Date : 19980430
Dossier : T-582-98
Entre :
DÉTENUS DE LA PRISON MOUNTAIN,
requérant,
- et -
SA MAJESTÉ LA REINE,
défenderesse.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
Le protonotaire A. HARGRAVE
[1] Il y a requête, introduite sous le régime de la règle 221 nouvelle, en radiation de l'action en l'espèce par ce motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action valide, ou qu'elle est scandaleuse, frivole ou vexatoire. Il s'agit là d'un moyen radical puisque, sauf possibilité de modification de la déclaration, il priverait le demandeur, en l'occurrence un groupe de demandeurs collectivement connus sous le nom de Détenus de la prison Mountain, de la possibilité de se faire entendre en justice. Et c'est justement parce que pareil moyen est si radical que la charge de la preuve qui incombe au défendeur est rigoureuse. La Cour ne radiera des actes de procédure pour défaut de cause d'action valide que s'il ressort à l'évidence que le demandeur ne saurait avoir gain de cause; voir par exemple Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735, page 740, Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, page 486, et Hunt c. Carey Canada Inc., [1992] 2 R.C.S. 959, pages 967 et s. Dans les cas où il s'agit de savoir si l'acte de procédure est scandaleux, frivole, vexatoire ou constitue un abus de procédure, la charge de la preuve est moins onéreuse.
LA DÉCLARATION
[2] Cette action intentée par le groupe de détenus appelé les Détenus de la prison Mountain est caractérisée par une longue déclaration. Elle est faite presque entièrement de simples assertions, sans aucun détail ou fait spécifique, et qui recouvrent une vaste gamme de plaintes : application arbitraire des règles de la prison, programmes n'ayant aucun rapport avec les besoins des détenus, punition cruelle et inusitée, inefficacité du processus de griefs, obstruction de justice lorsque les détenus cherchaient à engager des poursuites criminelles, violations de la Charte, inscriptions invalides dans les dossiers de la prison, et ignorance chez le personnel de ses fonctions ainsi que des règlements et lignes de conduite de la prison. Il y est aussi question du manque d'expertise, de l'arrogance, de la malveillance ou de l'ignorance des agents chargés de la gestion des cas et des personnes en situation d'autorité, autant de défauts qui se sont traduits, entre autres, par l'application irrégulière et arbitraire des règles.
[3] En conséquence, les demandeurs concluent à un grand nombre de différents types de redressements, notamment ordonnances déclarant le Service correctionnel du Canada responsable du défaut de tenir responsables les administrateurs des prisons au Canada, nomination d'un organisme indépendant pour enquêter sur le contenu du dossier de chaque prisonnier, expurgation d'informations des dossiers des détenus, dommages-intérêts punitifs et exemplaires, et protection contre les représailles. La déclaration et les redressements recherchés sont si étendus et si généraux qu'ils auraient pu être rédigés par un comité qui aurait consulté des individus ayant chacun son propre point de vue et ses propres besoins.
ANALYSE
[4] En l'espèce, il se peut, si on tient pour avérés les faits allégués, que ces détenus, individuellement ou peut-être en certains groupes, aient des causes d'action. Pour cette raison, je ne suis pas enclin à radier la déclaration pour défaut de cause d'action valide. Par contre, ce qui compromet leur action, c'est le manque de détails qui caractérise la formulation de la déclaration et la désignation de l'entité demanderesse.
[5] La déclaration est si générale et si dénuée de détails, dont les noms et les dates, qu'elle ne permet pas à la défenderesse d'entreprendre des investigations convenables ou d'y opposer une défense convenable. Appelée à se prononcer sur plusieurs déclarations du même genre dans Murray c. Commission de la fonction publique (1978), 21 N.R. 230, la Cour d'appel fédérale a jugé qu'elles étaient fondamentalement vexatoires faute de présenter de faits suffisamment précis pour montrer quel était le fondement de la demande, ce qui fait que le défendeur ne pouvait pas la contester et que la Cour ne pouvait pas réglementer le déroulement de la procédure (p. 236). Pareille action vexatoire ne débouchera sur aucun résultat pratique. Tel est le cas en l'espèce, car la déclaration est si générale et si étendue, en même temps si dénuée de détails, que la défenderesse serait dans l'impossibilité de formuler une réponse.
[6] La déclaration en l'espèce est entachée d'un autre vice dirimant. Elle est embrouillée à la première lecture. Je l'ai relue attentivement afin de voir si je peux accorder aux demandeurs le bénéfice du doute. Elle contient tellement d'allégations différentes, sans aucun détail, et conclut à tellement de réparations différentes, dont beaucoup ne présentent guère de rapport avec elle, qu'il serait quasiment impossible pour la Cour de veiller au déroulement ordonné du procès ou de transmuter les allégations en mesures de redressement. À ce titre, elle constitue un abus du système. La déclaration est donc radiée.
[7] Je me suis demandé si la déclaration ne pourrait pas être préservée au moyen d'une modification, car une déclaration ne doit pas être radiée tant qu'il y a un soupçon de cause d'action légitime. En l'espèce, j'ai examiné entre autres la réponse intitulée " Conclusions corroborant la cause d'action - Requête en modification " que le demandeur a opposée à la requête de la Couronne. Il se pourrait qu'il y ait en l'espèce un grand nombre de causes d'action si la déclaration devait être introduite séparément par les intéressés, chacun dans sa propre action, au sujet d'une ou de plusieurs questions spécifiques à l'égard desquelles des détails convenables étaient donnés. Nous sommes cependant en présence d'une déclaration si longue, si vague et si générale qu'aucune modification ne serait d'aucune utilité, à moins que les demandeurs n'abandonnent toutes les prétentions et ne se concentrent sur un ou deux incidents connexes, avec les détails nécessaires.
[8] Il y a encore une autre raison pour laquelle la déclaration doit être radiée sans permission de modification. Le demandeur, qui y est qualifié de requérant, n'est une association d'aucune sorte, mais plutôt un groupe de détenus se disant initialement représentés par les deux personnes signant la déclaration, puis subséquemment par quelque 75 détenus. La règle 2 des Règles de la Cour fédérale définit demandeur comme s'entendant également de toute personne pour le compte de laquelle l'action est engagée, et personne comme s'entendant également de toute association sans personnalité juridique ou société de personnes. La soi-disant entité " Détenus de la prison Mountain " ne rentre dans aucune catégorie qui, en qualité de groupe sans autre précision, puisse ester en justice. La diversité et l'étendue des allégations, prétentions et conclusions ne font pas non plus de cette action une action qui, après modification, puisse se transformer en action collective dans laquelle un ou plusieurs demandeurs identifiés puissent représenter les détenus de la prison Mountain. Une modification ne serait d'aucun secours.
CONCLUSION
[9] Ceux qui ont rédigé la déclaration en l'espèce y ont mis beaucoup de travail. Malheureusement ce travail était mal dirigé en ce qu'elle n'est qu'un collage d'assertions gratuites, générales et vagues, qui ne s'appuient sur aucun fait spécifique. Elle ne renferme pas suffisamment de détails pour donner à la défenderesse la possibilité raisonnable d'y répondre ou pour permettre à la Cour de réglementer convenablement la procédure. Elle est vexatoire en ce qu'elle ne conduit à aucun résultat pratique. La modification d'une déclaration aussi étendue, qui représente les vues et prétentions d'un grand nombre de détenus mus pas des intérêts différents, ne serait d'aucune utilité.
[10] Si ces détenus souhaitent faire valoir leurs prétentions et résoudre leurs difficultés individuellement, après qu'ils auront épuisé les ressources du processus d'instruction des griefs, ils pourraient introduire des actions individuelles avec à l'appui des détails suffisants pour permettre à la Couronne de les apprécier et d'y répondre raisonnablement.
[11] La Couronne n'a pas conclu aux dépens, qui ne seront donc pas alloués.
Signé : John A. Hargrave
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Protonotaire
Vancouver (Colombie-Britannique),
le 30 avril 1998
Traduction certifiée conforme,
Laurier Parenteau, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER
NUMÉRO DU GREFFE : T-582-98 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : Détenus de la prison Mountain,
requérant,
c.
Sa Majesté la Reine,
défenderesse
LIEU DE L'AUDIENCE : Vancouver (C.-B.)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE PROTONOTAIRE HARGRAVE
LE : 30 avril 1998
ONT COMPARU :
M. Neale Burton pour le requérant
Mme Donnaree Nygard pour l'intimée
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
M. Neale Burton pour le requérant
George Thomson pour l'intimée
Sous-procureur général du Canada