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Date : 20040922

Dossier : T-1287-02

Référence : 2004 CF 1303

ENTRE :

                                            FORESTEX MANAGEMENT CORP. et

                                           J.M.C. FOREST MAINTENANCE LTD.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

            M. DORNOCH, POUR LE COMPTE DES SOUSCRIPTEURS DU LLOYD'S,

MEMBRES DU LLOYD'S DE LONDRES,

CANADIAN NORTHERN SHIELD INSURANCE COMPANY

ET COMMERCIAL UNION ASSURANCE COMPANY

                                                                                                                                          défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

AVANT-PROPOS


[1]                 Il y a bien longtemps, à l'époque où les petits garçons portaient des bretelles et où, en anglais du moins, les bateaux avaient un sexe, un ingénieur naval ami de mon père, venu comme d'habitude à la maison pour le café du samedi matin, m'invita à aller voir un bateau intéressant à un chantier naval voisin. Il s'agissait d'un bâtiment étroit d'environ 100 pieds de longueur, pourvu de deux gros moteurs diesel à 12 cylindres. Mon guide me montra une cabine au revêtement percé d'une rangée diagonale de trous, dont il m'assura qu'ils provenaient d'une rafale de mitrailleuse : il savait avec certitude, m'a-t-il expliqué, que ce bateau avait servi à la contrebande de l'alcool et qu'il avait appartenu à Al Capone.

[2]                 Ce bâtiment fut construit et immatriculé en Nouvelle-Écosse en 1930. D'abord gréé en goélette et muni d'un modeste moteur à six cylindres, comme il était normal pour les bateaux de pêche de son type, il fut immatriculé pour le long cours à Terre-Neuve en 1931. À un moment ou l'autre de sa carrière - peut-être à Terre-Neuve, où certains des habitants, étant du métier, s'y entendaient dans ce genre de choses -, son petit moteur fut remplacé par les deux à 12 cylindres dont nous parlions plus haut, fait que les multiples experts de l'Administration qui l'ont examiné au fil du temps n'ont jamais estimé nécessaire de signaler dans leurs certificats de visite. Tout cela faisait de notre bateau un candidat idéal pour la contrebande de l'alcool.

[3]                 Une fois la prohibition levée, le bâtiment fut transféré au bureau d'immatriculation de Vancouver. Vers 1945, il fut acheté par un expert maritime du nom de Robert Webb, qui, le 18 octobre 1945, écrivit au registraire des navires de Vancouver une lettre où l'on trouve le passage suivant :

[TRADUCTION] (...) Je n'ai jamais fait une aussi bonne affaire qu'en achetant un de ces bâtiments pour 3 000 dollars. [...] Un seul des deux moteurs à 12 cylindres vaut plus que le prix d'achat du bateau, encore que les moteurs de ce type coûtent trop cher à faire fonctionner pour un bateau de pêche.


La consommation de carburant diesel, on s'en doute, n'était pas le premier souci des contrebandiers d'alcool.

[4]                Ce bateau, rebaptisé Texada, s'est récemment échoué dans un passage des îles de la Reine-Charlotte, donnant lieu à ce que les assureurs appellent une perte totale implicite. On peut lire dans la première édition du British Columbia Pilot (volume II), publiée en 1930, soit l'année même de la construction du bâtiment en question, que ce passage [TRADUCTION] « est à déconseiller pour tout bateau plus gros qu'une embarcation [non pontée] (...) ou un canoë » .

[5]                 Je n'ai pas tout raconté de cette histoire, mais il est temps de passer à l'exposé des faits pertinents qui permettront de décider la présente requête en radiation de déclaration.

CONTEXTE

[6]                 Quelques jours après l'échouage de la Texada survenu le 4 août 2000 dans les îles de la Reine-Charlotte (lequel a donné lieu à une perte totale implicite), soit le 8 du même mois, ses propriétaires ont déclaré le sinistre aux assureurs, qui ont rejeté la demande de règlement au motif que le bâtiment avait selon eux dépassé ses limites de navigation et ont conseillé aux demanderesses d'agir en non-assurés prudents.

[7]                Tout juste avant le premier anniversaire de l'échouage, soit le 3 août 2001, les propriétaires ont intenté, en qualité de demanderesses, une action antérieure à la présente et portant le numéro T-1421-01, relativement à la police sur coque et machines. Cette action, bien que les pièces écrites n'en définissent pas l'objet avec toute la clarté souhaitable, porte à la fois sur la valeur assurée de la Texada et, dans le cadre de la police, sur les coûts liés aux services de sauvetage, à l'enlèvement de l'épave et à la prévention de la pollution. Les demanderesses ont modifié la déclaration de cette première action (que je désignerai ci-après « action relative à la police » ) le 7 novembre 2001 pour y ajouter un assureur. Les assureurs ont déposé leur défense le 8 novembre 2001; ils y invoquent le dépassement des limites de navigation ou, aux termes de la police, le manquement à l' « obligation relative à la navigation » (trading warranty), le sinistre s'étant produit, selon eux, dans une zone exclue de l'assurance (au nord du cap Calvert) et extérieure aux [TRADUCTION] « eaux du passage intérieur » .

[8]                 L'action relative à la police, à la suite d'un avis d'examen de l'état de l'instance en date du 29 octobre 2002, a été rejetée pour cause de retard le 9 janvier 2003.


[9]                Les propriétaires ont appelé du rejet pour cause de retard le 7 février 2003, mais ont négligé de signifier l'avis d'appel aux intimés. Le 31 octobre 2003, les propriétaires ont demandé, ex parte, à la Cour d'appel fédérale une prolongation du délai de signification de l'avis d'appel. Par ordonnance en date du 6 novembre 2003, la Cour d'appel fédérale a refusé d'instruire cette requête ex parte et l'a ajournée afin de permettre aux propriétaires d'en signifier l'avis aux assureurs intimés. Or, les propriétaires appelants ne se sont plus manifestés, malgré l'intervention d'un fonctionnaire du greffe. La Cour d'appel fédérale a en fin de compte rendu le 13 janvier 2004 une ordonnance où, après avoir exposé une partie des faits ci-dessus, elle concluait : [TRADUCTION] « L'appel est rejeté pour cause de retard injustifié, et les dépens sont adjugés aux intimés. » Ainsi, l'action relative à la police est restée rejetée pour cause de retard, sans qu'une décision ait été rendue sur le fond.

[10]            La Cour suprême du Canada, en rendant l'arrêt Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, a encouragé dans une certaine mesure les assurés à plaider à la fois l'inexécution de la police et le manquement à l'obligation de bonne foi, dans la mesure où elle y envisageait cette obligation comme une clause implicite des contrats d'assurance. Soit les deux causes d'action font l'objet d'une seule déclaration, la question de la bonne foi étant par la suite suspendue en attendant la décision sur la couverture, soit on intente deux actions distinctes. Les demanderesses ont introduit la présente action (T-1287-92), que je désignerai ci-après « action alléguant la mauvaise foi » , le 9 août 2002. Les déclarations de l'action relative à la police et de l'action alléguant la mauvaise foi sont dans une grande mesure semblables, les demanderesses plaidant dans cette dernière le manquement des assureurs à leur obligation d'agir de bonne foi. Elles reprochent ainsi à ces derniers de prétendre que la Texada a outrepassé ses limites de navigation, de ne pas avoir défini avec précision lesdites limites, ainsi que de ne pas avoir enquêté sur le sinistre et de ne pas avoir envoyé d'expert maritime aux îles de la Reine-Charlotte pour enquêter, tous manquements susceptibles de justifier le versement de dommages-intérêts généraux, spéciaux, exemplaires et punitifs.


ANALYSE

[11]            Les défendeurs invoquent plusieurs motifs pour la radiation de l'action alléguant la mauvaise foi; cependant, comme ils ont répondu à la déclaration des demanderesses sans émettre de réserves, il ne m'incombe que d'établir s'il y a une cause d'action raisonnable : voir Proctor and Gamble Co. c. Nabisco Brands Ltd. (1985), 62 N.R. 364 (C.A.F.), à la page 366.

[12]            Il ne m'est pas permis, aux fins d'établir s'il y a une cause d'action raisonnable, de prendre en considération les affidavits. Toutefois, rien à ma connaissance ne m'interdit de tenir compte du dossier d'une autre instance liée à la présente, engageant les mêmes parties et intéressant le même événement. En effet, s'il n'était pas permis au tribunal saisi d'une requête en radiation ou en rejet d'examiner une autre instance, la doctrine de la chose jugée perdrait toute signification. J'ai donc pris en considération l'issue qu'a connue l'action relative à la police aussi bien à la Section de première instance que devant la Cour d'appel.

[13]            La thèse fondamentale de la requête en radiation de la déclaration formée par les défendeurs est que l'absence d'une conclusion préalable sur la couverture garantie par la police prive de fondement l'allégation de mauvaise foi formulée contre les assureurs, de sorte qu'il n'y a pas de cause d'action.

[14]            En l'occurrence, malgré l'argumentation exposée avec talent par l'avocat des demanderesses, je n'ai pas à prendre en considération la portée, le degré de clarté ou l'effet de la clause relative aux limites de navigation de la police; la définition des limites de navigation est une question de fond qu'il appartiendrait à un juge de première instance de décider, peut-être avec l'aide d'experts. Il m'incombe plutôt de décider d'abord si l'action alléguant la mauvaise foi a ou peut avoir un fondement, étant donné que le sinistre a été déclaré exclu de la couverture et que l'action relative à la police a été rejetée pour cause de retard. À ce propos, l'avocat des demanderesses soutient que l'action alléguant la mauvaise foi relève d'une cause d'action distincte et peut subsister sans le soutien d'une couverture d'assurance. Si l'action alléguant la mauvaise foi doit avoir pour base une demande de règlement fondée, une deuxième question se pose, soit l'effet du rejet pour cause de retard, qui soulève le problème de la prescription et des délais pour agir. Je songe ici au raisonnement exposé, et à la jurisprudence citée, par lord Denning dans l'arrêt Hart c. Hall & Pickles Ltd., [1969] 1 Q.B. 405 (C.A.), où il fait observer qu'une ordonnance interlocutoire n'influe pas sur les droits qui sont le fond du procès, n'étant pas une décision définitive; [TRADUCTION] « le demandeur [ajoute-t-il] peut intenter une autre action ayant la même cause, à condition de le faire dans le délai prévu par la loi de prescription » (page 411).

Fondement de l'action alléguant la mauvaise foi


[15]            C'est un lieu commun du droit que le contrat d'assurance est un contrat de la plus entière bonne foi. Mais ce qui est plus intéressant et nous concerne de plus près ici, c'est l'usage par un assuré du concept de manquement à l'obligation de bonne foi comme cause d'action, domaine guère étudié jusqu'à maintenant, comme le fait remarquer Gordon G. Hilliker à la page 2 de son ouvrage Insurance Bad Faith, 1re édition, Toronto, LexisNexis Canada, 2004.

[16]            Un bon nombre des principes auxquels les avocats se sont référés dans la présente espèce ont leur genèse dans le droit américain, où l'on trouve des analyses et conclusions raisonnables qui sont reflétés, mais parfois pas très clairement, dans le droit canadien cité par ces mêmes avocats. Une décision américaine qu'il serait utile d'examiner en l'occurrence est l'arrêt Bartlett c. John Hancock Mutual Life Insurance Company 538 A.2d 997 ®.1. 1988), rendu par la Cour suprême du Rhode Island. Cette affaire concernait la production de documents, mais n'en donne pas moins un aperçu éclairant des principes du droit américain en matière de mauvaise foi des assureurs, qui ne peut que nous aider dans le cas qui nous occupe.

[17]            Pour commencer, le droit américain exige que l'assuré établisse un manquement de l'assureur aux obligations stipulées au contrat avant de pouvoir invoquer la mauvaise foi comme cause d'action contre lui :

[TRADUCTION]

Qui plus est, l'assuré ne peut invoquer le refus de mauvaise foi de régler un sinistre comme cause d'action avant d'avoir établi que l'assureur a manqué à ses obligations dans le cadre du contrat d'assurance. Dans l'arrêt Bibeault c. Hanover Insurance Co., 417 A.2d 313 (R.I. 1980), nous avons conclu que « pour prouver une allégation de mauvaise foi, le demandeur doit établir que le défendeur n'avait pas de motifs raisonnables de lui dénier les avantages de la police et qu'il savait n'en pas avoir ou que, de manière inconsidérée, il n'a pas tenu compte de cette absence de motifs » id., à la page 319 (où l'on cite Anderson c. Continental Insurance Co., 85 Wis. 2d 675, 271 N.W. 2d 68 [1978]).


            Il est évident que le demandeur ne pourra jamais établir l'absence de motifs raisonnables du refus de verser les prestations prévues au contrat d'assurance si l'assureur peut prouver qu'il ne lui devait rien en vertu de ce contrat. Si l'assureur l'emporte dans l'action en violation de contrat, il est juridiquement impossible qu'il ait agi de mauvaise foi dans ses rapports avec le preneur d'assurance. On ne peut établir la mauvaise foi dans le cas où l'assureur peut démontrer qu'il avait des motifs raisonnables de refuser le versement de prestations. (Voir aussi Bibeault, 417 A.2d, à la page 319 : « Il n'y a pas de responsabilité délictuelle dans le cas où la demande de règlement est "suffisamment discutable". » Nous renvoyons également à Calenda c. Allstate Insurance Co., 518 A.2d 624, 629 [R.I. 1986] : « La preuve suscitant une question légitime de couverture, il s'ensuit que [l'assureur] ne peut avoir agi de mauvaise foi. » )

(Bartlett, à la page 1000.)

Dans ce passage, le juge Shea formule clairement deux principes : l'assuré n'est pas fondé à invoquer la mauvaise foi comme cause d'action avant d'avoir établi que l'assureur a manqué aux obligations stipulées dans la police, et il ne peut y avoir de responsabilité délictuelle pour mauvaise foi si se pose une question légitime de couverture. À la même page de l'arrêt Bartlett, le juge Shea se réfère à l'arrêt National Savings Life Insurance Co. c. Dutton, 419 So. 2d 1357 (Ala. 1982), rendu par la Cour suprême de l'Alabama, où l'on cite le passage suivant de la décision National Security Fire & Casualty Co. c. Bowen, 417 So.2d 179 (Ala. 1982) :

[TRADUCTION]

« L'assureur doit répondre de son refus de régler un sinistre direct lorsque ce refus n'a pas de motifs légitimes et qu'il le sait.*** L'absence de motifs légitimes "signifie que l'assureur n'a pas de raison valable ou soutenable de ne pas régler le sinistre". *** Dans le cas où la demande de règlement est "suffisamment discutable", l'assureur a le droit de la contester, que la contestation porte sur une question de fait ou sur une question de droit.

« Selon cette jurisprudence, il incombe au demandeur qui invoque un "refus de mauvaise foi" de prouver :      

a) l'existence d'un contrat d'assurance entre les parties

    et d'une violation de ce contrat par le défendeur [...] »

(Bartlett, loc. cit.)


On énumère ensuite dans ce passage d'autres conditions que doit remplir l'assuré, lesquelles, bien que intéressantes en soi, ne sont pas pertinentes pour la présente espèce. La Cour suprême du Rhode Island (toujours à la page 1000 de Bartlett), se référant à la décision Dutton, résume la question dans les termes suivants :

[TRADUCTION] « Bref, le demandeur doit faire plus que de simplement établir le défaut de règlement : il lui incombe dtablir un défaut de règlement de mauvaise foi, dépourvu de motifs raisonnables de contestation. Autrement dit, le demandeur doit prouver qu'aucun moyen de défense de droit ou de fait ne pouvait être opposé à la demande de règlement. » 419 So. 2d, à la page 1361.

(Bartlett, loc. cit.)

Ici, le juge Shea souscrit à la proposition selon laquelle il incombe au demandeur d'établir que l'assureur ne peut faire valoir aucun moyen de défense de droit ou de fait contre la demande de règlement elle-même.

[18]            Comme je le rappelais plus haut, la Cour suprême, dans l'arrêt Whiten, considère la bonne foi comme une clause implicite du contrat d'assurance. Cette affaire a été présentée à la Cour, et acceptée par elle, comme un recours de nature contractuelle; cependant, si la Cour a souscrit majoritairement à l'analyse de la nature contractuelle du pourvoi, elle n'en a pas moins posé que l'obligation de bonne foi est distincte de l'obligation de régler le sinistre dans le cadre de la police. En effet - et c'est là une approche contractuelle du problème -, il y a deux causes d'action distinctes : une qui concerne la police, et l'autre qui se rapporte à une clause implicite du contrat contenu dans la police.


[19]            Il y a au Canada une autre tradition jurisprudentielle qui considère l'action en manquement à l'obligation de bonne foi comme une action en responsabilité délictuelle découlant de la relation entre assureur et assuré; voir par exemple : Burdan c. Progressive Casualty Insurance Co. (1993), 20 C.C.L.I. (2d) 126 (C.J. Ont., Div. gén.); Norris c. Lloyd's of London (1998), 8 C.C.L.I. (3rd) 216 (C.A.N.-B.); et Spiers c. Zurich Insurance Co. (1999), 45 O.R. (3rd) 726 (C.S.J. Ont.). Cependant, il faut manifestement un fondement à toute action alléguant la mauvaise foi de l'assureur, qu'on adopte une approche contractuelle ou une approche fondée sur la responsabilité délictuelle. Selon la première approche, s'il n'y a pas de responsabilité contractuelle découlant de la police, il n'y a pas de fondement à une action en manquement à l'obligation implicite de bonne foi; et selon la seconde, s'il n'y a pas de responsabilité contractuelle découlant de la police, du fait de la violation du contrat d'assurance causée par un manquement de l'assuré à l'obligation relative à la navigation, on voit mal comment il y aurait entre assuré et assureur une relation suffisante pour poser l'existence d'une obligation délictuelle des assureurs d'engager des dépenses dans la présente espèce - par exemple pour l'envoi d'un expert sur le lieu du sinistre, la réduction de la pollution, le sauvetage, l'enlèvement de l'épave et ainsi de suite -, obligation dont la violation pourrait donner lieu à l'octroi de diverses catégories de dommages-intérêts.


[20]            Il serait utile, à la présente étape, d'examiner diverses décisions canadiennes qui adoptent un point de vue parallèle à celui de l'arrêt Bartlett (précité), comme quoi la mauvaise foi ne peut être invoquée comme cause d'action à moins que n'existe une obligation découlant du contrat d'assurance lui-même. Le juge Garson a invoqué l'arrêt Bartlett (précité) dans Wonderful Ventures Ltd. c. Maylam (2001) 91 B.C.L.R. (3d) 319 (C.S.C.-B). Il y fait observer, à propos de la séparation de l'action relative à la police de celle qui concerne la mauvaise foi, que si [TRADUCTION] « [...] Wonderful Ventures [l'assuré] n'obtient pas gain de cause dans son action en violation du contrat [d'assurance], l'action alléguant la mauvaise foi ne sera pas mise en jugement » (paragraphe 34), ce qui revient de toute évidence à dire que la possibilité d'invoquer la mauvaise foi comme cause d'action est subordonnée à la reconnaissance d'un droit à indemnité découlant d'une police d'assurance.

[21]            Le raisonnement exposé dans la décision Sovereign General Insurance Co. c. Tanar Industries Ltd., [2002] 3 W.W.R. 340 (C.B.R. Alb.) va dans le même sens que le jugement Wonderful Ventures, sur lequel il s'appuie. Cette décision portait sur la question de savoir si l'American Home Assurance Company devait produire des documents se rapportant à une action secondaire alléguant la mauvaise foi, qui étaient protégés dans le cadre de l'action relative à diverses garanties d'assurance. Le juge Clackson, suivant en cela à la fois la pratique américaine et la décision Wonderful Ventures, a conclu aux paragraphes 53 et 54 que, bien que le privilège de non-divulgation puisse être reconnu relativement à l'action en responsabilité contractuelle, les documents protégés n'avaient pas à être produits avant qu'une décision n'ait été rendue sur celle-ci, mais que si elle était favorable aux défendeurs, alors ces documents ne seraient pas protégés relativement à l'action alléguant la mauvaise foi.


[22]            La décision Wonderful Ventures a aussi été suivie dans la décision Sanders c. Clarica Life Insurance Co. (2003), 30 C.P.C. (5th) 371 (C.S.C.-B.), rendue le 14 mars 2003. Le juge Hutchinson y invoquait Lawrence c. Insurance Corp. of British Columbia (2001), 96 B.C.L.R. (3d) 375 (C.S.C.-B.) à l'appui de la thèse que si les deux actions (relatives respectivement à la police et à la mauvaise foi) restaient réunies et que si le demandeur était débouté de la première, il ne pourrait que l'être de la seconde (paragraphe 38 de Lawrence).   

[23]            Plusieurs autres passages du jugement Lawrence (précité) se révèlent pertinents, dont celui-ci :

[TRADUCTION]

27.       Tout ce qu'on peut dire pour l'instant, c'est que si la demanderesse gagne son procès et est déclarée avoir droit aux avantages de la partie VII, elle pourra poursuivre son action alléguant que la décision de lui refuser ces avantages ntait pas fondée sur le fond de sa demande de règlement, mais avait un autre motif. Par contre, si elle est déclarée non fondée en sa demande des avantages de la partie VII, cette décision lui interdira de poursuivre son autre action, fondée sur l'allégation de mauvaise foi.

Le juge Taylor a proposé dans ce même jugement quelques remarques sur la nature de l'action alléguant la mauvaise foi :

[TRADUCTION]

35.         L'action alléguant la mauvaise foi reste en suspens jusqu ce qu'il soit décidé si la demanderesse a droit aux avantages de la police. C'est à ce moment que cette action se cristallisera [...]

Le juge Taylor réaffirme ensuite que si la demanderesse est déboutée de son action relative à la police d'assurance, l'action alléguant la mauvaise foi ne pourra pas réussir (paragraphe 38). Il note plus loin, encore plus explicitement :

[TRADUCTION]

44.         Comme je l'ai déjà fait observer, si la demanderesse est déboutée de son action relative à la partie VII, c'en sera fini de toute action alléguant la mauvaise foi. Par contre, si elle obtient gain de cause touchant la partie VII, elle pourra poursuivre l'action alléguant la mauvaise foi.

[24]            S'il est vrai, comme le fait valoir l'avocat des demanderesses, que la mauvaise foi est dans la présente espèce une cause d'action distincte, je ne trouve rien dans la jurisprudence à laquelle on me renvoie qui permettrait aux demanderesses de maintenir leur action alléguant la mauvaise foi à moins que ne soit établie l'existence d'un droit et d'une responsabilité découlant de la police. Selon la jurisprudence qui m'a été soumise dans la présente espèce, ce n'est qu'après une décision confirmant le bien-fondé de l'action relative à la police que l'action alléguant la mauvaise foi, suspendue jusque-là, se cristallisera de manière à pouvoir être poursuivie.

Effet du rejet pour cause de retard


[25]            Je passe maintenant à la question de savoir si l'action relative à la police est bel et bien éteinte, étant donné qu'il y a été mis fin non par une décision au fond, mais pour cause de retard, la Cour d'appel fédérale ayant rejeté une demande en prolongation du délai d'appel du premier rejet. Nous avons donc affaire à un rejet pour retard injustifié dans la poursuite d'une action, soit à une décision interlocutoire. Il me faut ici garder à l'esprit une mise en garde touchant l'effet de telles décisions, telle qu'elle est formulée par exemple dans l'arrêt Kok Hoong c. Leong Cheong Kweng Mines Ltd., [1964] AC 993, 1 All E.R. 300 (C.P.), rendu par le Conseil privé. À la page 1012 de cet arrêt, le vicomte Radcliffe, s'exprimant au nom du Conseil privé, fait observer que les jugements par défaut peuvent donner lieu à préclusion, mais qu'il faut d'abord les examiner avec une extrême attention pour établir l'essence de ce qui y a été décidé, et que de tels jugements [TRADUCTION] « [...] ne peuvent donner lieu à préclusion que touchant les points qu'ils doivent "nécessairement et avec une entière précision" avoir décidés » . Cet exposé du droit concernant la chose jugée et les jugements par défaut a été cité dans l'arrêt Pople c. Evans, [1969] 2 Ch. 255, [1968] 2 All E.R. 743 (Ch.D.), où le juge, après avoir examiné un certain nombre de décisions auxquelles s'appliquait le principe formulé dans l'arrêt Leong Cheong Kweng Mines Ltd., a conclu qu'on n'était pas fondé à invoquer la chose jugée dans le cas d'un rejet pour défaut de poursuite (voir les pages 268 et 269).

[26]            Qu'on me permette maintenant de revenir à l'arrêt Hart c. Hall & Pickles (précité), où lord Denning a examiné le cas où l'action a été rejetée pour défaut de poursuite. Il fait observer ce qui suit à la page 411 :

[TRADUCTION] (...) Dans le cas où l'action a été rejetée pour défaut de poursuite, le défendeur n'a pas du tout été « poursuivi jusqu'au jugement » . Il n'a pas été prononcé de jugement qui l'exonérerait. Il y a eu seulement ordonnance interlocutoire, c'est-à -dire une décision de procédure qui n'influe pas sur les droits quant au fond. Une telle ordonnance n'est pas une décision définitive. Elle ne donne pas lieu à la préclusion de chose jugée. Le demandeur peut introduire une autre instance en invoquant la même cause d'action, à condition de le faire dans les délais prévus par la loi de prescription : voir Magnus c. National Bank of Scotland [(1888) 57 L.J. Ch. 902] et Pople c. Evans, précité.

[27]            Dans la présente espèce, abstraction faite pour l'instant des arguments des défendeurs fondés sur la prescription, les demanderesses ne sont pas précluses d'intenter de nouveau leur action relative à la police et, si elles obtiennent gain de cause, de se fonder sur cette décision favorable pour poursuivre leur action en manquement à l'obligation de bonne foi.


Prescription

[28]            Examinons maintenant le point de savoir si l'on peut appliquer à l'action relative à la police une prescription absolument certaine qui interdirait de toute évidence aux demanderesses d'intenter de nouveau une action en règlement de sinistre dans le cadre de la police sur coque et machines souscrite par les défendeurs.

[29]            S"il est possible que la police prévoie un délai de prescription d'un an, commençant à courir à la date du rejet de la demande de règlement, ni la police ni cette clause n'ont été produites. Cependant, l'avocat des défendeurs invoque l'article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, qui prévoit l'applicabilité des règles de droit provinciales en matière de prescription. Le paragraphe 22(1) de l'Insurance Act, R.S.B.C. 1996, ch. 226, prévoit un délai de prescription d'un an à partir du moment où l'assuré produit [TRADUCTION] « une preuve raisonnablement suffisante d'un sinistre ou d'un droit à prestations en vertu du contrat » . Toutefois, je ne suis pas convaincu que l'Insurance Act de la Colombie-Britannique s'applique ou devrait être appliquée à l'assurance maritime, qui relève de la compétence fédérale.

[30]            L'avocat des demanderesses fait remarquer - ce qui est tout à fait exact - que la Loi sur l'assurance maritime fédérale, 1993, ch. 22 ne prévoit pas de délai pour le dépôt d'une demande en détermination de couverture.


[31]            L'avocat des défendeurs invoque le paragraphe 3(2) de la Limitation Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 226, qui porte ce qui suit :

[TRADUCTION]

(2)        Il ne peut être intenté aucune des actions suivantes une fois expiré un délai de deux ans à compter de la naissance du droit à l'action :

            a)     [...] action en dommages-intérêts pour préjudice corporel ou matériel, y compris les pertes pécuniaires qui en résultent, qu'elle soit fondée sur la responsabilité contractuelle, la responsabilité délictuelle ou une obligation légale [...]


[32]            Je ne souscris pas aux observations de l'avocat des demanderesses selon lesquelles le délai de prescription applicable ne devrait pas être suivi ou que, la Loi sur l'assurance maritime ne prévoyant pas de prescription, la prescription applicable à une action relative à une police d'assurance maritime ne devrait pas être régie par des dispositions provinciales, qui peuvent varier d'une province à l'autre. Un délai de prescription de deux ans, conforme à la Limitation Act de la Colombie-Britannique, dont l'applicabilité est prévue à l'article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, me paraît convenir à la présente espèce. Mais ce délai de prescription de deux ans ne règle pas la question une fois pour toutes, même si l'échouage de la Texada s'est produit il y a environ quatre ans. Un délai de prescription est un moyen de défense, à invoquer par les défendeurs au moment de l'examen au fond, et ne devrait pas entrer en ligne de compte s'agissant d'une requête en radiation pour défaut de cause d'action; voir à ce sujet : BMG Music Canada Inc. c. Vogiatzakis (1996), 67 C.P.R. (3d) 27 (C.F. 1re inst.), aux pages 33 et suivantes; Watt c. Canada (Transports Canada), [1998] A.C.F. no 49, 21 janvier 1998, A-448-97 (C.A.F.), autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée (1998), 231 N.R. 396 (note) [C.S.C.]; Kibale c. Canada (1990), 123 N.R. 153 (C.A.F.). Cela est d'autant plus vrai lorsqu'il est possible d'ajouter une cause d'action à une action existante après l'expiration du délai, à condition que la nouvelle cause d'action découle substantiellement des mêmes faits qu'une demande existante formée dans les délais; il est arrivé qu'on permette dans ce cas la modification de la demande aux fins de l'addition d'une nouvelle cause d'action : voir Bande indienne de Fox Lake c. Crowther & Partners Ltd., [2003] 1 C.F. 197 (C.F. 1re inst.), aux pages 212 et suivantes.

CONCLUSION

[33]            Le rejet pour défaut de cause d'action n'est permis que s'il est manifeste, évident et indubitable que l'action n'a aucune chance de succès. En l'occurrence, une modification appropriée de la demande, si elle était autorisée, permettrait aux demanderesses de poursuivre les procédures, encore que le succès ne leur soit pas garanti, car elles pourraient bien rencontrer des difficultés dans une action relative à la police, étant donné les limites de navigation que celle-ci prévoit.


[34]            Dans la présente espèce, l'action alléguant la mauvaise foi a été intentée le 9 août 2002, soit dans un délai de deux ans à compter du refus d'indemniser, qui date du 10 août 2000. Étant donné la possibilité d'une modification de la présente action alléguant la mauvaise foi aux fins d'y ajouter une cause d'action complémentaire relative à la police, je ne puis dire - même s'il n'y a pas actuellement d'action existante relative à la police sur laquelle fonder la cause d'action relative à la mauvaise foi - que l'action alléguant la mauvaise foi (T-1287-02) n'a manifestement, à l'évidence et indubitablement aucune chance de succès. Il en va ainsi même si la situation juridique actuelle peut paraître vexatoire ou futile. Cependant, comme je le disais, il n'existe pas d'autres motifs possibles de radiation que le défaut d'une cause raisonnable d'action, puisque les défendeurs ont déposé leur défense et n'y ont excipé d'aucun des motifs habituels de radiation, ce qui leur interdit de faire valoir la futilité ou le caractère non substantiel de l'action.

[35]            La requête est rejetée. Pour ce qui concerne les dépens, même si les défendeurs sont déboutés, le défaut général de diligence manifesté par les demanderesses dans la présente action justifie que les dépens leur soient refusés. Ceux-ci suivront l'issue de la cause.

[36]           Pour faire avancer les choses, il est ordonné aux demanderesses de déposer dans les 30 jours un avis de requête en modification de leur déclaration, laquelle sera présentée au plus tôt 14 jours, et au plus tard 21 jours, suivant le dépôt, à défaut de quoi la présente action sera, et sera réputée, rejetée pour cause de retard.

         « John A. Hargrave »

_____________________________

      Protonotaire                  

Vancouver (Colombie-Britannique)

22 septembre 2004

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


                                                              COUR FÉDÉRALE

                                               AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                    T-1287-02        

INTITULÉ :                                                   FORESTEX MANAGEMENT CORP. ET AL.

c.

M. DORNOCH, POUR LE COMPTE DES SOUSCRIPTEURS DU LLOYD'S, MEMBRES DU LLOYD'S DE LONDRES, ET AL.

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 24 JUIN 2004         

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE PROTONOTAIRE HARGRAVE                                 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 22 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :                      

K. Joseph Spears                              

Shelley Chapelski

POUR LES DEMANDERESSES

                                 

POUR LES DÉFENDEURS

                                      


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Spears and Company

Vancouver (Colombie-Britannique)    

Bromley Chapelski

Vancouver (Colombie-Britannique)    

POUR LES DEMANDERESSES

                                

                                

POUR LES DÉFENDEURS

                                


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