Date : 20040406
Dossier : T-1491-00
Référence : 2004 CF 535
ENTRE :
MICHAEL J. CULHANE
demandeur
- et -
ATP AERO TRAINING PRODUCTS INC.,
REILLY JAMES BURKE
défendeurs
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
LE JUGE O’KEEFE
[1] Il s’agit d’une action intentée par le demandeur contre les défendeurs en vue d’obtenir :
1. Un jugement déclaratoire portant que l’obtention gratuite, sur Internet, des guides d’examens écrits préparés par les défendeurs en vue de l’obtention d’un permis de pilote contrevient à l’alinéa 50(1)c) de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34;
2. Une injonction permanente interdisant aux défendeurs et à toute entité détenue, contrôlée ou exploitée par le défendeur Reilly James Burke d’offrir au Canada sur Internet, ou par tout autre moyen de publication, des examens écrits en vue de l’obtention d’un permis de pilote canadien ou des produits similaires, et ce gratuitement ou à des prix déraisonnablement bas;
3. Des dommages-intérêts en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur la concurrence, précitée, par suite du comportement des défendeurs allant à l’encontre de l’alinéa 50(1)c) de la Loi sur la concurrence, précitée;
4. Des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts exemplaires, pour atteinte illicite aux intérêts économiques du demandeur;
5. Les dépens;
6. Les intérêts en vertu de la Court Order Interest Act;
7. Et toute autre réparation que la Cour jugera bon de lui accorder.
Les faits
[2] Le demandeur, Michael Culhane, auteur et éditeur dans le secteur de l’aviation, est le propriétaire unique de l’entreprise « Accelerated Aviation Training ». Il est l’auteur d’une série de publications sur l’aviation, dont des guides de préparation à des examens et des ouvrages de référence (manuels de formation), utilisées par les pilotes canadiens dans leur préparation pour divers examens réglementaires. Ces documents ont été publiés en 1989 et sont depuis mis à jour périodiquement. Les publications sont protégées par le droit d’auteur et sont vendues par le demandeur à divers fournisseurs de produits d’aviation, à des librairies, à des écoles de pilotage et à des individus, et ce au Canada et à l’échelle mondiale. Il est également possible de les acheter sur le site Web du demandeur. Ce dernier a également publié des examens de préparation en vue de l’obtention d’un permis de pilote qu’il vend sous forme électronique et en direct sur son site Web.
[3] Selon le demandeur, les publications en cause sont les suivantes : guides d’examens pour les pilotes privés et les pilotes amateurs, livres de cours sur la formation au sol pour les pilotes privés et les pilotes amateurs, guides d’examens pour les pilotes professionnels, livres de cours sur la formation au sol pour les pilotes professionnels et livre de cours sur la réglementation des TEA.
[4] Le but des guides d’examens et des livres de cours de pilotage était de former les pilotes et les préparer pour les examens écrits de Transport Canada et l’épreuve en vol avec un examinateur qualifié. Après avoir réussi les examens, l’étudiant peut demander un permis de pilote.
[5] Le défendeur, Reilly James Burke, est l’unique directeur, président, secrétaire et l’âme dirigeante de la défenderesse ATP Aero Training Products Inc. (ATP), société constituée en Colombie-Britannique. D’autres noms de société ont été utilisés par les défendeurs pour leurs activités en tant qu’éditeurs et distributeurs. Les défendeurs sont les auteurs, les créateurs, les éditeurs et les distributeurs d’une série de guides de préparation aux examens écrits en vue de l’obtention d’un permis de pilote. Ces guides ont été publiés pour la première fois vers 1976 et ils ont été révisés et mis à jour périodiquement. ATP est aussi éditeur et distributeur de livres de pilotage. Elle fournit également en ligne des guides canadiens d’examens de pilotage qui sont distribués, vendus ou donnés à des établissements de formation et à des étudiants en pilotage au Canada et dans le monde. Les défendeurs ont revendiqué un droit d’auteur et la protection conférée par le droit des marques de commerce pour leurs guides d’examens écrits en ligne faisant l’objet de la présente action.
[6] Jusque vers le mois de mai 1999, la défenderesse ATP achetait les publications du demandeur et les revendait ou les distribuait à d’autres.
[7] Les parties avaient des points de vue divergents à l’égard des modalités de paiement concernant les commandes chez le demandeur et la politique de remboursement de ce dernier.
[8] En 1977, M. Burke a commencé à écrire et à publier ses propres guides d’examens. Les guides ont été vendus jusqu’en 1997, même si au début des années 1990 quelques guides étaient remis lorsque d’autres articles étaient commandés. En 1997, ATP a commencé à offrir gratuitement des guides d’examens en ligne. Pour pouvoir obtenir ces examens, le visiteur du site Web devait fournir son adresse électronique.
[9] Pour obtenir des examens en ligne gratuits, les usagers devaient fournir leur adresse électronique. Les défendeurs pouvaient ensuite fournir du matériel publicitaire et promotionnel aux détenteurs de ces adresses électroniques, lesquels représentaient des clients potentiels.
[10] L’expert des défendeurs, Aaron Drake, a affirmé qu’obtenir des adresses électroniques étaient une façon très efficace pour des entreprises en ligne de faire de la publicité à l’égard de leurs produits et que les visiteurs de sites Web ne fournissent pas volontiers leur adresse électronique à moins de pouvoir obtenir quelque chose de valeur en retour.
[11] ATP était l’un des quatre plus importants clients-grossistes du demandeur.
[12] Le demandeur fait valoir que les examens en ligne gratuits de ATP ont occasionné la réduction des ventes de ses publications qu’il dit concurrentielles.
[13] La pièce P-19 consiste en pages du site Web du demandeur qui indiquent la marche à suivre pour se soumettre aux examens en ligne. Ces pages indiquent également que les frais de ces examens s’élèvent à 19,95 $ ou 24,95 $, taxes en sus. Il y a aussi des frais qui s’ajoutent pour l’achat d’un livre de cours obligatoire. Le client a sept jours pour faire l’examen et les résultats lui sont transmis dans un délai de 48 heures.
[14] Les examens en ligne des défendeurs étaient évalués automatiquement et une réponse était envoyée immédiatement à l’étudiant avec des suggestions au sujet d’autres publications à consulter afin de parfaire ses connaissances.
Questions en litige
[15] 1. Le comportement des défendeurs revenait-il à établir un prix d’éviction?
2. Les défendeurs ont-ils porté illicitement atteinte aux intérêts économiques du demandeur?
Analyse et décision
[16] Il est possible d’intenter un recours civil fondé sur l’établissement de prix d’éviction en vertu des paragraphes 36(1) et 50(1) de la Loi sur la concurrence, qui prévoient ce qui suit :
36. (1) Toute personne qui a subi une perte ou des dommages par suite:
a) soit d'un comportement allant à l'encontre d'une disposition de la partie VI;
b) soit du défaut d'une personne d'obtempérer à une ordonnance rendue par le Tribunal ou un autre tribunal en vertu de la présente loi, peut, devant tout tribunal compétent, réclamer et recouvrer de la personne qui a eu un tel comportement ou n'a pas obtempéré à l'ordonnance une somme égale au montant de la perte ou des dommages qu'elle est reconnue avoir subis, ainsi que toute somme supplémentaire que le tribunal peut fixer et qui n'excède pas le coût total, pour elle, de toute enquête relativement à l'affaire et des procédures engagées en vertu du présent article.
50. (1) Commet un acte criminel et encourt un emprisonnement maximal de deux ans toute personne qui, exploitant une entreprise, selon le cas:
. . .
c) se livre à une politique de vente de produits à des prix déraisonnablement bas, cette politique ayant pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent, ou étant destinée à avoir un semblable effet. |
36. (1) Any person who has suffered loss or damage as a result of
(a) conduct that is contrary to any provision of Part VI, or
(b) the failure of any person to comply with an order of the Tribunal or another court under this Act, may, in any court of competent jurisdiction, sue for and recover from the person who engaged in the conduct or failed to comply with the order an amount equal to the loss or damage proved to have been suffered by him, together with any additional amount that the court may allow not exceeding the full cost to him of any investigation in connection with the matter and of proceedings under this section.
50. (1) Every one engaged in a business who
. . .
(c) engages in a policy of selling products at prices unreasonably low, having the effect or tendency of substantially lessening competition or eliminating a competitor, or designed to have that effect, is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for a term not exceeding two years. |
[17] Dans Boehringer Ingelheim (Canada) Inc. c. Bristol-Myers Squibb Canada Inc. (1988), 83 C.P.R. (3d) 51 (Cour Ont. (Div. gén.)), le juge Dambrot indique ce qui suit aux paragraphes 10 et 11 :
[traduction] En vertu de l’alinéa 50(1)c) et de l’article 36, le demandeur qui allègue l’établissement de prix d’éviction dans une poursuite civile doit prouver les cinq éléments essentiels suivants, l’absence de l’un d’eux l’empêchant toutefois d’obtenir gain de cause :
a) le défendeur exploite une entreprise;
b) le défendeur se livre à une politique de vente de produits;
c) en vertu de la politique, les produits sont vendus à des prix déraisonnablement bas;
d) la politique a pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent;
e) les prix déraisonnablement bas du défendeur causent une perte ou des dommages au demandeur.
La notion de prix d’éviction est bien décrite dans les Lignes directrices pour l'application de la Loi : Prix d'éviction, 1992, publiées par le Directeur des enquêtes et recherches du Bureau de la politique de la concurrence :
Il y a prix d'éviction lorsqu'une entreprise dominante sur un marché établit, pendant une période de temps suffisamment longue, ses prix à un niveau si bas qu'un ou que plusieurs de ses concurrents doivent quitter le marché ou encore que d'autres entreprises [page 57] doivent abandonner le projet d'y entrer ou les deux cas à la fois. Une fois que des concurrents ont dû quitter le marché ou que l'implantation de nouveaux arrivants a été empêchée avec succès, le prédateur pourra alors, dans le marché à faible concurrence qu'il a créé, s'attendre à augmenter les prix de façon significative afin de récupérer les profits qui auraient été réalisés ou encore de récupérer les pertes encourues au cours de la période de la pratique d'éviction.
[18] Dans Regina c. Hoffmann-LaRoche Limited (1980), 28 O.R. (2d) 164 (H.C.J.), conf. par (1981), 33 O.R. (2d) 694 (C.A.), le juge Linden affirme aux pages 192 et 193 :
[traduction] Cet article vise à combattre les pratiques de prix d'éviction. L'exemple classique qui est donné pour illustrer l'effet nuisible de la fixation de prix d'éviction est le suivant : une entreprise, le «prédateur», décide de vendre son produit à un très bas prix afin de mettre son concurrent en faillite, parce que ce concurrent ne peut pas ou ne veut pas vendre à un prix aussi bas. Si le concurrent est éliminé du marché, le «prédateur» peut ensuite augmenter ses prix, recouvrer les pertes qu'il a subies à cause de cette pratique de prix abusifs et réaliser des profits plus importants, parce que son ancien concurrent a quitté la scène.
Bien que l'application de tactiques semblables puisse révéler, en certaines circonstances, un judicieux sens des affaires, le législateur a décidé d'interdire ces pratiques parce qu'il est de l'intérêt public d'avoir un système laissant libre cours à une saine et juste concurrence. Comme il a été dit par le juge en chef Fitzpatrick dans Weidman et al. c. Shragge (1912), 46 R.C.S. 1, p. 3, 20 C.C.C. 117, p. 121, 2 D.L.R. 734, p. 737 :
....une entente faite par les parties dans l’exercice de la liberté contractuelle ou la liberté de ne pas contracter, qui peut être en elle-même parfaitement licite comme le droit anglais l’a depuis nombre d’années reconnu pour chaque individu, est illicite si l’intention des parties est d’indûment prévenir ou réduire la concurrence [...] Il n’est pas nécessaire [...] que l’entente soit en elle-même frauduleuse ou autrement illégale [...] Le méfait visé est la réduction exagérée et abusive de la concurrence qui exerce une pression abusive sur les individus ou qui cause un préjudice au public en général.
Même s’il s’agissait dans l’affaire Weidman d’un groupe de marchands de bric-à-brac qui s’étaient coalisés pour garder à la baisse les prix qu’ils avaient payés pour leur marchandise, la même philosophie que celle adoptée par le juge Fitzpatrick sous-tend toute la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, à savoir favoriser une concurrence loyale dans le marché pour le bénéfice des consommateurs canadiens et prévenir des ententes ou des activités qui portent atteinte à cette concurrence loyale, même si ces ententes ou ces activités peuvent paraître sensées aux yeux de ceux qui y participent.
Je souligne que l’affaire Hoffman-LaRoche, précitée, mettait en cause une poursuite en vertu de l’alinéa 34(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23 (ce qui constitue aujourd’hui l’alinéa 50(1)c) de la Loi sur la concurrence, précitée) et non d’une affaire civile.
[19] Dans une affaire civile, le demandeur doit établir le bien-fondé de ses prétentions selon la prépondérance de la preuve.
[20] Le demandeur a témoigné pour son propre compte et les défendeurs ont cité comme témoins Reilly James Burke (le défendeur nommément désigné) et Aaron Drake (un témoin expert).
[21] Première question en litige
Le comportement des défendeurs revenait-il à établir un prix d’éviction?
J’appliquerai maintenant chacun des éléments énumérés dans la décision Boehringer Ingelheim, précitée, aux faits en l’espèce.
[22] a) Les défendeurs exploitent une entreprise
Il n’est pas contesté en l’espèce que la société défenderesse vend des produits dans le secteur de l’aviation. Le défendeur Reilly James Burke est « l’unique directeur, président, secrétaire et l’âme dirigeante de la défenderesse ATP » (paragraphe 7 de la déclaration, qui a été admis par les défendeurs).
[23] b) Les défendeurs se livrent à une politique de vente de produits
Les défendeurs ont fait valoir qu’ils ne se livraient pas à une politique de vente d’examens de préparation en ligne. Ils étaient, jusqu’en 1998 environ, parmi les plus importants vendeurs de guides de préparation aux examens écrits en vue de l’obtention d’un permis de pilote. Vers 1997, ATP a commencé à offrir ses examens de préparation gratuitement sur Internet. ATP offre également un service de correction en ligne gratuit pour les examens. Les défendeurs affirment ne pas vendre les guides d’examens mais plutôt les offrir gratuitement. Ils comparent les examens gratuits aux journaux gratuits disponibles sur Internet. Les défendeurs affirment également que la remise de guides d’examens gratuits est un outil commercial pour vendre leurs autres produits. De plus, les défendeurs ont souligné que M. Burke, dans son témoignage, a dit qu’ATP n’avait pas l’intention de vendre les guides dans le futur. Par conséquent, les défendeurs font valoir que la présente affaire se distingue de l’affaire Hoffman-LaRoche, précitée, où le défendeur a offert gratuitement du valium pour une période d’un an seulement.
[24] Puisqu’au départ ATP vendait ses guides d’examens et puisqu’elle continue de mettre à jour ceux qu’on retrouve sur Internet, j’estime que les défendeurs, en offrant gratuitement les examens de préparation, se livrent à une politique de vente de produits.
[25] c) En vertu de la politique, les produits sont vendus à des prix déraisonnablement bas
Au départ, ATP vendait ses guides d’examens pour faire un profit. Par exemple, en 1988, ATP vendait le guide d’examen pour pilote privé, le guide d’examen pour pilote professionnel et le guide d’examens pour l’évaluation des IFR à 7,95 $ chacun. Le défendeur, M. Burke, a indiqué qu’il lui fallait un certain temps pour mettre à jour les examens de préparation en ligne. Le demandeur vend ses examens de préparation pour environ le même prix que le faisait ATP et dispose également d’un site Web à cette fin.
[26] Dans Hoffman-LaRoche, précité, le juge Linden a dit ce qui suit à la page 194 :
[traduction] Le caractère raisonnable ou déraisonnable d’un prix est une question objective et non subjective. Il n’est pas important de connaître l’intention du vendeur pour déterminer si un prix est déraisonnable. En d'autres termes, ce qu’il faut prouver c’est que dans les faits le vendeur a vendu à un prix déraisonnablement bas et non qu’il en avait vraiment l’intention. Un prix peut être considéré comme déraisonnablement bas même si le vendeur croyait honnêtement que tel n’était pas le cas. L’état d’esprit subjectif du vendeur est toutefois important dans l’examen de la question de la mens rea, que j’examinerai plus loin.
Et à la page 200 :
[traduction] Pour déterminer si un vendeur a vendu à des prix déraisonnablement bas, les tribunaux doivent examiner toutes les circonstances en l’espèce. Le caractère déraisonnable est une notion souple, et son sens est fonction de l’ensemble des faits. Le législateur a choisi ce mot afin de donner une certaine latitude aux tribunaux pour décider de la légalité ou l’illégalité des prix demandés. La notion de raisonnabilité n’a rien de rigide. Les tribunaux devraient se garder de condamner les décisions d’affaires, sauf s’ils estiment que le prix demandé est déraisonnable compte tenu de toutes circonstances.
[27] Le juge Linden a ensuite énuméré un certain nombre de facteurs dont la Cour doit tenir compte lorsqu’elle décide si un prix est déraisonnable. Les facteurs sont expliqués aux pages 200 et 201 :
[traduction] Il y plusieurs facteurs dont les tribunaux doivent tenir compte pour décider si un prix est déraisonnable. Premièrement, la différence réelle entre le coût de production ou le coût comptable et le prix de vente est important. Si un article est vendu au-dessus du coût de revient, ce prix ne pourra jamais être considéré déraisonnable. Si un article est par contre vendu sous le coût de revient, ce prix peut être ou non considéré comme déraisonnable. Par exemple, s’il est vendu à 95 % du coût, il est moins susceptible d’être considéré déraisonnable que s’il était vendu à 50 % ou à 5 % du coût de revient. En d’autres termes, plus le prix est inférieur au coût de revient, plus il est susceptible d’être déraisonnable.
Deuxièmement, la période de temps au cours de laquelle ont lieu les ventes à prix suspect est importante. Si les articles sont vendus à un prix inférieur au coût de revient pendant une journée ou une semaine plutôt que pendant un mois, six mois ou une année, ce prix est moins susceptible d’être déraisonnable. Par exemple, une vente d’ouverture ou de promotion d’articles pendant quelques jours ou même quelques semaines n’est pas interdite, car il est éminemment raisonnable d’attirer des clients potentiels en les invitant à venir essayer un produit. Plus la vente est longue plus elle deviendra suspecte. À un moment donné, un tribunal jugera que le prix qui était raisonnable au départ est devenu déraisonnable.
Troisièmement, on doit tenir compte des circonstances de la vente. Si un vendeur baisse son prix pour contrer une baisse de prix de son concurrent, ce n’est pas la même chose que de le réduire en premier. En d’autres termes, une réduction de prix défensive est perçue différemment d’une réduction de prix offensive. Un prix peut être raisonnable dans le premier cas mais non dans le deuxième. De plus, il n’est pas nécessaire d’attendre que le concurrent attaque en premier -- s’il sait qu’un concurrent est en train de planifier une attaque, il peut lancer une attaque anticipée. Dans R. v. Allied Chemical Canada Ltd. et al. (1975), 29 C.C.C. (2d) 460, p. 490, 69 D.L.R. (3d) 506, p. 536, 24 C.P.R. (2d) 221, p. 251, le juge Ruttan a dit : « Il n’est pas nécessaire d’attendre que des concurrents soient bien établis pour agir et leur faire front ». Par conséquent, bien qu’une baisse de prix de 50 % puisse en soi sembler déraisonnable dans certaines circonstances, il se peut que ce ne soit pas le cas si un concurrent a réduit antérieurement son prix de 40 % ou s’il a indiqué qu’il le fera dans un avenir rapproché. Après tout, la concurrence est une bataille et les concurrents doivent pouvoir s’y engager, tant et aussi longtemps qu’ils le font dans des limites raisonnables.
Un quatrième facteur à considérer est de savoir si le vendeur pourra retirer un quelconque bénéfice économique à long terme ou externe en vendant sous le coût de revient. Par exemple, un manufacturier peut souhaiter assurer la survie de son entreprise, continuer à fournir ses clients et faire travailler ses employés pendant une période économique difficile même s’il ne peut pas le faire de façon rentable. Il peut envisager de vendre ses produits à un prix inférieur au coût pour un certain temps dans l’espoir de récupérer ses pertes lorsque la situation s’améliorera. Un autre exemple est celui du fournisseur qui, pour des raisons de prestige, peut souhaiter être représenté dans un marché particulier, comme des points de ventes de détail à la mode. Ou, comme en l’espèce, il peut penser qu’il est économiquement avantageux à long terme que ses médicaments soient utilisés dans le marché hospitalier.
[28] Voici comment les facteurs énumérés par le juge Linden dans Hoffman-LaRoche, précitée, s’appliquent aux faits en l’espèce :
[29] La différence réelle entre le coût de production ou le coût comptable et le prix de vente
Il y a incontestablement des frais associés à la préparation des examens et à leur affichage sur un site Internet, et ce même si M. Burke fait le travail lui-même. Il y a également le coût, bien qu’il soit inférieur, de maintien des examens en ligne. Il y a aussi les frais afférents au travail de mise à jour desdits examens. De plus, la vente des examens à 7,95 $ chacun par M. Burke en 1988 indique qu’ils ont une certaine valeur. Comme le juge Linden l’a dit dans Hoffman-LaRoche, précitée :
[traduction] [...] plus le prix est inférieur au coût de revient, plus il est susceptible d’être déraisonnable.
En l’espèce, les guides d’examens sont offerts gratuitement. Ce facteur indique donc un prix déraisonnablement bas.
[30] La période de temps au cours de laquelle ont lieu les ventes à prix suspect est importante
Les défendeurs entendent offrir les guides d’examens gratuitement pour une période indéterminée et n’ont pas l’intention de les vendre dans le futur. La jurisprudence établit que plus longue est la période de baisse des prix, plus les prix deviennent suspects.
[31] On doit tenir compte des circonstances de la vente
À titre d’exemple, le vendeur qui baisse ses prix pour contrer la baisse des prix de son concurrent est perçu différemment du vendeur qui réduit ses prix le premier, ce qu’on appelle la réduction de prix défensive par opposition à la réduction de prix offensive. Une réduction du prix de vente dans une situation défensive peut être raisonnable, mais la même réduction dans une situation offensive peut être déraisonnable. En l’espèce, la réduction de prix de ATP est intervenue dans une situation offensive, puisqu’elle n’a pas été décidée en réaction à une quelconque réduction de prix faite par le demandeur ou toute autre personne dans le marché.
[32] Le vendeur pourra-t-il retirer un quelconque bénéfice économique à long terme ou externe en réduisant ses prix sous le coût de revient?
Les défendeurs font valoir qu’étant donné le recours à une norme objective de raisonnabilité pour apprécier les activités du vendeur, ATP n’a qu’à démontrer qu’elle peut raisonnablement s’attendre à des bénéfices économiques à long terme en offrant des examens en ligne gratuits. Elle n’a pas à prouver qu’elle perçoit déjà des bénéfices économiques. Le bénéfice économique qu’évoquent les défendeurs est que les examens en ligne gratuits les aideront à vendre davantage de leurs autres produits. M. Burke affirme ne pas savoir quelle part de ses ventes provient de ses guides d’examens en ligne gratuits. Il me semble que pour déterminer si les examens en ligne gratuits sont susceptibles de faire réaliser des bénéfices économiques à long terme aux défendeurs, il serait très utile que la Cour sache quels bénéfices économiques ils en ont retirés depuis 1997 ou 1998. Or, il n’y a aucune preuve que les cadeaux promotionnels ont fait augmenter les ventes des autres produits des défendeurs ou qu’ils les feront vraisemblablement augmenter dans l’avenir.
[33] Compte tenu des considérations susmentionnées, je conclus qu’en vendant gratuitement leurs examens en ligne, les défendeurs les vendent à un prix déraisonnablement bas, et ce suivant le critère établi dans l’arrêt Hoffman-LaRoche, précité.
[34] d) La politique a pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent
Le juge Linden a étudié ce facteur dans l’arrêt Hoffman-LaRoche, précité, à la page 205 :
[traduction] Ayant décidé que l’accusé s’est livré à une politique de vente d’articles à des prix déraisonnablement bas, cela n’amène pas à une condamnation, à moins que cette politique ait eu pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent ou qu’elle ait été destinée à avoir un effet semblable. Il faut donc faire la preuve d’un élément additionnel de l’infraction hors de tout doute raisonnable avant qu’une condamnation puisse être prononcée.
L’élément additionnel comprend deux volets possibles : celui qui s’intéresse à l’effet de la politique et celui qui s’intéresse à la mens rea. L’un ou l’autre suffit, les deux ne sont pas requis. Ainsi, dans le cas où la politique de vente à des prix déraisonnablement bas a pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent, l’infraction est complète. De la même façon, s’il n’y a pas d’effet ou de tendance semblable, mais que la conduite était destinée à avoir l’effet ou la tendance de sensiblement réduire la concurrence ou d’éliminer un concurrent, l’infraction est commise. Ainsi, se livrer à une politique de vente à des prix déraisonnablement bas avec l’intention de réduire sensiblement la concurrence ou d’éliminer un concurrent est criminel même si la tactique échoue complètement. Cet état d’esprit doit être toutefois présent au moment même où l’accusé se livre à la conduite illicite. Si la conduite a lieu sans l’état d’esprit exigé, cela est insuffisant. De même, si l’état d’esprit est présent mais qu’il n’y a pas de conduite illicite, cela ne suffira pas. Il doit y avoir une preuve que les actes coupables ont été accomplis pendant que l’accusé avait une intention coupable.
[35] Comme mentionné plus haut, le demandeur doit prouver que les défendeurs se sont livrés à une politique de vente à un prix déraisonnablement bas ayant pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent. S’il n’y a pas véritablement un tel effet ou une telle tendance, le demandeur doit établir que le comportement des défendeurs était destiné à avoir pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent.
[36] La preuve dont je suis saisi ne me convainc pas que les défendeurs avait l’intention de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent, à savoir le demandeur. Je ne suis pas non plus convaincu que le comportement des défendeurs a eu pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence. M. Burke a témoigné qu’il n’avait pas l’intention de causer un préjudice à l’entreprise du demandeur. Il se peut fort bien que la façon d’exploiter l’entreprise change au fil du temps, mais cela ne veut pas dire que les défendeurs contreviennent nécessairement à la Loi sur la concurrence, précitée. J’ai réexaminé le fax du 25 septembre 1998 (pièce P-14) envoyé par le défendeur, M. Burke, concernant les éditions 1999 du guide d’examens et le retour des éditions 1998 invendues, mais à mon avis cela n’aide pas le demandeur à établir que le comportement des défendeurs était destiné à avoir pour effet ou tendance de l’éliminer du marché des examens de préparation. J’arrive à la même conclusion en ce qui a trait à l’autre preuve invoquée par le demandeur dans son plaidoyer final. Je souligne également ce que le demandeur a dit lors de son témoignage : [traduction] « J’ai l’impression ou la certitude qu’ils n’achètent pas mes produits et j’ai constaté que mes ventes en général baissaient au cours de cette période, j’en ai alors conclu que c’était attribuable à cette annonce » (fax du 25 septembre 1998). Le défendeur, M. Burke, a également témoigné qu’il donnait ses guides d’examens en tant qu’outil commercial afin d’augmenter les ventes de ses autres produits. La question de savoir si ces ventes se sont réalisées ou se réaliseront dans l’avenir ne doit pas être prise en considération au regard de ce facteur.
[37] e) Les prix déraisonnablement bas du défendeur causent une perte ou des dommages au demandeur
Le demandeur a présenté des éléments de preuve pour démontrer que les ventes de ses guides d’examens concurrentiels ont baissé durant la période pertinente, mais ce n’est pas là une question pertinente pour l’examen de ce facteur. La question est de savoir si le prix déraisonnablement bas des guides des défendeurs a causé réellement la baisse ou la chute des ventes du demandeur. Ce dernier a témoigné qu’il croyait que la réduction des ventes était attribuable au fait que les défendeurs offrent gratuitement leurs guides d’examens. Le défendeur, M. Burke, a témoigné que le secteur de l’aéronautique est depuis plusieurs années en mauvaise posture et que plusieurs compagnie aériennes canadiennes ont cessé leurs activités au cours des huit dernières années. M. Burke a également témoigné que depuis les cinq dernières années, les écoles de pilotage tendent à créer leur propre matériel au lieu d’acheter ces publications. Il ressort également de la preuve que des guides d’examens américains sont utilisés par les écoles de pilotage canadiennes. M. Burke a dit qu’en raison des pertes d’emplois chez les pilotes professionnels, ces derniers s’entraînent pour devenir instructeurs. Cela est confirmé par les chiffres de ventes de M. Culhane qui révèlent une augmentation de 32 % dans la vente de manuels d’instructeur ces dernières années. Cette preuve indique que différents facteurs pourraient expliquer les fluctuations dans les ventes du demandeur, indépendamment du comportement des défendeurs.
[38] Le demandeur a dit ce qui suit aux pages 299 et 300 de la transcription de son contre-interrogatoire à propos du rapport entre ses ventes et le nombre de permis émis :
[traduction]
Q. Ok, mais vous serez d’accord avec moi, toutefois, pour dire que le pourcentage que vous donnez pour l’année 2002 peut avoir un lien avec des événements survenus non seulement en 2002 mais aussi au cours des années précédentes.
R. En ce qui concerne mes ventes?
Q. Oui.
R. Ou en ce qui a trait à la baisse de mes ventes, vous dites que - -
Q. Les ventes par rapport aux permis.
R. Et vous dites que mes ventes et les permis peuvent avoir un lien, dans le sens qu’ils sont bas en raison d’autres événements survenus au cours des années précédentes?
Q. De nombreux événements, et possiblement divers événements survenus au cours des années précédentes, non seulement des événements survenus en 2002.
R. Cela peut être un facteur, certainement.
[39] Comme je l’ai indiqué plus haut, ATP a cessé de vendre les publications du demandeur vers le mois de mai 1999 à l’exception d’une commande en 2000 qui n’a pas été remplie en raison d’un désaccord sur les conditions. Les défendeurs affirment que cela peut également être l’une des causes de la baisse des ventes du demandeur.
[40] Ainsi qu’il ressort de l’examen ci-dessus, un certain nombre de facteurs sont mis de l’avant pour expliquer la chute des ventes du demandeur. Je ne peux pas déterminer à partir de la preuve que le prix déraisonnablement bas des défendeurs a causé une perte ou un dommage au demandeur.
[41] Pour conclure sur ce point, je ne suis pas convaincu que le demandeur a, selon la prépondérance des probabilités, établi une violation de l’alinéa 50(1)c) de la Loi sur la concurrence, précitée. Par conséquent, le recours fondé sur l’établissement de prix d’éviction doit être rejeté.
[42] Deuxième question en litige
Les défendeurs ont-ils porté illicitement atteinte aux intérêts économiques du demandeur?
Le demandeur soutient que le comportement des défendeurs porte atteinte illicitement à ses intérêts économiques. Dans Whistler Cable Television Ltd. c. Ipec Canada Inc. (1992), 75 B.C.L.R. (2d) 48 (C.S.), le juge Braidwood a indiqué à la page 53 les quatre éléments de ce délit (adoptant le critère du juge Henry dans Barrets & Baird (Wholesale) c. Institution of Professional Civil Servants, [1987] 1 F.T.L.R. 121). Les quatre éléments qui doivent être établis sont les suivants :
1. atteinte au commerce ou à l’entreprise du demandeur;
2. moyens illicites;
3. intention de causer un préjudice au demandeur;
4. préjudice réel.
[43] Atteinte au commerce et à l’entreprise du demandeur
Le demandeur a énuméré les agissements suivants comment étant ceux qui portent atteinte à l’entreprise du demandeur : l’offre gratuite sur Internet d’examens en ligne; l’envoi du fax de septembre 1998 concernant les retours; le paiement en retard des factures; l’abus des rabais et des politiques de remboursement du demandeur. J’ai examiné les témoignages concernant ces agissements et j’estime que ceux-ci ne portent pas atteinte au commerce ou à l’entreprise du demandeur. Les explications données pour chacun de ces agissements me convainquent que les défendeurs n’ont pas porté atteinte au commerce ou à l’entreprise du demandeur.
[44] Moyens illicites
Le demandeur s’est appuyé sur une violation de l’alinéa 50(1)c) de la Loi sur la concurrence, précitée, pour établir cette exigence du délit et puisque qu’il n’a pas réussi à établir une violation de cet alinéa, il n’a pas non plus réussi à établir cette exigence du délit.
[45] Intention de causer un préjudice au demandeur
J’ai déjà conclu que les défendeurs n’ont pas eu l’intention de causer un préjudice au demandeur en offrant gratuitement des examens en ligne. L’expert des défendeurs, M. Drake, était d’avis que les examens gratuits sur Internet sont offerts dans le but de faire des profits sur les ventes d’autres produits comme des guides d’examens ou du matériel pédagogique. Ce n’est pas toujours pour causer préjudice aux concurrents que des produits sont offerts gratuitement et j’estime qu’en l’espèce, les défendeurs n’avaient pas une intention distincte.
[46] Préjudice réel
J’ai dit précédemment que j’étais dans l’incapacité de déterminer, à partir de la preuve, que le prix déraisonnablement bas des guides d’examens de ATP a causé une perte ou un dommage au demandeur. Je partage la même opinion à l’égard du préjudice réel qui aurait été causé au demandeur.
[47] Comme le demandeur n’a pas établi les exigences du délit, soit l’atteinte illicite à ses intérêts économiques, le recours fondé sur ce motif est rejeté.
[48] Les recours du demandeur contre les défendeurs sont rejetés avec dépens en faveur des défendeurs.
« John A. O’Keefe »
Juge
Ottawa (Ontario)
Le 6 avril 2004
Traduction certifiée conforme
Marie-Chantale Lamer, LL.B.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1491-00
INTITULÉ : MICHAEL J. CULHANE
- et -
ATP AERO TRAINING PRODUCTS INC.,
REILLY JAMES BURKE
LIEU DE L’AUDIENCE : VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)
DATES DE L’AUDIENCE : DU 25 AU 28 FÉVRIER 2003
LE 4 MARS 2003
DU 22 AU 24 SEPTEMBRE 2003
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE O’KEEFE
DATE DES MOTIFS : LE 6 AVRIL 2004
COMPARUTIONS :
Bronson Toy POUR LE DEMANDEUR
Michael J. Culhane
Gene H. Fraser POUR LES DÉFENDEURS
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Steele Urquhart Payne POUR LE DEMANDEUR
Vancouver (Colombie-Britannique)
Burke Tomchenko POUR LES DÉFENDEURS
Coquitlam (Colombie-Britannique)