Date : 20020327
Dossier : IMM-1092-01
Référence neutre : 2002 CFPI 345
Ottawa (Ontario), le mercredi 27 mars 2002
EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE DAWSON
ENTRE :
BRENDA YOJANA GONZALEZ
ANDREA DE LOS ANGELES MORALES
demanderesses
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Une revendication du statut de réfugié peut-elle être accueillie sur la foi d'une crainte fondée de persécution du fait de l'appartenance à un groupe social qui est une famille, si le membre de la famille qui est principalement visé par la persécution n'est pas victime de persécution pour un motif énoncé dans la Convention? C'est la question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire présentée à l'encontre de la décision du 5 février 2001 rendue par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ( « la SSR » ), qui a statué que les demanderesses n'étaient pas des réfugiées au sens de la Convention.
LES FAITS
[2] Brenda Yojana Gonzalez est une citoyenne de 24 ans du Guatemala. Andrea de los Angeles Morales, sa fille, revendique le statut de réfugié au sens de la Convention sur le fondement de la revendication présentée par sa mère.
[3] La SSR a jugé que Mme Gonzalez était un témoin crédible et digne de foi. La SSR a accepté son témoignage selon lequel elle vivait avec sa fille et ses parents dans la ville d'Escuintla, au Guatemala. Les parents de Mme Gonzalez étaient des restaurateurs accomplis et étaient perçus comme étant relativement aisés, selon les normes du Guatemala. Le 20 octobre 1999, Mme Gonzalez a été enlevée et maintenue captive jusqu'au versement d'une rançon dans une maison abandonnée à la campagne, où elle a subi des sévices physiques et psychologiques. Après cinq jours, elle s'est échappée et a pu rentrer chez ses parents. Après sa fuite, les ravisseurs ont communiqué avec son père, qui n'avait versé aucune partie de la rançon, en menaçant de se venger et de faire du mal à Mme Gonzalez. Craignant pour la sécurité de leur fille, les parents de Mme Gonzalez l'ont conduite chez un parent dans une autre ville, où elle est restée quelques semaines, puis ils ont envoyé Mme Gonzalez et sa fille chez un autre parent aux États-Unis. N'ayant pu se réclamer de la protection des États-Unis pour les réfugiés et craignant d'être expulsées au Guatemala, Mme Gonzalez et sa fille sont venues au Canada en février 2000 et ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention.
LA DÉCISION DE LA SSR
[4] Jugeant que la question au coeur du litige était celle du lien, la SSR s'est prononcée à cet égard dans les termes suivants :
La question déterminante en l'espèce est celle du lien. Les victimes du crime, de la corruption, de l'abus d'autorité ou des vengeances personnelles sont généralement incapables d'établir un lien entre leur crainte d'être persécutées et l'un des cinq critères de la définition du statut qu'elles revendiquent.
Les agents de persécution sont les kidnappeurs. Leur mobile était criminel, soit enlever la revendicatrice et extorquer une rançon à ses parents. La revendicatrice a été menacée de sévices dans un but criminel et non pour l'un des critères qui figurent dans la définition de réfugié au sens de la Convention, c'est-à-dire les opinions politiques, la race, la religion, la nationalité ou l'appartenance à un groupe social.
L'avocat de la revendicatrice a fait valoir que le motif de son rapt était son appartenance à un groupe social, sa famille. Cependant, les criminels n'ont pas choisi cette famille en vue du rapt et de l'extorsion en raison de l'un des motifs visés par la Convention, mais parce qu'ils croyaient qu'elle avait les moyens de payer la rançon. Le mobile des agents de persécution est criminel, ce qui n'est pas un critère visé par la Convention. Le tribunal conclut que la revendicatrice, en qualité de membre d'une famille ou d'un groupe social, ne peut être considérée comme réfugiée au sens de la Convention si la famille ou la cible principale de la famille n'était pas visée pour un des motifs prévus par la Convention.
Le tribunal conclut à l'absence de lien entre les sévices redoutés et l'un des motifs prévus par la Convention.
ANALYSE
[5] Les demanderesses prétendent que c'est l'appartenance de Mme Gonzalez à un groupe social, soit sa famille immédiate, qui établit le lien entre sa situation et un motif énoncé dans la Convention. Selon elles, Mme Gonzalez s'expose à un risque du fait même de sa relation avec ses parents, avec qui elle vivait et travaillait. Elles font valoir qu'il s'agit là d'une caractéristique immuable et d'un groupe social approprié au sens du critère formulé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689.
[6] La thèse des demanderesses s'appuie principalement sur les décisions suivantes : Al-Busaidy c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 26 (C.A.F.), où il a été statué que la famille immédiate des demandeurs formait un groupe social au sens de la définition du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 ( « la Loi » ); Velasquez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1982 (C.F.P.I.), où la Cour est arrivée à la conclusion qu'une famille constituait un « groupe social » ; Rojas c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 296 (C.A.F.), où la Cour a statué que le groupe social
était un motif de persécution qui pouvait être invoqué isolément et qui n'avait pas à être lié à un autre motif reconnu par la Convention.
[7] J'amorce mon analyse en faisant observer tout d'abord que notre Cour a constamment statué que les victimes du crime n'appartenaient pas de ce fait à un groupe social. Voir par exemple : Rawji c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1773, le juge Gibson; Mason c. Canada (Secrétaire d'État), [1995] A.C.F. no 815, le juge Simpson; Mousavi-Samani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 1267, le juge suppléant Heald; Rangel Becerra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1201, le juge Pinard; Valderrama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1125, le juge Reed.
[8] C'est pour se soustraire à l'application de cette jurisprudence que les demanderesses invoquent leur appartenance au groupe social que constitue la famille de Mme Gonzalez. Les demanderesses soutiennent qu'une crainte fondée de persécution résultant de l'appartenance à une famille constitue en soi un fondement valide à une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. La raison pour laquelle les autres membres de la famille sont persécutés est sans importance.
[9] L'examen de la portée de l'expression « groupe social » , qu'on trouve dans la définition de réfugié au sens de la Convention, doit débuter avec l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Ward, précité. Le juge La Forest, s'exprimant au nom de la Cour, y a relevé quelques principes de base :
i) Le droit international relatif aux réfugiés était destiné à servir de substitut à la protection nationale si celle-ci n'était pas fournie. C'est pourquoi la définition de réfugié au sens de la Convention est assujettie à un certain nombre de limitations pour montrer que la communauté internationale n'avait pas l'intention d'offrir un refuge à toutes les personnes qui souffrent. Ces limitations pouvaient, par exemple, se traduire par l'exigence d'une persécution, ou encore par l'exigence selon laquelle le motif de la crainte fondée de persécution devait se limiter aux cinq motifs énoncés dans la Convention.
ii) Les limites de bien des éléments de la définition de réfugié au sens de la Convention sont énoncées dans le préambule de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, qui montre que la Convention repose sur le principe que les êtres humains, sans distinction, doivent jouir des droits de l'homme et des libertés fondamentales et que l'objet fondamental de la Convention consiste à lutter contre la discrimination.
[10] La Cour conclut donc au paragraphe 70 de l'arrêt Ward :
Le sens donné à l'expression « groupe social » dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l'initiative internationale de protection des réfugiés. Les critères proposés dans Mayers, Cheung et Matter of Acosta, précités, permettent d'établir une bonne règle pratique en vue d'atteindre ce résultat. Trois catégories possibles sont identifiées:
(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;
(2) les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints àrenoncer à cette association; et
(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.
La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d'être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l'orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne. La troisième catégorie est incluse davantage à cause d'intentions historiques, quoiqu'elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d'une personne constitue une partie immuable de sa vie.
[11] Dans l'arrêt Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, au paragraphe 83, le juge La Forest, qui s'exprimait alors au nom des juges minoritaires, a confirmé que les thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination devaient demeurer le facteur primordial en vue de la détermination de l'appartenance du demandeur à un groupe social.
[12] Appliquant ces principes à l'affaire Klinko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 561 (C.F.P.I.), le juge Rothstein, maintenant juge à la Cour d'appel, a conclu que lorsque la victime principale d'une persécution ne répond pas à la définition du réfugié au sens de la Convention, toute revendication connexe fondée sur l'appartenance au groupe de la famille ne saurait être accueillie. La Cour a souligné qu'une anomalie résulterait de la conclusion contraire, où les revendications connexes seraient accueillies et les revendications principales rejetées.
[13] En appel, la Cour d'appel a refusé d'aborder cette question, tranchant plutôt le litige sur d'autres motifs, [2000] 3 C.F. 327, au paragraphe 38.
[14] Subséquemment, dans l'affaire Serrano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 570 (C.F.P.I.), le juge Sharlow, aujourd'hui juge à la Cour d'appel, a statué que le lien familial n'était pas une caractéristique requérant la protection de la Convention, en l'absence d'un motif sous-jacent, énoncé dans la Convention, pour la persécution alléguée. Le juge Sharlow a tiré cette conclusion parce qu'elle traduisait mieux les objectifs de la Convention.
[15] Je souscris aux raisonnements et aux conclusions des juges Rothstein et Sharlow dans les affaires Klinko et Serrano, précitées, et je les fais miens. Je ne peux conclure en particulier, dans les circonstances de l'espèce, que le lien familial rejoint à lui seul les objectifs antidiscrimination qui sous-tendent la Convention.
[16] Conclure autrement reviendrait à conclure qu'un acte de persécution contre des membres de la famille qui ne serait nullement lié à un motif de discrimination ou à des droits humains fondamentaux donnerait ouverture à la protection de la Convention. Par exemple, si des enfants étaient victimes d'un acte de persécution parce qu'un de leurs parents n'a pas renoncé à une occasion d'affaire ou à tricher lors d'un événement sportif, je ne crois pas qu'on avait prévu de s'en remettre à la Convention pour assurer la protection des enfants. Cela ne veut pas dire qu'aucune protection ne devrait être consentie ou qu'on ne consentirait pas à une telle protection, mais simplement que la Convention ne devrait pas en constituer le fondement.
[17] Cette façon d'interpréter l'expression « groupe social » évite en outre l'anomalie de la situation dans laquelle, en tant que victimes du crime, les parents de Mme Gonzalez ne pourraient invoquer la protection de la Convention, alors que Mme Gonzalez le pourrait du seul fait de sa relation avec ses parents. Qui plus est, cette interprétation a pour effet d'empêcher que ne survienne une autre anomalie, à savoir que Mme Gonzalez ne puisse revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention en raison du supplice qu'elle a vécu en tant que victime d'un enlèvement, mais qu'elle puisse le faire en tant que fille de la personne à qui la rançon a été réclamée.
[18] Dans la mesure où les demanderesses s'appuient sur des décisions telles que Al-Busaidy, précitée, je note que dans cette affaire l'avocate du ministre avait concédé que la famille immédiate du demandeur constituait un groupe social, conformément à la définition de réfugié au sens de la Convention. En conséquence, la question n'a pas été examinée par la Cour. De plus, comme l'a souligné le juge Sharlow dans l'affaire Serrano, précitée, les faits pouvaient soutenir une inférence selon laquelle le membre principal de la famille, soit le père de M. Al-Busaidy, aurait pu avoir une revendication du statut de réfugié capable de soutenir une revendication connexe de la part de son fils.
[19] Dans l'affaire Velasquez, la décision avait pour fondement le fait que la SSR avait omis de considérer la question de savoir si les actes commis à l'endroit de la revendicatrice étaient liés à l'un ou l'autre des motifs énoncés dans la Convention. La Cour n'avait pas examiné pleinement la question dont nous sommes saisis en l'espèce.
[20] Dans l'affaire Rojas, précitée, le commentaire que font valoir les demanderesses en l'occurrence, à savoir que le groupe social constitue un motif de persécution pouvant être invoqué isolément, a été formulé de façon incidente. La décision de la Cour était étayée par les conclusions qu'elle avait tirées quant aux opinions politiques et à la protection étatique.
[21] Il ressort des présents motifs que c'est à bon droit, à mon avis, que la SSR a conclu que Mme Gonzalez ne pouvait se voir attribuer le statut de réfugié au sens de la Convention, à titre de membre d'une famille, si sa famille n'avait pas fait l'objet de persécution pour un motif énoncé dans la Convention. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.
[22] L'avocat des demanderesses a demandé que la question suivante soit certifiée, soit la même que celle qui a été certifiée dans l'affaire Serrano :
Une revendication du statut de réfugié peut-elle être accueillie sur la foi d'une crainte fondée de persécution du fait de l'appartenance à un groupe social qui est une famille, si le membre de la famille qui est principalement visé par la persécution n'est pas victime de persécution pour un motif énoncé dans la Convention?
[23] En dépit de la certification de la question, aucun appel n'a été interjeté dans l'affaire Serrano.
[24] Le défendeur ne s'est pas prononcé sur la question de la certification.
[25] Je suis d'avis de certifier la question, compte tenu de la jurisprudence qu'invoquent les demanderesses, de la certification de la question soulevée dans l'affaire Serrano, des commentaires formulés par la Cour d'appel dans l'affaire Klinko, précitée, en ce qui concerne les revendications connexes et de l'importance que j'accorde à la question.
ORDONNANCE
[26] LA COUR ORDONNE :
1. Que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée;
2. Que la question suivante soit certifiée :
Une revendication du statut de réfugié peut-elle être accueillie sur la foi d'une crainte fondée de persécution du fait de l'appartenance à un groupe social qui est une famille, si le membre de la famille qui est principalement visé par la persécution n'est pas victime de persécution pour un motif énoncé dans la Convention?
« Eleanor R. Dawson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1092-01
INTITULÉ : Brenda Yojana Gonzalez et autre c. M.C.I.
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 5 mars 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :
Le juge Dawson
DATE DES MOTIFS : Le 27 mars 2002
COMPARUTIONS :
M. Ronald Shacter POUR LES DEMANDERESSES
Mme Mary Matthews POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Schelew, Shacter POUR LES DEMANDERESSES
Toronto (Ontario)
M. Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada