Date : 20000914
Dossier : IMM-3288-99
OTTAWA (ONTARIO), LE 14 SEPTEMBRE 2000
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER
ENTRE :
JOSE NAVARRO
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LE JUGE PELLETIER
[1] Aux alentours du 26 mars 1997, M. Jose Navarro, le demandeur, est entré au Canada en traversant la frontière à pied à un endroit situé en Colombie-Britannique. Il n'avait en sa possession ni passeport, ni visa, ni titres de voyage, ni pièces d'identité. Le ler avril 1997, il s'est rendu au Centre d'immigration Canada à Vancouver, où il a présenté une revendication du statut de réfugié, en alléguant qu'il craignait d'être persécuté au Honduras. Il a été considéré comme étant admissible à présenter une demande du statut de réfugié, mais une mesure d'interdiction de séjour conditionnelle a été prise contre lui. En avril 1998, le demandeur a déménagé à Winnipeg, où il demeure.
[2] Les autorités de l'Immigration se sont intéressées au cas de M. Navarro lorsque des enquêtes de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ont révélé qu'il avait été déclaré coupable de trois infractions en matière de drogue aux États-Unis sous des noms d'emprunt. Plus particulièrement :
- le 20 août 1992, M. Navarro, qui se faisait alors appeler Juan Soto, a été déclaré coupable d'une infraction à la loi de la Californie qui équivaut au Canada à l'infraction de trafic d'une substance contrôlée, notamment la cocaïne. Il a été condamné à une peine d'emprisonnement de 6 mois à purger dans la prison du comté et à une probation de 3 ans.
- le 25 septembre 1992, M. Navarro a été déclaré coupable de la même infraction sous le même nom d'emprunt. Il a alors été condamné à une peine d'emprisonnement d'un an à purger dans la prison du comté et à une probation de 3 ans.
- le 7 juillet 1994, M. Navarro a été déclaré coupable pour la troisième fois de la même infraction, cette fois sous le nom d'emprunt de Santos Flores. Il a été condamné à une peine d'emprisonnement de 3 ans à purger au pénitencier de San Quentin, en Californie.
[3] La perpétration de ces actes criminels par le même individu et son identité ont été confirmées au moyen des empreintes digitales.
[4] M. Navarro a purgé seulement 18 mois de la peine de trois ans avant d'être relâché pour bonne conduite.
[5] À la fin de chacune de ces peines, les autorités américaines ont expulsé M. Navarro vers le Honduras, mais à chaque fois il a quitté ce pays peu après son arrivée.
[6] Le 16 février 1999, après réception des renseignements concernant les condamnations au criminel de M. Navarro, les fonctionnaires de l'Immigration ont entrepris des mesures pour qu'il soit jugé non admissible au Canada pour le motif qu'il avait été déclaré coupable à l'étranger d'une infraction qui, si elle avait été commise au Canada, constituerait une infraction punissable en vertu d'une loi du Parlement d'une peine maximale d'emprisonnement de 10 ans ou plus. Ensuite, le 25 février 1999, M. Navarro a été avisé que Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) avait l'intention de demander au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de formuler un avis conformément à l'alinéa 46.01(1)e) selon lequel il constituait un danger pour le public. Un tel avis aurait pour effet d'empêcher que la revendication du statut de réfugié de M. Navarro puisse être entendue. Celui-ci pourrait alors faire l'objet d'une mesure d'expulsion vers le Honduras.
[7] M. Navarro s'est vu remettre les documents que le ministre ou son fondé de pouvoir pourrait prendre en considération pour arriver à la conclusion que M. Navarro constituait un danger pour le public. Lui et son avocat ont présenté des observations au fondé de pouvoir du ministre. Ces observations se rapportaient au fait que M. Navarro n'avait été déclaré coupable d'aucune infraction au Canada et qu'il se croyait réhabilité; elles comprenaient en outre des lettres d'appui émanant de diverses personnes et organisations de Winnipeg. M. Navarro n'a pas reçu copie de l'évaluation préparée par CIC à l'intention du fondé de pouvoir du ministre. Le 8 juin 1999, le fondé de pouvoir du ministre, M. W.A. Sheppit, a formulé l'avis selon lequel M. Navarro constituait un danger pour le public aux fins de l'alinéa 46.01(1)e) de la Loi sur l'immigration. Les motifs de cette décision n'ont pas été fournis à M. Navarro.
[8] Il y a eu dépôt d'une demande de contrôle judiciaire. Après présentation d'observations relativement à l'obtention d'une autorisation en raison du défaut de fournir les motifs de la décision et après octroi de l'autorisation, copies de certains des documents fournis à M. Sheppit ont été produites, dont un document intitulé « Demande d'avis du ministre - A46.01(1)e) » . Ce document comporte trois sections. La première est le profil de dangerosité, qui mentionne simplement les détails des condamnations prononcées contre M. Navarro aux États-Unis. La deuxième est constituée par l'étude des risques pouvant découler du renvoi, qui passe en revue les circonstances qui pourraient faire courir des risques à M. Navarro lors de son retour au Honduras ainsi que de la documentation se rapportant à la situation actuelle au Honduras. La dernière section renferme les commentaires et la recommandation de l'agent de réexamen, qui sont reproduits ci-dessous :
[traduction] J'ai examiné attentivement la lettre d'intention de requérir un avis, les documents à l'appui mentionnés dans cet avis et le rapport d'avis ministériel rédigé par CIC ainsi que les observations présentées par le client. Les documents qui précèdent comprennent l'ensemble des documents fournis au fondé de pouvoir du ministre à l'appui de la demande pour qu'il formule l'avis que Jose Orlando NAVARRO ZUNIGA constitue un danger pour le public conformément à l'alinéa 46.01(1)e) de la Loi sur l'immigration.
[9] Le rapport d'avis ministériel mentionné ci-dessus n'a jamais été produit.
[10] D'après les motifs avancés par Me Matas en vue d'un contrôle judiciaire, pour le compte de M. Navarro, ce dernier a le droit, selon l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Baker c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 817, de connaître les motifs de la décision prise par le fondé de pouvoir du ministre. Me Matas soutient que la « Demande d'avis du ministre » ne constitue pas des motifs. L'avocat du défendeur soutient qu'il n'y a aucune obligation de fournir des motifs car l'arrêt Baker se limite à ses propres faits particuliers et que, si des motifs sont requis, ils ont été fournis dans la Demande d'avis du ministre.
[11] Il appert des motifs de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 854, (1999), 174 F.T.R. 123, que l'arrêt Baker de la Cour suprême du Canada comprend un ou plusieurs principes d'application générale et ne se limite pas à la stricte question de l'obligation d'agir équitablement dans les demandes présentées conformément au paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration. Le cadre d'analyse présenté relativement à l'obligation de fournir des motifs, par exemple, s'applique aux autres décisions discrétionnaires.
[12] Cette analyse est reproduite ci-dessous :
À mon avis, il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l'obligation d'équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l'espèce où la décision revêt une grande importance pour l'individu, dans des cas où il existe un droit d'appel prévu par la loi, ou dans d'autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise. Cette exigence est apparue dans la common law ailleurs. Les circonstances de l'espèce, à mon avis, constituent l'une de ces situations où des motifs écrits sont nécessaires. L'importance cruciale d'une décision d'ordre humanitaire pour les personnes visées, comme celles dont il est question dans les arrêts Orlowski, Cunningham et Doody, milite en faveur de l'obligation de donner des motifs. Il serait injuste à l'égard d'une personne visée par une telle décision, si essentielle pour son avenir, de ne pas lui expliquer pourquoi elle a été prise.
[13] Il semblerait que la question de savoir si des motifs sont requis dépendra, entre autres choses, de l'importance de la décision pour l'individu et de l'existence d'un droit d'appel prévu par la loi.
[14] Lorsque le ministre conclut qu'une personne constitue un danger pour le public, conformément à l'alinéa 46.01(1)i), cela a pour effet de priver cette personne du droit à ce que sa revendication du statut de réfugié soit entendue. Le droit de cette personne à rester au Canada est alors établi en conformité avec le critère habituel d'admission au pays. Par conséquent, une telle décision n'entraîne pas nécessairement l'expulsion de la personne du Canada, mais il y a alors une plus forte probabilité pour que les revendicateurs du statut de réfugié sans qualifications soient renvoyés du pays. Si elle s'appliquait à un véritable réfugié, il y aurait alors une plus forte probabilité pour que cette personne retourne à un endroit où elle craint avec raison d'être persécutée. Pour une telle personne, la décision relative à un avis de danger est une décision très importante.
[15] Il est vrai que, aux fins de la Loi sur l'immigration, personne n'est un réfugié tant qu'il n'a pas été jugé tel et on pourrait supposer tout aussi bien que la personne en question n'est pas du tout un véritable réfugié. Mais lorsque quelqu'un a allégué être un réfugié et que la décision a pour effet de le priver du droit à ce qu'il soit statué sur la question du statut de réfugié, ce serait quelque peu arbitraire de soutenir qu'il ne devrait pas être traité, à ces fins, comme un réfugié jusqu'à ce qu'il soit jugé qu'il en est un, lorsque la décision a pour effet d'empêcher qu'un tel jugement soit jamais rendu. S'il y a revendication du statut de réfugié, alors aux fins de déterminer quel effet aurait un avis de danger émis conformément à l'alinéa 46.01(1)e) de la Loi relativement à cette personne, on devrait supposer qu'il est ce qu'il a prétendu être, à moins qu'il n'y ait des raisons graves de conclure que la revendication du statut de réfugié serait refusée.
[16] Quant à la question d'un droit d'appel prévu par la loi, il devrait ressortir clairement des faits de l'arrêt Baker qu'il ne s'agit pas d'un droit d'appel au sens technique du terme mais plutôt au sens populaire du terme. Dans l'arrêt Baker, la question des motifs a été soulevée dans le cadre d'un contrôle judiciaire du rejet de la demande que Mme Baker avait présentée conformément au paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration. Les juristes objecteront qu'une demande de contrôle judiciaire n'est pas un appel, mais, étant donné le résultat, il semble assez clair que la Cour voulait inclure toutes les formes de surveillance judiciaire des décisions des tribunaux inférieurs.
[17] Il y a ici, tout comme dans l'arrêt Baker, un droit de demander un contrôle judiciaire. Par conséquent, vu l'importance de la décision pour la personne et le fait que la décision est susceptible de surveillance judiciaire, je conclus qu'il faut en donner les motifs.
[18] Je conclus également que les motifs n'en ont pas été donnés. La Demande d'avis du ministre, qui a été produite après obtention de l'autorisation d'interjeter appel dans la présente affaire, ne contient pas les motifs de la décision. Après lecture du document, on ne peut pas dire pourquoi le fondé de pouvoir du ministre a émis l'avis qu'il a donné. Il se peut que le fondé de pouvoir du ministre ait pensé que le trafic de stupéfiants perturbe en soi l'ordre social au point que ceux qui s'y adonnent deviennent un danger pour le public sans qu'il soit besoin de preuve supplémentaire, mais le fondé de pouvoir du ministre ne l'a pas dit. Par conséquent, bien que la Demande d'avis du ministre se prête à l'élaboration de conjectures quant aux raisons qui ont motivé le fondé de pouvoir du ministre à formuler l'avis qu'il a formulé, elle n'explique pas quelles raisons ont mené à la décision.
[19] Pour ces motifs, je conclus que M. Navarro, en ce qui concerne la demande d'avis de danger présentée conformément à l'alinéa 46.01(1)e) de la Loi sur l'immigration, n'a pas été traité avec équité sur le plan de la procédure. L'avis de demande de contrôle judiciaire sollicite une ordonnance annulant l'avis de danger, ce qui est le recours habituel dans le cas d'une décision rendue contrairement aux exigences de l'équité en matière de procédure. Je ne vois aucune raison de déroger à l'usage, et une ordonnance sera rendue en conséquence.
[20] Les deux parties ont proposé des questions qui pourraient être certifiées à titre de questions graves de portée générale aux fins de l'article 83 de la Loi. Il y a un certain chevauchement dans les questions dont on demande la certification. Les deux parties cherchent à faire certifier la question de savoir si les motifs de la décision sont requis en ce qui a trait à l'avis de danger émis conformément à l'alinéa 46.01(1)e) de la Loi. Comme il s'agit de la question jugée dans la présente affaire et d'une question qui s'applique de façon générale à tous ceux qui peuvent faire l'objet d'un tel avis, je suis disposé à certifier une telle question.
[21] Un certain nombre de questions connexes ont été proposées. Le demandeur demande si la communication de la « Demande d'avis du ministre » satisfait à l'obligation de fournir des motifs. Je suppose que le contenu de ce document peut varier et que, par conséquent, la question de savoir si le document constitue les motifs d'une décision dépendra des faits du cas particulier. Donc, ce ne serait pas une affaire d'application générale. Le demandeur demande également de certifier des questions quant au fait que le fondé de pouvoir du ministre a adopté initialement la position selon laquelle aucun motif n'avait été donné relativement à la décision et a tenté ensuite de laisser entendre que la « Demande d'avis du ministre » qui a été fournie en dehors du cadre normal de sa production constituait des motifs. Cela découle d'une situation de fait particulière et ne semble pas être une question d'application générale. En dernier lieu, le demandeur demande la certification d'une question concernant l'obligation du défendeur de fournir au demandeur des copies des documents qui ont été portés à la connaissance du fondé de pouvoir du ministre et de lui permettre de répondre aux documents avant qu'une décision ne soit rendue. Cette question ne découle pas des faits présents.
[22] Le défendeur demande la certification d'une question quant à la norme appropriée de contrôle judiciaire d'un avis de danger émis conformément à l'alinéa 46.01(1)e). Cette question ne découle pas des faits, étant donné que le fondé de pouvoir du ministre n'a pas fourni les motifs de sa décision.
[23] Je certifie donc la question suivante comme question grave de portée générale :
L'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Baker exige-t-il que les motifs de décision soient fournis lorsque le ministre ou son fondé de pouvoir formule l'avis qu'une personne constitue un danger pour le public conformément à l'alinéa 46.01(1)e) de la Loi sur l'immigration?
ORDONNANCE
La décision du fondé de pouvoir du ministre, W.A. Sheppit, en date du 8 juin 1999 dans laquelle il est statué que le demandeur, Jose Orlando Navarro Zuniga, constitue un danger pour le public au Canada, conformément à l'alinéa 46.01(1)e) de la Loi sur l'immigration, est par la présente annulée sans préjudice au droit du ministre de réexaminer l'affaire en conformité avec la Loi sur l'immigration et le droit, tel qu'exposé dans les présents motifs.
« J.D. Denis Pelletier »
Juge
Traduction certifiée conforme
Yvan Tardif, B.A., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
NO DE DOSSIER : IMM-3288-99
INTITULÉ DE LA CAUSE : JOSE NAVARRO
c.
MCI
LIEU DE L'AUDIENCE : WINNIPEG (MANITOBA)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 17 FÉVRIER 2000
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER
DATE DES MOTIFS : LE 14 SEPTEMBRE 2000
ONT COMPARU :
DAVID MATAS POUR LE DEMANDEUR
SHARLENE TELLES-LANGDON POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
DAVID MATAS POUR LE DEMANDEUR
Winnipeg (Manitoba)
MORRIS ROSENBERG POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada