Date : 20011024
Référence neutre : 2001 CFPI 1155
ENTRE :
MUTUSAMY GURUNATHAN
JAYANTHI GURUNATHAN
DHARMARAJ GURUNATHAN
THAGURAJ GURUNATHAN
demandeurs
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
ORDONNANCE ET MOTIFS DE L'ORDONNANCE
[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d'une décision de l'agente d'immigration en date du 27 novembre 2000 qui avait rejeté la requête des demandeurs en vue d'être autorisés, pour des raisons d'ordre humanitaire, à présenter leur demande de résidence permanente depuis le Canada.
[2] Il s'agit de savoir si l'agente a commis une erreur en ne tenant pas compte de l'intérêt des enfants et en ne procédant pas à une évaluation des risques, et de savoir si l'agente a commis une erreur dans ses conclusions de fait. À mon avis, l'affaire se résume à la question de savoir si l'agente a commis une erreur en ne tenant pas compte de l'intérêt des enfants.
[3] L'agente s'est exprimée ainsi au paragraphe 10 de son affidavit :[TRADUCTION] J'ai examiné tous les renseignements qui m'ont été fournis et je crois que j'ai été réceptive, attentive et sensible à l'intérêt des enfants lorsque j'ai pris ma décision. Les enfants... avaient respectivement 15 ans et 14 ans au moment de l'entrevue. J'ai considéré qu'ils avaient été au Canada depuis décembre 1991, soit près de neuf ans. J'ai considéré qu'ils étaient allés à l'école pendant qu'ils se trouvaient au Canada, et qu'il leur faudrait consentir quelques efforts de réadaptation pour une vie en dehors du Canada, mais je n'ai constaté aucune preuve indiquant qu'ils ne seraient pas en mesure de se réadapter ainsi. Les demandeurs ont affirmé qu'ils ne voulaient pas que leurs enfants aient la même vie qu'eux, mais je n'avais pas la preuve que les enfants seraient en danger. L'inquiétude des parents selon laquelle il leur faudrait aller vivre dans un petit village n'était pas une raison suffisante pour justifier une considération spéciale.
[4] Dans ses notes manuscrites, l'agente parle de l'âge et de l'école des deux enfants. Ces notes manuscrites ont été consignées le jour où elle a rencontré les demandeurs et leur avocate. Dans ses notes dactylographiées, qui sont plus détaillées, ou dans les notes du SSOBL en date du 27 novembre 2000, soit presque six mois après l'entrevue du 12 avril 2000, l'agente d'immigration affirmait :[TRADUCTION] Les demandeurs ont deux enfants, âgés de 14 et 15 ans... les enfants sont codemandeurs... [Les enfants] fréquentent tous deux l'école au Canada.
Puis elle ajoutait plus loin :[TRADUCTION] Je ne suis pas insensible à l'inquiétude des parents, qui ne veulent pas que leurs enfants vivent la vie qu'ils ont vécue, mais je n'ai devant moi aucune preuve, orale ou écrite, montrant que les enfants seraient en danger au Sri Lanka.
[5] L'avocate a aussi conservé des notes de l'entrevue du 27 novembre, et les notes en question renfermaient l'information suivante, qui a été communiquée à l'agente par les demandeurs :[TRADUCTION] Les enfants ne parlent pas le tamoul - ils ont appris l'anglais.
Ce fait est aussi confirmé par l'épouse du demandeur dans son affidavit.
[6] Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, le juge L'Heureux-Dubé s'exprime ainsi à la page 860 :À mon avis, l'exercice raisonnable du pouvoir conféré par l'article exige que soit prêtée une attention minutieuse aux intérêts et aux besoins des enfants. Les droits des enfants, et la considération de leurs intérêts, sont des valeurs d'ordre humanitaire centrales dans la société canadienne. Une indication que l'intérêt des enfants est une considération importante dans l'exercice des pouvoirs en matière humanitaire se trouve, par exemple, dans les objectifs de la Loi, dans les instruments internationaux, et dans les lignes directrices régissant les décisions d'ordre humanitaire publiées par le ministre lui-même.
Puis, elle poursuit ainsi, à la page 863 :Les facteurs susmentionnés montrent que les droits, les intérêts et les besoins des enfants, et l'attention particulière à prêter à l'enfance sont des valeurs importantes à considérer pour interpréter de façon raisonnable les raisons d'ordre humanitaire qui guident l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Je conclus qu'étant donné que les motifs de la décision n'indiquent pas qu'elle a été rendue d'une manière réceptive, attentive ou sensible à l'intérêt des enfants de Mme Baker, ni que leur intérêt ait (sic) été considéré comme un facteur décisionnel important, elle constituait un exercice déraisonnable du pouvoir conféré par la loi et doit donc être infirmée. En outre, les motifs de la décision n'accordent pas suffisamment d'importance ou de poids aux difficultés qu'un retour en Jamaïque pouvait susciter pour Mme Baker, alors qu'elle avait passé 12 ans au Canada, qu'elle était malade et n'était pas assurée de pouvoir suivre un traitement en Jamaïque, et qu'elle serait forcément séparée d'au moins certains de ses enfants.
Il en résulte que je ne suis pas d'accord avec la conclusion de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Shah, précité, à la p. 239, qu'une décision en vertu du paragraphe 114(2) « relève entièrement [du] jugement et [du] pouvoir discrétionnaire » ... Bien que je sois d'accord avec la Cour d'appel que la Loi ne donne au demandeur aucun droit à un résultat précis ou à l'application d'un critère juridique particulier, et que la doctrine de l'attente légitime ne commande pas un résultat conforme au libellé d'instruments internationaux, la décision doit être prise suivant une démarche qui respecte les valeurs humanitaires. Par conséquent, l'attention et la sensibilité à l'importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l'épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision défavorable sont essentielles pour qu'une décision d'ordre humanitaire soit raisonnable. ...
Les principes susmentionnés montrent que, pour que l'exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l'intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l'intérêt supérieur des enfants l'emportera toujours sur d'autres considérations, ni qu'il n'y aura pas d'autres raisons de rejeter une demande d'ordre humanitaire même en tenant compte de l'intérêt des enfants. Toutefois, quand l'intérêt des enfants est minimisé, d'une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.
[7] Dans l'arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 568 (C.F. 1re inst.), le juge Nadon décrit les deux approches qui ont été adoptées par les juges de la Cour fédérale à propos de la prise en compte de l'intérêt des enfants selon l'arrêt Baker. Au paragraphe 55, le juge Nadon s'exprime ainsi :La première, que je qualifierais d'approche procédurale, est celle qui est adoptée dans les espèces Young, Mayburov et Russell. L'autre approche, que je qualifierais d'approche fondamentale, est l'approche adoptée dans les autres espèces. Selon l'approche procédurale, la Cour se demandera si l'agent d'immigration a pris en compte les effets que le départ des parents du Canada pourrait avoir sur les enfants. Si l'agent d'immigration a pris en compte ces effets, la Cour n'interviendra pas, même si la décision rendue est défavorable au demandeur. En revanche, dans l'approche fondamentale, non seulement la Cour vérifiera si l'agent a considéré les effets d'un refus de la demande des parents selon le paragraphe 114(2), mais elle ira plus loin et se demandera si la décision ultime est la décision correcte.
À mon avis, je n'ai pas à choisir entre ces approches dans la présente espèce, puisque, quelle que soit l'approche retenue, l'agente a commis une erreur en ne tenant pas compte de ce que les enfants ne parlaient pas la langue tamoule. C'est certainement une chose qui aurait dû être prise en compte dans l'examen de l'intérêt supérieur des enfants. L'agente d'immigration a considéré le risque pour les enfants et, puisque le risque pour eux était le même que pour les parents, elle a conclu que les enfants n'étaient exposés à aucun risque. Cependant, l'analyse de l'intérêt supérieur des enfants oblige un agent à considérer davantage que le risque pour les enfants. La seule analyse de l'intérêt supérieur des enfants, et en l'occurrence une analyse très restreinte, se trouve au paragraphe 10 de l'affidavit de l'agente mentionné ci-dessus. Elle affirme :[TRADUCTION] ... il leur faudrait consentir quelques efforts de réadaptation pour une vie en dehors du Canada, mais je n'ai constaté aucune preuve indiquant qu'ils ne seraient pas en mesure de se réadapter ainsi.
[8] Je ne vois dans ce paragraphe rien qui donne à entendre que l'agente a tenu compte de la capacité des enfants de communiquer s'ils étaient renvoyés au Sri Lanka. À mon avis, l'agente d'immigration n'a effectué aucune analyse de l'intérêt supérieur des enfants au vu de la preuve produite. Par conséquent, l'affaire doit être renvoyée à un autre agent pour être réexaminée d'une manière non incompatible avec les présents motifs. Comme l'indique la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Baker, l'intérêt supérieur des enfants est un facteur important, mais pas nécessairement le facteur déterminant. L'agent d'immigration devra dire si l'ensemble des circonstances, y compris l'intérêt supérieur des enfants, justifient, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration.
[9] Eu égard à la position que j'adopte à propos de l'intérêt supérieur des enfants, il n'est pas nécessaire d'examiner les autres points soulevés par la présente affaire. Cependant, à mon avis, il était loisible à l'agente de tirer les conclusions de fait qu'elle a tirées. J'ai des doutes sur la déclaration de l'agente selon laquelle il n'y avait pas d'exposition à un risque. L'exposition était très limitée, mais l'agente avait certainement le pouvoir de refuser de soumettre une évaluation des risques à l'ARRR.
[10] Je remarque aussi que l'agente a commis une erreur en tenant compte du fait que les demandeurs étaient demeurés au Canada en contravention de la Loi.
ORDONNANCE
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l'agente d'immigration en date du 27 novembre 2000 est annulée et l'affaire est renvoyée pour être réexaminée par un autre agent d'immigration, d'une manière non incompatible avec les présents motifs.
« W. P. McKeown »
Juge
Toronto (Ontario)
le 24 octobre 2001
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Avocats inscrits au dossier
No DU GREFFE : IMM-6368-00
INTITULÉ : MUTUSAMY GURUNATHAN
JAYANTHI GURUNATHAN
DHARMARAJ GURUNATHAN
THAGURAJ GURUNATHAN
demandeurs
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
DATE DE L'AUDIENCE : LE JEUDI 18 OCTOBRE 2001
LIEU DE L'AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
ORDONNANCE ET
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE MCKEOWN
DATE DES MOTIFS : LE MERCREDI 24 OCTOBRE 2001
ONT COMPARU : Chantal Desloges
pour les demandeurs
Mielka Visnic
pour le défendeur
Page : 2
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER : Green & Spiegel
Avocats
C.P. 114
Standard Life Centre
2200-121, rue King Ouest
Toronto (Ontario)
M5H 3T9
pour les demandeurs
Morris Rosenberg
Sous-procureur général du Canada
pour le défendeur
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Date : 20011023
Dossier : IMM-6368-00
Entre :
MUTUSAMY GURUNATHAN
JAYANTHI GURUNATHAN
DHARMARAJ GURUNATHAN
THAGURAJ GURUNATHAN
demandeurs
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
ORDONNANCE ET
MOTIFS DE L'ORDONNANCE