Date : 19990611
IMM-117-98
E N T R E :
MANICKAVAGSAGAM SURESH
demandeur
- et -
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE McKEOWN
1 Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision par laquelle le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, Mme Lucienne Robillard (le ministre), s'est dite d'avis, le 6 janvier 1998, en vertu de l'alinéa 53(1)b) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée (la Loi), que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada. Le demandeur avait fait l'objet d'une attestation de sécurité délivrée conformément à l'article 40.1 de la Loi le 11 septembre 1995.
2 Un certain nombre de questions de droit constitutionnel et de droit administratif ont été soulevées dans la présente affaire. Parmi ces questions, mentionnons le pouvoir de la Cour fédérale de statuer, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, sur la constitutionnalité de l'alinéa 53(1)b) ainsi que des alinéas 19(1)e) et f) de la Loi, la question de savoir s'il a été porté atteinte aux articles 2 et 7 de la Charte des droits et libertés (la Charte), la norme de contrôle à appliquer, la question de savoir si la décision ministérielle était équitable sur le plan de la procédure, la question de savoir si le demandeur a été informé de tous les éléments de preuve que le ministre devait examiner, la question de l'admissibilité de nouveaux éléments de preuve devant notre Cour et, finalement, le rôle des traités au Canada.
3 Il y a quatre points qui, selon les parties, ne sont pas en litige : (1) le ministre a le pouvoir discrétionnaire, en vertu de la loi, de décider si un réfugié au sens de la Convention constitue un danger pour la sécurité du Canada; (2) le ministre doit exercer ce pouvoir discrétionnaire conformément à la Charte; (3) le juge Teitelbaum a confirmé la validité de l'attestation de sécurité pour les trois motifs prévus à l'article 19; (4) la loi a pour but de concilier les droits opposés des parties.
LES FAITS
4 Le demandeur est un Tamoul originaire du Sri Lanka. Il est arrivé au Canada le 5 octobre 1990 et a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention le 1er avril 1991. Le 11 septembre 1995, le demandeur a fait l'objet d'une attestation de sécurité délivrée en vertu de l'article 40.1 de la Loi au motif qu'il appartenait à l'une des catégories de personnes non admissibles au Canada visées aux sous-alinéas 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)f)(iii)(B). Ces dispositions prévoient :
1.19(1)e)(iv)(C) : [les personnes] dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles soient membres d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle commettra des actes de terrorisme
2.19(1)f)(ii) : celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles se sont livrées à des actes de terrorisme
3.19(1)f)(iii)(B) : celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles sont ou ont été membres d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre ou s'est livrée à des actes de terrorisme.
Le 29 août 1997, conformément au paragraphe 40.1(7), le juge Teitelbaum a confirmé le caractère raisonnable de l'attestation de sécurité, en disant que M. Suresh faisait partie d'une catégorie non admissible pour ces motifs. Plus particulièrement, le juge Teitelbaum a conclu que le World Tamil Movement (le WTM), dont M. Suresh était coordonnateur, « ... fait partie, comme on peut raisonnablement le croire, de l'organisation des Tigres libérateurs de l'Eelam tamoul ou est, tout au moins, un mouvement qui appuie vigoureusement les activités des LTTE » . De plus, il s'est déclaré « ... convaincu qu'il existe des motifs raisonnables de croire que les LTTE ont commis des "actes de terrorisme", quelle que soit la façon dont on définirait le "terrorisme" ou un "acte de terrorisme" » . Dans sa décision du 29 août 1997, le juge Teitelbaum a précisé qu'il motiverait sa décision à une date ultérieure, ce qu'il a fait deux mois et demi plus tard.
5 La décision du juge Teitelbaum n'est pas susceptible d'appel ni de contrôle judiciaire. Le paragraphe 40.1(7) de la Loi prévoit en effet :
[t]oute attestation qui n'est pas annulée en application de l'alinéa (4)d) établit de façon concluante le fait que la personne qui y est nommée appartient à l'une des catégories visées au sous-alinéa 19(1)c.1)(ii), aux alinéas 19(1)c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou au sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) ...
L'avocate du demandeur a soutenu devant moi que les LTTE constituent une organisation qui fait la promotion de l'auto-détermination conformément au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui fait partie de la Déclaration internationale des droits de l'homme. Elle a également soutenu que le demandeur était un militant d'action communautaire qui participait entre autres à des collectes de fonds par l'intermédiaire d'une société sans but lucratif dirigeant un centre communautaire à Toronto. Cependant, comme la décision du juge Teitelbaum a force de chose jugée, je ne puis réexaminer la question de la nature des LTTE ou des activités du demandeur en tant que coordonnateur du WTM.
6 Un arbitre a ordonné que le demandeur soit expulsé du Canada le 17 septembre 1997, conformément au paragraphe 32(6) de la Loi, après avoir conclu qu'il appartenait à l'une des catégories de personnes visées aux sous-alinéas 19(1)e)(iv)(C) et 19(1)f)(iii)(B) de la Loi. L'arbitre n'a pas conclu que le demandeur appartenait à la catégorie visée au sous-alinéa 19(1)f)(ii), et le ministre a interjeté appel relativement à cet aspect de la décision dans le cadre d'une autre instance.
7 Le 17 septembre 1997, le demandeur a été avisé par écrit (l'avis d'intention) que le ministre envisagerait la possibilité d'émettre, en vertu de l'alinéa 53(1)b), l'avis que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada. Le demandeur a été informé qu'un arbitre de l'immigration avait conclu que le demandeur était une personne visée aux trois sous-alinéas précités du paragraphe 19(1). En fait, ainsi qu'il a déjà été précisé, la mesure d'expulsion prononcée par l'arbitre ne mentionnait pas le sous-alinéa 19(1)f)(ii). Selon la note de service adressée au ministre pour lui demander de rendre une décision au sens du paragraphe 53(1), [TRADUCTION] « l'arbitre qui présidait l'enquête le 17 septembre 1997 n'était pas d'accord avec [le juge Teitelbaum], car la Cour n'avait pas motivé par écrit sa décision » . Le juge Teitelbaum a fait connaître l'intégralité de ses motifs le 14 novembre 1997.
8 L'avis d'intention adressé au demandeur le 17 septembre 1997 l'informait de plus qu'avant de rendre une décision conformément à l'alinéa 53(1)b), le ministre
[TRADUCTION]
[...] évaluera les risques que vous présentez pour la population canadienne et les risques auxquels vous seriez exposé si vous deviez être refoulé vers le pays duquel vous êtes parti pour venir au Canada, votre pays de résidence permanente, le pays de votre nationalité ou votre pays d'origine]
En outre, l'avis indiquait au demandeur le genre de documents qui pourraient être pris en considération lors de cette évaluation :
[TRADUCTION]
Veuillez noter que le CIC peut consulter les renseignements à jour les plus récents concernant le pays en cause qu'on peut se procurer dans les Centres de documentation de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Il s'agit notamment des Dossiers d'information sur les droits de la personne, de la Documentation sur la situation dans les pays et des Revues de presse indexées, notamment hebdomadaires, traitant du pays ou des pays dans lesquels vous pourriez être renvoyé. Le CIC peut aussi utiliser d'autres documents publiés une fois par année et accessibles au public comme les Country Reports on Human Rights Practises du Department of State des États-Unis, la Critique du Lawyers' Committee for Human Rights, les Rapports d'Amnistie internationale, les Rapports des Reporters Sans Frontières, le World Europa et le World Report de Human Rights Watch.
L'avis d'intention l'informait également de la possibilité de [TRADUCTION] « présenter des observations ou des arguments par écrit ... [et] ... toute preuve documentaire vous semblant pertinente » , tout en mentionnant que « [v]ous voudrez peut-être faire un lien entre vos observations et les risques pour votre vie ou vos libertés que pourrait entraîner votre renvoi du Canada » . Le demandeur disposait de 15 jours à compter de la réception de l'avis d'intention pour présenter ces observations et documents. Le demandeur serait informé de la décision du ministre.
9 L'avocate du demandeur a présenté des observations au ministre le 1er octobre 1997 et des observations supplémentaires le 3 décembre 1997, à la suite de la publication des motifs du juge Teitelbaum. Les observations en date du 1er octobre 1997 consistaient en un texte de 15 pages portant sur la norme d'équité en matière de procédure devant s'appliquer à la décision visée à l'alinéa 53(1)b), sur la légalité de la décision et sur le risque auquel serait exposé M. Suresh s'il devait être renvoyé au Sri Lanka. L'avocate a également soutenu que [TRADUCTION] « M. Suresh ne serait pas en sécurité et serait soumis à la torture et à d'autres formes de traitements cruels, inhumains ou dégradants au Sri Lanka. ... Aucun endroit ne lui fournirait un abri sûr au Sri Lanka. » Elle a de plus soutenu [TRADUCTION] « ne pas croire que la publicité entourant cette affaire fournirait quelque protection à M. Suresh au Sri Lanka » . À ces observations se trouvaient jointes plus d'une centaine de pages de documentation sur la situation au Sri Lanka, particulièrement sur les violations des droits de la personne des Tamouls, notamment la torture et les assassinats.
10 Les observations présentées le 3 décembre 1997 portaient sur la signification des motifs du juge Teitelbaum et mentionnaient que, tout en confirmant la validité de l'attestation délivrée en vertu de l'article 40.1, il avait défini de façon trop large la notion d' « appartenance » et que les actes de M. Suresh en tant que coordonnateur du WTM n'étaient pas illégaux. En outre, l'avocate alléguait que la décision du juge Teitelbaum, qui indiquait que le demandeur siégeait au « conseil de direction » des LTTE et énumérait ses activités en cette qualité, augmentait les risques auxquels ce dernier serait exposé s'il était refoulé vers le Sri Lanka. L'avocate a signalé que le juge Teitelbaum avait [TRADUCTION] « indiqué dans ses motifs qu'il ne citerait pas le nom des témoins ou ne passerait pas la preuve en revue dans ses motifs parce qu'il se préoccupait de la sécurité des autres » , mais que c'est pourtant ce qu'il avait fait en ce qui concernait M. Suresh. Tout particulièrement, le juge Teiltelbaum a précisé, dans ses motifs, que « les Tamouls qui sont appréhendés par les autorités sri-lankaises sont victimes de sévices graves et [que], dans un certain nombre de cas, ces sévices [lui] paraissent friser la torture » . Il ajoutait que « cette preuve pourrait, m'a-t-on dit, être dangereuse s'il était appris que certaines personnes ont témoigné pour les LTTE et en leur nom, ou en faveur de la cause tamoule ... "dangereuse" pour le témoin ou pour les membres de sa famille qui vivent encore au Sri Lanka » . En se fondant sur ces remarques, l'avocate de M. Suresh a fait observer au ministre que la Cour était allée au-delà de ce qui était nécessaire en donnant des détails sur les liens de M. Suresh avec les LTTE, augmentant ainsi les risques auxquels il s'exposait en étant refoulé vers le Sri Lanka. Les observations présentées par l'avocate au nom de M. Suresh ont été résumées dans deux mémoires, totalisant une page, adressés au ministre. Je note que l'avocate, dans les observations adressées au juge Teitelbaum, lui avait demandé de rédiger ses motifs sous la forme de deux textes, dont l'un traiterait des questions entendues à huis clos et des autres questions délicates.
11 Le 8 janvier 1998, le ministre a, en vertu l'alinéa 53(1)b) de la Loi, décidé que [TRADUCTION] « M. Suresh, un réfugié au sens de la Convention, constitue un danger pour la sécurité du Canada » . Il était prévu que le demandeur serait renvoyé au Sri Lanka le 19 janvier 1998, mais il a été autorisé à demeurer au Canada conformément à une injonction provisoire qui a été prononcée par la Division générale de la Cour de l'Ontario et qui a été confirmée par la Cour divisionnaire de l'Ontario le 8 janvier 1999.
Le pouvoir de la Cour fédérale de statuer sur des questions constitutionnelles dans le cadre d'un contrôle judiciaire
12 Le demandeur a déposé un avis de question constitutionnelle afin de faire déclarer par la Cour, en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle, que les alinéas 19(1)e) et f) ainsi que l'article 53 sont inopérants. Le défendeur soutient que, dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, la Cour n'a pas le pouvoir de déclarer une loi inopérante. Le défendeur reconnaît que, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, la Cour a le pouvoir d'examiner si les actes du ministre contreviennent à la Charte, mais que la saisine de la Cour se borne à l'examen de ces questions. Il ajoute que si le demandeur désire s'adresser à la Cour fédérale du Canada pour faire déclarer inopérants les alinéas 19(1)e) et f) ainsi que l'article 53, il doit le faire au moyen d'une action plutôt que d'une demande de contrôle judiciaire.
13 Alors que je rédigeais les présents motifs, la Cour d'appel fédérale a, dans l'arrêt Gwala c. M.C.I., rendu le 21 mai 1999 dans le dossier no A-375-98, répondu par l'affirmative à la question de la compétence. La Cour a déclaré, à la page 2 :
... nous sommes généralement d'accord avec les motifs que M. le juge Muldoon a exposés aux paragraphes 18 à 31 de la décision qu'il a récemment rendue dans l'affaire Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 161. Il a résumé ces motifs de la façon suivante :
On peut cependant dire, avec égards, que, comme le distingué juge paraissait elle-même s'en douter, l'affaire Gwala semble avoir été incorrectement tranchée en ce qui concerne la question de savoir si la Cour est compétente pour connaître, dans les circonstances présentes en l'espèce, d'une mise en cause de la constitutionnalité de certaines dispositions. Il y a pour cela deux raisons : d'abord, les dispositions plus larges de la Loi sur la Cour fédérale, qui n'étaient pas en vigueur aux dates où ont été tranchées les affaires Poirier et Tétreault-Gadoury (mais auxquelles s'est référé le juge Nadon dans l'affaire Mobarakizadeh, précitée); ensuite, parce qu'un tribunal qui fonde sa décision sur une disposition qui n'est constitutionnellement pas valable commet une erreur de compétence. Pour dire si un décideur a agi dans les limites de sa compétence, il faut donc implicitement évaluer la constitutionnalité de la disposition qui lui confère cette compétence.
14 Indépendamment de mon opinion sur la question de la compétence, les deux parties m'avaient demandé d'examiner la constitutionnalité des articles en question. Avant d'examiner la constitutionnalité des articles 19 et 53 de la Loi, je vais étudier les questions de droit administratif qui se posent dans la présente affaire.
La norme de contrôle
15 Les deux parties ont présenté des observations relativement à la norme de contrôle applicable en l'espèce. À mon avis, le résultat est le même, quelle que soit la norme de contrôle retenue.
16 Il s'agit en l'espèce d'une décision discrétionnaire rendue par le ministre en vertu de l'article 53 de la Loi. Cette décision a été rendue à la suite de la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention que la Section du statut de réfugié a accordée au demandeur, de la délivrance d'une attestation de sécurité conformément à l'article 40.1 de la Loi et d'une décision rendue par un juge désigné en vertu de l'article 40.1 de la Loi, au sujet du caractère raisonnable d'une attestation de sécurité. En vertu de l'article 53 de la Loi, le ministre a ensuite décidé s'il y avait quelque raison de stopper le refoulement du demandeur vers le Sri Lanka. Il a alors fallu mesurer le risque de renvoyer au Sri Lanka un réfugié au sens de la Convention par rapport au danger que ce réfugié constitue pour la sécurité du Canada.
17 Compte tenu du caractère discrétionnaire de la décision rendue par le ministre, je crois que les remarques du juge Iacobucci dans l'arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, s'appliquent. À la page 607, le juge déclare que l'article 144 de la British Columbia Securities Act
... donne à la Commission un vaste pouvoir discrétionnaire de rendre les ordonnances qu'elle estime dans l'intérêt public. En conséquence, un tribunal qui siège en révision ne devrait pas modifier une ordonnance rendue par la Commission, sauf si celle-ci a commis une erreur de principe dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire ou si elle l'a exercé d'une façon arbitraire ou vexatoire.
Dans l'affaire dont je suis saisi, l'alinéa 53(1)b) confère au ministre un pouvoir discrétionnaire aussi étendu. Ainsi qu'il sera démontré, il existe des différences évidentes entre une décision de la commission des valeurs mobilières et une décision par laquelle le ministre autorise le refoulement d'un réfugié. Cependant, le tribunal saisi d'une demande de contrôle judiciaire est assujetti au même principe de retenue dans les deux cas.
18 Dans l'arrêt Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646, la Cour d'appel fédérale a traité de l'avis formulé par le ministre en vertu du paragraphe 70(5) de la Loi, selon lequel le demandeur constituait un danger pour le public. À la suite de l'avis émis par le ministre, le demandeur avait perdu le droit d'interjeter appel de la mesure de renvoi, droit normalement accordé par l'alinéa 70(1)a). Le juge Strayer a, à la page 664, tenu les propos suivants au sujet du libellé de la disposition, en signalant le passage où il est question que la personne constitue un danger pour le public au Canada « selon le ministre ... » . Il a fait remarquer que le législateur avait choisi de conférer au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire dont le facteur déterminant n'était pas une preuve objective mais plutôt l' « avis » subjectif du ministre. Il a ajouté :
... à moins que toute l'économie de la Loi n'indique le contraire en accordant par exemple un droit d'appel illimité contre un tel avis, ces décisions subjectives ne peuvent pas être examinées par les tribunaux, sauf pour des motifs comme la mauvaise foi du décideur, une erreur de droit ou la prise en considération de facteurs dénués de pertinence.
19 Le juge d'appel Strayer a déclaré en outre :
La Cour n'est pas invitée à confirmer le bien-fondé de l'avis du ministre, mais simplement à déterminer si le contrôle de cet avis est justifié en droit.
À mon avis, ces observations s'appliquent en l'espèce. À l'alinéa 53(1)b), le législateur emploie le même libellé subjectif qu'au paragraphe 70(5), en prévoyant une exception à l'interdiction de refouler les réfugiés lorsque, « selon le ministre, [la personne] constitue un danger pour la sécurité du Canada » . En conséquence, comme l'a dit le juge Strayer dans l'arrêt Williams, précité, une telle décision subjective ne peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire que pour des motifs comme « la mauvaise foi du décideur, une erreur de droit ou la prise en considération de facteurs dénués de pertinence » . De plus, la décision du ministre selon laquelle le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada est une question de fait au sujet de laquelle les tribunaux devraient hésiter grandement avant de se lancer dans un réexamen des conclusions du ministre.
20 Le demandeur cite l'arrêt Pushpanathan c. Canada (M.C.I.), [1998] 1 R.C.S. 982, relativement à la proposition selon laquelle on devrait appliquer une norme de contrôle plus élevée lorsqu'il s'agit des droits d'un réfugié. À mon avis, le demandeur ne peut citer l'arrêt Pushpanathan, précité, pour étayer ses prétentions, car la décision faisant l'objet d'un contrôle judiciaire dans cette affaire différait de celle dont je suis saisi. Plus particulièrement, l'arrêt Pushpanathan, précité, traitait d'une décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié qui, étant de nature quasi judiciaire, exige un degré plus élevé de contrôle judiciaire. Par contraste, dans l'affaire dont je suis saisi, la décision rendue par le ministre conformément à l'alinéa 53(1)b) est manifestement discrétionnaire et on doit donc faire preuve d'une grande retenue. En outre, trois des quatre facteurs énoncés dans l'arrêt Pushpanathan, précité, militent en faveur d'une plus grande retenue dans le cadre d'un contrôle judiciaire que la norme du « bien-fondé de la décision » que le demandeur cherche à faire appliquer.
21 Le demandeur soutient en outre qu'un intérêt important est en jeu en ce qui concerne le refoulement d'un réfugié au sens de la Convention et qu'on devrait considérer que le législateur a prévu des garanties procédurales considérables en ce qui concerne tout le régime d'expulsion. Citant les propos tenus par le juge La Forest dans l'arrêt Lyons c. La Reine, [1987] 2 R.C.S. 309, le demandeur affirme que les garanties procédurales qui doivent être accordées à l'intéressé dépendent du « caractère pratique de l'instance et [de] l'effet qu'elle risque d'avoir sur la liberté individuelle. » (Voir également les propos du juge Wilson dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177).
22 Il est vrai que le refoulement d'un réfugié au sens de la Convention a des incidences considérables sur l'intéressé, en comparaison de la perte d'un droit d'appel dans un contexte n'intéressant pas un réfugié, comme c'était le cas dans l'affaire Williams. Il faut toutefois également tenir compte du droit important du Canada d'être protégé contre toute menace à sa sécurité. Le ministre, un fonctionnaire élu, est particulièrement bien placé pour surveiller l'application du régime législatif complexe prévu par la Loi. Compte tenu des graves conséquences que la présente décision risque d'avoir sur le demandeur, et du caractère discrétionnaire de l'avis ministériel - surtout en ce qui concerne des questions de sécurité nationale -, j'estime que la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable de la décision.
23 Comme on le verra, je suis d'avis que la décision du ministre était raisonnable et qu'elle reposait sur les éléments de preuve qui avaient été portés à sa connaissance. C'est au ministre et non à la Cour qu'il incombe de se prononcer sur la valeur à accorder aux éléments de preuve (voir le jugement Ngo c. Canada (M.C.I), (C.F. 1re inst.), 17 juin 1997, IMM-2257-96 et IMM-2258-96). J'estime en outre que le demandeur a effectivement été mis au courant des documents soumis au ministre et qu'on lui a donné une possibilité suffisante de répondre aux questions soulevées.
Équité procédurale
(i) Le demandeur a-t-il reçu une communication suffisante des documents soumis au ministre ?
24 Le demandeur soutient qu'il n'a pas été mis au courant des documents portés à l'attention du ministre et qu'on ne lui a pas donné suffisamment l'occasion de faire valoir son point de vue au sujet de l'alinéa 53(1)b) de la Loi. M. Suresh a toutefois reçu une lettre datée du 17 septembre 1997 qui l'informait de ce qui suit :
[TRADUCTION]
[...] Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a l'intention de demander au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre), conformément à l'alinéa 53(1)b) de la Loi sur l'immigration (la Loi) s'il est d'avis que vous constituez un danger pour la sécurité du Canada. Cet avis pourrait avoir de graves répercussions en ce qui vous concerne.
On mentionnait également dans la lettre le fait que :
[TRADUCTION]
[...] la Cour fédérale [...] a jugé raisonnable l'attestation délivrée par le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration au motif que vous faites partie d'une des catégories de personnes non admissibles au Canada visées aux sous-alinéas 19(1)e)(iv)C, 19(1)f)(ii) et 19(1)f)(iii)B de la Loi.
La lettre portait également ce qui suit :
[TRADUCTION]
Cependant, avant de prendre cette décision, le ministre évaluera les risques que vous présentez pour la population canadienne et les risques auxquels vous seriez exposé si vous deviez être refoulé vers le pays duquel vous êtes parti pour venir au Canada, votre pays de résidence permanente, le pays de votre nationalité ou votre pays d'origine.
On offrait ensuite au demandeur la possibilité de présenter des observations ou des arguments par écrit et de soumettre toute preuve documentaire lui semblant pertinente, tout en mentionnant que [TRADUCTION] « [v]ous voudrez peut-être faire un lien entre vos observations et les risques pour votre vie ou vos libertés que pourrait entraîner votre renvoi du Canada » . On y précisait également que le CIC consulterait certains des documents mentionnés au paragraphe 8 précité. Les observations de l'avocate du demandeur ont été soumises au ministre et ont également été résumées dans une note de service adressée au ministre par l'un de ses fonctionnaires.
25 Aucune suite n'a été donnée à la demande faite par l'avocate du demandeur en vue d'obtenir une copie de la note de service adressée au ministre dont celui-ci devait tenir compte pour se prononcer en vertu du paragraphe 53(1). Le demandeur fait notamment ressortir les quatre [TRADUCTION] « assertions de fait non appuyées par la preuve » qui sont contenues dans les recommandations des fonctionnaires du ministre auxquelles l'avocate du demandeur aurait souhaité répondre avant que le ministre ne prenne sa décision :
a)l'assertion que les LTTE ont soumis ceux qui relevaient de leur pouvoir de facto à un régime militaire autoritaire, contrairement à la preuve administrée par le demandeur lors de l'instance introduite en vertu de l'article 40.1;
b)une liste des violations commises par les LTTE, ce qui impliquait qu'ils faisaient partie de la même ligue que ceux du gouvernement du Sri Lanka;
c)les représentants du ministre ont déclaré que le Sri Lanka était une démocratie dont la magistrature était indépendante, ce qui méconnaît le fait que les régions tamoules sont assujetties à un régime militaire et que la magistrature elle-même a déclaré qu'elle était impuissante à contrôler ou à limiter les abus commis par l'armée et la police. Cette assertion ne tient par ailleurs pas compte des causes profondes du conflit armé au Sri Lanka, qui a été déclenché à la suite de l'oppression que le gouvernement sri-lankais faisait subir au peuple tamoul en niant les droits de celui-ci à l'égalité et à l'auto-détermination;
d)les représentants du ministre insistent pour dire qu'on ne devrait pas permettre au demandeur de demeurer au Canada pour poursuivre ses activités parce que cela va à l'encontre des engagements internationaux pris par le Canada en matière de lutte anti-terrorisme. Le demandeur aurait présenté des éléments de preuve contraires. Il aurait notamment tenté de démontrer qu'après sa détention, le World Tamil Movement (l'organisme pour lequel il agissait comme coordinateur) avait changé sa stratégie de collecte de fonds de manière à recueillir de l'argent uniquement pour l'aide humanitaire aux victimes tamoules du conflit armé au Sri Lanka.
La preuve permettait aux fonctionnaire du ministre de faire ces assertions « factuelles » . Le demandeur est en désaccord avec les conclusions qui ont été tirées compte tenu des éléments de preuve présentés. Certains de ces éléments sont reproduits ci-dessous aux paragraphes 31, 32, 33 et 34.
26 Dans l'arrêt Williams c. Canada, précité, qui portait sur un avis formulé par le ministre en vertu du paragraphe 70(5) de la Loi au sujet d'une personne qui n'était pas un réfugié, la Cour d'appel fédérale a conclu que la procédure suivie était équitable malgré le fait que le demandeur n'avait pas pu prendre connaissance du rapport sommaire remis au ministre. Le demandeur soutient toutefois que le processus décisionnel prévu à l'alinéa 53(1)b) exige un degré plus élevé d'équité procédurale que celui qu'exige le paragraphe 70(5), étant donné que le premier peut se solder par le refoulement d'un réfugié au sens de la Convention. Le demandeur soutient que, plus les conséquences de la décision sont graves, plus le degré de respect des principes d'équité et de minutie dans l'appréciation de la preuve est élevé (voir les arrêts Singh, précité, et Bater and Bater, [1950] 2 All E.R. 458, à la page 459). Il soutient en outre qu'il est loisible à la Cour d'aller au-delà de la common law pour adhérer aux [TRADUCTION] « notions contemporaines de justice administrative » dans le contexte de l'article 7 de la Charte (voir le juge Evans dans The Principles of Fundamental Justice: the Constitution and the Common Law, 1991, 29 Osgoode Hall Law Journal 51, aux pages 85 et 86).
27 À mon sens, même si les conséquences d'une décision prise en vertu de l'alinéa 53(1)b) - en l'occurrence le refoulement d'un réfugié au sens de la Convention - exigent l'application d'une norme plus élevée d'équité procédurale que celle qui est prévue au paragraphe 70(5), la procédure qui a été suivie en l'espèce était adéquate. La note de service adressée par le fonctionnaire au ministre ne renfermait aucun renseignement dont le demandeur n'était pas au courant. Dans le jugement Nguyen c. Canada (M.C.I.), (1997), 133 F.T.R. 210, je me suis penché sur des réserves similaires exprimées au sujet d'un rapport sommaire soumis au ministre par un fonctionnaire en vue de recommander au ministre de formuler l'avis, en vertu du paragraphe 70(5) et de la disposition 46.01(1)e)(iv), que le requérant « constituait un danger pour le public » au sens du paragraphe 70(5) et du sous-alinéa 46.01(1)e)(iv) de la Loi. Je constate que la décision prise en vertu du sous-alinéa 46.01(1)e)(iv) empêchait le requérant de faire juger sa demande du statut de réfugié par la Section du statut de réfugié et qu'elle comportait donc aussi de graves conséquences en ce qui concerne son éventuel refoulement. Le rapport sommaire renfermait des renseignements qui étaient contraires aux aveux que le demandeur avait lui-même faits devant le ministre. J'ai déclaré, à la page 214 :
[...] les délégués [du ministre] ont le droit de faire des déclarations contraires, tant que ces dernières figurent dans le dossier ou, alors, sont fondées sur des renseignements qui sont à la disposition du demandeur.
En l'espèce, je suis convaincu que les renseignements contenus dans la note de service adressée au ministre étaient connus du demandeur au moment où il a formulé ses observations.
28 Le demandeur affirme qu'il ne connaît aucun élément de preuve qui tende à démontrer que l'argent qu'il a versé a eu pour effet de prolonger la guerre civile. À mon avis, si une organisation se livrant à des actes de terrorisme a reçu de l'argent, cet argent a permis aux actes de terrorisme de se poursuivre et a donc prolongé la guerre civile. Rien n'empêchait le demandeur de préciser dans les observations écrites qu'il a soumises au ministre qu'il n'avait rien fait pour encourager le conflit qui existait au Sri Lanka. J'estime que les propos formulés par le juge MacKay dans le jugement Pratt c. Canada (M.C.I.), (1997), 130 F.T.R. 137, à la page 146 s'appliquent au cas qui nous occupe :
[...] Le requérant était au courant de tous les éléments sous-jacents à cette recommandation et on lui a donné la possibilité de formuler des observations à leur sujet. La recommandation elle-même est simplement une conclusion et le requérant était au courant de la possibilité qu'on y donne suite et avait la possibilité de formuler des observations au sujet du dossier sur lequel cette
recommandation était fondée.
29 Sur la question de savoir si l'avis était suffisant, le demandeur soutient que le ministre était tenu, dans l'avis d'intention, de l'informer des motifs pour lesquels il estimait qu'il ne courait pas de risque, ou de risque suffisant qui l'emportait sur le danger qu'il représentait pour la sécurité du Canada. À mon avis, le ministre aurait manqué à son devoir en tirant quelque conclusion que ce soit sur les risques auxquels s'exposait le demandeur tant que celui-ci n'avait pas eu l'occasion de faire valoir son point de vue sur les risques auxquels il estimait être exposé. Qui plus est, comme le demandeur est un réfugié au sens de la Convention, la question des risques a été soumise au ministre. Le ministre sait qu'il y a sept ans, le demandeur avait raison de craindre d'être persécuté et que seul le demandeur peut l'informer de la nature des risques qu'il court présentement. Le ministre a bien précisé au paragraphe 6 de l'avis d'intention qu'il allait examiner les risques auxquels serait exposé le demandeur s'il était refoulé vers le Sri Lanka. Le ministre a informé le demandeur des documents qui avaient été portés à sa connaissance et dont j'ai traité au paragraphe 8.
30 Le demandeur fait valoir que, comme on ne lui a pas communiqué tous les éléments qui ont été soumis au ministre, il ne devrait pas être limité, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, au dossier qui était soumis au ministre, mais qu'on devrait lui permettre de produire de nouveaux éléments. Je suis convaincu que le ministre lui a communiqué tous les éléments sur lesquels il devait fonder sa décision, sauf la note de service adressée au ministre, laquelle était fondée sur des documents publics dont le demandeur connaissait l'existence et qu'il pouvait consulter. Le ministre a respecté les exigences de l'équité procédurale. En conséquence, je ne tiens pas compte des nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur ou le défendeur, pour examiner la preuve qui m'a été soumise. Dans le cadre d'un contrôle judiciaire, notre Cour n'est pas le tribunal approprié pour se prononcer sur les risques. Or, c'est ce que j'aurais fait si j'avais accepté de nouveaux éléments de preuve de la part du demandeur ou du défendeur. Dans son avis d'intention de septembre 1997, le ministre a offert au demandeur l'occasion d'expliquer les raisons pour lesquelles il estimait qu'il courrait un danger s'il était refoulé vers le Sri Lanka. À mon avis, le ministre voulait être en mesure d'évaluer les risques auxquels serait exposé le demandeur s'il devait être refoulé vers le Sri Lanka et mettre en balance ces risques avec le danger que constituait le demandeur pour la sécurité du Canada.
(ii) Les éléments de preuve dont disposait le ministre justifiaient-ils raisonnablement sa décision ?
31 Le demandeur affirme que le ministre a agi de façon arbitraire ou abusive et que les conclusions qu'il a tirées ne reposaient absolument pas sur les faits. Le demandeur a soutenu tant devant le ministre que devant le juge Teitelbaum que les LTTE sont un mouvement qui lutte pour l'auto-détermination du peuple tamoul. Or, les éléments de preuve documentaire soumis par le demandeur lui-même donnent à penser le contraire. Suivant ces éléments de preuve, les LTTE auraient été impliqués dans le pire attentat à la bombe qui a eu lieu à Colombo en 1996 et au cours duquel des explosifs ont été lancés dans la Banque centrale, tuant une centaine de personnes et en blessant plus de 1 200[1].
32 Dans le Sri Lanka Country Report on Human Rights Practices for 1996 du département d'État américain [le rapport du département d'État américain] que le demandeur a soumis, il est fait mention de l'exécution par les LTTE de 14 villageois cingalais de la région de Puttalam et du meurtre par les LTTE de onze voyageurs cingalais dans une embuscade tendue à un autocar dans la région d'Ampara. Dans les documents que le demandeur a soumis, il est également affirmé que les LTTE auraient [TRADUCTION] « procédé à l'exécution de personnes soupçonnées d'être des informateurs du gouvernement et se seraient livrés à des massacres et à des assassinats de villageois cingalais et musulmans à titre de mesure de représailles, auraient torturé et maltraité des prisonniers, auraient enrôlé de force des enfants et auraient procédé à des enlèvements » [2]. Les LTTE font de l'intimidation en procédant à des exécutions en public.
33 Les LTTE refusent aux gens qui sont assujettis à leur pouvoir le droit de changer de gouvernement. Ils ne tolèrent pas la liberté d'expression. Ils ne respectent pas la liberté de l'enseignement. Les Tamouls qui n'appuient pas les LTTE font l'objet de violations des droits de la personne.
34 Il y avait également devant le ministre des éléments de preuve suivant lesquels le Sri Lanka est depuis longtemps une république démocratique, que le gouvernement est en règle générale résolu à respecter les droits de la personne de ses citoyens et qu'il a réalisé des progrès en vue de résoudre certains cas notoires d'exécutions sommaires et de disparitions[3]. Selon le rapport du département d'État américain, [TRADUCTION] « des mesures législatives ont été prises en vue de créer une commission permanente des droits de la personne chargée de déceler toute violation » . Il y a toutefois lieu de signaler qu'à la fin de l'année, la commission n'avait pas encore commencé ses activités. Par ailleurs, le Sri Lanka a signé le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui interdit la torture. Le Sri Lanka a inculpé certains soldats. Il a arrêté et déclaré coupables 14 soldats inculpés de 101 chefs d'accusation de meurtre en 1996. Le Comité international de la Croix-Rouge bénéficie d'un accès illimité aux centres de détention, aux postes de police et aux camps militaires.
35 Dans les éléments de preuve qu'il a soumis au ministre, le demandeur a également exposé en détail les violations des droits de la personne commises par les forces de sécurité contrôlées par le gouvernement. Dans son rapport, le département d'État américain affirme que des membres des forces de sécurité continuent à torturer et à maltraiter les détenus et d'autres prisonniers des deux sexes, surtout lors des interrogatoires. Il précise que la plupart des victimes sont des Tamouls soupçonnés d'être des insurgés ou des collaborateurs des LTTE[4]. La preuve fait également état d'au moins 17 exécutions sommaires effectuées dans la province de l'Est par la police en 1995. Certaines de ces exécutions ont été effectuées à titre de mesure de représailles contre des civils tamouls pour les agressions de LTTE au cours desquelles des membres des forces de sécurité ont été tués ou blessés. Dans certains cas, les auteurs de ces exactions n'ont pas été arrêtés[5].
36 En ce qui concerne Jaffna, on a fait état d'une hausse sensible du nombre d'arrestations de Tamouls à la suite de l'attentat à la bombe suicide des LTTE perpétré le 4 juillet 1996. Le Document de synthèse du HCNUR parle également d'une [TRADUCTION] « institutionnalisation de la torture au point où les Sri-Lankais la considère comme une mesure de représailles contre les civils tamouls plutôt que comme des méfaits isolés » [6]. Dans les observations qu'il a faites au ministre, le demandeur mentionne par ailleurs un rapport de juillet 1997 intitulé Human Rights Violations in the Batticaloa District in East Sri Lanka de Joseph Pararajasingham, un député tamoul du Front uni de libération des Tamouls (TULF), un parti tamoul modéré qui participe aux élections au Sri Lanka et qui ne lutte pas contre le gouvernement sri-lankais. Le demandeur est originaire de la région de Batticaloa. Le rapport précise que [TRADUCTION] « les forces de sécurité sri-lankaises ont continué à torturer et à maltraiter les détenus et d'autres prisonniers des deux sexes, surtout lors des interrogatoires et lors des arrestations » [7].
37 Malgré la complexité des éléments de preuve qui lui étaient soumis, le ministre était justifié de conclure, sur le fondement de ces éléments, que le danger que le demandeur représentait pour la sécurité du public canadien l'emportait sur les risques auxquels il était exposé s'il devait retourner au Sri Lanka. Les arguments du demandeur portaient sur la valeur de la preuve. Or, il s'agit de toute évidence d'une question qui relève de l'appréciation du ministre. Le demandeur s'est dit d'avis que les articles de journaux publiés au Sri Lanka par l'ambassadeur du Sri Lanka le projetaient sur le devant de la scène. Bien que le demandeur croie que cette situation lui causerait des problèmes, il était certainement loisible au ministre de conclure que la notoriété dont le demandeur ferait l'objet contribuerait à le protéger. Ainsi que je l'ai déjà dit, il suffit que la décision du ministre soit raisonnable; il n'est pas nécessaire d'en démontrer le bien-fondé. En outre, bien que le demandeur ait formulé des observations tant devant le ministre que devant le soussigné au sujet de la nature des activités des LTTE en faisant valoir qu'elles ne constituent pas du terrorisme, cette question n'a pas été régulièrement soumise à la Cour. La décision que le juge Teitelbaum a rendue en vertu du paragraphe 40.1(7) de la Loi a transformé l'attestation de sécurité du ministre en une « preuve concluante » que le demandeur appartient à l'une des catégories de personnes visées aux sous-alinéas 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)(iii)f)(B). Il ne m'est donc pas loisible de réexaminer la question de la nature des activités des LTTE.
38 Le demandeur affirme par ailleurs que les principes de justice fondamentale exigeaient la tenue d'une audition devant un arbitre indépendant. Il ressort des arrêts rendus par la Cour d'appel fédérale dans les affaires Nguyen, précité, et Williams, précité et du jugement McAllister c. Canada, [1996] 2 C.F. 190 (1re inst.) de la Section de première instance, que la présentation d'observations écrites suffit. Bien que dans l'arrêt Nguyen, la Cour d'appel fédérale ait déclaré que les observations écrites étaient suffisantes, le juge Marceau a déclaré à titre de remarque incidente que l'application de la Charte serait différente lorsque « le renvoi de l'intéressé dans un pays où, suivant la preuve, il serait torturé, voire tué, serait à tout le moins une atteinte aux normes publiques de la dignité humaine, en violation des principes de justice fondamentale consacrés à l'article 3 de la Charte » . Je constate aussi que, dans l'arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, l'appelant demandait au ministre de la Justice de lui accorder une entrevue personnelle ainsi que la possibilité de se faire accompagner de témoins. La Cour suprême du Canada a jugé à l'unanimité que le dépôt d'observations écrites était suffisant pour satisfaire aux exigences de la justice fondamentale. La question de l'arbitre impartial a également été abordée dans l'arrêt Williams, précité, dans lequel la Cour a estimé que le législateur voulait l'avis d'un ministre, et non celui d'un juge. Une opinion subjective peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire au regard des exigences de la justice fondamentale à savoir si le ministre a agi de mauvaise foi, a commis une erreur de droit ou s'est fondé sur des facteurs non pertinents. En outre, dans l'arrêt Nguyen, précité, la Cour d'appel fédérale a conclu que l'opinion du ministre était aussi valable que celle de la Cour. La Loi n'exige pas que la décision soit prise par un décideur impartial et indépendant. Il y a eu un arbitre judiciaire impartial en la personne du juge Teitelbaum, qui a confirmé que l'attestation de sécurité délivrée en vertu de l'article 40.1 était raisonnable. L'opinion subjective est tout de même conforme aux principes de justice fondamentale. À mon avis, la justice fondamentale n'exige pas la tenue d'une audition par un arbitre indépendant.
Analyse de la Constitution et des traités
39 L'article 7 de la Charte dispose :
Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Étant donné que, dans l'affaire dont je suis saisi, les parties conviennent que la décision prise par le ministre en vertu de l'alinéa 53(1)b) donne lieu à l'application de l'article 7 de la Charte, il me reste à me demander si cette décision porte atteinte aux principes de justice fondamentale. C'est l'approche qu'a adoptée la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Chiarelli c. Canada (M.E.I.), [1992] 1 R.C.S. 711, Dehgani c. Canada (M.E.I.), [1993] 1 R.C.S. 1053, ainsi que dans l'arrêt Kindler, précité, dans lequel le juge La Forest a déclaré, à la page 831 :
Il ne fait aucun doute que le droit de l'appelant à la liberté et à la sécurité de sa personne est très gravement atteint parce qu'il s'expose à l'exécution de la peine de mort à son retour. La véritable question est de savoir si l'extradition dans ces conditions viole les principes de justice fondamentale.
Le juge La Forest s'est ensuite demandé si la décision en question était conforme aux principes de justice fondamentale, tant sur le plan de la procédure que sur celui du fond. Comme j'ai déjà examiné les aspects procéduraux des principes de justice fondamentale, il me reste à en examiner les aspects de fond.
40 Le juge Rothstein a, dans le jugement Saïd c. M.C.I., (C.F. 1re inst.), rendu le 11 février 1999 dans les dossiers nos IMM-169-98 et IMM-170-98, examiné bon nombre des arguments constitutionnels qui sont soulevés en l'espèce. Bien que, dans cette affaire, le débat portât sur la constitutionnalité de l'alinéa 53(1)d) de la Loi, le raisonnement suivi dans ce jugement s'applique également à l'alinéa 53(1)b) de la Loi. Pour décider si l'alinéa 53(1)d) viole les principes de justice fondamentale prévus à l'article 7, le juge Rothstein a fait remarquer ce qui suit, au paragraphe 15 :
Cette pondération entre la liberté d'une personne et la protection de la société est bien établie dans l'application des principes de « justice fondamentale » énoncés à l'article 7 de la Charte. Dans l'arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général) , [1993] 3 R.C.S. 519, le juge Sopinka déclare aux pages 593 et 594:
Cette théorie de la pondération a été confirmée dans un arrêt très récent de notre Cour, Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, dans lequel le juge McLachlin a conclu que l'appelant avait été privé d'un droit à la liberté garanti par l'art. 7. Elle a ensuite examiné si cette restriction était conforme aux principes de justice fondamentale (aux pp. 151 et 152):
Ces principes touchent non seulement au droit de la personne qui soutient que sa liberté a été limitée, mais également à la protection de la société. La justice fondamentale exige un juste équilibre entre ces droits, tant du point de vue du fond que de celui de la forme[. . .] [Souligné dans l'original.]
41 Le juge Rothstein précise, au paragraphe 11, que l'article 53 vise à incorporer l'article 33 de la Convention relative au statut de réfugiés et il explique les raisons justifiant la pondération des éléments prévus à l'article 53. Ses propos sont pertinents :
Le paragraphe 33(1) dispose qu'un réfugié ne peut être renvoyé dans un lieu où sa vie ou sa liberté seraient menacées en raison d'un motif visé par la Convention. Toutefois, le paragraphe 33(2) précise que le bénéfice du paragraphe 33(1) ne peut être invoqué par un réfugié lorsqu'il y a des raisons sérieuses de considérer cette personne comme un danger pour la sécurité du pays dans lequel il a revendiqué le statut de réfugié ou qui, ayant été l'objet d'une condamnation définitive pour un crime particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.
42 La Cour suprême s'est penchée expressément sur le rôle de l'article 53 dans l'arrêt Pushpanathan, précité. Bien que cette affaire portât sur l'article 1F de la Convention, le juge Bastarache, qui s'exprimait au nom de la majorité, a également examiné l'article 53. Il a exposé au paragraphe 73, à la page 1034, la raison d'être de la pondération entreprise en vertu de l'article 53 :
[...] le par. 33(2), mis en oeuvre par les art. 53 et 19 de la Loi, oblige à peser la gravité du danger pour la société canadienne par rapport au danger de persécution en cas de refoulement. Cette approche reflète l'intention des États signataires de réaliser un équilibre des considérations humanitaires entre, d'une part, la personne qui craint la persécution et, d'autre part, l'intérêt légitime des États dans la répression de la criminalité.
À mon avis, compte tenu des arrêts rendus par la Cour suprême du Canada dans les affaires Rodriguez et Cunningham, précitées, que le juge Rothstein a citées dans le jugement Saïd, précité, ainsi que des propos tenus par le juge Bastarache dans l'arrêt Pushpanathan, précité, la pondération effectuée par le ministre en vertu de l'alinéa 53(1)b) satisfait aux exigences de la justice fondamentale qui ont été précisées par la Cour suprême du Canada.
La Convention contre la torture
43 Le demandeur soutient que la pondération prévue à l'article 53 ne s'applique pas lorsqu'un réfugié au sens de la Convention risque d'être soumis à la torture. Il invoque à cet égard l'article 3.1 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, [1987] R.T.C. no 36, qui dispose :
Aucun Etat partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture.
La Convention contre la torture n'a pas été incorporée au droit interne canadien, mais elle a été ratifiée par le Canada.
44 Dans l'arrêt Baker c. M.C.I., [1997] 2 C.F. 127 (C.A.F.), le juge Strayer a examiné les obligations qui sont imposées au Canada en vertu de la Convention relative aux droits de l'enfant, qui n'a pas été mise en vigueur par une loi fédérale ou par une loi provinciale au Canada. Il a déclaré, à la page 140 :
[...] Il est constant qu'un traité signé par l'exécutif n'a pas d'effet juridique sur les droits et obligations à l'intérieur du Canada, s'il n'a pas été mis en vigueur par une loi adoptée à cet effet. La Convention dont il s'agit n'a jamais été adoptée par une loi fédérale ou provinciale au Canada. Il est clair qu'une loi mettant en vigueur un traité doit être interprétée à la lumière de ce traité même en l'absence de toute ambiguïté, mais il n'a été nullement démontré que la Loi sur l'immigration est la loi qui donne effet à la Convention relative aux droits de l'enfant. Si, d'après un principe général, les tribunaux doivent interpréter toutes les autres lois de façon à ne pas entraîner une violation par le Canada de ses obligations internationales, ce principe ne saurait s'appliquer de façon à produire un résultat inconstitutionnel.
45 Le juge Noël, qui commentait expressément la Convention contre la torture dans le jugement M.C.I. c. Sinnathurai, (C.F. 1re inst.), 11 mars 1998, IMM-1111-97, a déclaré, à la page 2 :
[...] même si le Canada a ratifié la Convention contre la torture, celle-ci n'a pas été intégrée dans la Loi sur l'immigration, et il est donc difficile de concevoir comment ses principes pourraient régir la portée et l'application de cette Loi.
À la différence de la Convention relative au statut des réfugiés, qui a été mise en vigueur par la Loi sur l'immigration, la Convention contre la torture n'a pas force de loi en droit canadien. Toutefois, ainsi que le tribunal l'a fait remarquer dans l'arrêt Baker, les tribunaux doivent interpréter les lois canadiennes de façon à éviter tout manquement par le Canada à ses obligations internationales. Dans l'arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, aux pages 1056 et 1057, le juge en chef Dickson a tenu les propos suivants au sujet du rôle des obligations imposées au Canada par les traités en ce qui concerne l'interprétation de la Charte :
Étant donné la double fonction de l'article premier que l'on a identifiée dans l'arrêt Oakes, les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne devraient renseigner non seulement sur l'interprétation du contenu des droits garantis par la Charte, mais aussi sur l'interprétation de ce qui peut constituer des objectifs urgents et réels au sens de l'article premier qui peuvent justifier la restriction de ces droits.
Bien que la Convention contre la torture n'ait pas force de loi au Canada, elle sert à interpréter les droits garantis par la Charte. C'est dans ce contexte que je dois me demander si la pondération effectuée par le ministre en vertu de l'alinéa 53(1)b) viole l'article 3 de la Convention contre la torture et si elle viole de ce fait l'article 7 de la Charte, malgré le fait que j'estime que cette pondération est conforme aux principes de justice fondamentale.
46 En ce qui concerne l'article 3 de la Convention contre la torture, le demandeur cite la décision Chahal c. Royaume-Uni, R.C.E.D.H., dossier no 70/1995/576/662, 15 novembre 1996. Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l'homme a statué que l'expulsion en Inde d'un séparatiste sikh pour des raisons de sécurité nationale violait l'article 3. La cour a déclaré, par douze voix contre sept, que les garanties prévues à l'article 3 « revêtent un caractère absolu et n'admettent aucune dérogation » . Elle a estimé que l'interdiction énoncée à l'article 3 était tout aussi absolue en matière d'expulsion. La Cour a conclu :
[...] chaque fois qu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu'une personne courra un risque réel d'être soumise à des traitements contraires à l'article 3 si elle est expulsée vers un autre Etat, la responsabilité de l'Etat contractant - la protéger de tels traitements - est engagée en cas d'expulsion.
Elle a poursuivi en faisant remarquer que « dans ces conditions, les agissements de la personne considérée, aussi indésirables ou dangereux soient-ils, ne sauraient entrer en ligne de compte. » Se fondant sur les éléments de preuve portés à sa connaissance, la cour a conclu, à la majorité, qu'il existait des « motifs sérieux et avérés » de croire que le requérant risquait d'être soumis à la torture, en violation de l'article 3.
47 J'estime qu'il y a lieu d'établir une distinction entre la présente espèce et l'affaire Chahal, précitée, parce que le demandeur ne s'est pas acquitté de la lourde charge qui lui incombait de démontrer une violation de l'article 3. En d'autres termes, il n'a pas démontré qu'il existe des « motifs sérieux et avérés » de croire qu'il serait soumis à la torture. La norme de preuve exigée par la Convention contre la torture a été analysée dans le General Comment by the Committee against Torture on the Implementation of Article 3 in the context of Article 22 of the Convention against Torture, 21 novembre 1997. Le Comité a déclaré que la charge de la preuve incombe au demandeur et qu'il doit y avoir un fondement factuel. Il a poursuivi en précisant ce qui suit :
[TRADUCTION]
[c]ompte tenu du fait que l'État partie et le Comité doivent vérifier s'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l'intéressé court un risque réel d'être soumis à la torture s'il est expulsé, refoulé ou extradé, le risque de torture doit être évalué en fonction de motifs qui vont au-delà de simples hypothèses ou soupçons.
En outre, le demandeur doit [TRADUCTION] « établir qu'il risquerait d'être soumis à la torture et que les motifs qui lui permettent de le croire sont sérieux et avérés au sens susmentionné et que ce risque est personnel et actuel » . Le Comité a toutefois fait remarquer que [TRADUCTION] « il n'est pas nécessaire que le risque satisfasse au critère de la forte probabilité » .
48 La Comité a proposé une liste non exhaustive d'élément pertinents, notamment la question de savoir s'il existe, en ce qui concerne l'État concerné, [TRADUCTION] « des preuves de violations constantes, flagrantes et systématiques des droits de la personne » et si cette situation a évolué, si le demandeur a déjà été [TRADUCTION] « torturé ou maltraité par un représentant officiel de l'État ou à l'instigation ou avec le consentement ou l'acquiescement de celui-ci » , si le demandeur [TRADUCTION] « a participé, dans ce pays ou à l'étranger, à des activités, notamment à des activités politiques, qui seraient susceptibles de le rendre particulièrement vulnérable au risque d'être soumis à la torture » dans cet État et s'il existe des éléments de preuve affectant la crédibilité du demandeur, tels que des contradictions dans ses affirmations.
49 Dans le jugement Farhadi c. Canada (M.C.I.) (1998), 144 F.T.R. 76, le juge Gibson, qui examinait la norme de preuve exigée pour établir une violation de l'article 3, a fait remarquer qu'il existait une « exigence liminaire très élevée au niveau de la preuve » . Il a en outre cité l'arrêt MacKay et al. c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, dans lequel la Cour suprême a statué qu'il fallait invoquer des faits assez solides pour justifier une demande fondée sur la Charte. Dans l'arrêt MacKay, précité, la Cour a fait remarquer que « [l]a présentation des faits n'est pas, comme l'a dit l'intimé, une simple formalité; au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte [...] »
50 Dans l'affaire dont je suis saisi, le demandeur n'a pas soumis au ministre de déclaration personnelle précisant les motifs pour lesquels il estime qu'il s'expose à la torture. L'avocate du demandeur a soumis au ministre ses observations sur le sujet et a joint un certain nombre de documents. Vu la norme de preuve élevée qu'exige l'article 3, et la nécessité d'articuler des faits au soutien de toute demande fondée sur la Charte, je ne crois pas que le demandeur a fait la preuve d'une telle violation. Ainsi que je l'ai déjà fait remarquer (voir paragraphe 34), certains éléments de preuve permettent de croire que la situation des droits de la personne s'est améliorée au Sri Lanka depuis que le demandeur a quitté ce pays en 1990. Le demandeur affirme que la notoriété suscitée par l'introduction de l'instance formée contre lui par le gouvernement du Canada le rend particulièrement vulnérable à de mauvais traitements au Sri Lanka. Par ailleurs, il se peut également que l'attention internationale dont le demandeur fera par conséquent l'objet ait pour effet de le protéger. Je constate que, dans la décision Chahal, les membres minoritaires en sont arrivés à une conclusion semblable au sujet de la publicité entourant l'affaire Chahal. Ils ont déclaré, à la page 46 : « L'on peut cependant affirmer avec tout autant, sinon plus de force, que sa notoriété lui conférerait un surcroît de protection. »
51 J'estime en conséquence que le demandeur ne s'est pas acquitté du fardeau de preuve liminaire élevé dont il devait se décharger pour faire la preuve d'une violation de l'article 3 de la Convention contre la torture. Comme il n'y a pas eu de violation, la pondération effectuée par le ministre en vertu de l'alinéa 53(1)b) était conforme aux principes de justice fondamentale et il n'y a pas eu violation de l'article 7 de la Charte.
52 Je retiens par ailleurs la distinction que les membres minoritaires ont faite, dans l'affaire Chahal, précitée, à la page 45, entre les cas dans lesquels un État contractant viole directement l'article 3, et ceux, comme celui qui nous occupe, dans lesquels
[...] seule l'application extraterritoriale (ou indirecte) de l'article est en jeu. En ce cas, un État contractant envisageant d'expulser une personne de son territoire [...] peut légitimement mettre en balance, d'une part, la nature de la menace que cette personne représenterait [...] si elle restait dans ce pays et, d'autre part, la gravité du risque potentiel de mauvais traitements qu'elle courrait dans le pays de destination [...]
53 J'estime en outre que le Canada devrait respecter les obligations qu'il a contractées aux termes de la Convention relative au statut des réfugiés qui a été mise en oeuvre par la Loi, de préférence aux obligations que lui impose la Convention contre la torture, qui n'a pas force de loi en droit canadien. Je constate toutefois que la question de savoir laquelle des conventions internationales - qui semblent se contredire sur la question de savoir si la pondération est permise - doit être préférée n'a pas été débattue.
54 Le demandeur cite l'arrêt Kindler, précité, dans lequel le juge La Forest a statué que la décision d'extrader un individu qui était passible de la peine de mort aux États-Unis ne violait pas les principes de justice fondamentale. Le demandeur invoque plus précisément les propos suivants que le juge La Forest a tenus à la page 832:
Évidemment, il y a des situations où la peine infligée à la suite de l'extradition - par exemple, la torture - porterait tellement atteinte aux valeurs de la société canadienne que la remise serait inacceptable. Toutefois, je ne crois pas que la remise des fugitifs qui sont passibles de la peine de mort à l'étranger risquerait dans tous les cas de choquer la conscience des Canadiens.
À mon avis, il y a lieu de faire une distinction entre l'affaire qui m'est soumise et la situation qu'envisageait le juge La Forest. En effet, dans l'affaire Kindler, précitée, la sécurité du Canada n'était nullement compromise et il n'y avait donc pas lieu de mettre ce danger en balance avec les droits de l'intéressé. En tout état de cause, ainsi que je l'ai déjà souligné, c'est au demandeur qu'il incombe d'articuler des faits permettant de conclure qu'il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu'il risquerait d'être soumis à la torture s'il était refoulé vers le Sri Lanka. Comme il ne s'est pas acquitté, selon moi, de la charge de preuve imposée par la Convention contre la torture, il ne s'agit pas d'une situation qui choquerait la conscience des Canadiens.
55 Compte tenu de mes conclusions, je n'examinerai pas les observations formulées au sujet de l'article premier de la Charte.
La liberté d'expression et la liberté d'association garanties par l'article 2 de la Charte
56 Le demandeur affirme également qu'en sa qualité de coordonnateur du WTM, il faisait l'exercice de libertés protégées à l'article 2 de la Charte, en l'occurrence, la liberté d'expression garantie à l'alinéa 2b) et la liberté d'association garantie par l'alinéa 2d). Il soutient par conséquent que les alinéas 19(1)e), 19(1)f) et 53(1)b) de la Loi portent atteinte aux droits qui lui sont garantis par l'article 2 de la Charte.
57 Dans l'arrêt Irwin Toy c. Québec (P.G.), [1989] 1 R.C.S. 927, la Cour suprême du Canada a énoncé un critère à deux volets permettant de déterminer s'il y a eu violation de l'alinéa 2b). En premier lieu, il faut déterminer si l'activité en question constitue une forme d'expression, et, en second lieu, il faut décider si l'objet ou l'effet de l'action gouvernementale ou de la loi contestée est de restreindre la liberté d'expression. Si l'action gouvernementale ou la loi en question a pour effet de restreindre la liberté d'expression, l'alinéa 2b) s'applique et c'est alors au gouvernement défendeur qu'il incombe de démontrer que cette restriction à la liberté d'expression est justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. Si, en revanche, l'action gouvernementale ou la mesure législative a pour effet, plutôt que pour objet, de restreindre la liberté d'expression, l'intéressé doit démontrer qu'il s'agit d'une activité qui se rattache aux valeurs sur lesquelles repose l'alinéa 2b). La Cour suprême a résumé ces valeurs de la façon suivante dans l'arrêt Irwin Toy, précité, à la page 976 :
(1) la recherche de la vérité est une activité qui est bonne en soi; (2) la participation à la prise de décisions d'intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée; et (3) la diversité des formes d'enrichissement et d'épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l'égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l'égard de ceux à qui il est destiné.
58 Le demandeur affirme que les activités qu'il exerçait comme coordonnateur du WTM répondent à la « définition classique de l'expression » et qu'elles méritent donc d'être protégées en vertu de l'alinéa 2b). Il se fonde sur la définition élargie que la Cour suprême a donnée de la liberté d'expression garantie à l'alinéa 2b) dans l'arrêt Irwin Toy, précité, définition qui a été reprise dans l'arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, à la page 729 : « L'activité est expressive si elle tente de transmettre une signification. Le message est son contenu. » La Cour suprême a poursuivi en déclarant, dans l'arrêt Keegstra :
[s]auf pour les rares cas où l'expression revêt la forme de la violence physique, la Cour a estimé qu'il découle de la nature fondamentale de la liberté d'expression que « si l'activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de la garantie » .
59 Le demandeur reconnaît que l'objet des alinéas 19(1)e), 19(1)f) et 53(1)b) est d'assurer la protection de la sécurité du Canada. Il soutient toutefois que ces dispositions ont pour effet de porter atteinte à l'exercice de sa liberté d'expression et de sa liberté d'association. Il ajoute que les activités qu'il exerçait à titre de coordonnateur du WTM - qu'il a qualifiées d'activités de promotion de l'auto-détermination - sont des activités politiques et des activités de défense des droits de la personne et qu'elles se situent donc au coeur même des valeurs sur lesquelles repose l'alinéa 2b). À cet égard, le demandeur souligne que le ministre a admis qu'il [TRADUCTION] « n'a pas d'antécédents connus de violence au Canada ou au Sri Lanka [...] » De plus, en ce qui concerne la nature de ses activités, il souligne qu'il ne se livre à aucune activité criminelle et il affirme que le ministre n'a pas réussi à établir l'existence d'un lien entre les activités par lesquelles il encourage l'auto-détermination des Tamouls et la perpétration d'actes de violence précis au Sri Lanka.
60 Compte tenu de ce qui précède, le demandeur affirme que les droits qui lui sont garantis par les alinéas 2b) et 2d) ont été violés et que le ministre a la charge de justifier cette violation en vertu de l'article premier de la Charte.
61 Le défendeur cite un jugement récent, la décision Iqbal Singh c. Canada (M.C.I.), (C.F. 1re inst.), 6 mai 1998, IMM-1647-98, dans lequel le juge Rothstein a statué que les alinéas 19(1)e) et 19(1)f) de la Loi ne violent pas les alinéas 2b) et 2d) de la Charte. Les faits de cette affaire étaient semblables à ceux de la présente espèce. Le ministre avait certifié qu'il était d'avis que M. Singh appartenait à l'une des catégories de personnes visées aux sous-alinéas 19(1)e)(ii), 19(1)e)(iv)(B) et (C) et 19(1)f)(iii)(B) of la Loi. M. Singh a demandé certaines mesures provisoires à la Cour en attendant qu'elle décide si l'attestation délivrée par le ministre en vertu de l'alinéa 40.1(4)d) de la Loi était raisonnable. Il fondait sa demande sur l'existence d'une question sérieuse à juger, en l'occurrence celle de savoir si les alinéas 19(1)e) et f), ou l'interprétation que le ministre en faisait, enfreignaient le droit à la liberté d'expression et à la liberté d'association garanti par les alinéas 2b) et 2d) de la Charte. Les activités qu'on reprochait au demandeur étaient exercées pour le compte de la Babbar Khalsa International (B.K.I.), « une organisation au sujet de laquelle les ministres ont exprimé l'avis, à la lumière de renseignements secrets en matière de sécurité, qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre ou s'est livrée à des actes de terrorisme ou qu'elle travaillera ou incitera au renversement par la force du gouvernement de l'Inde » .
62 Dans l'affaire Iqbal Singh, précitée, le demandeur affirmait que
comme l'attestation n'[était] fondée que sur sa participation à des activités de levée de fonds, de recrutement et d'organisation pour la B.K.I., il n'y a[vait] pas de lien entre son expression et une quelconque activité spécifique de la B.K.I. qui pourrait être qualifiée d'activité terroriste.
Le juge Rothstein a fait remarquer que cet argument reposait sur la prémisse que « même si la B.K.I. se livre au terrorisme, les activités du demandeur sont inoffensives et sont de ce fait protégées par la Charte » . Comme le demandeur adopte un point de vue analogue devant moi, l'analyse que le juge Rothstein fait de l'application de l'alinéa 2b) dans ce contexte est pertinente :
Je trouve fort difficile d'accepter la prétention du demandeur voulant que ses activités, même si elles sont en soi non violentes, sont une « expression » au sens du paragraphe 2 b) de la Charte car elles sont entreprises pour le compte d'une organisation dont il est raisonnable de croire qu'elle se livre au terrorisme ou qu'elle travaille au renversement d'un gouvernement par la force. En tenant ce raisonnement, le demandeur semble vouloir que l'on examine ses activités sans se référer du tout à la nature de l'organisation dont il est membre.
Le juge Rothstein a poursuivi en disant :
La Cour ne peut fermer les yeux quant à la nature de l'organisation et considérer de façon artificielle que le demandeur fait des levées de fonds, du recrutement et de l'organisation pour le compte d'une organisation inoffensive pour la société. La levée de fonds, le recrutement et l'organisation peuvent être des formes d'expression protégées par la Constitution lorsqu'elles sont entreprises pour le compte de la plupart des organisations non violentes. On ne peut toutefois affirmer la même chose lorsque les activités en cause sont entreprises pour encourager et soutenir le terrorisme, qui est une forme d'expression ne jouissant d'aucune protection constitutionnelle.
Il a poursuivi en concluant que « [l]es terroristes ne peuvent invoquer la liberté d'expression pour justifier leurs actes de violence; il en va de même des personnes qui appuient les organisations qui se livrent au terrorisme, de la façon dont le demandeur est censé appuyer la B.K.I. »
63 À mon avis, cette analyse s'applique au cas qui nous occupe. Je constate qu'en l'espèce, le juge Teitelbaum a jugé l'attestation de sécurité raisonnable en vertu de l'article 40.1. Cette attestation établit donc de façon concluante, comme le prévoit l'alinéa 40.1(7)a), que les activités de M. Suresh tombent sous le coup des sous-alinéas 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)(iii)(B). Plus précisément, le juge Teitelbaum a conclu que l'on pouvait « raisonnablement conclure [que le WTM] fait partie de l'organisation des LTTE, ou constitue à tout le moins une organisation qui appuie normalement les activités des LTTE » . Il s'est en outre dit « convaincu qu'il existe des motifs raisonnables de croire que les LTTE ont commis des "actes de terrorisme", quelle que soit la façon dont on définirait le "terrorisme" ou un "acte de terrorisme" » . Compte tenu du caractère péremptoire de l'attestation délivrée en vertu du paragraphe 40.1(1), il ne m'est pas loisible de conclure qu'il n'existe pas un lien suffisant entre les activités que M. Suresh a exercées pour le compte du WTM et les actes de violence commis par les LTTE contre des civils au Sri Lanka. Je suis par conséquent d'accord avec le juge Rothstein pour dire qu'il serait artificiel de considérer les activités du demandeur comme inoffensives et d'estimer qu'elles sont de ce fait protégées par la Charte parce que ces activités ne sont pas de prime abord violentes en elles-mêmes. Aucune des activités auxquelles le demandeur s'est livré ne constitue donc une forme d' « expression » au sens de l'alinéa 2b) .
64 Si j'ai tort et si les activités que le demandeur a exercées en sa qualité de coordonnateur du WTM constituent effectivement une « expression » protégée par l'alinéa 2b), il me reste à décider si les alinéas 19(1)e) et f) et l'alinéa 53(1)b) ont pour objet de porter atteinte à sa liberté d'expression ou s'ils ont simplement cet effet. Ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, le demandeur reconnaît que le but des dispositions contestées est de protéger la sécurité du Canada. Il soutient qu'elles ont pour effet de restreindre sa liberté d'expression. Il ajoute que l'expression en question se rattache aux valeurs sur lesquelles repose l'alinéa 2b) de la Charte, en faisant valoir que le ministre n'a pas réussi à établir qu'il existe un lien entre cette activité et les actes de violence reprochés aux LTTE. Il qualifie ses activités de levée de fonds pour le WTM de forme d'expression légitime et non violente qui promeut les valeurs de vérité, d'égalité, de démocratie et d'épanouissement personnel sur lesquelles repose le droit à l'auto-détermination de son peuple. Il affirme donc que c'est au ministre qu'il incombe de justifier cette violation de l'alinéa 2b) en vertu de l'article premier.
65 À mon avis, compte tenu de la confirmation de la validité de l'attestation faite par le juge Teitelbaum en vertu du paragraphe 40.1(7), le ministre a établi qu'il existe un lien suffisant entre les actes de terrorisme commis par les LTTE et les activités exercées par le demandeur en tant que coordonnateur du WTM. Compte tenu du fait que la forme d'expression en question, notamment la levée de fonds, était au service d'actes de violence, je conclus qu'elle ne peut être rattachée aux valeurs sur lesquelles repose l'alinéa 2b). Ainsi, le demandeur n'a pas démontré qu'on a porté atteinte aux droits que lui garantit l'alinéa 2b).
66 Le demandeur affirme qu'un citoyen canadien aurait pu faire impunément ce qu'il a fait en l'espèce. Sans nécessairement souscrire à cette affirmation, je tiens à signaler que la Cour suprême a permis dans les termes les plus nets que les étrangers soient assujettis à certaines conditions. Dans l'arrêt Chiarelli, précité, le juge Sopinka a déclaré, à la page 733 :
La distinction entre citoyens et non-citoyens est reconnue dans la Charte [...] seuls les citoyens ont le droit « de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir » , que garantit le par. 6(1). Le Parlement a donc le droit d'adopter une politique en matière d'immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu'il leur soit permis d'entrer au Canada et d'y demeurer. C'est ce qu'il a fait dans la Loi sur l'immigration [...] La nature limitée du droit des non-citoyens d'entrer au Canada et d'y demeurer se dégage nettement de l'art. 4 de la Loi [qui dispose que] les résidents permanents ont le droit de demeurer au Canada, sauf s'ils relèvent d'une des catégories énumérées au par. 27(1).
Je constate que l'alinéa 19(1)f) fait partie des catégories de personnes non admissibles visées au paragraphe 27(1). Le juge Sopinka a poursuivi en examinant expressément l'alinéa 27(1)d), mais ses propos s'appliquent généralement, à mon avis, aux conditions imposées par le paragraphe 27(1), et sont donc pertinents dans le contexte du traitement différent que l'alinéa 19(1f) réserve aux étrangers :
Cette condition traduit un choix légitime et non arbitraire fait par le législateur d'un cas où il n'est pas dans l'intérêt public de permettre à un non-citoyen de rester au pays [...] Toutes les personnes qui entrent dans la catégorie des résidents permanents mentionnés au sous-al. 27(1)d)(ii) ont cependant un point commun : elles ont manqué volontairement à une condition essentielle devant être respectée pour qu'il leur soit permis de demeurer au Canada. En pareil cas, mettre effectivement fin à leur droit d'y demeurer ne va nullement à l'encontre de la justice fondamentale [...] [Le prononcé d'une mesure d'expulsion] n'a rien d'intrinsèquement injuste [lorsqu'il y a] violation délibérée de la condition prescrite par le sous-al. 27(1)d)(ii).
67 Le demandeur affirme également que ses droits qui sont protégés par l'alinéa 2d) de la Charte, qui garantit la liberté d'association, ont été violés. J'abonde dans le sens du juge Rothstein lorsqu'il déclare, dans le jugement Iqbal Singh, précité, à la page 17, aux paragraphes 25 et 26 :
Je doute de même que le demandeur ait soulevé une question sérieuse à examiner relativement à la liberté d'association prévue à l'alinéa 2d) de la Charte. L'arrêt Irwin Toy (précité) précise que les formes d'expression violentes telles que le meurtre ne reçoivent pas la protection constitutionnelle prévue à l'alinéa 2b). Je ne vois pas comment l'alinéa 2d) pourrait accorder une plus grande protection à une association dont l'existence même est vouée à la violence.
J'accepte que la Cour, lorsque l'alinéa 2d) est en cause, ne devrait pas en général examiner la nature de l'organisation afin de déterminer si l'association jouit de la protection constitutionnelle [...] Je crois toutefois que l'exception qui s'applique face à l'alinéa 2b), savoir que la violence n'est pas une forme d'expression qui jouit de la protection constitutionnelle, doit aussi s'appliquer aux personnes qui s'associent dans le but de perpétrer des actes violents tels que le meurtre et le terrorisme. À mon avis, le fait de soutenir la position contraire équivaudrait à dire que même si le meurtre n'est pas une forme d'expression qui jouit de la protection constitutionnelle, une conspiration pour commettre un meurtre serait une association jouissant de cette protection. Une telle proposition n'a aucun sens.
68 Il est vrai qu'on ne reproche au demandeur aucune inconduite criminelle ou activité criminelle. On ne prétend pas qu'il a commis des actes de terrorisme au Sri Lanka. Il n'est pas allégué non plus qu'il se serait procuré des munitions, des armes ou tout autre matériel connexe ou qu'il aurait participé à l'envoi de ce matériel à partir du Canada. Il a toutefois participé au Canada à des campagnes de levée de fonds visant à appuyer un groupe terroriste. Je note que le demandeur invoque la décision rendue par le juge MacKay dans l'affaire Yamani c. Canada (Solliciteur général), [1996] 1 C.F. 174 (1re inst.), mais je fais mienne la distinction que le juge MacKay a lui-même établie entre les faits de l'affaire Yamani et ceux de l'affaire McAllister, précitée, dans laquelle il examinait une des dispositions à l'examen en l'espèce, en l'occurrence le sous-alinéa 19(1)f)(iii)(B). Il a déclaré, à la page 210 : « En l'espèce, la Loi définit l'organisation de façon plus précise que dans l'affaire Yamani où les mots employés me semblaient insatisfaisants » . Je constate par ailleurs que, dans l'affaire qui m'est soumise, tout comme dans l'affaire McAllister, ce n'est pas la constitutionnalité de l'alinéa 19(1)g) qui est contestée, mais bien celle des sous-alinéas 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)f)(iii)(B) et que ce dernier a été jugé constitutionnel dans le jugement McAllister, précité. Dans le jugement McAllister, le juge MacKay a poursuivi en déclarant, à la page 210 :
Dans la présente affaire, le requérant a reconnu son appartenance à une organisation interdite en Irlande du Nord, dont il admet qu'elle s'est livrée à des actes de terrorisme, comme le montrent des articles de journaux présentés à son enquête.
69 Bien qu'en l'espèce, le demandeur ne soit pas connu comme étant membre des LTTE, il reconnaît ses liens avec cette organisation, qui a été jugée de façon concluante constituer une organisation terroriste. Cette conclusion est corroborée par les articles de journaux portés à la connaissance du ministre. À mon avis, si on se situe dans le contexte des documents soumis au ministre, la définition des dispositions contestées est suffisamment précise pour éviter une violation des droits légitimes d'association garantis à l'alinéa 2d) de la Charte.
L'article 12 de la Charte
70 Le demandeur a invité le ministre à tenir compte de la Convention relative au statut des réfugiés et a présenté ses observations au sujet de l'incidence de cette convention sur le droit interne et sur les actes du ministre à la lumière de la Charte. Le demandeur a toutefois abandonné le moyen qu'il tirait de l'article 12 de la Charte pour contester la décision du ministre. La jurisprudence relative à l'article 12 démontre toutefois de façon encore plus éloquente les raisons pour lesquelles les actes du ministre ne vont pas à l'encontre de la Charte. On constate par ailleurs que la société se fait une conception de la dignité humaine fort différente de celle que propose le demandeur. La Cour suprême du Canada a bien précisé dans l'arrêt Kindler, précité, et dans le Renvoi relatif à l'extradition de Ng (Canada), [1991] 2 R.C.S. 858, que l'article 12 de la Charte n'a pas d'application dans ce type d'affaires et que c'est l'article 7 qui s'applique. Pour bénéficier de la protection de l'article 12, le demandeur doit démontrer : (1) qu'il a fait l'objet d'un traitement ou d'une peine de la part d'un État; (2) que ce traitement est cruel ou inusité. Dans l'arrêt Chiarelli, précité, la Cour suprême a estimé que l'expulsion ne constituait pas une peine et n'a pas jugé nécessaire de se pencher sur la question du traitement, étant donné qu'elle avait conclu qu'une expulsion autorisée par la Loi ne constitue pas un traitement ou une peine cruel ou inusité. Le second volet du critère consiste à déterminer si la mesure prise est abusive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine. Les propos que le juge Sopinka a tenus dans l'arrêt Chiarelli, précité, s'appliquent à mon avis au cas qui nous occupe, si l'on remplace l'expression « résident permanent » par le terme « réfugié » et l'expression « en commettant une infraction criminelle punissable d'au moins cinq ans de prison » par « en constituant un danger pour la sécurité du Canada » . Le juge Sopinka déclare, à la page 736 :
L'expulsion d'un résident permanent qui, en commettant une infraction criminelle punissable d'au moins cinq ans de prison, a délibérément violé une condition essentielle pour qu'il lui soit permis de demeurer au Canada, ne saurait être considérée comme incompatible avec la dignité humaine. Au contraire, c'est précisément le fait de permettre que les personnes ayant pu entrer au Canada sous condition violent délibérément et impunément ces conditions qui tendrait vers l'incompatibilité avec la dignité humaine.
71 Je suis porté à souscrire à l'opinion du juge Tremblay-Lamer lorsqu'elle affirme, dans le jugement Gwala c. Canada (M.C.I.), (1998), 147 F.T.R. 246, au paragraphe 33 :
[...] Permettre aux demandeurs de statut de donner des fausses indications sur leur propre cas ou de chercher par des moyens frauduleux la protection de l'État canadien pour obtenir des droits, heurterait, à mon avis, bien plus encore les normes sociétales de décence.
En l'espèce, permettre au demandeur de demeurer au Canada et de violer ainsi les conditions prescrites par l'article 19 de la Loi serait incompatible avec les « normes sociétales de décence » .
Imprécision
72 Le demandeur soutient que l'expression « danger pour la sécurité du Canada » est trop vague. Dans l'arrêt R c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, à la page 643, le juge Gonthier a déclaré : « une loi sera jugée d'une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire » . À mon avis, l'alinéa 53(1)b) est suffisamment clair. Il se compare à l'expression « danger pour le public » que l'on trouve au paragraphe 70(5) et que la Cour d'appel fédérale a jugée suffisamment claire dans l'arrêt Williams, précité. Dans cet arrêt, le juge Strayer, qui s'exprimait au nom de la Cour, a déclaré que, dans le contexte du contrôle judiciaire d'une décision du ministre, la question est la suivante : « cette phraséologie donne-t-elle des instructions suffisantes au ministre, afin que le ministre et la Cour puissent déterminer si le ministre exerce ce pouvoir comme le législateur l'entendait? » À mon sens, le contexte législatif dans lequel l'expression « danger pour la sécurité du Canada » est employée donne des instructions suffisantes pour guider le ministre à cet égard. Plus précisément, l'alinéa 53(1)b) renvoie aux dispositions d'inadmissibilité pour cause d'activités terroristes qui sont contenues aux alinéas 19(1)e) et 19(1)f) précisant ainsi le cadre dans lequel le ministre et la Cour doivent analyser la question.
73 Dans l'arrêt Williams, précité, le juge Strayer a souligné que la décision que le ministre prend en vertu du paragraphe 70(5) « peut faire intervenir des considérations politiques qui ne sont pas inappropriées de la part d'un ministre » . J'estime que c'est d'autant plus le cas en l'espèce dans le contexte des vives inquiétudes qui ont été exprimées au sujet de la sécurité nationale et internationale. Le juge Strayer cite, à la page 669, les propos suivants tenus par le juge Gonthier dans l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la page 642, propos qui sont également pertinents en l'espèce :
Il faut hésiter à recourir à la théorie de l'imprécision pour empêcher ou gêner l'action de l'État qui tend à la réalisation d'objectifs sociaux légitimes, en exigeant que la loi atteigne un degré de précision qui ne convient pas à son objet. Il y a lieu d'assurer un délicat dosage des intérêts de la société et des droits de la personne [...]
74 Je constate par ailleurs que, dans l'arrêt Pushpanathan, précité, la Cour suprême du Canada a déclaré, au paragraphe 75, que « l'article 33 et les dispositions de la Loi qui lui font pendant [l'article 53, qui renvoie aux articles 19 et 27] prévoient l'expulsion des personnes qui constituent un danger pour la société canadienne, et les motifs justifiant cette mesure ont une portée plus large et sont formulés plus clairement [que ceux qui sont contenus à l'alinéa 1Fc) de la Convention relative au statut des réfugiés] » . En conséquence, pour citer l'arrêt Williams, précité, à la page 668 :
[...] cette disposition oriente convenablement la pensée du ministre vers la question de savoir si, compte tenu de ce que le ministre sait de l'intéressé et des observations que l'intéressé a faites en son propre nom, le ministre peut sincèrement croire que l'intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour [la sécurité du Canada].
75 Je suis également persuadé que le fait que le terrorisme ne soit pas défini à l'article 19 ne fait pas que celui-ci est d'une imprécision inconstitutionnelle. Je constate que, dans le jugement McAllister, précité, le juge MacKay s'est penché sur cette question et a déclaré, à la page 211 :
À une époque où, au niveau international et dans bon nombre de pays, une attention particulière est portée, et continue d'être portée, au confinement, à la réduction et à la sanction des actes de terrorisme, je ne suis pas convaincu que ce terme puisse être jugé imprécis au point d'être dépourvu d'une certitude suffisante quant à son sens, ou que l'application des dispositions présente une quelconque incertitude.
Je fais miens ces propos et tiens par ailleurs à souligner que, dans l'arrêt Pushpanathan, précité, la Cour suprême du Canada a discuté de la portée de l'expression « agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies » et qu'elle a conclu que le terrorisme en faisait partie[8].
76 Compte tenu de la jurisprudence canadienne, des instruments internationaux visant à prévenir le terrorisme et de rapports comme le récent Rapport du Comité spécial du Sénat chargé de la sécurité et du renseignement[9], je conclus que le terme « terrorisme » est suffisamment clair pour qu'on sache de quels facteurs on doit tenir compte. Bien que, comme le Comité spécial du Sénat le souligne dans son rapport, le terrorisme soit un concept en constante évolution qui reflète les changements survenus dans l'économie mondiale et les progrès technologiques, le terrorisme est perçu essentiellement comme englobant tout acte de violence. Comme les circonstances de la présente affaire qui sont exposées dans les documents soumis au ministre associent les LTTE au terrorisme tel qu'il est compris dans son sens le plus fondamental, je conclus que les articles 19 et 53 ne sont entachés d'aucune imprécision inconstitutionnelle.
77 Le demandeur n'a formulé aucune observation particulière au sujet de la constitutionnalité des sous-alinéas 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)f)(iii), sauf en ce qui concerne les alinéas 2b) et 2d) de la Charte. L'alinéa 53(1)b) et les sous-alinéas 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)f)(iii) de la Loi sur l'immigration ne sont pas inconstitutionnels. Il n'y a aucun manquement à l'équité et aucune violation des principes de justice fondamentale, que ce soit sur le plan du fond ou sur le plan de la procédure. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
78 Dans les 15 jours du prononcé des présents motifs, il sera loisible à l'une ou l'autre avocate ou aux deux de soumettre un projet de questions à certifier. La Cour se réserve alors le droit d'accepter ces questions et de les incorporer dans le dispositif de son ordonnance.
William P. McKeown
JUGE
OTTAWA (Ontario)
Le 11 juin 1999.
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
No DU GREFFE :IMM-117-98
INTITULÉ DE LA CAUSE :Manickavasagam Suresh c. M.C.I.
LIEU DE L'AUDIENCE :Toronto (Ontario)
DATES DE L'AUDIENCE :Les 2 et 3 février 1999
MOTIFS DE L'ORDONNANCE prononcés par le juge McKeown le 11 juin 1999
ONT COMPARU :
Me Barbara Jackmanpour le demandeur
Mes Cheryl D. Mitchellpour le défendeur
et Bridget O'Leary
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Jackman, Waldman & Associatespour le demandeur
Toronto (Ontario)
Me Morris Rosenbergpour le défendeur
Sous-procureur général du Canada
[1]Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Document de synthèse sur les réfugiés et les demandeurs d'asile en provenance du Sri Lanka, Centre de documentation et de recherche du HCNUR, Genève, mars 1997, à la p. 7, citant INFORM, janvier 1996, 3 [le Document de synthèse du HCNUR].
[3]U.S. Department of State: Sri Lanka Country Report on Human Rights Practices for 1996, publié par le Bureau of Democracy, Human Rights and Labour, 30 janvier 1997, p. 1.
[6]Ibid., à la page 18, citant The University Teachers for Human Rigths-Jaffna, août 1996, à la p. 28.