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Date : 20040526

Dossier : T-1207-02

Référence : 2004 CF 767

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE GAUTHIER

ENTRE :

                                                              JUAN VERVILLE

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                    LE SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA,

                                    ÉTABLISSEMENT PÉNITENTIAIRE DE KENT

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Le 24 septembre 2001, M. Verville et 15 autres agents correctionnels travaillant dans les unités résidentielles A à H de l'établissement pénitentiaire à sécurité maximale de Kent, en Colombie-Britannique, ont refusé d'accomplir leurs tâches en raison d'un prétendu danger entraîné par une consigne récente leur interdisant de porter sur eux des menottes comme bon leur semblait (paragraphe 128(1) du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code)).

[2]                Un agent de santé et de sécurité a estimé que M. Verville et ses collègues n'étaient pas exposés à un danger selon le sens donné à ce mot dans le Code, mais il a jugé que le Service correctionnel du Canada (le SCC) contrevenait à l'article 124 du Code en n'autorisant pas ces agents à porter sur eux des menottes s'ils le souhaitent.

[3]                Il a été interjeté appel des deux décisions à un agent d'appel. La décision de l'agent de santé et de sécurité se rapportant à l'absence de danger a été confirmée. Sa conclusion selon laquelle il y avait contravention à l'article 124 du Code a été infirmée.

[4]                M. Verville sollicite le contrôle judiciaire de ces deux décisions de l'agent d'appel, au motif que l'agent d'appel n'a pas correctement interprété la nouvelle définition de « danger » , dans le Code, et qu'il a ignoré des éléments de preuve, en particulier ceux qui concernent le risque accru de blessures en raison de la période plus longue nécessaire pour maîtriser les détenus. S'agissant de la décision relative à l'article 124, M. Verville affirme que l'agent d'appel a appliqué la mauvaise norme de preuve et, de nouveau, qu'il a ignoré des éléments de preuve, en particulier sur la question de savoir si le fait pour des agents correctionnels de ne pas avoir de menottes en leur possession avait déjà conduit à des blessures, ainsi que pour ce qui concerne l'incidence du port d'un téléavertisseur personnel sur le risque auquel sont exposés les agents correctionnels.


I. Les faits

[5]                Avant d'examiner la décision elle-même, il convient de noter que la consigne donnée à M. Verville le 24 septembre 2001 ou vers cette date avait été envoyée pour assurer la stricte conformité au Modèle de la sécurité active[1], appliqué par le SCC, et à la directive n ° 567-3 du SCC, qui s'applique à toutes les installations correctionnelles quel que soit leur niveau de sécurité.

[6]                On ne sait pas quand cette directive a été adoptée, mais ce qui est clair, c'est qu'elle n'était pas strictement appliquée avant septembre 2001 au pénitencier de Kent. Il appert en effet du rapport de l'agent de santé et de sécurité que, dans le passé, à cet établissement, la plupart des agents correctionnels portaient sur eux des menottes s'ils le voulaient, même si tout le monde n'observait pas la même pratique. Certains agents avaient sur eux des menottes en permanence ou presque tout le temps, tandis que d'autres n'en avaient qu'une partie du temps, selon le niveau d'agressivité montré par les détenus, et selon le niveau apparent de risque un jour donné.


[7]                Il ressort également des divers témoignages produits devant l'agent d'appel que les agents correctionnels qui ont effectivement été impliqués dans de violentes altercations avec des détenus étaient plus enclins que les autres à porter régulièrement des menottes sur eux. Sur ce point, la Cour relève que l'agente correctionnelle Hnetka, qui travaille au pénitencier de Kent depuis six ans, portait sur elle des menottes systématiquement et en permanence depuis environ un an et demi ou deux ans avant l'audience, en particulier à la suite d'un incident au cours duquel elle avait vu une agente subir des blessures, et cela parce que, d'après elle, elle n'était pas équipée de menottes.

[8]                L'agent correctionnel Bussey, qui travaille au pénitencier de Kent depuis avril 1996, porte sur lui des menottes depuis un incident survenu en 1997, au cours duquel il aurait été blessé parce que des menottes n'étaient pas immédiatement à sa disposition pour maîtriser un détenu.

[9]                L'agent correctionnel Peck a témoigné qu'il portait des menottes sur lui depuis un incident survenu environ quatre ans avant l'audience, au cours duquel un détenu s'était jeté sur deux agents correctionnels, qui tous deux avaient subi des lésions.

[10]            L'agent correctionnel Maclean travaille au pénitencier de Kent depuis quatorze ans et il a commencé de porter sur lui des menottes après avoir été le témoin d'un incident qui lui avait semble-t-il fait comprendre qu'il devait maximiser les outils à sa disposition.


[11]            L'agent correctionnel Verville travaillait au pénitencier de Kent depuis trois ans et il a commencé de porter sur lui des menottes en permanence lorsqu'il a commencé son travail dans l'unité résidentielle A (environ 18 mois avant l'audience). Il a été personnellement impliqué dans un incident à la fin d'août 2001, au cours duquel il s'était rendu compte qu'il avait échappé à des blessures parce qu'il avait sur lui ses menottes. Il a témoigné que le port de menottes était la norme pour les agents correctionnels.

[12]            D'ailleurs, à l'époque de l'audience tenue devant l'agent d'appel, les agents correctionnels travaillant dans l'unité résidentielle J, l'unité d'isolement et de dissociation, étaient autorisés à porter sur eux des menottes, comme l'étaient les surveillants correctionnels appelés K-12, dont les tâches consistent à visiter chaque unité résidentielle au moins une fois durant leur quart, à jeter un coup d'oeil sur l'unité d'isolement et à s'occuper de la plupart des déplacements de détenus.

[13]            En outre, deux paires de menottes sont accessibles dans chacun des quatre postes de contrôle vitrifiés qui sont placés entre les unités résidentielles et dont chacun permet de surveiller deux unités. L'agent qui se trouve dans chacun de ces postes de contrôle n'est pas autorisé à quitter son poste, mais on compte que, en cas de besoin, un agent correctionnel répondant à un téléappel pourrait se rendre en courant au poste de contrôle le plus proche pour y chercher des menottes.


[14]            Le 25 septembre 2001, le sous-commissaire adjoint de la Région du Pacifique écrivait aux directeurs d'établissement de la Région une note de service les informant que les surveillants correctionnels n'avaient pas le droit de porter sur eux, dans l'exercice de leurs fonctions, des menottes ou quelque autre dispositif de contrainte et qu'ils devraient immédiatement recevoir l'ordre de cesser cette pratique. La note de service mentionne aussi que la seule procédure agréée de distribution de menottes consiste à s'en remettre à une évaluation du risque individuel qui justifierait leur emploi. Cependant, elle confirme que le sous-commissaire approuvait la remise de menottes aux agents travaillant dans une unité d'isolement, mais que cette pratique devait être validement documentée dans la « consigne de poste » .

[15]            Ce point n'a pas été débattu lors de l'audience tenue devant l'agent d'appel, mais il semble que, le 8 novembre 2001, a eu lieu une évaluation du risque qui portait sur la mise à disposition de dispositifs de contrainte au pénitencier de Kent. Cette évaluation visait semble-t-il à régulariser le fait que, même après la note de service du 25 septembre, le directeur Urmson avait autorisé les surveillants correctionnels désignés K-12 à porter sur eux des menottes.

[16]            Ce document confirme que la probabilité d'une empoignade entre un surveillant et un détenu dans cette fonction est élevée et que, « dans certains cas, le surveillant désigné K-12 pourrait être le premier agent sur les lieux d'une intervention suite à un téléappel » . L'évaluation conclut qu'il est raisonnable et recommandé de continuer la pratique actuelle consistant à remettre automatiquement des menottes à ces surveillants.

[17]            Le rapport parle aussi du poste des agents correctionnels travaillant dans les unités résidentielles A à H, et il confirme la position adoptée dans la consigne du 24 septembre 2001. En voici le texte :

[traduction]


Risque possible - Pour ce poste, la probabilité d'empoignades avec les détenus est élevée. Il y a des moments où l'agent peut se trouver seul dans l'unité pour permettre la surveillance des repas des détenus, la pause-déjeuner des employés et toute exigence administrative pouvant obliger le second agent à quitter l'unité. Les agents affectés à ce poste bénéficient d'une protection d'appoint assurée par l'unité voisine, ainsi que par l'agent du poste de contrôle des unités. Chaque agent est équipé d'un téléavertisseur[2]. Ils n'ont pas de radios de poche. Ils bénéficient d'une communication directe avec le poste de contrôle de l'unité, grâce à l'utilisation de l'interphone. L'agent de contrôle de l'unité peut écouter, grâce à l'interphone, toutes les conversations échangées dans le bureau de l'unité résidentielle et dans les rangées, et il peut donc évaluer les risques ou dangers possibles. Il est prévu et exigé que les employés doivent constamment surveiller et évaluer l'humeur de détenus et les risques de danger, et cela grâce à de bonnes pratiques de sécurité active. D'autres évaluations du risque pour les postes des unités résidentielles sont indiquées aux pages 21, 22 et 23.

Recommandation - Il n'est pas impératif pour les agents affectés au poste des unités résidentielles de porter automatiquement des pulvérisateurs d'OC, des matraques ou des menottes. Une évaluation du risque en vue de surveiller les dangers possibles est actuellement en vigueur. Pour le cas où l'on déciderait que le niveau de risque est élevé, le personnel, en concertation avec le surveillant correctionnel et/ou le directeur de l'unité, a la possibilité d'obtenir un pulvérisateur d'OC, des menottes ou des matraques pour répondre au risque. Si de tels équipements sont distribués, ils doivent être justifiés par un écrit adressé aux directeurs d'établissement.

[18]            En appel, aucune preuve d'expert indépendant n'a été produite qui aurait permis d'affirmer que les mesures en vigueur ne suffisaient pas, ou que l'absence de menottes était susceptible d'entraîner des blessures pour les agents correctionnels. Cependant, plusieurs agents ont témoigné que, d'après leur opinion professionnelle, tel était le cas. Leurs opinions étaient surtout fondées sur le fait qu'ils avaient été impliqués auparavant dans des incidents qui avaient conduit à des blessures pour les agents correctionnels.


[19]            Il semble y avoir quasi-unanimité sur le fait que les mesures en vigueur au moment de l'instruction de l'appel par l'agent d'appel suffiraient à venir à bout de situations où il est possible de prédire un accroissement du niveau d'agressivité des détenus. Dans de tels cas, ainsi que l'indique l'évaluation du risque, il serait possible d'obtenir au préalable une autorisation spéciale de port de menottes. Ainsi que l'a déclaré l'agent correctionnel Noon-Ward dans son témoignage (voir transcription, aux pages 134-135) :

[traduction]

[...] Pour ce qui est de porter les menottes sur soi, oui, il est formidable de pouvoir se dire : « Bon, aujourd'hui, il y a de l'excitation, et nous allons donc vous laisser porter sur vous des menottes » ou « Aujourd'hui est une journée verte, et personne ne portera donc sur soi des menottes » , mais cela ne tient pas compte des incidents imprévus qui peuvent se produire et au cours desquels vous devez avoir sur vous les menottes pour maîtriser la situation.

[20]            M. Verville dit que, depuis la consigne du 24 septembre, les mesures en vigueur ne permettent pas de répondre au risque accru de blessures pouvant résulter d'agressions subites. Ces agressions sont par nature imprévisibles, et le droit d'obtenir une autorisation devient hors de propos. M. Verville dit aussi que les autres mesures en vigueur ne suffisent pas parce que i) il y a de nombreux coins qui ne permettent aucune surveillance visuelle, ii) souvent le surveillant K-12 ne sera pas le premier sur les lieux pour répondre à un téléappel; et iii) tout autre agent qui répondra au téléappel devra courir au poste de contrôle le plus proche pour y chercher des menottes, puis revenir sur les lieux, la conséquence étant que l'agent impliqué dans l'agression devra se débattre plus longtemps sans aucun moyen de maîtriser le détenu.


[21]            Le directeur Urmson a reconnu que, durant une empoignade, la maîtrise d'un détenu peut être obtenue et perdue plus d'une fois durant une période de 20 à 30 secondes. Il a aussi admis que de telles situations pourraient en théorie entraîner des lésions soit pour le détenu soit pour l'agent, lésions qui seraient sans doute évitées si un dispositif de contrainte était accessible (pages 437 et 438 de la transcription). Il a dit aussi qu'il n'avait connaissance d'aucun incident particulier où l'absence de menottes avait entraîné des blessures[3].

[22]            Le directeur Urmson disait aussi, à la page 414 de la transcription :

[traduction]

Un subit accès de colère chez un détenu peut toujours se produire. C'est la raison pour laquelle des menottes sont à notre disposition dans le poste de contrôle.

[23]            Ainsi, s'agissant du premier appel, le seul domaine où les parties sont clairement en désaccord est la question de savoir si le délai nécessaire pour aller chercher des menottes au poste de contrôle ou auprès d'un surveillant K-12, au cours d'une agression subite, entraîne un risque ou une situation périlleuse ou constitue une tâche susceptible de causer des blessures et, dans l'affirmative, si ce risque, cette situation ou cette tâche est néanmoins exclu de l'application du paragraphe 128(1) parce qu'il constitue une condition normale d'emploi des agents correctionnels tels que M. Verville (alinéa 128(2)b)).

II. Analyse

A. Norme de contrôle

[24]            Dans son jugement récent, Martin c. Canada (Procureur général), 2003 CF 1158, [2003] A.C.F. n ° 1463 (1re inst.) (QL), la juge Tremblay-Lamer, utilisant l'approche pragmatique et fonctionnelle recommandée par la Cour suprême du Canada, a conclu que le point de savoir s'il existait ou non un danger au sens du Code dans une situation donnée était une question mixte de droit et de fait, qui serait en principe soumise à la norme de la décision manifestement déraisonnable, parce que c'est une question à fort contenu factuel.

[25]            Cependant, comme la définition de « danger » a récemment été modifiée et n'avait jamais été considérée par les tribunaux, elle a jugé que, exceptionnellement, la question mixte de droit et de fait dont elle était saisie présentait un contenu juridique plus marqué et devrait donc être examinée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter.

[26]            Je souscris à cette analyse de ma collègue. Je crois également que, en l'espèce, la question mixte de droit et de fait soumise à contrôle comporte un volet juridique essentiel. L'agent d'appel, dans cette affaire, était le même que dans l'affaire Martin, précitée. Il a fondé la décision dont je suis saisie sur l'interprétation juridique qu'il avait élaborée dans sa décision concernant l'affaire Agence Parcs Canada c. Doug Martin et l'Alliance de la fonction publique du Canada (Bureau d'appel canadien, décision n ° 02-009, le 23 mai 2002), décision qui se trouvait devant la juge Tremblay-Lamer dans l'affaire Martin, précitée, et qu'il venait de rendre un mois auparavant. J'examinerai donc selon la norme de la décision raisonnable simpliciter sa conclusion sur la question de savoir s'il y avait ou non danger dans ce cas particulier.

[27]            S'agissant de la présumée erreur sur la norme de preuve appliquée par l'agent d'appel, il s'agit là d'une question de droit pour laquelle les agents d'appel ne peuvent justifier d'aucune spécialisation et qui ne requiert aucune retenue judiciaire particulière. Mais je n'ai pas à me demander si je devrais appliquer la norme de la décision raisonnable simpliciter ou la norme de la décision correcte, parce que je suis d'avis que sur ce point la décision est correcte. S'agissant des pures conclusions de fait, la norme de contrôle sera celle de la décision manifestement déraisonnable.

B. Le refus de travailler en cas de danger, selon le paragraphe 128(1) du Code

[28]            Les portions applicables des paragraphes 128(1) et (2) sont les suivantes :


Code canadien du travail, S.R. 1985 Ch. L-2

Refus de travailler en cas de danger

128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l'employé au travail peut refuser d'utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d'accomplir une tâche s'il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

[...]

Canada Labour Code, R.S. 1985 c. L-2

Refusal to work if danger

128. (1) Subject to this section, an employee may refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity, if the employee while at work has reasonable cause to believe that

[...]

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

(b) a condition exists in the place that constitutes a danger to the employee; or

c) l'accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

(c) the performance of the activity constitutes a danger to the employee or to another employee.


Exception

(2) L'employé ne peut invoquer le présent article pour refuser d'utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d'accomplir une tâche lorsque, selon le cas :

[...]

No refusal permitted in certain dangerous circumstances

(2) An employee may not, under this section, refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity if

[...]           b) le danger visé au paragraphe (1) constitue une condition normale de son emploi.

(b) the danger referred to in subsection (1) is a normal condition of employment.


[29]            Le mot « danger » , à l'article 128 ci-dessus, est défini au paragraphe 122(1) du Code. Comme je l'ai dit, cette définition a été modifiée en septembre 2000, et elle est aujourd'hui formulée ainsi :


« danger » "danger"

« _danger_ » Situation, tâche ou risque - existant ou éventuel - susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade - même si ses effets sur l'intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats -, avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d'avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

"danger" « danger »

"danger" means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system;


[30]            Avant cette modification, le paragraphe 122(1) donnait la définition suivante :


« danger » risque ou situation susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade, avant qu'il ne puisse y être remédié.

"danger means any hazard or condition that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed thereto before the hazard or condition can be corrected.


[31]            Ainsi que l'expliquait récemment la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Fletcher, 2002 CAF 424, [2003] 2 C.F. n ° 475 (C.A.), le Code antérieur à la modification visait à garantir que les tâches immédiates n'exposeraient pas un employé à une situation dangereuse. « C'est la protection à court terme de l'employé qui est en jeu » (paragraphe 18 de l'arrêt Fletcher).

[32]            Avec l'ajout de mots tels que « potential » (dans la version anglaise) ou « éventuel » et « tâche » , le Code ne se limite plus à la situation factuelle qui a cours au moment où l'employé refuse de travailler.

[33]            Dans sa décision, l'agent d'appel dit qu'il se fonde sur la décision qu'il a rendue dans l'affaire Agence Parcs Canada, précitée, où il s'était exprimé ainsi :

« Pour conclure à l'existence d'un danger au moment de l'enquête, l'agent de santé et de sécurité doit se faire une opinion sur les points suivants, en se fondant sur les faits recueillis au cours de ladite enquête, à savoir :

- que la tâche éventuelle en question sera accomplie [voir note 2 ci-dessous];

- qu'un employé aura à l'exécuter le moment venu;

- que l'on peut raisonnablement s'attendre :

- à ce que la tâche occasionne une blessure ou une maladie chez l'employé appelé à l'exécuter,

- à ce que la blessure ou maladie se produise dès que la tâche aura été entreprise.

Note 2 : La première condition est redondante dans les cas où l'agent de santé et de sécurité a constaté que la tâche était en train de s'accomplir au moment de son enquête.

                                                                                                   (Non souligné dans le texte.)


[34]            Les propos susmentionnés ne sont pas tout à fait exacts. Comme il est indiqué dans l'affaire Martin, précitée, la blessure ou la maladie peut ne pas se produire dès que la tâche aura été entreprise, mais il faut plutôt qu'elle se produise avant que la situation ou la tâche ne soit modifiée. Donc, ici, l'absence de menottes sur la personne d'un agent correctionnel impliqué dans une empoignade avec un détenu doit être susceptible de causer des blessures avant que des menottes ne puissent être obtenues du poste de contrôle ou par l'intermédiaire d'un surveillant K-12, ou avant que tout autre moyen de contrainte ne soit fourni.

[35]            Je ne crois pas non plus que la définition exige que toutes les fois que la situation ou la tâche est susceptible de causer des blessures, elle causera des blessures. La version anglaise « could reasonably be expected to cause » nous dit que la situation ou la tâche doit pouvoir causer des blessures à tout moment, mais pas nécessairement à chaque fois.

[36]            Sur ce point, je ne crois pas non plus qu'il soit nécessaire d'établir précisément le moment auquel la situation ou la tâche éventuelle se produira ou aura lieu. Selon moi, les motifs exposés par la juge Tremblay-Lamer dans l'affaire Martin, susmentionnée, en particulier le paragraphe 57 de ses motifs, n'exigent pas la preuve d'un délai précis à l'intérieur duquel la situation, la tâche ou le risque se produira. Si l'on considère son jugement tout entier, elle semble plutôt reconnaître que la définition exige seulement que l'on constate dans quelles circonstances la situation, la tâche ou le risque est susceptible de causer des blessures, et qu'il soit établi que telles circonstances se produiront dans l'avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable.


[37]            Dans l'affaire Martin, précitée, aucun ensemble précis de faits n'avait été présenté, et le refus de travailler reposait essentiellement sur la description générale d'emploi. En ce sens, le refus était purement hypothétique, alors qu'ici, l'ensemble exact de faits qui est susceptible de causer des blessures a été défini comme une agression inattendue sur un agent correctionnel qui ne porte pas de menottes sur lui.

[38]            Au vu de ce qui précède, la définition employée par l'agent d'appel était viciée, mais je dois encore me demander si cela a eu un effet déterminant sur sa décision. Comme je l'ai déjà dit, je dois me demander, après un examen assez poussé, si les motifs exposés par lui autorisent la conclusion qu'il a tirée.

[39]            Dans la présente affaire, les motifs sont brefs. Ils sont ainsi exposés :

[traduction]

9. Il n'est pas établi en l'espèce que les employés seraient exposés à une activité qui leur causerait des blessures. Il est vrai qu'ils devaient travailler parmi des détenus incarcérés dans un établissement à sécurité maximale, mais il n'y avait aucune menace ou événement précis ce soir-là dont on aurait raisonnablement pu croire qu'il en résulterait des blessures. Il n'y avait non plus aucune information indiquant que quelque chose de pas ordinaire allait se produire dans un avenir proche. La préoccupation des agents correctionnels qui refusaient de travailler était qu'une agression pouvait survenir à tout moment et d'une manière inopinée. Cette préoccupation repose principalement sur le caractère imprévisible du comportement des détenus. Les témoignages d'agents correctionnels étaient sur ce point éloquents.

10. Dans un environnement à sécurité maximale, par exemple l'établissement Kent, le risque d'être agressé est toujours présent et il est inhérent au travail d'un agent correctionnel (voir le jugement rendu par la Cour fédérale dans l'affaire Canada c. Lavoie [voir note 3 ci-dessous]). Il y a donc dans un tel environnement un risque inhérent d'être agressé, et cela d'une manière inopinée. Pour que l'on puisse conclure à l'existence d'un danger, il faudrait démontrer, eu égard aux faits recueillis durant l'enquête de l'agent de santé et de sécurité, que l'on pouvait raisonnablement s'attendre à ce que les agents correctionnels subissent un jour des blessures dans l'exercice de leurs fonctions. Cette éventualité ne devrait pas reposer sur des hypothèses ou des conjectures. Les employés affirment par ailleurs que les blessures se produiraient parce que les agents correctionnels ne sont pas autorisés à porter sur eux des menottes comme ils le veulent. Ce point n'a pas été démontré.

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Note 3 : Canada (Procureur général) c. Lavoie, [1998] A.C.F. n ° 1285, CFPI-2420-97


11. Les employés ont dit que, parce qu'ils ne sont pas autorisés à porter sur eux des menottes, la durée d'une éventuelle empoignade avec un détenu sera augmentée, accroissant ainsi la possibilité pour l'agent de subir des blessures. Cet argument repose sur une nouvelle possibilité d'empoignade, ainsi que sur l'hypothèse non vérifiée selon laquelle une empoignade plus longue comporte un risque accru de blessures. Je m'en suis déjà expliqué dans l'affaire Parcs Canada, et je voudrais insister sur ce point, la notion de « danger » , selon la définition donnée par le Code, est sans parallèle, en ce sens qu'elle ne s'applique qu'à des circonstances exceptionnelles et parce que c'est un concept qui est strictement fondé sur les faits. Comme l'affaire Parcs Canada, la présente affaire repose sur le caractère imprévisible du comportement humain, notion qui, je l'ai dit, n'est pas en harmonie avec la notion de danger au sens du Code. Je suis d'avis que le risque auquel étaient exposés les agents correctionnels le 24 septembre 2001 n'était rien d'autre que le risque inhérent à leur travail.

[40]            Voici comment j'interprète ce qui précède :

i)          la crainte d'agressions imprévues ne pouvait pas équivaloir à un danger au sens du Code, parce qu'elle reposait sur le caractère imprévisible du comportement des détenus, et non sur la preuve d'une menace précise et immédiate au moment du refus de travailler, ou dans un avenir prévisible (paragraphes 9 et 11 ci-dessus);

ii)         dans un environnement à sécurité maximale, les agressions imprévues constituent un risque inhérent au travail de ces agents correctionnels (paragraphes 10 et 11 ci-dessus); et

iii)         la perspective raisonnable de blessures ne peut reposer sur des hypothèses ou des conjectures. Ici, les agressions imprévues sur des agents ne portant pas de menottes sur eux n'étaient pas susceptibles de causer des blessures, parce que l'argument repose sur l'hypothèse non vérifiée selon laquelle une empoignade plus longue entraîne un risque accru de blessures (paragraphe 11 ci-dessus).

[41]            S'agissant de l'alinéa i) du paragraphe 40 ci-dessus, le sens courant d'une situation ou d'un risque « éventuel » [4] (ou en anglais « potential » [5]) n'exclut pas un risque ou une situation qui peut ou non se produire, eu égard à l'imprévisibilité du comportement humain. Si un risque ou une situation est capable de surgir ou de se produire, il devrait être englobé dans la définition. Comme je l'ai dit plus haut, il n'est pas nécessaire que l'on soit en mesure de savoir exactement quand cela se produira. Il ressort clairement de la preuve que, en l'espèce, des agressions imprévues peuvent effectivement se produire.

[42]            Dans le rapport d'évaluation du risque daté du 8 novembre 2001 et concernant la remise automatique de dispositifs de contrainte, le risque éventuel d'altercation entre les agents correctionnels travaillant dans les unités résidentielles et les détenus est paraît-il élevé (page 20), et les agressions sont peu fréquentes, mais elles sont graves (page 21)[6]. Comme je l'ai indiqué, le directeur Urmson a confirmé que de telles agressions étaient prévisibles et que c'était la raison pour laquelle des menottes étaient disponibles dans le poste de contrôle.


[43]            Donc, si des agressions du genre sont susceptibles de causer des blessures, elles entreront dans la définition de « danger » . Cependant, si ce danger constitue une condition normale de son emploi, l'employé n'aura pas le droit de l'invoquer pour refuser de travailler (alinéa 128(2)b)). Mais, c'est tout à fait autre chose que de dire que l'imprévisibilité du comportement des détenus est étrangère à la notion de danger exposée dans le Code.

[44]            S'agissant de l'alinéa iii) du paragraphe 40 ci-dessus, et de la conclusion de l'agent d'appel pour qui l'argument des employés selon lequel une échauffourée plus longue augmente le risque de blessures est fondé sur une hypothèse non vérifiée, le demandeur a renvoyé la Cour à divers extraits de la transcription, qui selon lui permettent de dire que l'agent d'appel a ignoré la preuve. Il me suffit de citer un exemple, le témoignage de l'agente correctionnelle Hnetka, qui a dit (à la page 189 de la transcription) :

[traduction]

[...] mais je suis revenue avec les menottes et nous les lui avons passées, et il était dès lors maîtrisé. Si l'un de nous avait eu sur soi les menottes, nous aurions pu le maîtriser beaucoup plus rapidement, et notre collègue n'aurait pas été blessée et n'aurait pas été contrainte de s'absenter.

[45]            Contre-interrogée par l'avocat de l'intimé, elle a ajouté (à la page 201 de la transcription) :

[traduction]

M. Newman :          [...] Mais vous avez dit que si des menottes avaient été accessibles, il n'y aurait pas eu de blessures. Comment pouvez-vous affirmer cela?

Mme Hnetka :          Parce que je connais les agents avec qui je travaille, et je sais que les détenus auraient été menottés sur-le-champ.

M. Newman :           Même si on l'avait retenu au sol?

Mme Hnetka :           Je sais qu'il aurait été menotté. Je travaille avec...

M. Newman :           Comment pouvez-vous l'affirmer?


Mme Hnetka :           Parce que je connais les agents et que je travaille avec eux depuis de nombreuses années, et je les connais bien.

[...]

M. Newman :           Lorsque vous dites que, si vous aviez eu à portée de main des menottes, il n'y aurait pas eu de blessures, vous ne faites que des conjectures. Est-ce exact?

Mme Hnetka :          Non, je ne fais pas de conjectures. Je le dis parce que c'est vrai.

M. Newman :           Très bien. Mais c'est vrai parce que vous connaissez l'agent.

Mme Hnetka :           Le détenu aurait été maîtrisé beaucoup plus rapidement et il n'aurait pas eu la possibilité de poursuivre la lutte, et l'agent n'aurait pas été blessé. Le détenu aurait été maîtrisé.

[46]            Il est bien établi en droit qu'il faut lire les motifs d'un jugement globalement, et non d'une manière microscopique, pour savoir si le décideur avait une bonne compréhension des points soulevés et des éléments de preuve produits. On présume généralement aussi que le décideur a tenu compte de l'ensemble de la preuve, même s'il n'est pas fait état de chaque élément de preuve dans sa décision.

[47]            Cependant, dans l'affaire Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. n ° 1425 (1re inst.) (QL), la Cour s'est demandé à quel moment l'on pouvait affirmer qu'une conclusion de fait avait été tirée sans égard à la preuve. Plus la preuve est essentielle pour le point à décider, plus grande est l'obligation du décideur de l'examiner expressément. Cela est d'autant plus vrai lorsque la preuve contredit la propre conclusion du décideur.

[48]            La Cour ne peut s'empêcher de relever que, outre qu'il a dit que l'argument du risque accru reposait sur une hypothèse non vérifiée, l'agent d'appel a dit également, au paragraphe 21 de sa décision, que :

[traduction]

i) il n'est pas établi que l'absence de menottes, en raison du fait que les agents correctionnels n'en portent pas sur eux, a déjà conduit à des blessures. (Non souligné dans le texte)

[49]            Parce qu'il parlait des mêmes éléments de preuve, cette conclusion, même si elle est faite dans le contexte du second appel, semble utile pour savoir si l'agent d'appel avait une bonne compréhension des éléments de preuve et pour savoir comment il a pu par ailleurs arriver à la conclusion que l'argument du danger accru était fondé sur une hypothèse non vérifiée.

[50]            Eu égard aux circonstances, la Cour n'est pas persuadée que l'agent d'appel a tenu compte de l'opinion exprimée par les agents correctionnels, une opinion fondée sur leur expérience, en particulier celle de l'agente correctionnelle Hnetka. Cette preuve était manifestement à propos, et nous n'avons aucune idée de la manière dont elle a été traitée.


[51]            Finalement, la Cour relève qu'il existe plus d'un moyen d'établir que l'on peut raisonnablement compter qu'une situation causera des blessures. Il n'est pas nécessaire que l'on apporte la preuve qu'un agent a été blessé dans les mêmes circonstances exactement. Une supposition raisonnable en la matière pourrait reposer sur des avis d'expert, voire sur les avis de témoins ordinaires ayant l'expérience requise, lorsque tels témoins sont en meilleure position que le juge des faits pour se former l'opinion. Cette supposition pourrait même être établie au moyen d'une déduction découlant logiquement ou raisonnablement de faits connus.

[52]            Passons maintenant à la conclusion énoncée dans l'alinéa ii) du paragraphe 40 ci-dessus, selon laquelle le risque était inhérent à l'emploi du demandeur. Le demandeur admet que sa description d'emploi fait état du risque d'une possible prise d'otages, de possibles blessures ou d'un possible danger, lorsqu'il a affaire à des détenus violents ou hostiles. Mais il affirme que la consigne qui lui a été donnée le 24 septembre était une modification de ses conditions normales d'emploi et constitue un accroissement du risque ou du danger susmentionné. Le demandeur se fonde sur la décision rendue par la Commission des relations de travail dans la fonction publique, à propos de l'affaire Fletcher c. Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada - Service correctionnel), [2000] C.R.T.F.P.C. n ° 58; sur la décision Danberg et Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada), [1988] C.R.T.F.P.C. n ° 327, et sur la décision Elnicki c. Loomis Armored Car Service Ltd, 96 di 149, CCRI, Décision n ° 1105, dans laquelle le Conseil a reconnu, à propos du refus de travailler opposé par des agents correctionnels et des gardiens de sécurité, que, même si le risque de blessures ou de décès était une condition normale d'emploi de ces employés, un danger accru résultant par exemple d'une modification de la politique de l'employeur (telle la dotation minimale) n'était pas automatiquement exclu de l'exception de l'alinéa 128(2)b)[7].


[53]            La décision contestée ne dit pas que l'agent d'appel a examiné cet argument. Sa conclusion semble reposer sur le simple fait qu'un risque d'agression est toujours présent dans un environnement tel que le pénitencier de Kent. Comme on l'a dit, il ne pouvait évaluer si le risque accru de blessure était une condition normale d'emploi, puisqu'il considérait ce risque comme rien d'autre qu'une hypothèse non vérifiée.

[54]            La jurisprudence de la Cour fédérale sur ce point semble assez mince. Dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Lavoie, [1998] A.C.F. n ° 1285 (1re inst.) (QL), un jugement cité par l'agent d'appel, l'argument se rapportant à un risque accru dépassant les conditions normales d'emploi n'a pas été soulevé, et la Cour n'a pas non plus considéré les décisions de la Commission mentionnées par le demandeur, dont deux ont été rendues après le jugement Lavoie, précité (voir le paragraphe 52 ci-dessus).


[55]            Le sens ordinaire des mots de l'alinéa 128(2)b) milite en faveur des points de vue exprimés dans ces décisions de la Commission, parce que le mot « normal » s'entend de quelque chose de régulier, d'un état ou niveau des affaires qui est habituel, de quelque chose qui ne sort pas de l'ordinaire. Il serait donc logique d'exclure un niveau de risque qui n'est pas une caractéristique essentielle, mais qui dépend de la méthode employée pour exécuter une tâche ou exercer une activité. En ce sens, et à titre d'exemple, dirait-on qu'il entre dans les conditions normales d'emploi d'un gardien de sécurité de transporter de l'argent à partir d'un établissement bancaire si des modifications étaient apportées à son emploi de telle sorte que cette tâche doive être exécutée sans arme à feu, sans compagnon et dans un véhicule non blindé?

[56]            À l'évidence, les présents motifs ne prétendent nullement donner une indication ou exprimer une opinion sur la question de savoir si les conditions du cas qui nous occupe relèvent ou non de l'alinéa 128(2)b).

[57]            À mon avis, la décision contestée est déraisonnable, surtout parce que l'agent d'appel a ignoré la preuve concernant un aspect essentiel sur lequel repose sa conclusion finale. Par conséquent, je suis d'avis que la décision doit être annulée et que l'appel devrait être rejugé par un autre agent d'appel.

C. Non-respect de l'article 124 du Code

[58]            Comme je l'ai indiqué, l'agent d'appel disait, au paragraphe 21 de sa décision, que « il n'est pas établi que l'absence de menottes en raison du fait que les agents correctionnels n'en portent pas sur eux a déjà conduit à des blessures » . La Cour n'admet pas l'exactitude de cette affirmation. Si cette affirmation ne concernait que les éléments auxquels le décideur a accordé du poids, eu égard à la preuve versée dans le dossier, en particulier le témoignage susmentionné de l'agente correctionnelle Hnetka, alors l'agent d'appel aurait dû expliquer, fût-ce succinctement, sur quel fondement il était arrivé à cette conclusion. Il a ignoré cette preuve, et cela constitue une erreur sujette à révision. Cette conclusion était donc manifestement déraisonnable.


[59]            À l'audience, le défendeur a fait valoir que cette erreur ne devrait pas être vue comme déterminante car l'agent d'appel était déjà arrivé à la conclusion qu'il n'y avait pas eu manquement à l'article 124, parce que, à son avis, l'employeur avait pris tous les moyens raisonnables pour garantir la santé et la sécurité de l'employé.

[60]            La Cour relève que, dans son argumentation écrite, le défendeur disait que la conclusion du paragraphe 21 de la décision de l'agent d'appel était d'une grande importance. Je souscris à la position initiale du défendeur parce que, comme l'indique clairement le paragraphe 24 de la décision de l'agent d'appel, pour savoir si un employeur a pris les mesures nécessaires en vue d'atténuer le risque, il faut d'abord évaluer convenablement ce risque.

[61]            La Cour n'est pas persuadée que, si l'agent d'appel avait tenu compte de toute la preuve en ce qui a trait au risque accru de blessures découlant de l'absence de menottes parce que les agents correctionnels n'en portaient pas sur eux, sa conclusion aurait nécessairement été la même. Cela est d'autant plus vrai quand on considère que l'évaluation du risque dont fait état la décision ne parle pas expressément du risque de blessures en cas d'agression inopinée lorsque le premier agent à répondre à un téléappel n'est pas le surveillant K-12.

[62]            Le deuxième argument du demandeur selon lequel l'agent d'appel a appliqué la mauvaise norme ou le mauvais critère pour évaluer la preuve selon l'article 124 repose sur le paragraphe 20 de la décision de l'agent d'appel :


[traduction]

On peut dire que l'employeur pourrait toujours faire plus et offrir davantage pour protéger ses employés. Cependant, dans l'affaire Westcoast Energy c. Cadieux, la Cour fédérale avait souligné que l'article 125 (et par extension, l'article 124) du Code n'imposait pas d'obligations légales à l'employeur au-delà d'une certaine norme minimale. Ce raisonnement a été suivi dans des décisions telles que Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Scully, une affaire où l'agent régional de sécurité (aujourd'hui appelé agent d'appel) D. Malanka avait conclu que, pour qu'il y ait non-respect de l'article 124, la preuve doit [traduction] « montrer d'une manière convaincante qu'un niveau supplémentaire de protection est nécessaire pour protéger la santé et la sécurité des employés » . M. Malanka, dans une autre décision plus récente, disait que, pour exiger l'installation d'équipements de sécurité (en l'occurrence un système de prévention des incendies), il devait être convaincu que ces équipements étaient nécessaires pour protéger la santé et la sécurité des employés et que, selon la prépondérance des probabilités, les mesures actuelles de sécurité étaient insuffisantes pour protéger les employés. (Non souligné dans le texte)

[63]            Le demandeur invoque en particulier les mots soulignés ci-dessus pour dire que la norme appliquée était trop élevée. Cependant, il convient de noter que l'agent d'appel ajoute aussi, aux paragraphes 19 et 24 :

[traduction]

19. En l'espèce, l'employeur a, à mon avis, pris toutes les mesures raisonnables pour garantir la santé et la sécurité des employés. [...]

24. [...] Bien que le travail comporte des risques inhérents, l'employeur est tenu de prendre des mesures pour s'assurer que toute tâche est exempte de risques inutiles [...]


[64]            Les parties n'ont fait état d'aucun jugement de la Cour fédérale traitant de la norme de preuve selon l'article 124, si ce n'est la décision Westcoast Energy Inc. c. Canada (Ministère du Travail, agent régional de sécurité), [1995] A.C.F. n ° 1584 (1re inst.) (QL)[8], mentionnée dans la décision contestée. Dans cette affaire, le juge Cullen n'a pas analysé cette question et, à mon avis, il n'a jamais dit que l'article 125 (ou par extension l'article 124) n'imposait aucune obligation juridique au-delà d'une certaine norme minimale.

[65]            Dans l'affaire Westcoast Energy, le juge Cullen a estimé que l'employeur n'avait pas manqué à son obligation de s'assurer qu'un employé connaisse et utilise les équipements de sécurité (alinéa 125(1)v)) puisqu'il avait fourni les équipements de sécurité, avait imposé leur utilisation, avait dispensé une formation et organisait des réunions mensuelles sur la sécurité. Rien ne permettait d'affirmer que cet employeur savait ou aurait dû savoir que les employés impliqués dans un incident n'utilisaient pas les équipements de sécurité prévus, même s'ils les avaient sur eux (paragraphes 29 à 31 de la décision Westcoast Energy Inc.).

[66]            La conclusion de l'agent régional de sécurité selon laquelle il aurait dû y avoir aussi des inspections au hasard pour garantir l'observation de la politique de l'employeur n'était tout simplement pas autorisée par la preuve. Il ne s'agissait pas d'une norme, il s'agissait plutôt de savoir s'il avait été établi que telles inspections constituaient une mesure raisonnable qu'un employeur raisonnable aurait appliquée eu égard aux circonstances de cette affaire.


[67]            Dans l'affaire Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Scully, [2001] D.A.R.S.C.C.T. n ° 3 (QL), au paragraphe 35, une affaire également mentionnée dans la décision de l'agent d'appel, l'agent régional de sécurité, D. Malanka, avait comme preuve devant lui les mesures de sécurité imposées par des règlements qui avaient été adoptés après consultations approfondies avec l'industrie canadienne du chemin de fer. Dans ce contexte, il disait qu'il lui faudrait une preuve convaincante pour conclure que lesdites mesures de sécurité n'étaient pas suffisantes pour répondre aux exigences de l'article 124. D'après moi, sa décision ne signifie pas que cette preuve convaincante est généralement requise avant que l'on puisse conclure à une violation de l'article 124. Il s'agissait là d'un cas d'espèce, où la norme applicable de diligence raisonnable était pratiquement énoncée dans le règlement que l'agent régional avait devant lui. Elle ne devrait pas s'étendre, selon moi, aux politiques générales établies par les employeurs, publics ou privés, sans un examen minutieux de la manière dont ces politiques ont été développées et constituent la norme dans leur industrie.

[68]            S'agissant des autres affirmations faites par l'agent d'appel aux paragraphes 19, 20 et 24 de sa décision, elles signifient d'après moi qu'un employeur doit prendre des mesures raisonnables pour repérer les risques pour la santé et la sécurité sur le lieu de travail et, une fois qu'un risque a été constaté, à la faveur d'une analyse des risques, à l'occasion d'une plainte déposée par un employé ou d'une autre manière, il doit prendre des mesures raisonnables pour l'éliminer ou le minimiser autant que cela est raisonnablement possible.

[69]            Finalement, après examen de la décision tout entière de l'agent d'appel, je ne suis pas persuadée que l'agent d'appel a appliqué la mauvaise norme ou le mauvais critère, même si certains de ses commentaires sont discutables.

ORDONNANCE


LA COUR ORDONNE :

la décision de l'agent d'appel en date du 28 juin 2002 est annulée et l'appel à l'encontre de la décision de l'agent de santé et de sécurité concernant le refus de travailler de l'agent correctionnel, selon l'article 128 du Code, de même que l'appel se rapportant à l'article 124 du Code, seront rejugés par un autre agent d'appel.

                                                                            _ Johanne Gauthier _             

                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                          T-1207-02

INTITULÉ :                                          JUAN VERVILLE et

LE SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA,

ÉTABLISSEMENT PÉNITENTIAIRE DE KENT

LIEU DE L'AUDIENCE :                    VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                  LE 4 SEPTEMBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                          LA JUGE GAUTHIER

DATE DES MOTIFS :                         LE 26 MAI 2004

COMPARUTIONS :

James Baugh                                                                             POUR LE DEMANDEUR

Harvey Newman

Richard Fader                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

James Baugh                                                                             POUR LE DEMANDEUR

McGrady, Baugh & Whyte

Vancouver (Colombie-Britannique)

Morris A. Rosenberg                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)



[1] Comme l'indique la décision, ce modèle rend obligatoire la suppression des symboles traditionnels d'autorité dans les rapports entre détenus et agents correctionnels, semble-t-il pour accroître la sécurité des agents.

[2] Le directeur Urmson a témoigné qu'un seul des deux agents correctionnels travaillant dans chaque unité est équipé d'un téléavertisseur, et l'agente correctionnelle Hnetka a témoigné que seul un agent correctionnel en possède un durant la distribution des repas.

[3] S'agissant du Modèle de sécurité active, et de l'idée selon laquelle le fait de ne pas étaler les symboles d'autorité réduit le risque de blessures pour les agents correctionnels, le directeur Urmson a témoigné qu'il n'était pas au courant non plus d'un quelconque incident au cours duquel des menottes avaient été utilisées contre un agent, ou au cours duquel les symboles d'autorité en question avaient incité à la violence.

[4] « éventuel » : Qui peut se produire si certaines conditions se trouvent réalisées. Qui peut ou non se produire. Le Nouveau Petit Robert (Dictionnaires le Robert - Paris, 1993), à la page 947.

[5] « potential » : capable of coming into being or action. The Canadian Oxford Dictionary (Don Mills, Ontario: Oxford University Press, 2001), à la page 1134.

[6] Douze rapports d'enquête sur des circonstances périlleuses ont été déposés au cours de l'année précédente, circonstances durant lesquelles des agents ont effectivement été blessés au cours d'empoignades avec des détenus.

[7] Les décisions ici mentionnées et invoquées par le demandeur (et la décision citée par l'agent d'appel) se rapportaient à l'alinéa 128(2)b) tel qu'il existait avant la modification de 2000, alors que l'article renfermait les mots « inhérente au travail de l'employé » , à la suite des mots actuels « une condition normale d'emploi » . Cette modification n'a pas été commentée par les avocats des parties lorsque cette affaire a été instruite, et elle ne présente aucun intérêt pour la présente décision.

[8] Affaire mentionnée, dans la décision de l'agent d'appel, sous la désignation Westcoast Energy c. Cadieux.

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