Date : 20030910
Dossier : T-778-01
Référence neutre : 2003 CF 1053
Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2003
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL
ENTRE :
TERRA NOVA SHOES LTD. et
TERRA NOVA FOOTWEAR LIMITED
demanderesses
et
NIKE INC. et NIKE CANADA LTD.
défenderesses
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
APPEL D'UNE DÉCISION RENDUE SUR UNE REQUÊTE EN RADIATION
ORDONNANCE DEMANDÉE
[1] Il s'agit d'une requête visant l'obtention d'une ordonnance infirmant, en partie, l'ordonnance du protonotaire Lafrenière rendue le 21 mai 2003.
NORME DE CONTRÔLE
[2] Les parties conviennent que la norme qui s'applique en l'instance est celle qui a été établie dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.), savoir : le tribunal saisi de l'appel d'une ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne devrait intervenir que si l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.
[3] Comme protonotaire responsable de la gestion de l'instance, le protonotaire Lafrenière doit jouir de la latitude nécessaire à sa gestion, et il ne faut intervenir dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire qu'en cas d'erreur flagrante. Les défenderesses allèguent que le protonotaire a commis une erreur flagrante en ce qu'il n'a pas appliqué le critère de droit approprié en matière de radiation d'actes de procédure et aussi en ce qu'il n'a pas tenu compte d'une preuve pertinente portant sur l'utilisation du mot « terra » par des tiers.
NATURE DE L' ACTION
[4] Les demanderesses ont intenté une action contre les défenderesses pour usurpation de marques de commerce et commercialisation trompeuse. Les demanderesses affirment avoir des droits sur le nom commun « terra » . Les défenderesses allèguent principalement qu'au Canada des tiers ont adopté le mot « terra » comme marque de commerce ou nom commercial dans le domaine de la chaussure et des vêtements s'y rapportant. Les défenderesses ont l'intention de démontrer au procès que le mot « terra » est à ce point communément adopté par des tiers étrangers aux demanderesses, que les marques de commerce TERRA des demanderesses ne sont pas distinctives et qu'elles sont invalides. Les défenderesses ont aussi l'intention de démontrer que les consommateurs sont habitués de voir le mot « terra » sur le marché et qu'ils ne confondent pas les chaussures de sécurité des demanderesses avec les chaussures de sport des défenderesses.
[5] À l'appui de ce moyen, le paragraphe 9 de la défense et demande reconventionnelle énumère certains faits visant à démontrer le caractère non distinctif des marques de commerce TERRA des demanderesses.
[6] Les défenderesses allèguent que les demanderesses ont répondu aux allégations des défenderesses portant sur l'utilisation par des tiers, sans soulever qu'il lui était difficile de comprendre la nature de la défense des défenderesses, telle qu'elle était formulée dans les paragraphes contestés, et d'y répondre.
[7] Conformément aux Règles relatives à l'obligation de communiquer la preuve, les défenderesses ont fourni aux demanderesses la documentation connue au soutien de leurs allégations sur l'utilisation par des tiers du mot « terra » , dans le domaine de la chaussure et des vêtements s'y rapportant.
[8] Lors de l'audition de leur requête devant le protonotaire Lafrenière, les demanderesses n'ont pas versé les documents produits par les défenderesses pendant l'interrogatoire préalable. Les défenderesses allèguent que, bien que ces documents aient été mis à la disposition du protonotaire pour examen, celui-ci n'a pas convenablement tenu compte de la preuve produite au soutien des allégations contenues dans les paragraphes contestés. Selon elles, le protonotaire a ordonné la radiation desdits paragraphes sans avoir pris correctement en considération la preuve pertinente. Son ordonnance s'appuyait sur les motifs suivants :
[TRADUCTION] Une partie doit avoir des motifs pour faire des allégations dans une plaidoirie, autrement l'allégation est, en soi, frivole. Même si l'interrogatoire préalable est essentiellement terminé, les défenderesses n'ont soumis aucun fait au soutien de leur argument portant sur l'utilisation par des tiers, seulement des présomptions et hypothèses.
[9] Les défenderesses soumettent que si le protonotaire avait correctement apprécié les documents qu'elles avaient produits, il aurait, de toute évidence, disposé d'une ample preuve au soutien de la validité des allégations contestées. Ainsi, le protonotaire a erré en concluant qu'il n'y avait [TRADUCTION] « aucun fait au soutien de leur argument portant sur l'utilisation par des tiers, seulement des présomptions et hypothèses » .
ANALYSE
[10] Les défenderesses soutiennent qu'un examen attentif des documents démontre prima facie que le mot « terra » est utlisé par des tiers dans le domaine de la chaussure et autres produits s'y rapportant et que les produits sont vendus au Canada.
[11] Après avoir examiné les documents pertinents, je ne partage pas l'opinion des défenderesses sur ce sujet; en réalité, il ne s'agit que d'une liste de marchands et de produits. Le mot « terra » s'y trouve mais aucun lien n'est établi entre celui-ci et quelque produit vendu au Canada.
[12] J'estime donc qu'en rendant son ordonnance, le protonotaire Lafrenière n'a pas commis d'erreur dans l'appréciation des faits, contrairement à ce qu'allèguent les défenderesses. Même en tenant compte des documents pertinents produits dans le présent appel, je constate que les défenderesses n'ont présenté aucun fait au soutien de leur moyen portant sur l'utilisation par des tiers, seulement des présomptions et hypothèses, comme l'a conclu le protonotaire Lafrenière dans sa décision; celle-ci n'était donc pas clairement erronée à cet égard.
[13] Mais les défenderesses allèguent aussi que le protonotaire a commis une erreur de droit en ordonnant la radiation des paragraphes contestés. Le pouvoir discrétionnaire de radier des actes de procédure ne devrait être exercé que dans les cas évidents, lorsque la cour est persuadée, au-delà de tout doute, que l'allégation est sans fondement et vouée à l'échec parce qu'entachée d'un vice fondamental
Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, p. 980
[14] Les défenderesses soutiennent que lorsque la radiation est demandée pour les motifs invoqués par les demanderesses, la Cour applique un critère préliminaire très exigeant pour radier un acte de procédure et nier à une partie, avant l'instruction, une cause d'action ou une défense.
La Cour ne radiera des actes de procédure pour défaut de cause d'action valide que s'il ressort à l'évidence que le demandeur ne saurait avoir gain de cause... Dans les cas où il s'agit de savoir si l'acte de procédure est scandaleux, frivole, vexatoire ou constitue un abus de procédure, la charge de la preuve est [au] moins [aussi] onéreuse.
Détenus de la prison Mountain c. Canada, [1998] ACF, no 573, par. 1 (C.F. 1re inst.)
Une action frivole et vexatoire inclut une action qui ne mène à aucun résultat pratique. Les termes frivole et vexatoire définissent une réclamation qui ne peut manifestement pas être accueillie.
Yearsley c. Canada, [2001] ACF, no 1078, par. 14 (C.F. 1re inst.)
[15] Les défenderesses ajoutent qu'en droit, on ne peut radier les allégations au motif qu'elles sont frivoles, lorsque la partie adverse y a répondu.
Première nation Dene Tsaa c. Canada, [2001] ACF, no 1177, par. 3 et 4 (C.F. 1re inst.), infirmée sur un autre point, [2002] ACF, no 427 (C.A.F.).
[16] L'arrêt Caterpillar Tractor Co. c. Babcock Allatt Limited, [1983] 1 C.F. 487, 67 C.P.R. (2d) 135 (1re inst.), confirmé par (1983), 72 C.P.R. (2d) 286 (C.A.F.), fait généralement autorité sur la règle suivante : lorsque la partie à qui incombe le fardeau de la preuve ne dispose d'aucun élément de preuve à l'appui d'une allégation faite dans un acte de procédure, cette allégation est frivole et vexatoire. Lorsqu'une demande ne comporte pas d'exposé suffisant des faits étayant la cause d'action, il est impossible à la partie adverse d'y répondre ou à la cour de se prononcer. De ce fait, l'action est frivole et vexatoire.
[17] Puisque les défenderesses n'ont pas encore offert de preuve concernant les paragraphes contestés, ceux-ci demeurent frivoles et vexatoires au sens où ces termes sont généralement utilisés en jurisprudence.
[18] La question soulevée par les défenderesses est de savoir si cette règle claire continue de s'appliquer lorsque la partie adverse a répondu aux paragraphes contestés. À cet égard, les défenderesses s'appuient sur la décision du juge Hugessen dans la décision Première nation Dene Tsaa, précitée, par. 3 et 4 (C.F. 1re inst.) :
3 À mon avis, la jurisprudence de la présente cour indique fortement qu'une requête qui est fondée sur les dispositions de la règle 221, à part l'alinéa a) doit être présentée avant que le défendeur ait terminé ses plaidoiries, ou si elle est présentée par la suite, la plaidoirie elle-même doit renfermer une réserve au sujet des paragraphes contestés. Je me contenterai de mentionner une décision à l'appui de cette thèse; il s'agit de la décision rendue par la Cour dans l'affaire Proctor & Gamble Co. c. Nabisco Brands Ltd. (1985), 62 N.R. 364, à la p. 366.
4 Il existe une raison justifiant la règle en question, à savoir que lorsqu'une requête en radiation est fondée sur l'alinéa a), c'est-à-dire, que la déclaration ou les paragraphes contestés ne révèlent aucune cause d'action valable, la requête porte sur le noeud même du litige; il convient que la Cour puisse examiner des questions de ce genre à n'importe quel stade, ce qui entraînera peut-être des conséquences à l'égard des dépens seulement, si la personne qui présente la requête le fait tardivement. Toutefois, lorsque la requête est fondée sur les alinéas b) à f) de la Règle, il s'agit essentiellement d'une plaidoirie technique; or, selon la pratique de la Cour, qui existe depuis bien des années, les parties devraient être encouragées à régler ces questions à un stade peu avancé de l'affaire. Si une partie veut contester pour une raison technique l'acte de procédure d'une autre partie, elle doit le faire le plus tôt possible dans l'instance, à défaut de quoi la partie doit en rester là.
[19] En l'instance, l'examen du dossier démontre que les demanderesses ont continuellement demandé des détails concernant l'utilisation par des tiers du mot « terra » en rapport avec la vente de produits au Canada et que les défenderesses ont continuellement répondu qu'elles les fourniraient lorsqu'elles les obtiendraient. Comme l'a souligné le protonotaire Lafrenière dans son ordonnance, [TRADUCTION] « l'interrogatoire préalable est essentiellement terminé [et] les défenderesses n'ont soumis aucun fait au soutiende leur argument portant sur l'utilisation par des tiers, seulement des présomptions et hypothèses » .
[20] En sa qualité de protonotaire responsable de la gestion de l'instance, le protonotaire Lafrenière était parfaitement au courant de cette situation et, dans son ordonnance, il a pris la peine de préciser ce qui suit :
[TRADUCTION] Les paragraphes 9©) - (bb), 9(dd), et 9(ff) sont radiés de la défense et demande reconventionnelle sous réserve du droit des défenderesses de demander l'autorisation de modifier leur acte de procédure si elles obtiennent des renseignements concernant la vente au Canada des produits énumérés dans ces paragraphes.
[21] Selon moi, la décision Première nation Dene Tsaa, précitée, fait autorité sur le point suivant : le délai écoulé entre la clôture des actes de procédure et la présentation de la requête en radiation est un facteur dont il faut tenir compte dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de radier, et le juge Hugessen a même dit : « [à] mon avis, la jurisprudence de la présente cour indique fortement qu'une requête qui est fondée sur les dispositions de la règle 221, à part l'alinéa a), doit être présentée avant que le défendeur ait terminé ses plaidoiries, ou si elle est présentée par la suite, la plaidoirie elle-même doit renfermer une réserve au sujet des paragraphes contestés » . En l'instance, la situation est considérablement différente de celle dont le juge Hugessen a été saisi dans l'affaire Première nation Dene Tsaa, précitée. Les demanderesses n'ont pas répondu aux allégations au sens où l'entend le juge Hugessen dans cette affaire. Dans leur réponse, elles ont simplement demandé aux défenderesses de prouver leurs allégations concernant l'utilisation par des tiers et elles leur ont laissé suffisamment de temps pour produire les détails concernant la vente des produits par des tiers au Canada. Comme l'interrogatoire préalable est essentiellement terminé et que les défenderesses n'ont toujours pas fourni ces détails, la radiation des paragraphes contestés peut être ordonnée à ce stade. Il n'y a rien de manifestement erroné dans la décision du protonotaire Lafrenière de rendre une telle ordonnance, et celui-ci n'a pas exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.
ORDONNANCE
EN CONSÉQUENCE LA COUR ORDONNE QUE :
1. L'appel soit rejeté.
2. Les dépens du présent appel soient adjugés aux demanderesses quelle que soit l'issue de la cause.
« James Russell »
J.C.F.C.
Traduction certifiée conforme
Ghislaine Poitras, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-778-01
INTITULÉ : TERRA NOVA SHOES LTD. et TERRA FOOTWEAR
LIMITED
demanderesses
- et -
NIKE INC. et NIKE CANADA LTD.
défenderesses
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE LUNDI 21 JUILLET 2003
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE RUSSELL
DATE DES MOTIFS : LE 10 SEPTEMBRE 2003
COMPARUTIONS :
M. David Reive
Mme Angela M. Furlanetto
POUR LES DEMANDERESSES
M. Christopher J. Pibus
M. James H. Buchan
POUR LES DÉFENDERESSES
AVOCATS INSCRITS AUDOSSIER :
M. David M. Reive
Mme Angela M. Furlanetto
Toronto (Ontario)
POUR LES DEMANDERESSES
M. Christopher J. Pibus
M. James H. Buchan
Toronto (Ontario)
POUR LES DÉFENDERESSES
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Date :
Dossier : T-778-01
ENTRE :
TERRA NOVA SHOES LTD. et TERRA FOOTWEAR LIMITED
demanderesses
et
NIKE INC. et NIKE CANADA LTD.
défenderesses
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE