Date : 20000817
Dossier : T-1492-97
ENTRE :
IMPERIAL OIL LIMITED
demanderesse
et
PETROMAR INC. et
PETROMAR MARKETING INC.
défenderesses
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LE JUGE MacKAY
[1] Cette procédure est instituée en vertu de l'article 220 des Règles de la Cour fédérale et suite à une ordonnance de M. le juge Teitelbaum, en date du 8 mars 1999, afin que la Cour statue sur un point de droit à partir d'un Énoncé conjoint des faits et d'une question de droit conjointe. Voici la question :
Petromar Inc. a-t-elle un privilège maritime portant sur les navires M.V. Le Brave et M.V. A. G. Farquharson du fait qu'elle a approvisionné ces navires en lubrifiants maritimes? |
[2] Il est convenu qu'en vertu du droit canadien portant sur les conflits de lois, si la réclamation des défenderesses pour l'approvisionnement en lubrifiants maritimes est régie par le droit positif des États-Unis, un privilège maritime peut être exercé en cette Cour par la voie d'une action in rem contre les navires; toutefois, si la réclamation est régie par le droit positif du Canada, il n'y a pas de privilège maritime qui puisse être exercé par la voie d'une action in rem contre les navires. De plus, il est convenu que la décision dans cette action liera aussi les parties dans l'action T-2675-97.
[3] Les parties ont déposé à la Cour un Énoncé conjoint des faits, qui comprend notamment les redressements applicables en fonction de la réponse donnée à la question conjointe. Cet énoncé est rédigé comme suit :
[traduction]
1. Pendant toute l'époque pertinente, la demanderesse, Imperial Oil Limited (Imperial), une société dûment constituée en vertu des lois du Canada, était le propriétaire enregistré du M.V. Le Brave et du M.V. A.G. Farquharson (les navires). |
2. Durant toute l'époque pertinente, les navires étaient immatriculés au port de Toronto (Ontario), au Canada, et ils arboraient le pavillon canadien. |
3. La défenderesse, Petromar Inc. (Petromar), est une société constituée aux États-Unis et, à toutes les époques pertinentes, elle s'occupait de distribution et de vente de lubrifiants maritimes; sa place d'affaires est située aux États-Unis. |
Les accords relatifs à l'utilisation des navires |
4. En vertu des chartes-parties datées du 1er septembre 1986 (les chartes-parties coque nue), qui constituent les annexes 1 et 2 à ce document, les navires ont été affrétés coque nue par leur propriétaire d'alors, Texaco Canada Inc., à la société Sofati/Socanav. Ces deux sociétés sont canadiennes. Par la suite, les navires ont été vendus à Imperial et les chartes-parties coque nue ont été cédées à Imperial, à titre de propriétaire, et à Socanav Inc. (Socanav), à titre d'affréteur. |
5. Durant toute la période pertinente, Socanav était une société canadienne qui transigeait ses affaires principalement au Canada (surtout sur les Grands Lacs, la Voie maritime du St-Laurent et la côte est du Canada). Elle se livrait au transport en vrac des produits du pétrole. Elle était aussi propriétaire de navires-citernes qu'elle exploitait sur le plan international. |
6. Le 26 janvier 1993, Imperial et Socanav ont convenu un accord (l'accord principal), qui constitue l'annexe 3 à ce document, qui incorpore les chartes-parties coque nue. |
Les accords entre Socanav, Star et Petromar |
7. Socanav a retenu par contrat la Star Ship Management Ltd. (Star), une société enregistrée aux États-Unis et ayant ses bureaux et sa place d'affaires à Miami, en Floride. Cette société se spécialise dans la gestion de navires appartenant à des tiers. Socanav lui a confié la gestion de sa flotte, ce qui comprend les navires en cause ici. Les termes de l'accord entre Socanav et Star n'ont pas été communiqués aux parties. |
8. Par un accord daté du 1er mai 1995 (l'accord Petromar/Star lubrifiants), qui constitue l'annexe 4 à ce document, Petromar a confié par contrat à Star l'approvisionnement en lubrifiants maritimes, ces derniers devant être livrés sur les instructions de Star à divers navires qu'elle gérait à travers le monde, y compris ceux qu'elle gérait au nom de Socanav, et, notamment, les navires en cause ici. |
9. Par un accord daté du 26 octobre 1989 (l'accord Petromar/E.C.I. lubrifiants), qui constitue l'annexe 5 à ce document, Petromar a accordé un contrat à Exxon Company International (E.C.I.), une division de Exxon Corporation, qui détient à peu près 69 p. 100 des actions d'Imperial. En vertu de l'accord Petromar/E.C.I. lubrifiants, E.C.I. convenait de vendre et de livrer des lubrifiants maritimes aux clients identifiés par Petromar. |
10. Selon les dispositions de l'accord Petromar/E.C.I. lubrifiants, la livraison des lubrifiants maritimes devait être faite par des « sociétés d'approvisionnement » , telles que spécifiées dans la brochure d'E.C.I. intitulée « Parts, Supplies & Service for Marine Lubricants » , ainsi que dans l' « International Contract Price List for Marine Lubricants » d'E.C.I.. Selon ces documents, Imperial était désignée comme une « société d'approvisionnement » pour les ports de l'Est du Canada. |
L'approvisionnement en lubrifiants |
11. Dans le cadre de l'accord Petromar/Star lubrifiants, Imperial, en sa qualité de société d'approvisionnement désignée, a approvisionné les navires en lubrifiants maritimes à divers moments entre le 11 mars et le 6 août 1996. Ces lubrifiants maritimes ont été livrés à divers ports au Canada, pour un somme de 79 211,10 $US, tel qu'on peut le voir aux diverses factures qui constituent l'annexe 6 à ce document. Petromar a payé E.C.I. pour ces lubrifiants, mais elle prétend ne pas avoir été payée par Star ou par Socanav. |
12. À l'époque où elle approvisionnait les navires, Petromar savait qu'ils appartenaient à Imperial. |
Le droit applicable gouvernant les contrats |
13. Le paragraphe 20.1 de l'accord principal stipule que l'accord, ainsi que les relations entre les parties contractantes, Imperial et Socanav, doit être interprété et mis en oeuvre selon les lois de l'Ontario et les lois maritimes du Canada. |
14. Le paragraphe 23 des chartes-parties coque nue, qui ont été cédées à Imperial à titre de propriétaire et à Socanav à titre d'affréteur, stipule que les chartes-parties et les relations entre les parties contractantes seront interprétées et mises en oeuvre selon les lois maritimes du Canada. |
15. L'article IX de l'accord Petromar/Star lubrifiants stipule que l'interprétation, la validité et les obligations en vertu de l'accord seront gouvernées par les lois de l'État de New York, à l'exclusion de tout autre régime juridique. |
16. L'article 13.9 de l'accord Petromar/E.C.I. lubrifiants stipule que l'interprétation, la validité et les obligations en vertu de l'accord seront gouvernées par les lois de l'État de New York, à l'exclusion de tout autre régime juridique. |
Les réclamations contre les navires |
17. Petromar réclame un privilège maritime contre les navires au vu des circonstances susmentionnées. |
18. Les parties conviennent que : |
a) la décision quant au droit positif applicable doit être prise en conformité des règles canadiennes portant sur les conflits de lois; |
b) si la réclamation de Petromar contre les navires est régie par le droit positif des États-Unis, l'approvisionnement en lubrifiants maritimes donne lieu à un privilège maritime qui peut être exercé par la voie d'une action in rem contre les navires et Petromar a droit à un jugement pour une somme de 79 211,10 $US, convertie en dollars canadiens au taux moyen de change qui prévalait entre le 11 mars et le 6 août 1996, ainsi qu'aux intérêts avant jugement du 6 août 1996 jusqu'à la date du jugement; |
c) si la réclamation de Petromar contre les navires est régie par le droit positif du Canada, elle n'a pas de privilège maritime contre les navires et donc aucun droit in rem contre ceux-ci, et Imperial a droit à une déclaration en ce sens; |
d) la décision dans cette action liera les parties à l'action T-2675-97; et |
e) la partie obtenant gain de cause aura droit à ses dépens, pour une somme et à des conditions que déterminera la Cour dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. |
[4] L'audience en cette affaire s'est tenue à Toronto le 19 août 1999 et, après avoir entendu les avocats des parties, j'ai réservé mon jugement. Après examen des arguments présentés à l'audience, une ordonnance a été délivrée portant que, dans les circonstances de l'affaire, la réponse à la question posée dans l'ordonnance du 8 mars 1999 est la suivante :
Oui, Petromar Inc. a un privilège maritime sur les navires M.V. Le Brave et M.V. A.G. Farquharson, du fait qu'elle a approvisionné ces navires en lubrifiants maritimes. |
[5] En d'autres mots, pour utiliser la terminologie de l'Énoncé conjoint des faits, la réclamation de Petromar est régie par le droit positif des États-Unis et la réclamation pour l'approvisionnement en lubrifiants maritimes donne lieu à un privilège maritime qui peut être exercé en cette Cour par la voie d'une action in rem contre les navires. L'ordonnance délivrée accorde donc les réparations qui s'imposent au vu des alinéas 18b), d) et e) de l'Énoncé conjoint des faits.
Les points de vue des parties
[6] Les parties conviennent que la Cour doit appliquer le droit du Canada en matière de conflits de lois pour résoudre le conflit apparent entre le droit positif des États-Unis, où une loi prévoit l'existence d'un privilège maritime contre un navire au titre, en l'instance, d'une réclamation pour approvisionnements nécessaires, et le droit positif du Canada, qui ne prévoit pas de tel privilège face à une réclamation semblable. Les parties conviennent non seulement des faits, mais aussi de l'approche à adopter pour résoudre la question. En définitive, ils sont d'accord sur la définition de la question à trancher, mais non sur la signification des facteurs contractuels et autres qui doivent être évalués dans le cadre du choix de la loi applicable.
[7] La première étape consiste à rechercher toute loi canadienne qui pourrait avoir préséance sur les principes de common law en matière de conflits de lois. S'il n'y en a pas, la seconde étape consiste à définir si la question soulevée par les faits en est une de délit civil, de responsabilité contractuelle, ou si elle se place sous un autre domaine de droit. Si la question en est une de responsabilité contractuelle, la Cour doit examiner tous les choix de la loi applicable que les parties ont pu faire de façon explicite ou implicite. S'il y a lieu de poursuivre l'analyse, la dernière étape constitue à examiner tous les facteurs en cause en ce qu'ils sont liés aux ressorts qui ont un intérêt en l'instance, le Canada ou les États-Unis, et de choisir le droit du ressort qui a le lien le plus significatif et le plus étroit avec la résolution de la question.
[8] Les parties conviennent qu'il est de commune renommée qu'un privilège maritime en vertu des lois des États-Unis dans une réclamation pour approvisionnements nécessaires1, ou pour des réparations2, fournis aux États-Unis sera reconnue et pourra être exercée en cette Cour en vertu du droit maritime canadien. Ce privilège peut être exercé par une action in rem, même en l'absence d'une autorisation précise ou d'une responsabilité personnelle du propriétaire du navire3. De plus, un privilège maritime en vertu d'une loi des États-Unis a été exercé en cette Cour même lorsque les approvisionnements nécessaires avaient été livrés à l'extérieur des États-Unis4.
[9] On soutient au nom de la demanderesse qu'il y a lieu de tenir compte du contexte de l'affaire. Les navires en cause ici sont immatriculés au Canada, ils sont la propriété d'une société canadienne, ils sont exploités par une société canadienne en vertu d'une charte-partie canadienne, qui a été conclue au Canada et qui porte que le droit du Canada s'appliquera à son interprétation et à sa mise en oeuvre. Les approvisionnements nécessaires ont été livrés au Canada par un fournisseur canadien, qui se trouve de façon fortuite à être aussi le propriétaire des navires.
[10] Le point de vue de la demanderesse, Imperial Oil, est que la réclamation de Petromar contre les navires soulève une question de droit maritime, et non une question de délit civil ou de responsabilité contractuelle. Dans les prétentions écrites, on a insisté sur le poids à accorder au lieu où les approvisionnements nécessaires ont été livrés, ou les services rendus, comme base permettant de reconnaître dans la jurisprudence canadienne les privilèges maritimes étrangers qui peuvent être exercés par une action in rem en cette Cour. Cet aspect a été précisé à l'audience, comme il l'a semblé approprié au vu de la reconnaissance récente des privilèges maritimes en vertu des lois des États-Unis dans des affaires où les approvisionnements nécessaires avaient été livrés à l'extérieur des États-Unis, notamment au Canada (Fraser Shipyard (Le navire « Atlantis Two » ))5.
[11] Petromar pour sa part convient que la question en est une de droit maritime, mais elle insiste sur le poids à accorder en jurisprudence canadienne à la reconnaissance du droit du ressort précisé au contrat en vertu duquel les approvisionnements nécessaires ont été livrés. En l'instance, elle affirme que le contrat-clé est celui passé entre Petromar et E.C.I. aux États-Unis, qui prévoit la livraison d'approvisionnements aux clients de Petromar à travers le monde par l'entremise des contrats de livraison d'E.C.I. et pour lesquels le paiement doit être versé aux États-Unis. Comme le contrat entre Star Ship Management et Petromar, ce dernier contrat stipulait qu'il devait être gouverné par les lois de l'État de New York, à l'exclusion de tout autre régime juridique. L'importance de reconnaître les clauses des contrats portant sur le choix de la loi applicable a été souligné par Petromar et, dans une affaire comme celle-ci, elle assurait une certitude aux parties dans le cadre de l'approvisionnement des lubrifiants aux clients de Petromar, notamment Star Ship Management, qui gèrent des navires dont les propriétaires sont dans divers pays et qui font le commerce dans divers ports autour du monde. Rien n'indiquait que Socanav, qui a retenu par contrat les services de Star Ship Management, a limité ce contrat aux deux navires en cause ici. En fait, elle a passé un contrat pour la gestion de toute sa flotte, y compris les navires qui font du commerce international.
[12] Comme il n'y a pas de contrat entre les parties en l'instance, le litige entre eux n'est pas de nature contractuelle. Le choix de la loi des États-Unis pour régler les questions soulevées en vertu des contrats entre E.C.I. et Petromar et entre Petromar et Star Ship Management ne suffit pas à régler la question posée en l'instance.
[13] Pour régler cette question, je dois d'abord examiner si la Loi sur la marine marchande du Canada6 est pertinente, comme la demanderesse le suggère, en ce qu'elle appuierait la réponse qu'elle recherche au sujet du choix de la loi applicable. Je reviendrai ensuite à la question de la définition de la question en litige et à celle du choix de la loi applicable.
La Loi sur la marine marchande du Canada, art. 275
[14] Au nom de la demanderesse, Imperial, on soutient que la solution qu'elle préconise, savoir la reconnaissance que le droit du Canada s'applique à la question de savoir s'il y a un privilège, est tout à fait compatible avec l'article 275 de la Loi sur la marine marchande du Canada, la seule disposition législative qui porte sur les conflits de lois en matière maritime au Canada. Cet article se trouve dans la partie III de la Loi, intitulée « Marins » , et il est rédigé comme suit :
275. Where in any matter relating to a ship or to a person belonging to a ship there appears to be a conflict of laws, if there is in this Part any provision on the subject that is hereby expressly made to extend to that ship, the case shall be governed by that provision, but if there is no such provision, the case shall be governed by the law of the port at which the ship is registered. |
275. Lorsque, dans une question relative à un navire ou à une personne appartenant à un navire, il semble y avoir conflit de lois, si la présente partie renferme une disposition sur ce point qui y soit expressément déclarée applicable à ce navire, l'affaire est régie par cette disposition; sinon, elle est régie par la loi du port où le navire est immatriculé. |
[15] En vertu de cette disposition, un conflit de lois doit être régi par la loi du port où le navire est immatriculé, sauf si la présente partie renferme une disposition à l'effet contraire sur ce point. En l'instance, ce port est Toronto ce qui fait que le droit du Canada s'appliquerait. Toutefois, les défenderesses soulignent que cette disposition se trouve dans la partie de la Loi qui traite des marins, un contexte qui indique qu'elle ne s'applique pas au litige entre les parties en l'instance. Les avocats des parties ont cité deux décisions où il est question de l'article 275 : Sembawang Reefer Lines (Bahamas) Ltd. c. Le navire « Lina Erre » et autres7 et Ferguson c. Arctic Transportation Ltd.8.
[16] Dans Sembawang, précité, il fallait déterminer s'il existait un privilège suite à un abordage dans les eaux grecques impliquant un navire panaméen. Par la suite, la propriété du navire a changé de main et il a été immatriculé en Italie. Le demandeur du privilège a fait procéder à la saisie du navire à Montréal et les défendeurs, les nouveaux propriétaires, ont soutenu que le privilège était éteint en droit grec et en droit italien. M. le juge Dubé a mentionné l'article 275 aux paragraphes 5 et 6 de ses motifs, sans toutefois se fonder sur cet article pour prendre sa décision :
Toutefois, l'article 275 de la Loi sur la marine marchande du Canada dispose qu'en cas conflit de lois, c'est la loi du port où le navire est immatriculé qui s'applique. L'article ne précise pas s'il s'agit du port d'immatriculation au moment de l'abordage (en l'espèce le Panama) ou du port d'immatriculation au moment de la saisie (l'Italie). |
Il ressort de la preuve des experts juridiques qui a été déposée dans la présente requête que le droit d'exercer le privilège maritime était éteint, ou prescrit, lorsque le navire a été saisi à Montréal, que l'on applique le droit grec, le droit italien ou le droit panaméen. |
[17] Dans Ferguson, précité, la question en litige portait sur une réclamation pour un délit civil, présentée par un pilote suite à des blessures subies alors qu'il travaillait comme pilote à bord du « Arctic Tarsiut » , qui transitait par le canal de Panama. Le navire était immatriculé au Canada et l'action a été introduite au Canada. Au paragraphe 47 de ses motifs, Mme la juge Reed examine l'article 275 dans le contexte du choix de la loi applicable et conclut ainsi :
Le procureur du demandeur prétend que l'article 275 de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, s'applique et qu'en vertu de cet article, le droit canadien doit s'appliquer. ...L'article 275 se trouve dans la partie III de la Loi sur la marine marchande du Canada. Cette partie s'intitule « Marins » . Elle a pour objet des matières telles l'engagement et le congédiement des marins, le paiement de leurs salaires, les contrats d'apprentissage et les conditions de travail sur les navires canadiens. L'article 275 s'applique à des cas se produisant dans ce contexte. Il ne s'applique pas à une action intentée par un pilote étranger concernant un délit civil qui découle d'événements s'étant produits dans un ressort étranger. |
[18] Je me range à l'analyse de Mme le juge Reed. Selon moi, bien que l'article 275 utilise les mots « dans une question relative à un navire ou à une personne appartenant à un navire » , il ne traite que des questions qui se trouvent à la partie III de la Loi sur la marine marchande du Canada9. S'il en allait autrement, il faudrait supposer que le Parlement a voulu changer les principes appliqués jusqu'ici en matière de conflits de lois en ce qui concerne toute « question relative à un navire... » , savoir toutes ces questions en droit maritime et non dans les autres domaines du droit, et il l'aurait fait sans l'apparence d'un réel débat. Selon moi, l'article 275 n'est pas applicable en l'instance, étant donné que la question en litige n'a rien à voir avec les intérêts des marins.
La définition de la question en litige et le choix de la loi applicable
[19] Je conviens que l'affaire en l'instance soulève une question de droit maritime, un domaine distinct du droit qui ne dépend pas ici des relations contractuelles entre les parties. Le privilège maritime pour les approvisionnements nécessaires, tel qu'il existe en vertu de la loi des États-Unis, n'est pas un privilège contractuel. La U.S. Court of Appeal for the Fifth Circuit a explicité la nature de ce privilège dans Gulf Trading & Transportation Co. v. Vessel Hoegh Shield10 :
[traduction]
Il faut dès le départ distinguer entre le contrat exprès de fourniture de soutes qui n'implique que Gulf et Multinational et l'utilisation d'un privilège maritime en faveur de Gulf contre le navire. La réclamation de Gulf d'un privilège maritime contre le navire trouve son origine dans le droit applicable plutôt que dans le contrat, étant donné que le propriétaire du navire n'était pas partie au contrat entre Gulf et Multinational. La controverse en l'instance, ainsi que la validité du privilège maritime s'attachant au navire, est plus large que le défaut de Multinational de payer pour les approvisionnements nécessaires livrés au navire. |
[20] En droit maritime des États-Unis, la loi prévoit que la fourniture des approvisionnements nécessaires donne lieu à un privilège contre le navire, et non pas nécessairement contre le crédit personnel de ses capitaines ou propriétaires. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait un contrat pour que le navire soit visé. La question de savoir si le privilège existe ou non est déterminé au vu des critères de la loi. En l'instance, il est convenu que ces critères sont satisfaits si la loi des États-Unis doit s'appliquer pour déterminer l'existence du privilège maritime.
[21] Selon moi, la jurisprudence de notre Cour dans les décisions Fraser Shipyard (Le navire « Atlantis Two » )11 a réglé la question de la définition et celle du choix de la loi applicable dans des circonstances où, comme c'est le cas ici, un privilège maritime en vertu de la loi des États-Unis est invoqué pour la fourniture d'approvisionnements nécessaires à un navire au Canada. Dans cette affaire, le protonotaire Hargrave a accueilli une réclamation de privilège maritime dans un cas où la fourniture des approvisionnements nécessaires au Canada était faite en vertu d'arrangements pris par une société des États-Unis à New York au nom d'un entrepreneur norvégien. Dans l'appel de cette décision, portant sur une autre réclamation, M. le juge Rouleau a accueilli l'appel, reconnaissant dans les faits l'existence d'un privilège maritime que le protonotaire Hargrave n'avait pas accueilli puisqu'il considérait la preuve insuffisante. Le privilège qui existe en vertu de la loi des États-Unis pour les approvisionnements nécessaires livrés à un navire dans un port canadien a été jugé par le juge Rouleau pouvoir être exercé en cette Cour.
[22] Je ne vois pas pourquoi je n'arriverais pas à la même conclusion en l'instance, la question en litige étant définie comme en étant une de droit maritime, le choix de la loi applicable dans les circonstances de l'affaire étant celui des États-Unis, en reconnaissant que le droit positif des États-Unis s'applique lorsqu'il s'agit de déterminer l'existence d'un privilège maritime.
[23] Selon moi, ce résultat est justifié au vu d'un examen du régime de droit avec lequel la question a son lien le plus étroit et le plus réel.
[24] Dans le contexte des conflits de lois au sujet des privilèges maritimes, la décision Lauritzen v. Larsen12, de la Cour suprême des États-Unis, nous fournit une base pour examiner les liens qui peuvent être pertinents. Dans Gulf Trading & Transportation Co. v. M/V Tento13, on parle de cette dernière affaire comme suit :
[traduction] |
L'approche de la Cour [dans Lauritzen] a consisté à énoncer les divers liens qui existaient entre la transaction et les ressorts en cause, pour ensuite les pondérer et les évaluer. Son examen portait notamment sur le lieu du délit, le pavillon arboré par les navires, l'allégeance ou le domicile du marin blessé, l'allégeance du propriétaire du navire, l'endroit où le contrat d'emploi avait été signé, la possibilité d'avoir recours à un tribunal étranger, ainsi que la loi du lieu. |
Dans une décision subséquente, la Cour suprême a déclaré que les facteurs énoncés dans Lauritzen n'étaient pas exhaustifs. |
[25] Bien que les décisions des tribunaux américains ne lient pas notre Cour, l'approche qu'ils ont adoptée peut nous aider. En l'instance, il y a un certain nombre de liens entre la question en litige et la loi du Canada et celle des États-Unis, respectivement. Les voici, sans ordre particulier :
La demanderesse est une société canadienne. |
Les navires sont immatriculés au port de Toronto, au Canada. |
L'affréteur, Socanav, est une société canadienne. |
La charte-partie contient un choix explicite portant que la loi applicable est celle du Canada. |
L'affréteur fait du commerce au Canada, et il exploite certains navires dans le commerce international. |
Socanav a conclu un contrat aux États-Unis avec Star Ship Management Ltd., une compagnie américaine, pour la gestion de sa flotte, notamment des deux navires en cause ici. |
Star Ship Management a conclu un contrat aux États-Unis avec Petromar, une société américaine, pour la vente et la fourniture de lubrifiants maritimes aux navires que Star gère à travers le monde. |
Petromar a conclu un contrat aux États-Unis avec E.C.I. pour la fourniture de lubrifiants maritimes aux clients de Petromar à travers le monde et, même si l'origine nationale de E.C.I. n'est pas mentionnée spécifiquement dans l'Énoncé conjoint des faits, on peut présumer que c'est une société des États-Unis. |
Le choix de la loi applicable dans le contrat Star/Petromar et dans le contrat E.C.I./Petromar est celui de la loi de l'État de New York, savoir la loi des États-Unis. |
Imperial, une société canadienne, a fourni les approvisionnements nécessaires aux navires au Canada, en vertu d'une entente conclue entre E.C.I. et Imperial. |
La fourniture des approvisionnements nécessaires a eu lieu au Canada. |
[26] Parmi ces liens, les plus significatifs selon moi se trouvent dans la série de contrats qui ont mené à la fourniture des approvisionnements nécessaires aux navires. Les contrats sur la fourniture de lubrifiants maritimes sont le contrat Star Ship Management/Petromar et le contrat Petromar/E.C.I., tous les deux conclus aux États-Unis et comportant chacun une disposition portant que la loi applicable est celle de l'État de New York. Il doit y avoir eu une autre entente importante, dont il n'est pas question dans l'Énoncé conjoint des faits, savoir une entente entre E.C.I. et Imperial. Imperial peut difficilement dire qu'elle ne savait pas, lorsqu'elle a fourni des lubrifiants à ses propres navires exploités par Socanav, quelles étaient les directives de E.C.I. pour la fourniture des lubrifiants, non plus que ces directives résulteraient d'une entente commerciale et contractuelle entre E.C.I. et un représentant ou un agent de Socanav.
[27] Selon moi, les ententes pour la fourniture des approvisionnements nécessaires constituent le lien le plus significatif pour déterminer le choix de la loi applicable à la question en litige. Non seulement n'y aurait-il aucun litige en l'absence de ces ententes, puisqu'il n'y aurait pas eu fourniture de lubrifiants, mais lesdites ententes cadrent bien avec les pratiques du commerce international moderne, qui encouragent la spécialisation dans les relations commerciales internationales et qui créent vraisemblablement des économies tout en introduisant une plus grande certitude en spécifiant le choix de la loi applicable.
[28] Dans ses prétentions écrites, Imperial soutient que le fait de reconnaître un privilège maritime à Petromar lui permettrait de faire indirectement ce qu'elle a convenu de ne pas faire directement. Imperial fait référence ici à l'engagement de Petromar d'assumer le risque du crédit et du recouvrement dans le cas des ventes et des livraisons faites en vertu de l'entente Petromar/E.C.I. Je ne suis pas persuadé que tel soit le résultat, puisque les obligations de Petromar en vertu de cette entente, qui portent essentiellement sur la garantie de paiement des approvisionnements livrés, étaient dues à E.C.I. et il semble qu'elles aient été respectées. De plus, je ne suis pas convaincu que les termes de la charte-partie Imperial/Socanav portaient, comme la demanderesse le suggère, que Socanav n'autoriserait pas que des privilèges soient obtenus contre les navires. Il semble simplement que la charte-partie prenait en compte le fait qu'on puisse invoquer des privilèges, Socanav étant responsable de tenir le propriétaire indemne et à couvert vis-à-vis tout privilège contre les navires, ainsi que de s'assurer que les privilèges ou charges contre les navires n'étaient pas maintenus.
[29] Je ne suis pas convaincu que le fait que les navires soient immatriculés au Canada et que leurs propriétaires soient au Canada, ainsi que le fait que les approvisionnements nécessaires ont été livrés au Canada, ont la signification que leur accorde la demanderesse dans le choix de la loi applicable. Si la réclamation de Petromar portait sur un navire étranger dans des circonstances semblables à l'exception de ces facteurs, c.-à-d. si les lubrifiants avaient été fournis à des navires immatriculés à l'étranger, dont les propriétaires étaient étrangers, dans des ports à l'étranger ou même au Canada, la réclamation de Petromar d'un privilège maritime serait essentiellement la même qu'en l'instance et elle aurait autant droit à ce que la Cour lui accorde le statut de privilège maritime.
Dispositif
[30] En l'instance, au vu des faits dont les parties ont convenu, la question en litige est régie par le droit positif des États-Unis, le régime de droit où, selon moi, on trouve le lien le plus étroit et le plus important avec la question en litige. Par conséquent, comme les parties en ont convenu, Petromar a un privilège maritime sur les deux navires appartenant à la demanderesse. Ce privilège peut être exercé par la voie d'une action in rem.
[31] En conséquence, une ordonnance a été délivrée qui apporte une réponse affirmative à la question posée dans l'ordonnance du 8 mars 1999. L'ordonnance prescrit les redressements applicables qui ont fait l'objet d'un accord entre les parties aux alinéas 18b), d) et e) de l'Énoncé conjoint des faits.
(signé) W. Andrew MacKay
JUGE
OTTAWA (Ontario)
Le 17 août 2000
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
No DU GREFFE : T-1492-87 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : IMPERIAL OIL LIMITED c. PETROMAR ET AUTRES |
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO |
DATE DE L'AUDIENCE : LE 19 AOÛT 1999
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE MacKAY
EN DATE DU : 17 AOÛT 2000
ONT COMPARU
M. GEORGE STRATHY
Mme L. AMLIN POUR LA DEMANDERESSE
M. RICHARD DESGAGNÉS POUR LES DÉFENDERESSES
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
STRATHY & RICHARDSON
TORONTO POUR LA DEMANDERESSE
OGILVY RENAULT
MONTRÉAL POUR LES DÉFENDERESSES
Date : 20000817
Dossier : T-1492-97
OTTAWA (Ontario), le 16 août 2000
EN PRÉSENCE DE : M. LE JUGE MacKAY
ENTRE :
IMPERIAL OIL LIMITED
demanderesse
et
PETROMAR INC. et
PETROMAR MARKETING INC.
défenderesses
VU l'ordonnance de M. le juge Teitelbaum, en date du 8 mars 1999, afin que la Cour statue sur un point de droit à partir d'un Énoncé conjoint des faits convenu entre les parties, savoir :
Petromar Inc. a-t-elle un privilège maritime portant sur les navires M.V. Le Brave et M.V. A. G. Farquharson du fait qu'elle a approvisionné ces navires en lubrifiants maritimes; |
VU que les parties dans leur Énoncé conjoint des faits ont prévu les redressements applicables en fonction de la réponse donnée à la question susmentionnée dans cette action et dans l'action au dossier T-2675-97, telle qu'énoncée plus loin dans cette ordonnance;
APRÈS avoir entendu les avocats des parties à Toronto le 19 août 1999, le jugement étant alors réservé, et après examen des arguments présentés à l'audience;
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QUE :
1. En réponse à la question soumise à la Cour, celle-ci répond : |
Oui, Petromar Inc. a un privilège maritime sur les navires M.V. Le Brave et M.V. Farquharson du fait qu'elle a approvisionné ces navires en lubrifiants maritimes. |
2. La défenderesse Petromar Inc. a droit à un jugement dans cette action pour une somme de 79 211,10 $US, convertie en dollars canadiens au taux moyen de change qui prévalait entre le 11 mars et le 6 août 1996, ainsi qu'aux intérêts avant jugement du 6 août 1996 jusqu'à la date du jugement au taux moyen pour les prêts consentis par les banques à leurs clients privilégiés au cours de cette période. |
3. La décision dans cette action liera les parties à l'action T-2675-97. |
4. Les dépens sont accordés aux défenderesses pour une somme à convenir entre les parties au plus tard le 30 septembre 2000 ou, s'il n'y a pas entente, pour une somme que déterminera la Cour sur demande des défenderesses. |
(signé) W. Andrew MacKay
JUGE
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.
__________________1 The Ship « Strand Hill » , [1926] R.C.S. 680.
2 Todd Shipyards c. Altema et The Ship « Ioannis Daskalelis » , [1974] R.C.S. 1248.
3 Marlex Petroleum, Inc. c. Le navire « Har Rai » , [1984] 2 C.F. 345 (C.A.), conf. [1987] 1 R.C.S. 57.
4 Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd c. Expedient Maritime Company Ltd. (1999), 170 F.T.R. 1 (1re Inst.), confirmé sur ce point à [1999] J.C.F. no 1212 (1re Inst.).
5 Précité, note 4.
6 L.R.C. (1985), ch. S-9.
7 (1989), 30 F.T.R. 31 (1re Inst.).
8 [1998] J.C.F. no 634 (1re Inst.).
9 Voir en général J.-G. Castel, Canadian Conflict of Laws (Toronto: Butterworths, 1997) 4th ed., à la p. 605, notamment la référence au paragraphe 575(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui fait exception aux limitations de responsabilité en vertu de la Loi dans le cas de contrats de services qui sont régis par un droit étranger.
10 685 F.2d 363, à la p. 366 (1981).
11 Précité, note 4.
12 345 U.S. 571 (1953).
13 694 F.2d 1191, à la p. 1193 (9th Cir. 1982).