théorique. C'est là une attitude facile, voire simpliste et inacceptable. Et cela d'autant plus que M. Rahman, un profane qui n'est pas représenté en justice, agit pour lui-même. J'observe ici que le greffe m'informe que la Couronne lui a transmis plus tôt aujourd'hui des arguments écrits non sollicités : ces arguments sont trop tardifs, car, s'il en était tenu compte, ils mettraient M. Rahman dans une position désavantageuse. M. Rahman, qui parle bien et qui semble éduqué, a présenté un dossier factuel raisonnable et convaincant ainsi que des arguments fondés sur la justice naturelle, mais je crois qu'il n'a qu'une vague idée de la loi en ce qui a trait au rejet d'une procédure de contrôle judiciaire pour cause de caractère théorique, ou en ce qui a trait aux recours discrétionnaires possibles. Cependant, nombre des points de fait et des arguments de justice naturelle avancés par M. Rahman étaient les points et arguments requis pour un examen du caractère théorique et du pouvoir discrétionnaire, compte tenu de l'arrêt Borowski c. Canada [1989] 1 R.C.S. 342. Les brèves observations écrites et les arguments oraux de l'avocat du défendeur n'ont pas été éclairants, ni pour M. Rahman ni pour la Cour. Il y avait donc deux possibilités. D'abord, je pouvais rejeter la requête, mais cela, ainsi qu'il arrive parfois, ne ferait qu'inviter un appel préparé et plaidé comme il se doit. Deuxièmement, le droit étant bien établi, je pouvais prendre les observations de l'avocat et de M. Rahman et leur appliquer les règles qui s'imposent. J'ai choisi cette dernière solution afin d'épargner temps et argent à tous les intéressés.
[6] Pour commencer, cette demande de contrôle judiciaire vise en premier lieu à une ordonnance de mandamus, qui enjoindrait le défendeur d'examiner la requête du demandeur pour que lui soit accordé le statut de résident permanent. Cependant elle soulève aussi plusieurs questions accessoires, pour lesquelles un jugement déclaratoire est sollicité, notamment une lettre du 29 mars 1999, qui porte sur la réouverture de la question de la recevabilité, réouverture dont on affirme qu'elle n'est fondée sur aucune cause valide et légitime et qu'elle est une tentative de dissimuler une demande de pot-de-vin; une déclaration selon laquelle la Couronne a laissé l'affaire s'éterniser, ce qui constituerait un abus; une déclaration selon laquelle une lettre du 7 juillet 1999, indiquant que des procédures selon l'article 27 de la Loi sur l'immigration étaient probables, son auteur sachant qu'il s'agissait là d'une déclaration fausse et prématurée, constituait elle aussi une tentative d'extorquer un pot-de-vin; une déclaration selon laquelle diverses enquêtes diligentées par le Haut-Commissariat du Canada au Bangladesh étaient déraisonnables et tout à fait hors de propos vu qu'elles avaient été menées après que le demandeur eut fait consigner dans le dossier une tentative visant à obtenir de lui l'offre d'un pot-de-vin; et une déclaration selon laquelle une décision du 29 mars 1999 était prise, non pour une raison juridique, mais en tant que sanction contre le demandeur parce qu'il avait résisté à une tentative visant à obtenir de lui l'offre d'un pot-de-vin et parce qu'il s'était plaint de cette tentative. Le demandeur sollicite aussi un bref de certiorari et un bref de prohibition, le premier pour que soit annulé le refus de traiter la demande de résidence permanente présentée par le demandeur, et le deuxième afin que soit empêché tout examen complémentaire dans une enquête se rapportant à la demande de résidence permanente présentée par le demandeur.
[7] Le statut de résident permanent ayant été accordé, le redressement sollicité sous la forme des trois brefs, certiorari, prohibition et mandamus, est aujourd'hui théorique. Cependant, il reste le jugement déclaratoire et la question de savoir si la Cour doit instruire la demande de contrôle judiciaire même si ses bases principales sont aujourd'hui théoriques.
[8] Dans la présente affaire, le défendeur a proposé le rejet de la procédure de contrôle judiciaire. Normalement, lorsqu'il n'est pas disposé d'une demande théorique au moyen d'un rejet par consentement, le défendeur doit proposer la radiation de l'acte introductif d'instance, en l'occurrence la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. La radiation est, dans les cas qui s'y prêtent, le recours pratique, bien que la manière juste et appropriée de disposer d'une demande de contrôle judiciaire consiste à instruire l'affaire au fond, un point exposé par M. le juge Strayer dans l'arrêt David Bull Laboratories (Canada) c. Pharmacia Inc. (1995) 176 N.R. 48, à la page 52. Cependant, le juge Strayer a ajouté, à la page 55, que, très exceptionnellement, un avis de requête « ... qui est manifestement irrégulier au point de n'avoir aucune chance d'être accueilli » pourrait à l'occasion être radié. Comme je l'ai noté dans l'affaire Kinetic Construction Ltd. c. Canada (2000) 166 F.T.R. 134, à la page 136, il n'existe pas de règle absolue se rapportant à la définition d'un cas exceptionnel ou à la nature du critère, ni sur la question de savoir pourquoi les mots « qui est manifestement irrégulier au point de n'avoir aucune chance de succès » diffèrent du critère appliqué dans le cas d'un acte de procédure devant être radié en vertu de la règle 221, sauf à observer que l'obstacle à surmonter est manifestement un critère au moins aussi rigoureux que celui qui est appliqué en vertu de la règle 221 elle-même.
[9] La Cour fédérale a dans les faits radié des demandes de contrôle judiciaire en raison de leur caractère théorique, appliquant l'exception David Bull conjointement avec l'analyse du caractère théorique qu'avait effectuée la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Borowski c. Canada (précité) : j'ai ici à l'esprit, à titre d'exemple, la décision de M. le juge McKeown dans l'arrêt Fogal c. Canada (2000) 167 F.T.R. 266, une décision à laquelle je puise généreusement.
[10] Dans l'arrêt Fogal, aux pages 269-270, M. le juge McKeown commence par se référer au jugement Labbé c. Létourneau (1997) 128 F.T.R. 291, dans lequel M. le juge MacKay avait fait deux observations pertinentes :
Une demande de contrôle judiciaire est habituellement examinée sur le fond le plus rapidement possible et il est inhabituel de radier une requête de cette nature sans entendre les arguments s'y rapportant. Néanmoins, il est certain que la Cour rejettera de façon sommaire une requête introductive d'instance qui n'a aucune chance d'être accueillie.
et
À mon avis, tel est le cas de la requête introductive d'instance du colonel Labbé en l'espèce. Son objet et la réparation qu'elle vise sont devenus théoriques avant l'audition de la présente demande par suite de la comparution du colonel Labbé devant la Commission et de l'acceptation par celui-ci des mesures prises en vue de son témoignage à compter de la date d'audition de la présente affaire. (page 300)
[11] Admettons que je puisse radier sommairement une demande de contrôle judiciaire qui n'a aucune chance d'être accueillie. Il faut d'abord se demander si le redressement sollicité par M. Rahman est maintenant théorique, c'est-à-dire s'il y a absence de litige actuel, et ensuite, pour le cas où le redressement demandé est théorique, il convient d'examiner si je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire et décider que la demande de contrôle judiciaire sera quand même instruite. J'examinerai donc l'arrêt Borowski c. Canada.
Borowski c. Canada
[12] Le cas d'espèce en ce qui concerne le principe du caractère théorique d'une instance est l'arrêt Borowski c. Canada (précité), dans lequel M. le juge Sopinka s'est exprimé pour la Cour. Il a expliqué ainsi ce principe, à la page 353 :
La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.
Ayant évoqué la nécessité d'un litige actuel, M. le juge Sopinka expose ensuite une analyse fondamentale en deux parties :
La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel » . Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient. (loc. cit.)
Tout au long de son arrêt, M. le juge Sopinka insiste sur le fait que le critère du caractère théorique d'une instance consiste à se demander s'il subsiste un litige actuel.
[13] L'analyse effectuée dans l'arrêt Borowski porte ensuite sur la question de savoir si, après avoir conclu au caractère théorique de l'instance, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et décider quand même d'entendre la demande de contrôle judiciaire, et je citerai ici généreusement certains passages de l'arrêt Borowski. M. le juge Sopinka a évoqué trois justifications auxquelles la Cour peut s'en remettre pour décider de juger une demande théorique, en faisant observer que l'on doit examiner le fondement ou la justification sous-jacente du pouvoir discrétionnaire exercé en faveur de l'audition d'une demande théorique :
La première raison d'être de la politique ou de la pratique en question tient à ce que la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. L'exigence du débat contradictoire est l'un des principes fondamentaux de notre système juridique et elle tend à garantir que les parties ayant un intérêt dans l'issue du litige en débattent complètement tous les aspects. Il semble que cette exigence puisse être remplie si, malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure. Par exemple, même si la partie qui a engagé des procédures en justice n'a plus d'intérêt direct dans l'issue, il peut subsister des conséquences accessoires à la solution du litige qui fournissent le contexte contradictoire nécessaire. C'est un des facteurs qui a joué dans la décision de cette Cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire dans l'affaire Vic Restaurant Inc. c. Ville de Montréal, précitée. (pages 358-359)
Puis M. le juge Sopinka a exposé une deuxième raison d'être, à savoir l'économie des ressources judiciaires, en tant que facteur justifiant une décision de ne pas entendre un litige théorique, voire de ne l'entendre que si les circonstances particulières de l'affaire font qu'il vaut la peine d'appliquer à sa résolution des ressources judiciaires limitées :
La deuxième grande raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à l'économie des ressources judiciaires... La triste réalité est qu'il nous faut rationner et répartir entre les justiciables des ressources judiciaires limitée. Le fait que les litiges actifs qui reçoivent une autorisation de pourvoi en cette cour représentent une faible proportion du nombre total des demandes présentées témoigne de cette réalité. La saine économie des ressources judiciaires n'empêche pas l'utilisation de ces ressources, si limitées soient-elles, à la solution d'un litige théorique, lorsque les circonstances particulières de l'affaire le justifient. (page 360)
M. le juge Sopinka a circonscrit ce critère des circonstances particulières en faisant observer que la possibilité d'une résurgence du même point ne rend pas elle-même nécessaire une décision dans un contexte théorique, mais que la Cour devrait attendre de décider le point en question dans un véritable contexte contradictoire :
Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l'audition de l'appel s'il est devenu théorique. Il est préférable d'attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu'il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d'être résolu. (page 361)
Puis il a aussi examiné la notion plutôt nébuleuse de l'importance publique et de l'intérêt public comme réponse à l'obstacle du caractère théorique :
On justifie également de façon assez imprécise l'utilisation de ressources judiciaires dans des cas où se pose une question d'importance publique qu'il est dans l'intérêt public de trancher. Il faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et le coût social de l'incertitude du droit. (page 361)
Dans l'arrêt Borowski, la Cour a estimé qu'elle serait appelée à examiner la même question dans l'avenir, mais non dans un contexte abstrait et théorique.
[14] M. le juge Sopinka est passé ensuite à la troisième raison d'être :
La troisième raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit. La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. On pourrait penser que prononcer des jugements sans qu'il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative. La nécessité de garder une certaine souplesse à cet égard a été plus clairement reconnue aux États-Unis où la notion de caractère théorique est un aspect du concept plus large de justiciabilité. (page 362)
L'idée ici est qu'un tribunal, en l'absence d'un litige actuel intéressant les droits des parties, ne doit pas s'ingérer dans ce qui peut constituer la prérogative du pouvoir législatif.
[15] En résumé, les trois justifications ou raisons d'être fondamentales sont d'abord qu'il doit exister un contexte contradictoire, c'est-à-dire que les parties doivent avoir un intérêt dans l'issue du litige, pour que l'audition d'une question théorique soit justifiée. Deuxièmement, il y a la question de savoir si, une question étant théorique, la Cour devrait appliquer des ressources judiciaires comptées, et j'ajouterais coûteuses, à la résolution de cette question et, ici encore, j'ajouterais la question de savoir s'il est convenable de demander aux contribuables de supporter financièrement une grande part du processus judiciaire lorsque cela n'en vaut pas la peine. Troisièmement, la Cour doit être consciente de son rôle d'organe juridictionnel, et s'abstenir par conséquent d'examiner une affaire qui ne révèle aucun différend faisant intervenir les droits de parties, et à plus forte raison lorsqu'une telle ingérence risque d'empiéter sur le domaine du pouvoir législatif.
[16] Dans l'arrêt Borowski, M. le juge Sopinka a résolu l'affaire en se servant de la troisième raison d'être de la doctrine du caractère théorique, parce qu'il croyait qu'un important élément du troisième facteur était « ... la nécessité d'être sensible à l'efficacité et à l'efficience de l'intervention judiciaire » (page 365). Selon lui :
La nécessité pour les tribunaux de faire preuve d'une certaine souplesse dans l'application de la doctrine du caractère théorique exige plus que la simple considération de l'importance de la question. (page 365)
Dans le cas de M. Borowski, la Cour suprême a noté que décider le point théorique en question « ... empiéterait sur le droit du pouvoir exécutif d'ordonner un renvoi et pourrait empêcher le législateur de prendre une décision, en lui dictant les termes des dispositions législatives à adopter. Ce serait une dérogation marquée au rôle traditionnel de la Cour » . (page 365). Cette dernière notion, à savoir l'idée consistant à se retenir de dicter au gouvernement ce sur quoi il convient de légiférer, est l'une de plusieurs notions qui sont applicables à la présente affaire.
Caractère théorique et jugement déclaratoire
[17] Avant d'examiner la présente affaire, je devrais, dans le contexte de l'arrêt Borowski, dire quelques mots sur le plaidoyer de M. Rahman en faveur d'un jugement déclaratoire. Assurément, l'aspect de la présente procédure de contrôle judiciaire qui concerne la demande de résidence permanente est aujourd'hui théorique. Cependant, M. Rahman sollicite aussi des déclarations sur les actes discriminatoires et irréguliers de la Couronne qui ont entouré la tardiveté de la Couronne à lui accorder le statut de résident permanent. Dans la décision Fogal (précitée), M. le juge McKeown s'est demandé si, les bases de la demande étant disparues, parce qu'elles étaient devenues théoriques, le demandeur avait encore le droit de s'adresser à un juge pour obtenir un jugement déclaratoire.
[18] Dans son analyse, M. le juge McKeown a commencé par examiner l'article 64 des Règles de la Cour fédérale, une disposition supplétive, qui permet à la Cour de faire des déclarations contraignantes, qu'un redressement corrélatif puisse ou non être demandé :
64. Jugement déclaratoire -- Il ne peut être fait opposition à une instance au motif qu'elle ne vise que l'obtention d'un jugement déclaratoire, et la Cour peut faire des déclarations de droit qui lient les parties à l'instance, qu'une réparation soit ou puisse être demandée ou non en conséquence.
M. le juge McKeown a fait observer que « la règle 64 ne permet pas d'échapper au principe du caractère théorique » (page 274), et il s'est appuyé sur un passage de l'arrêt Operation Dismantle Inc. c. Canada [1985] 1 R.C.S. 441, aux pages 481-482 :
Les appelants reconnaissent que le jugement déclaratoire d'inconstitutionnalité est un redressement discrétionnaire (Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821), mais ils disent que ce pouvoir discrétionnaire appartient au tribunal de première instance et ne peut être exercé qu'après audition sur le fond. En conséquence, leur demande de redressement n'aurait pas dû être radiée à ce stade préliminaire, quel que soit le sort réservé à leurs autres prétentions. Toutefois, comme le font remarquer les intimés, un jugement déclaratoire n'est discrétionnaire qu'en ce sens que le tribunal peut le refuser, même si on a apporté une preuve le justifiant : voir Zamir, The Declaratory Judgment (1962), à la page 193. Donc la cour saisie d'une requête en radiation qui invoque que la déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d'action n'usurpe en rien le pouvoir discrétionnaire du tribunal de première instance.
L'observation de M. le juge McKeown, selon laquelle la règle 64 ne permet pas d'échapper au principe du caractère théorique, ne signifie pas que le jugement déclaratoire disparaît automatiquement après que tombe le recours principal pour cause de caractère théorique, mais plutôt que le juge ou le protonotaire qui instruit une requête en radiation pour caractère théorique a encore le pouvoir de décider si toute l'affaire, et pas seulement le point théorique principal, mais également le plaidoyer en faveur d'un jugement déclaratoire, doit quand même être renvoyée à procès compte tenu de l'arrêt Borowski.
Litige actuel
[19] J'examinerai brièvement d'abord s'il y a dans la présente affaire un litige actuel permettant d'éluder le principe du caractère théorique. Comme l'a fait observer M. le juge Sopinka, dans le premier extrait que j'ai tiré de l'arrêt Borowski, le principe général est qu'un tribunal refusera de juger une affaire à moins que sa décision n'ait pour effet « ... de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties » . Il s'ensuit que, s'il n'y a pas de litige actuel, l'affaire est considérée comme une affaire ayant un caractère théorique.
[20] Dans sa demande d'autorisation et de contrôle judiciaire, M. Rahman demande que Citoyenneté et Immigration Canada dispose de sa demande de résidence permanente. Sous cette rubrique, le demandeur allègue ensuite, en tant que détails fondamentaux mais non précisés, diverses actions et omissions, notamment absence d'une décision malgré l'écoulement d'un délai considérable, manoeuvres dilatoires délibérées, absence d'équité, parti pris, oppression et tentative d'extorsion d'un pot-de-vin.
[21] La raison donnée pour le contrôle judiciaire est maintenant épuisée, puisque le statut de résident permanent a été accordé. La Couronne affirme qu'il n'y a plus de litige actuel. Quant à M. Rahman, il ne peut alléguer l'existence d'un litige actuel en ce qui concerne le statut de résident permanent, mais il croit qu'il reste des litiges actuels en ce sens que le ministre n'a pas réglé les problèmes fondamentaux du système, problèmes qui sont peut-être persistants; puis en ce que son passeport, dont il dit qu'il a été altéré par le Service canadien du renseignement de sécurité dans un accès de dépit, puis confisqué par les autorités de l'immigration en tant que document altéré, événements non démentis, ne lui a pas été retourné; en ce que le public a un intérêt à ce que soient débusqués les fonctionnaires corrompus; en ce qu'il existe un litige actuel à propos des dépens; enfin en ce que la Cour, ayant consacré un temps considérable à ce dossier, se doit d'insister pour que la procédure soit menée à terme comme il convient. Ces préoccupations conduisent au jugement déclaratoire que sollicite M. Rahman. Cependant, comme je l'ai déjà fait observer, on ne peut éluder le principe du caractère théorique en demandant simplement un jugement déclaratoire. J'ajouterais plusieurs observations : d'abord, que l'intérêt du public est un aspect à considérer lorsqu'on se demande si l'affaire doit aller de l'avant bien qu'elle soit théorique; deuxièmement, que la Cour est dans une position neutre, puisqu'elle n'est partie à aucun litige; troisièmement, que la question du passeport est une question distincte et qu'elle devrait être considérée dans une procédure distincte, car, en vertu de la règle 302, une seule question peut être examinée dans une procédure de contrôle judiciaire; et que finalement les dépens ne font pas partie du litige, mais constituent plutôt une question de procédure, que j'examinerai à la fin des présents motifs. Comme il n'y a aucun différend concret et tangible donnant lieu à un litige actuel, j'examinerai maintenant si je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire et décider que la présente affaire devrait néanmoins suivre son cours même si elle est théorique.
Continuation d'une procédure théorique
[22] Je dois d'abord me demander si, malgré la cessation d'un litige actuel, il subsistera une relation contradictoire qui puisse aider suffisamment la Cour à résoudre le différend juridique théorique.
[23] À l'évidence, M. Rahman tient beaucoup au jugement déclaratoire qu'il réclame et il a le zèle nécessaire pour défendre sa position dans une procédure contradictoire. Cependant, je suis loin d'être sûr que la Couronne ait une raison particulière de s'y investir à fond. En effet, le jugement déclaratoire, en totalité ou pour une large part, est d'une nature telle qu'il n'est pas justiciable de la présente instance, ou bien ne saurait être examiné selon le troisième critère de l'arrêt Borowski. Si cette absence quelque peu suspecte d'un contexte contradictoire était le seul point à régler, j'inclinerais à exercer mon pouvoir discrétionnaire et à permettre que l'affaire suive son cours. Cependant, la deuxième et la troisième raisons d'être exposées par M. le juge Sopinka dans l'arrêt Borowski sont déterminantes.
[24] Le deuxième critère de l'arrêt Borowski trouve sa justification dans le fait que les tribunaux n'ont pas suffisamment de temps pour entendre toute affaire jusqu'à sa conclusion, simplement parce qu'une partie, convaincue de son bon droit, veut être entendue par un tribunal. Assurément, une partie ne devrait pas d'emblée être privée de son droit de s'adresser aux tribunaux. Cependant, les rôles des tribunaux sont encombrés et les magistrats sont surchargés, de telle sorte qu'il faut rationner des ressources judiciaires comptées. Le résultat, c'est qu'il est nécessaire de trouver des circonstances particulières si l'on veut appliquer ces ressources à un litige théorique. J'ai de la sympathie pour M. Rahman et je puis comprendre nombre des points qu'il soulève, mais aucun d'entre eux ne constitue une circonstance particulière qui ferait qu'il soit nécessaire ou qu'il vaille la peine que cette affaire suive son cours, car nombreuses sont les procédures actuelles de contrôle judiciaire dans lesquelles les demandeurs ne seront pas autorisés à aller de l'avant, un point mis en relief par M. le juge Sopinka à la page 360, dans un passage que j'ai reproduit plus haut. En conséquence, l'affaire ne devrait pas aller plus loin.
[25] Troisièmement, lorsque la Cour se demande si elle devrait ou non autoriser l'instruction d'un litige théorique, elle doit être sensible au rôle qu'elle exerce dans notre système, un rôle qui ne doit pas empiéter sur celui du législateur. Ici, la question est manifestement théorique. Il serait inopportun pour la Cour de s'ingérer dans la prérogative du législateur par une décision qui présumerait de l'action du législateur : ce serait là une entorse au rôle traditionnel des tribunaux. Si la Cour faisait les déclarations que sollicite M. Rahman, elle commettrait à coup sûr une ingérence, en prescrivant des mesures qui entrent dans la prérogative du pouvoir législatif.
[26] Cela ne veut pas dire que les points de M. Rahman, qui, espérait-il, conduiraient à des déclarations, sont sans importance. Ils devraient plutôt être abordés dans le contexte d'un litige actuel, non dans le contexte d'un litige théorique. Cela n'empêche pas naturellement M. Rahman d'introduire des procédures distinctes, par exemple une demande de contrôle judiciaire à propos de son passeport, ou une action en dommages-intérêts pour perte de revenu. Cela ne signifie pas que de telles procédures donneraient des résultats, mais ce sont là des causes d'action qui n'ont pas leur place dans la présente demande de contrôle judiciaire.
[27] Je refuse d'exercer mon pouvoir discrétionnaire et d'autoriser la continuation de la présente affaire. La requête, que je qualifie de requête en radiation pour cause de caractère théorique, est accordée. La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Cependant, il faut encore régler la question des dépens.
DÉPENS
[28] Une partie qui agit pour elle-même ne peut se voir adjuger des honoraires d'avocat, qui sont les dépens mentionnés dans la règle 400 des Règles de la Cour fédérale et indiqués comme honoraires dans le tableau du tarif B. Les honoraires d'avocat ne peuvent être adjugés aux plaideurs profanes qui obtiennent gain de cause. La Cour d'appel a souligné clairement ce principe dans l'arrêt Lavigne c. Canada (1998) 229 N.R. 205, page 206. M. le juge Marceau a dit également qu'il faudrait que soient modifiées la Loi sur la Cour fédérale ou les Règles de la Cour fédérale pour que les plaideurs profanes puissent se voir adjuger les honoraires qui ont toujours été réservés aux avocats.
[29] L'idée d'une loi qui autoriserait le paiement des dépens d'un plaideur profane, idée sur laquelle s'est exprimé M. le juge Marceau, a semble-t-il été évoquée au Royaume-Uni, où la question des dépens d'un plaideur profane est considérée dans la loi appelée Litigants in Person (Costs and Expenses) Act, 1975, chapitre 47. La Cour du banc de la Reine de l'Alberta a examiné la législation dans l'affaire Khokhar c. Blackburn [1994] 2 W.W.R. 202, où M. le juge McDonald a refusé une indemnité à un plaideur profane au titre d'une perte de salaire, mais lui a attribué une compensation, en vertu du Alberta Provincial Court Act, pour avoir préparé et plaidé un appel. C'est peut-être là une solution raisonnable en ce qui concerne la loi de l'Alberta, mais M. Rahman ne peut recevoir devant la Cour fédérale davantage que ce que M. le juge Teitelbaum accorderait à un plaideur profane dans l'affaire Canada c. Kahn (1999) 160 F.T.R. 83.
[30] Dans l'affaire Canada c. Kahn, un défendeur profane qui avait obtenu gain de cause réclamait non pas des honoraires d'avocat selon le tarif B, mais plutôt les frais et débours divers payés à des conseillers juridiques pour leurs consultations et pour le temps qu'il avait perdu à défendre ses intérêts. Le juge Teitelbaum avait accordé beaucoup d'importance au fait que M. Kahn avait été forcé de défendre ses intérêts juridiques dans une demande de contrôle judiciaire. Or ici, vu l'incapacité du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de rendre une décision sur la demande de résidence permanente de M. Rahman, M. Rahman n'avait d'autre choix que d'introduire cette instance, et elle a effectivement donné des résultats puisque, comme je l'ai déjà mentionné, la Couronne lui a conféré le statut de résident permanent lorsqu'elle s'est vue confrontée à l'instruction imminente de cette demande de contrôle judiciaire. La présente affaire entre donc manifestement dans les paramètres de l'affaire Kahn.
[31] Dans l'affaire Kahn, le juge Teitelbaum a accordé au défendeur les honoraires qu'il avait payés à des conseillers juridiques, ainsi que ses débours, le coût du temps passé en consultation avec ses conseillers, une indemnité pour le temps consacré à la photocopie de documents et à la signification de documents, enfin une somme forfaitaire pour le temps perdu.
[32] Comme dans l'affaire Kahn, M. Rahman a ici droit non seulement à ses frais et débours divers, mais également à une somme raisonnable, une somme forfaitaire, afin d'être remboursé du temps perdu par lui à faire valoir ses intérêts légitimes. Comme l'a fait observer le juge Teitelbaum dans l'affaire Kahn, cette somme forfaitaire vise à amortir les débours engagés pour les comparutions devant le tribunal et pour le temps passé par le demandeur à défendre ses intérêts légitimes : voir la page 91.
[33] En l'espèce, M. Rahman peut avoir ses frais et débours divers qui sont réels et raisonnables. S'ils ne peuvent être arrêtés d'un commun accord, ils pourront être taxés. Une somme forfaitaire de 1 350 $ est accordée à M. Rahman en compensation du temps qu'il a perdu à faire valoir ses intérêts. Pour arriver à cette somme, j'ai pris en compte le fait que le statut de résident permanent lui a été accordé peu de temps avant que cette affaire ne soit inscrite pour audition. J'ai aussi tenu compte du fait que M. Rahman n'a pas réussi dans sa tentative de faire rejeter la requête en radiation de la procédure pour caractère théorique, mais je n'ai pas non plus adjugé au défendeur les dépens de la requête, pour manque de bonne volonté de la part du défendeur.
[34] Je voudrais conclure cette question des dépens en soulignant que l'indemnité accordée à M. Rahman pour le temps qu'il a perdu à faire valoir ses intérêts n'est pas censée constituer un remboursement intégral, pas plus que nos dépens avocat-client selon ce que prévoit le tarif B des Règles de la Cour fédérale.
CONCLUSION
[35] J'ai de la sympathie pour M. Rahman, qui a très bien pu être victime d'excès et d'une lenteur délibérée de la part de la Couronne. Cependant, le statut de résident permanent lui ayant été accordé, je ne vois pas l'utilité d'aller plus loin avec une question théorique, ou avec un jugement déclaratoire, un jugement qui ne serait ni aussi étendu que l'imagine le demandeur, ni aussi efficace à instaurer un climat de réelle loyauté dans l'avenir. La demande de contrôle judiciaire est radiée et la procédure est rejetée.
[36] M. Rahman aura une indemnité, non à titre de dépens, mais comme remboursement du temps qu'il a consacré à la défense de ses intérêts légitimes, et cela pour la somme de 1 350 $, avec les frais et débours divers, qui, à défaut d'entente, seront taxés.
« John A. Hargrave »
Vancouver (Colombie-Britannique)
le 5 février 2002
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, Trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-6095-00
INTITULÉ : Firoz Rahman c. MCI
LIEU DE L'AUDIENCE : Vancouver (C.-B.)
DATE DE L'AUDIENCE : le 28 janvier 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE HARGRAVE
DATE DES MOTIFS : le 5 février 2002
ONT COMPARU :
Firoz Rahman POUR LE DEMANDEUR
Helen Park POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Firoz Rahman POUR LE DEMANDEUR
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada