Date : 20041020
Dossier : IMM-1317-04
Référence : 2004 CF 1451
Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2004
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH
ENTRE :
UPUL KUMADA POTHUMULLA KANKANAGME
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Upul Kumara Pothumulla Kankanagame est un Cinghalais de 26 ans, citoyen du Sri Lanka. Il prétend être une personne à protéger en raison du fait qu'il a été torturé par la police sri-lankaise. La demande d'asile de M. Upul a été rejetée par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié parce que celle-ci a conclu qu'il n'était pas crédible. M. Upul vise maintenant à obtenir l'annulation de cette décision, affirmant que la Commission a commis de nombreuses erreurs graves.
[2] Je conviens que la Commission a en effet commis plusieurs erreurs et que, par conséquent, la décision doit être annulée.
Les conclusions non étayées par la preuve
[3] La Commission a commis une erreur en tirant certaines conclusions de fait qui n'étaient pas du tout étayées par la preuve et qui étaient donc manifestement déraisonnables.
[4] Par exemple, la Commission a semblé laisser entendre que Me Janice Nickel, une avocate spécialisée dans la défense des réfugiés qui a aidé M. Upul à présenter sa demande, avait fourni de la preuve documentaire pour soutenir faussement sa demande. Rien dans la preuve dont disposait la Commission n'étayait cette très grave allégation.
[5] Un autre exemple se rapporte à la cause des brûlures de M. Upul. Il est reconnu que M. Upul a subi de graves brûlures à la partie inférieure de son corps. En fait, ce témoignage est confirmé par un rapport médical. M. Upul a témoigné qu'il a subi ces blessures lorsqu'on l'a intentionnellement mis en feu, alors qu'il était sous la garde de la police. La Commission n'a pas accepté le témoignage de M. Upul à cet égard.
[6] Après avoir rejeté les explications de M. Upul quant à la manière dont les brûlures s'étaient produites, la Commission poursuit en faisant remarquer que M. Upul était un soudeur et qu'il avait donc l'occasion d'utiliser des chalumeaux à acétylène et du matériel de soudage dans le cadre de son travail. Bien que prétendant avoir une réticence à émettre des hypothèses selon lesquelles cela pourrait expliquer les blessures de M. Upul, la Commission s'oriente apparemment dans cette direction précise. Rien dans la preuve dont disposait la Commission ne permettait de formuler de telles hypothèses.
[7] Ces conclusions ne sont que deux des nombreuses conclusions défavorables tirées à l'encontre de M. Upul dans une décision longue et détaillée. Si cela constituait les seules erreurs commises par la Commission, on pourrait bien avancer un argument selon lequel ces erreurs n'étaient pas suffisamment importantes pour justifier l'annulation de la décision. Il n'est toutefois pas nécessaire que j'aborde cette question, puisque je suis convaincue que la Commission a commis d'autres erreurs importantes.
L'utilisation inappropriée de la connaissance d'office
[8] En rejetant les explications de M. Upul quant aux origines de ses brûlures, la Commission a conclu que si les blessures étaient survenues de la façon que M. Upul l'affirme, il se serait probablement évanoui. La Commission fait toutefois remarquer que M. Upul n'a pas prétendu avoir perdu connaissance.
[9] Dans l'arrêt Attakora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 99 N.R. 168, le juge Hugessen a fait remarquer qu'un tribunal ne peut tout simplement pas considérer que la mesure dans laquelle une blessure gênera le fonctionnement d'une personne est de connaissance d'office. Comme la Cour l'a fait remarquer, « cette situation dépend de la nature et du degré de la [blessure] ainsi que des circonstances dans lesquelles se trouve la personne blessée » .
[10] Dans le même ordre d'idées, la Commission a rejeté le témoignage de M. Upul selon lequel il a développé un trouble de la parole du fait d'avoir été l'objet de chocs électriques alors qu'il était sous la garde de la police. À cet égard, la Commission a décidé qu'elle pouvait prendre connaissance du fait que les troubles de la parole ont tendance à être de nature congénitale.
[11] Comme l'a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863, la connaissance d'office dispense de la nécessité de prouver des faits qui ne prêtent clairement pas à controverse ou qui sont à l'abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables. Parce que les faits admis d'office ne sont pas recueillis par voie de témoignage ou ne sont pas assujettis au contre-interrogatoire, le seuil d'admission des faits par connaissance d'office est strict. Il y a deux types de faits qui sont admissibles : « les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l'objet de débats entre des personnes raisonnables; [...] ceux dont l'existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l'exactitude est incontestable » .
[12] À titre de tribunal administratif, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié n'est pas liée par les règles de preuve strictes applicables en matière criminelle. Néanmoins, je ne suis pas convaincue que l'étiologie des troubles de la parole est quelque chose dont la Commission peut à bon droit prendre connaissance. En voulant prendre connaissance de ce « fait » , la Commission a commis une autre erreur.
La crainte raisonnable de partialité
[13] M. Upul soutient que l'interrogatoire que lui a fait subir la Commission au cours de l'audience ne se résumait pas à une tentative énergique de clarifier les contradictions dans la preuve, mais qu'il équivalait à de l'intimidation et à du harcèlement. Non seulement les questions étaient-elles inappropriées en soi, affirme M. Upul, mais le ton sarcastique et humiliant utilisé par le commissaire qui présidait l'audience a fait naître une crainte raisonnable de partialité.
[14] À cet égard, les observations de M. Upul sont appuyées par des affidavits de M. Upul lui-même, de même que du conseil qui l'a représenté devant la Commission et de Me Nickel, laquelle était également présente à l'audience. Tous décrivent la conduite et l'attitude du commissaire qui présidait l'audience dans les mots les moins flatteurs.
[15] Le défendeur soutient que les questions du commissaire étaient totalement appropriées et ne constituaient rien de plus qu'une tentative de comprendre l'histoire alambiquée et improbable de M. Upul. De toute manière, affirme l'avocate, n'ayant soulevé aucune objection au cours de l'audience relativement à la conduite du commissaire, M. Upul est réputé avoir renoncé à tout droit qu'il peut avoir eu de prétendre à l'existence d'une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire. À cet égard, le défendeur invoque les décisions de la Cour dans des affaires telles que Oh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 161, Abdalrithah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 40 F.T.R. 306, Carmona c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 564, et Ithibu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 288.
[16] Le critère pour savoir si, dans des circonstances données, il existe une crainte raisonnable de partialité est bien connu. Dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, la Cour suprême du Canada a décrit le critère comme consistant à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique » .
[17] Selon l'examen que j'ai fait de la transcription de l'audience, il semble que celle-ci ait commencé par l'interrogatoire principal de M. Upul de la part de son conseil. Peu de temps après, avec le consentement du conseil, le commissaire qui présidait l'audience a pris l'interrogatoire en main. Il s'ensuivit un long et rigoureux contre-interrogatoire.
[18] Les affidavits de M. Upul, de son conseil et de Me Nickel font référence à des préoccupations suscitées par le langage et le ton utilisés au cours de l'audience par le commissaire qui la présidait et par le fait que le commissaire n'ait jamais semblé regarder M. Upul. Évidemment, on ne peut vérifier le ton de la voix ni l'attitude en se référant à la transcription. Ce qui, par contre, ressort clairement de la transcription, c'est que durant son interrogatoire agressif, le commissaire qui présidait l'audience s'est fréquemment montré impatient envers M. Upul. Il est également évident qu'il était parfois vraiment sarcastique. À titre d'exemple, il y a un commentaire formulé par le commissaire lorsque celui-ci, insatisfait d'une réponse donnée par M. Upul, a dit : [traduction] « Monsieur, monsieur, monsieur. Écoutez, ce n'est pas du tout la question que j'ai posée, n'est-ce pas? Quelle était ma question? Pouvez-vous me le dire? Je vais la répéter si c'est ce que vous voulez. »
[19] Bien qu'on ne doive pas encourager une telle conduite, le droit est clair; des paroles dures et sarcastiques ne sont pas, en soi, suffisantes pour démontrer que le commissaire a perdu son impartialité : Varaich c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 75 F.T.R. 143. Selon le dossier dont je dispose, je ne suis pas prête à conclure que le commissaire qui présidait l'audience a été partial en me basant seulement sur sa conduite au cours de celle-ci.
[20] Malheureusement, toutefois, cela ne clôt pas le débat. Peu importe les préoccupations qu'ont pu avoir, au cours de l'audience, M. Upul et ses avocats relativement à la conduite du commissaire qui la présidait, ces préoccupations n'ont pu être exacerbées que lorsque le commissaire a rendu sa décision.
[21] En l'espèce, la décision a été rendue à l'audience, immédiatement après la fin des observations. La décision est à la fois longue et détaillée. En effet, il a apparemment fallu environ 90 minutes pour la rendre. Dans ces circonstances, M. Upul soutient qu'il existe une inférence inéluctable selon laquelle une bonne part de la décision avait été écrite avant même que l'audience ne soit commencée et selon laquelle l'issue était prédéterminée.
[22] Je n'accepte pas cette observation. Un examen des motifs de la commission révèle qu'il y a eu, tout au long de la décision, de fréquentes références au témoignage de M. Upul. En outre, la décision a été rendue d'une manière assez peu structurée, ce qui donne à penser qu'elle était vraiment improvisée.
[23] Toutefois, la décision n'utilise pas le ton objectif qu'on s'attendrait d'ordinaire à voir dans une décision émanant d'un tribunal quasi judiciaire tel que la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. En fait, il en ressort un degré remarquable de dédain à l'égard de M. Upul en tant que personne. À un certain moment, M. Upul est dédaigneusement appelé en anglais « this fellow » . Ailleurs dans la décision, après avoir tiré un certain nombre de conclusions défavorables quant à la crédibilité, la Commission, en parlant de gens comme M. Upul, dit : « ces gens-là mentent » .
[24] Le plus inquiétant, c'est la manière irrespectueuse avec laquelle la Commission a traité le témoignage de M. Upul concernant sa prétendue implication dans des activités politiques. Après avoir fait référence au témoignage de M. Upul sur ce point, la Commission a déclaré : « Franchement, ce ne sont là que balivernes! Traitons-les en conséquence! »
[25] Le défendeur concède qu'il ne s'agit pas là d'un langage professionnel, mais il soutient que cela est insuffisant pour établir une partialité de la part du commissaire qui présidait l'audience. Pris isolément, cela peut être vrai. Toutefois, le commentaire n'est pas isolé. Cela doit plutôt être vu à la lumière des autres commentaires désobligeants contenus dans les motifs de la Commission. Il convient également de tenir compte du degré d'hostilité démontré par le commissaire à l'égard de M. Upul au cours de l'audience elle-même.
[26] Lorsqu'on examine tous ces facteurs dans leur ensemble, je suis convaincue qu'une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, en arriverait à la conclusion qu'il existait une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire qui présidait à l'audience.
[27] Il reste la question de la renonciation. En l'espèce, la pleine portée de l'animosité du commissaire à l'égard de M. Upul n'est devenue tout à fait évidente que lorsque la décision a été rendue. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que l'omission de la part du conseil de M. Upul de s'opposer à la conduite du commissaire au cours de l'audience devrait être fatale à son droit de faire valoir qu'il existe une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire qui présidait l'audience.
Conclusion
[28] Pour ces motifs, la demande est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu'il statue à nouveau sur l'affaire.
Certification
[29] M. Upul propose les questions suivantes pour la certification :
1. L'obligation d'équité exige-t-elle d'un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié qu'il permette au conseil d'un demandeur d'asile d'interroger le demandeur avant que le commissaire ne le contre-interroge?
2. Lorsqu'un commissaire tient l'audience d'une manière qui a) crée une crainte raisonnable de partialité lors de l'audience et/ou b) contrevient à l'obligation d'équité, le demandeur peut-il renoncer à ses droits relativement à ce comportement?
3. Si on répond à la question précédente par l'affirmative, existe-t-il alors une renonciation si aucune objection n'a été soulevée lors de l'audience ou seulement si le demandeur ne présente pas de demande d'autorisation et de contrôle judiciaire à la Cour?
Aucune de ces questions n'est déterminante à l'égard des questions en litige en l'espèce et, par conséquent, je refuse de les certifier.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu'il statue à nouveau sur l'affaire.
2. Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.
« Anne L. Mactavish »
Juge
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1317-04
INTITULÉ : UPUL KUMADA POTHUMULLA KANKANAGME
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
DATE DE L'AUDIENCE : LE 13 OCTOBRE 2004
LIEU DE L'AUDIENCE : WINNIPEG (MANITOBA)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE MACTAVISH
DATE DES MOTIFS : LE 20 OCTOBRE 2004
COMPARUTIONS :
David Matas POUR LE DEMANDEUR
Aliyah Rahaman POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
David Matas POUR LE DEMANDEUR
Winnipeg (Manitoba)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)