Date : 20010918
Dossier : T-343-99
Référence neutre : 2001 CFPI 1031
TORONTO (ONTARIO), LE MARDI 18 SEPTEMBRE 2001
EN PRÉSENCE DU PROTONOTAIRE ROGER R. LAFRENIÈRE
ENTRE :
LE CHEF CHRIS SHADE, LES HEALY, LEVI BLACK WATER,
JIM RUSSELL, KIRBY MANY FINGERS, ROD FIRST RIDER, ALEX GOODSTRIKER, TOM LITTLE BEAR, MARTIN HEAVY HEAD, LEWIS LITTLE BEAR, NARCISSE BLOOD, DOROTHY FIRST RIDER et RANDY BOTTLE, chef et conseillers de la TRIBU DES
BLOOD/KAINAIWA, représentant tous les anciens combattants de la
TRIBU DES BLOOD/KAINAIWA,
LEURS PERSONNES À CHARGE ET LEURS DESCENDANTS
demandeurs
- et -
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une requête par écrit présentée par les demandeurs en vertu de l'article 369 des Règles de la Cour fédérale (1998) en vue d'obtenir les réparations suivantes :
a) une ordonnance désignant, en vertu de l'article 114 des Règles, Stephen Mistaken Chief comme représentant des anciens combattants de la tribu des Blood qui ont servi au cours de la Première Guerre mondiale, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée, ainsi que leurs personnes à charge et leurs descendants;
b) une ordonnance constituant Stephen Mistaken Chief partie à l'instance;
c) une ordonnance accordant aux demandeurs la permission de déposer une déclaration modifiée pour tenir compte de la constitution de Stephen Mistaken Chief comme partie à l'instance;
d) une ordonnance portant réunion des instances nos T-343-99 et T-344-99.
[2] La défenderesse acquiesce à toutes les réparations sollicitées par les demandeurs à l'exception de la réparation a). En conséquence, la seule question à trancher est celle de savoir si Stephen Mistaken Chief devrait être désigné à titre de représentant des anciens combattants de la bande des Blood, de leurs personnes à charge et de leurs descendants.
Genèse de l'instance
[3] La présente action a été introduite le 26 février 1999 par le chef et les conseillers de la bande des Blood pour le compte des anciens combattants de la bande des Blood -- dont certains sont encore vivants et d'autres sont décédés -- et de leurs personnes à charge et descendants. Une déclaration modifiée a été déposée le 11 octobre 2000. Dans un acte de procédure assez long, les demandeurs allèguent, en résumé, qu'ils ont été injustement privés d'avantages destinés aux anciens combattants auxquels ils avaient droit par suite de leur service lors de la Première Guerre mondiale, de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre de Corée, et ce, en raison de l'application de lois, de politiques et de pratiques qui sont discriminatoires sur le plan racial.
Éléments de preuve présentés à l'appui de la requête
[4] Les demandeurs ont déposé à l'appui de leur requête un seul affidavit, celui que Stephen Mistaken Chief a souscrit le 31 juillet 2001. La défenderesse a choisi de ne pas déposer de preuve et elle n'a pas contre-interrogé le déclarant des demandeurs. Compte tenu de sa brièveté, je reproduis intégralement le texte de l'affidavit qui a été versé au dossier :
[TRADUCTION]
JE SOUSSIGNÉ, STEPHEN MISTAKEN CHIEF, de la tribu des Blood, de Standoff, en Alberta, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, DÉCLARE SOUS SERMENT CE QUI SUIT :
1. Je suis un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale. Je suis membre de la tribu des Blood et, à ce titre, je suis personnellement au courant des faits allégués, sauf dans le cas des déclarations fondées sur ce que je crois être les faits et que je crois sincèrement être vrais.
2. Je suis au courant de la déclaration qui a été déposée dans le dossier T-343-99 de la Cour fédérale en mon nom et au nom de tous les autres anciens combattants de la tribu des Blood, de leurs personnes à charge et de leurs descendants, par le chef et les conseillers de la tribu des Blood.
3. Je suis personnellement au courant que certains des conseillers qui sont nommément désignés comme demandeurs dans la déclaration sont des descendants directs d'anciens combattants de la tribu des Blood et qu'ils sont par conséquent en mesure de défendre nos intérêts.
4. Lors d'une assemblée récente d'anciens combattants de la tribu des Blood et de leurs personnes à charge et et de leurs descendants, il a été décidé que je devais être désigné comme représentant de ce groupe.
5. Nous espérions que la Table ronde nationale sur les questions autochtones permettrait de régler rapidement nos revendications, mais ce n'est pas le cas.
6. Depuis le dépôt de la déclaration, nous avons déploré la perte d'un autre de nos anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et nous ne pouvons nous permettre d'attendre que la défenderesse prenne l'initiative de redresser les torts qui nous ont été causés.
7. Je souscris le présent affidavit à l'appui de la requête visant à me faire désigner comme représentant et à me constituer partie à l'action et en vue d'obtenir l'autorisation de déposer une déclaration modifiée qui tienne compte de ces mesures. L'annexe A jointe au présent affidavit est une copie de la déclaration modifiée proposée.
Prétentions et moyens des parties
[5] Les observations écrites que les demandeurs ont d'abord déposées à l'appui de leur requête en désignation d'un représentant fondée sur l'article 114 des Règles sont pour le moins succinctes. L'avocate des demandeurs affirme que Stephen Mistaken Chief devrait être désigné pour représenter le groupe qui l'a choisi à cette fin, en sa qualité d'ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale appartenant à la tribu des Blood et parce qu'il [TRADUCTION] « fait manifestement partie de ce groupe » .
[6] La défenderesse rétorque qu'il ne serait pas opportun, pour de nombreuses raisons, d'accorder la mesure demandée. Premièrement, la défenderesse a nié, dans sa défense, la qualité des demandeurs (la bande des Blood et son chef et ses conseillers) pour agir en justice au nom des anciens combattants indiens et de leurs personnes à charge et descendants. La défenderesse maintient que l'action aurait dû être intentée par les personnes lésées personnellement.
[7] Deuxièmement, il n'y a pas de preuve qui permette de penser que plusieurs personnes ont l'intérêt commun requis dans l'instance, une des quatre conditions d'admissibilité de tout recours collectif, suivant l'arrêt récent rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] R.C.S. 4. La défenderesse affirme que les prétentions de chacun des anciens combattants, personnes à charge ou descendants indiens seront probablement fondées sur des faits et des circonstances propres à chacun d'entre eux. L'avocate précise qu'il faudra peut-être procéder à des enquêtes préalables individuelles pour déterminer l'éventuelle responsabilité de la défenderesse et la valeur des réclamations. Elle ajoute que la défenderesse peut faire valoir des moyens de défense différents contre des demandeurs différents, notamment des moyens de défense tirés de la prescription.
[8] En troisième lieu, la loi en vertu de laquelle les anciens combattants indiens ont individuellement reçu des prestations a été modifiée à plusieurs reprises au cours des ans, notamment entre chacune des guerres mentionnées dans la demande. Il s'ensuit, selon la défenderesse, que les avantages accordés aux anciens combattants indiens seraient différents selon le moment où chacun a été démobilisé.
[9] Les demandeurs répondent que les manquements aux obligations de fiduciaire qui auraient été commis envers les anciens combattants indiens et leurs personnes à charge et descendants reposent tous sur le même type de circonstances. Ils affirment que leurs prétentions sont essentiellement les mêmes et qu'elles requièrent que le tribunal se prononce sur les mêmes faits. Bien qu'ils reconnaissent que les dommages causés aux membres du groupe peuvent varier, ils soutiennent que la question de l'enquête préalable des autres membres du groupe est prématurée et que le tribunal pourra l'aborder, au besoin, plus tard.
Analyse
[10] Les Règles de la Cour fédérale (1998) abordent présentement la question des recours collectifs à l'article 114. Le paragraphe 114(1) énonce le principe fondamental suivant lequel une instance peut être introduite par ou contre des personnes qui ont un intérêt commun dans cette instance en désignant une ou plusieurs d'entre elles pour les représenter toutes.
[11] Abstraction faite de l'interprétation restrictive que les tribunaux lui ont déjà donnée, l'article 114 des Règles souffre de plusieurs lacunes, que le Comité des Règles de la Cour fédérale a signalées dans un document de travail intitulé Le recours collectif en Cour fédérale du Canada publié le 9 juin 2000, aux pages 11 et 12 :
· il n'y a pas de procédure pour déterminer si un recours collectif a été correctement intenté;
· il n'y a pas de procédure de communication d'un avis aux membres du groupe;
· il n'y a pas de façon pour les membres du groupe de choisir de s'exclure du recours;
· il n'y a pas de disposition relative à l'interrogatoire préalable, ni d'autres procédures préparatoires à l'instruction, permettant de traiter des droits procéduraux et des responsabilités des membres du groupe;
· il n'y a pas de disposition spéciale concernant les dépens, notamment pour ce qui a trait aux droits et responsabilités des membres du groupe;
· il n'y a pas de disposition pour décider des questions ayant trait aux membres du groupe, si le groupe a gain de cause sur les questions collectives (par exemple, si la responsabilité du défendeur est reconnue).
[12] Ces lacunes des Règles ne devraient pourtant pas empêcher un justiciable d'obtenir une réparation. La Cour suprême du Canada a récemment statué, dans l'arrêtWestern Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, précité, que les recours collectifs peuvent être autorisés en Alberta en vertu des Alberta Rules of Court actuelles, même en l'absence de loi sur les recours collectifs. Il y a lieu de noter qu'il existe une ressemblance frappante entre l'article 42 des Alberta Rules of Court, qui régit la procédure à suivre dans le cas d'un recours collectif, et l'article 114 des Règles de la Cour fédérale (1998).
[13] Le juge en chef McLachlin, qui écrivait au nom de la Cour, a conclu qu'en l'absence de règles de procédure précises en matière de recours collectifs, les tribunaux inférieurs doivent parer aux lacunes procédurales. Au paragraphe 34 de sa décision, elle écrit :
En l'absence de législation complète, les tribunaux doivent combler ces lacunes en exerçant leur pouvoir inhérent d'établir les règles de pratique et de procédure applicables aux litiges dont ils sont saisis [...] Si souhaitable soit-il d'avoir une législation complète en matière d'exercice des recours collectifs, quand cette législation n'existe pas, les tribunaux doivent décider de l'opportunité du recours collectif et des modalités de son exercice.
[14] La Cour suprême du Canada a ensuite proposé des principes généraux régissant les recours collectifs et a énuméré quatre conditions qui doivent être remplies avant que le tribunal puisse autoriser l'exercice d'un recours collectif. En premier lieu, on doit pouvoir définir le groupe avec précision. Deuxièmement, il doit y avoir des questions de fait et de droit communes à tous les membres du groupe. Troisièmement, en ce qui concerne les questions communes, une issue favorable pour un demandeur signifie nécessairement une issue favorable pour tous. Quatrièmement, le représentant doit être en mesure d'assurer une représentation adéquate des intérêts des membres du groupe.
[15] Les questions à trancher lors de la présentation de la requête en désignation d'un représentant doivent par conséquent se rapporter aux conditions susmentionnées et c'est au représentant proposé qu'il incombe de démontrer que les quatre conditions sont remplies pour que le tribunal puisse rendre une ordonnance le désignant comme représentant.
[16] À mon avis, les demandeurs n'ont tout simplement pas abordé l'une ou l'autre des quatre conditions dans les pièces qu'ils ont produites au soutien de leur requête. Tout d'abord, ils n'ont rien fait pour identifier avec précision le groupe à représenter ou sa taille. Bien qu'ils aient joint une liste d'anciens combattants à titre d'annexe à la déclaration modifiée proposée, ce document n'a pas valeur de preuve dans le cas d'une requête, car ce type de preuve doit être présenté sous forme d'affidavit. Il semble par ailleurs que même si le groupe peut être identifié, il risque de comprendre des sous-catégories dont les réclamations soulèvent des questions communes qui ne sont pas partagées par tous les membres du groupe.
[17] De plus, les demandeurs ne font aucune allusion, dans l'affidavit ou dans les observations écrites, aux prétentions des membres du groupe qui sont censées soulever des questions communes, et ils ne définissent même pas les questions communes qu'ils avancent.
[18] Pour ce qui est des aptitudes du représentant proposé, il n'y a aucun élément de preuve qui démontre que Stephen Mistaken Chief est en mesure d'assurer une représentation adéquate des intérêts des membres du groupe. Aucune méthode efficace n'a été proposée en vue de faire avancer l'instance et d'aviser les membres du groupe de son déroulement. Le représentant proposé n'a pas convaincu le tribunal qu'il n'a aucun conflit d'intérêts avec d'autres membres du groupe en ce qui concerne les questions communes.
[19] La requête des demandeurs soulève plus de questions qu'elle n'en résout. Les demandeurs veulent-ils que Stephen Mistaken Chief soit constitué partie à l'instance comme représentant ou cherchent-ils à ce qu'il remplace le chef et les conseillers à titre de représentant? Sera-t-il tenu aux dépens de l'instance et, dans l'affirmative, est-il en mesure de les payer? Le représentant nommé en vertu de l'article 114 peut-il représenter des personnes décédées? Le recours collectif constitue-t-il le mécanisme le plus efficace pour régler le présent litige?
[20] La requête en désignation d'un représentant n'est pas dénuée de fondement, mais il n'est pas possible d'accorder la mesure demandée au vu des pièces versées au dossier. À mon sens, la seule décision acceptable consiste à rejeter la requête en autorisant les demandeurs à en soumettre une nouvelle avec des éléments de preuve plus complets et plus solides qui répondent aux quatre conditions énumérées par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton,précité, et aux autres points signalés dans les présents motifs.
[21] Pour le cas où les demandeurs décideraient de présenter une nouvelle requête, ils devraient se demander si une requête par écrit constitue la procédure appropriée pour analyser comme il se doit des questions aussi complexes. Ils devraient donc envisager sérieusement la possibilité de demander une audition.
[22] Finalement, compte tenu des circonstances, les autres réparations sur lesquelles les parties se sont entendues sont également refusées, avec autorisation de présenter une nouvelle requête.
ORDONNANCE
1. La requête des demandeurs est rejetée avec permission de présenter une nouvelle demande.
2. Les dépens de la présente requête sont adjugés à la défenderesse selon l'issue de la cause.
« Roger R. Lafrenière »
Protonotaire
Toronto (Ontario)
Le 18 septembre 2001
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL. L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Avocats inscrits au dossier
DOSSIER : T-343-99
INTITULÉ : LE CHEF CHRIS SHADE, LES HEALY, LEVI BLACK WATER, JIM RUSSELL, KIRBY MANY FINGERS, ROD FIRST RIDER, ALEX GOODSTRIKER, TOM LITTLE BEAR, MARTIN HEAVY HEAD, LEWIS LITTLE BEAR, NARCISSE BLOOD, DOROTHY FIRST RIDER et RANDY BOTTLE, chef et conseillers de la tribu des BLOOD/KAINAIWA, représentant tous les anciens combattants de la tribu des BLOOD/KAINAIWA, leurs personnes à charge et leurs descendants
demandeurs
et
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
défenderesse
REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER À TORONTO (ONTARIO) CONFORMÉMENT À LA RÈGLE 369
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE
EN DATE DU : MARDI 18 SEPTEMBRE 2001
OBSERVATIONS ÉCRITES :
Me Joanne F. Crook pour les demandeurs
Me Kathleen Kohlman pour la défenderesse
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
WALSH WILKINS pour les demandeurs
Avocats et procureurs
801, 6e Avenue S.-O., bureau 2800
Calgary (Alberta)
T2P 4A3
Morris Rosenberg pour la défenderesse
Sous-procureur général du Canada
Edmonton (Alberta)
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Date : 20010918
Dossier : T-343-99
ENTRE :
CHIEF CHRIS SHADE, LES HEALY, LEVI BLACK WATER, JIM RUSSELL, KIRBY MANY FINGERS, ROD FIRST RIDER, ALEX GOODSTRIKER, TOM LITTLE BEAR, MARTIN HEAVY HEAD, LEWIS LITTLE BEAR, NARCISSE BLOOD, DOROTHY FIRST RIDER and RANDY BOTTLE, chef et conseillers de la TRIBU DES BLOOD/ KAINAIWA, représentant tous les anciens combattants de la TRIBU DES BLOOD/KAINAIWA, LEURS PERSONNES À CHARGE ET LEURS DESCENDANTS
demandeurs
- et -
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE