Date : 20040830
Dossier : T-1338-04
Référence : 2004 CF 1183
Ottawa (Ontario), le 30 août 2004
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER
ENTRE :
PREMIÈRE NATION DU LAC SEUL et PREMIÈRE NATION DE EAGLE LAKE
REPRÉSENTÉES PAR LEURS CHEFS ET LEURS CONSEILS
requérantes
- et -
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
REPRÉSENTÉE PAR LE
MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN
intimée
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LA JUGE SNIDER
[1] Les questions fondamentales soulevées par les requérantes concernent la modification par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre) de la méthode de financement des services de prévention pour les enfants. Afin de faire valoir leurs doléances, les requérantes ont déposé une demande de contrôle judiciaire. Dans l'attente d'une décision sur cette demande, elles sollicitent une injonction interlocutoire suspendant l'application de la décision du ministre de mettre fin au financement direct des services de prévention des requérantes.
[2] Le gouvernement fédéral assure depuis plus de vingt ans le financement des services de prévention pour les enfants. Le litige ne porte pas sur la question de savoir si le ministre continuera de financer ces services, mais plutôt sur celle de savoir comment ils seront financés. Le ministre veut remettre les fonds annuels de 2,8 millions de dollars à la province de l'Ontario qui prendrait les dispositions nécessaires pour que les services soient dispensés aux requérantes par l'intermédiaire d'un organisme agréé par la province. Les requérantes désirent que les fonds leur soient versés directement. Elles ne contestent pas le pouvoir discrétionnaire du ministre d'assurer le financement en ayant recours à un mécanisme différent de prestation des services; elles s'opposent plutôt à sa décision de mettre fin une fois pour toutes au financement le 30 juin 2004 sans préavis ni consultation préalable.
Les faits
[3] Habituellement, le financement direct des services de prévention n'est pas le mode de financement que privilégie le gouvernement fédéral pour ces importants services. Le ministre affirme qu'en vertu de la politique du gouvernement fédéral, les provinces doivent déterminer quels organismes fournissant des services d'aide à l'enfance remplissent les conditions pour obtenir un financement du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC). Cela permet aux provinces de fixer des normes et de surveiller les services fournis. En Ontario, cet arrangement trouve son expression dans le « Protocole d'entente concernant les programmes d'aide sociale pour les Indiens » , daté du 1er décembre 1965 et conclu par les gouvernements du Canada et de l'Ontario. En vertu de la Loi sur les services à l'enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11, la province de l'Ontario est en mesure d'agréer des organismes chargés d'assurer la prestation de services de prévention et de protection. Pour ce qui est des services de protection offerts aux requérantes, ils sont déjà fournis par l'intermédiaire de la province et ils ne sont pas en litige dans la présente affaire.
[4] De 1984 jusqu'au 31 mars 2002, le financement des services de prévention était assuré par Ojibway Tribal Services Inc. (OTFS) qui fournissait ces services aux requérantes ainsi qu'à douze autres Premières nations. Dans une lettre datée du 19 décembre 2001, le ministre a informé OTFS que le financement direct des services de prévention prendrait fin le 31 mars 2002 et que d'autres options seraient envisagées pour la prestation des services. Lorsqu'il est devenu évident qu'aucun autre modèle de prestation de services ne serait mis au point avant la date limite, le ministre a accepté de transmettre les fonds directement aux requérantes pendant une période d'un an. Le ministre et chacune des requérantes ont ajouté les services de prévention dans l'entente de financement global visant l'année financière 2002-2003. Aux termes de l'entente modifiée de financement global, le ministre a convenu de fournir directement les fonds nécessaires à chacune des requérantes et celles-ci ont convenu d'[Traduction] « administrer les services de prévention jusqu'à l'établissement de services de prévention par l'intermédiaire de nouveaux mécanismes de prestation des services » .
[5] L'entente de financement provisoire a été prorogée à trois reprises. La dernière prorogation de trois mois - soit pour la période du 1er avril au 30 juin 2004 - a été accordée par le ministre dans une lettre datée du 14 avril 2004. La demande de prorogation additionnelle de neuf mois présentée par les requérantes a été refusée dans une lettre datée du 15 juin 2004. Dans cette lettre, les requérantes ont été informées que :
[Traduction] . . . les contributions d'AINC [Affaires indiennes et du Nord Canada] après le 30 juin 2004 ne viseront que les services financés en vertu de la Loi sur les services à l'enfance et à la famille.
[6] Dans la demande de contrôle judiciaire à laquelle se greffe la présente requête, les requérantes sollicitent une réparation en ce qui a trait à cette lettre du 15 juin 2004. Plus précisément, elles demandent une ordonnance prévoyant la prorogation du financement direct pendant une période de neuf mois au cours de laquelle de véritables consultations pourront être tenues entre les parties.
Les questions en litige
[7] La présente requête soulève les questions suivantes :
1. Est-il possible d'obtenir une injonction interlocutoire ordonnant au ministre de consacrer des fonds à des services discrétionnaires ou de les répartir d'une certaine manière, ou l'État bénéficie-t-il d'une immunité à l'égard des injonctions en vertu de la common law et de l'article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, et ses modifications?
2. Si la réponse à la première question est affirmative, les requérantes satisfont-elles aux exigences du critère permettant d'obtenir la délivrance d'une injonction interlocutoire, savoir :
· il y a une question sérieuse à juger;
· les requérantes subiront un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée;
· la prépondérance des inconvénients joue en faveur de l'État.
Question 1 : Immunité de l'État
[1] Le ministre prétend que les requérantes ne peuvent pas obtenir d'injonction interlocutoire.
[2] Les recours contre l'État sont limités. En vertu de la common law, l'État possède une immunité contre les injonctions (Centre d'information et d'animation communautaire c. La Reine, (1984), 61 N.R. 117 (C.A.F.), Le Grand Council of the Crees (of Quebec) c. La Reine, (1981), 124 D.L.R. (3d) 574 (C.A.F.), par. 7). Cette immunité trouve son expression à l'article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif :
22 (1) Le tribunal ne peut, lorsqu'il connaît d'une demande visant l'État, assujettir celui-ci à une injonction ou à une ordonnance d'exécution en nature mais, dans les cas où ces recours pourraient être exercés entre personnes, il peut, pour en tenir lieu, déclarer les droits des parties.
(2) Le tribunal ne peut, dans aucune poursuite, rendre contre un préposé de l'État de décision qu'il n'a pas compétence pour rendre contre l'État. |
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22 (1) Where in proceedings against the Crown any relief is sought that might, in proceedings between persons, be granted by way of injunction or specific performance, a court shall not, as against the Crown, grant an injunction or make an order for specific performance, but in lieu thereof may make an order declaratory of the rights of the parties.
(2) A court shall not in any proceedings grant relief or make an order against a servant of the Crown that it is not competent to grant or make against the Crown. |
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[3] L'immunité de l'État prévue à l'article 22 s'étend aux préposés de l'État qui agissent conformément à la loi (North of Smokey Fisherman's Association c. Canada (P.G.) (2003), 229 F.T.R. 1, par. 11, 12, 15 ). Toutefois, en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, elle ne s'applique pas aux organismes mandataires de l'État. Le paragraphe 35(1) ne s'applique pas en la présente espèce puisqu'il n'y est pas question d'un mandataire de l'État, telle une société d'État.
[4] La présente affaire concerne la conduite du ministre agissant en sa qualité de chef d'un ministère. L'article 2 de la Loi sur le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, L.R.C. 1985, ch. I-6, prévoit :
2 (1) Est constitué le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, placé sous l'autorité du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien. Celui-ci est nommé par commission sous le grand sceau.
(2) Le ministre occupe sa charge à titre amovible; il assure la direction et la gestion du ministère. |
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2 (1) There is hereby established a department of the Government of Canada called the Department of Indian Affairs and Northern Development over which the Minister of Indian Affairs and Northern Development appointed by commission under the Great Seal shall preside.
(2) The Minister holds office during pleasure and has the management and direction of the Department. |
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[5] Selon moi, le libellé de cette disposition permet de conclure que le ministre est un préposé de l'État. Le pouvoir général conféré au ministre trouve sa source à l'alinéa 4a) de la Loi sur le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien :
4. Les pouvoirs et fonctions du ministre s'étendent d'une façon générale à tous les domaines de compétence du Parlement non attribués de droit à d'autres ministères ou organismes fédéraux et liés:
(a) aux affaires indiennes; |
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4. The powers, duties and functions of the Minister to extend to and include all matters over which Parliament has jurisdiction, not by law assigned to any other department, board or agency of the Government of Canada, relating to
(a) Indian affairs; |
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[6] Notre Cour ne peut accorder un redressement interlocutoire contre le ministre que s'il est possible de démontrer que celui-ci a outrepassé le pouvoir que lui confère la loi (Lodge c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1979], 25 N.R. 437 (C.A.F.)), ou si la partie requérante conteste la constitutionnalité de la loi (Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110). La présente demande d'injonction porte sur la décision de donner les fonds à la province de l'Ontario plutôt qu'aux requérantes. Ces dernières cherchent à obliger le ministre par une ordonnance de la Cour à leur réacheminer directement ces fonds. Les requérantes n'ont pas indiqué de loi qui interdit au ministre de choisir un autre moyen pour fournir ces fonds ni de loi l'obligeant tout simplement à fournir ces fonds. De plus, elles n'ont pas contesté la constitutionnalité d'une disposition législative. Comme aucune des exceptions à l'immunité dont bénéficie l'État à l'égard des injonctions ne s'applique en l'espèce, je conclus que les requérantes ne peuvent pas obtenir l'injonction demandée dans la présente requête.
[7] Je signale toutefois que d'autres juges, saisis de la même question dans des situations similaires, ont par contre estimé que le tribunal avait compétence pour accorder une injonction provisoire afin de maintenir le statu quo entre les parties dans l'attente d'une décision sur les réclamations en instance (Southeast Child and Family Services c. Canada (P.G.), [1997] 9 W.W.R. 236, par. 12, conf. par [1998] 9 W.W.R. 583 (C.A. Man.); Anishinabe of the Sacred Circle Inc. c. Ontario (Minister of Health and Long-Term Care), [2002] O.T.C. 835 (C.J. Ont.), par. 14 ).
[8] Par conséquent, je dois, par prudence, examiner si les éléments du critère permettant d'accorder une injonction interlocutoire sont présents. J'estime, pour les motifs qui suivent, qu'ils ne le sont pas.
Question 2 : Critère à trois volets applicable aux injonctions
[9] Le critère permettant de déterminer si une injonction interlocutoire devrait être accordée a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1994] 1 R.C.S. 311, par. 43 (voir aussi Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores, précité, par. 31-35). Les éléments requis sont les suivants :
a) il y a une question sérieuse à juger;
b) un préjudice irréparable sera causé si l'injonction n'est pas accordée;
c) la prépondérance des inconvénients joue en faveur de la délivrance de l'injonction.
[10] Il s'agit d'un critère conjonctif, c'est-à-dire que l'omission par les requérantes de satisfaire à l'un des volets du critère est fatale pour la demande dont j'ai été saisie.
a) La question sérieuse
[11] En ce qui concerne la gravité de la question à juger, la Cour suprême du Canada a dit dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, par. 49-50 :
Les exigences minimales ne sont pas élevées [...] Une fois convaincu qu'une réclamation n'est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s'il est d'avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n'est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire. (Non souligné dans l'original.)
[12] Dans la demande de contrôle judiciaire à l'origine de la présente requête, les requérantes ont demandé l'annulation de la décision par laquelle le ministre a refusé le 15 juin 2005 de proroger le financement direct provisoire pendant une autre période de neuf mois parce que cette décision a été prise sans préavis ni possibilité de la commenter. En résumé, les requérantes font valoir ce qui suit :
· la décision du ministre est une décision prise par un « office fédéral » au sens de la Loi sur les Cours fédérales et, par conséquent, peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire;
· on peut légitimement s'attendre après vingt ans de financement des services de prévention par le gouvernement fédéral que la méthode de financement ne sera pas modifiée sans qu'une transition en douceur ne soit prévue;
· la décision du ministre de mettre fin au financement plutôt que d'utiliser les fonds pour une autre méthode de prestation des services oblige le ministre à aviser les requérantes et à leur donner la possibilité de réagir à sa décision de mettre fin au financement.
[8] Les requérantes et le ministre donnent une description différente de la « décision » en cause dans les présentes requête et demande. De l'avis des requérantes, le ministre a décidé de mettre fin au financement direct et, par conséquent, aux services auxquels servaient les fonds. Le ministre estime qu'il y a financement indirect par l'intermédiaire d'un organisme agréé choisi par la province de l'Ontario et, par conséquent, qu'il n'a mis fin ni au financement ni aux services. Il n'appartient pas à la Cour d'apprécier à ce stade de la procédure le bien-fondé de l'affaire ni de tirer des conclusions de fait, questions qui devraient plutôt être débattues dans le cadre du contrôle judiciaire de la demande principale. Il suffit pour le moment d'examiner si les questions en litige sont futiles ou vexatoires.
[9] Le ministre invoque de nombreux arguments qui, selon lui, empêchent les requérantes d'avoir gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire. Ces arguments peuvent être résumés de la manière suivante :
· Les décisions prises en matière de financement sont des décisions de politique générale qui relèvent de la compétence des assemblées législatives et qui, par conséquent, ne peuvent faire l'objet d'un contrôle par un tribunal;
· les décisions prises en matière de financement sont discrétionnaires et, par conséquent, les requérantes n'ont pas droit à l'équité procédurale;
· la demande de contrôle judiciaire est prescrite parce que les requérantes ne l'ont pas présentée dans les trente jours suivant la date de la première communication de la décision du ministre;
· même si la doctrine de l'expectative légitime s'applique, un préavis a été donné et il y a eu de véritables consultations auprès de l'intimée, de la province de l'Ontario et des Premières nations touchées par la décision du ministre.
[13] Les parties ne s'entendent pas sur la question de savoir si la décision prise par le ministre en matière de financement constitue une simple décision de politique générale qui ne peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire ou une décision administrative susceptible de contrôle judiciaire. Encore une fois, il est préférable de laisser au juge entendant la demande de contrôle judiciaire le soin de trancher cette question. Les requérantes ont produit une preuve par affidavits indiquant que le ministre avait pour pratique de financer directement les services de prévention pour les enfants plutôt que de le faire par l'intermédiaire d'un organisme agréé par la province de l'Ontario. Il ne m'appartient pas, à ce stade du litige, de déterminer si cette pratique donne lieu à une expectative légitime ayant une incidence sur l'équité procédurale.
[14] Le ministre aurait voulu que je tire une conclusion de fait quant à savoir s'il avait fait preuve d'équité procédurale à l'égard des requérantes, peu importe si elles y avaient droit ou non - si un avis a été donné et de véritables consultations ont été tenues. Malgré une volumineuse preuve par affidavits indiquant que c'était le cas, j'hésite à tirer une conclusion de fait sur ce point étant donné la mise en garde faite par la Cour suprême au sujet de l'examen du fond de l'affaire (RJR-MacDonald, précité, par. 49). Comme nous l'avons indiqué précédemment, il ne s'agit pas d'un cas exceptionnel où un examen approfondi de la preuve ou de l'apparence de droit est nécessaire (RJR-MacDonald, précité, par. 51 et 55).
[15] Je suis donc disposée à présumer, sans toutefois le décider, qu'il y a une question sérieuse à juger au sens du critère à trois volets.
b) Le préjudice irréparable
[16] Il est bien établi que le préjudice irréparable est un préjudice auquel il ne peut être remédié par l'octroi de dommages-intérêts (RJR-MacDonald, précité, par. 59). Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice allégué plutôt qu'à son étendue (RJR-MacDonald, précité). Quel est donc le préjudice allégué?
[17] Les requérantes affirment que si notre Cour n'accorde pas la réparation demandée, il s'ensuivra une accumulation de préjudices auxquels il ne sera pas possible de remédier :
(1) des familles faisant partie des collectivités des requérantes perdront des services essentiels de prévention;
(2) des travailleurs irremplaçables affectés à la prévention seront congédiés et dispersés;
(3) en l'absence de services de prévention, de nombreux enfants se trouveront exposés à un risque accru d'être victimes de violence;
(4) le risque accru d'être victimes de violence augmentera les probabilités que des enfants autochtones soient appréhendés par des organismes de protection de l'enfance;
(5) l'arrestation d'enfants autochtones par des organismes de protection de l'enfance augmentera les risques que ceux-ci soient placés dans des foyers non autochtones, ce qui est en soi dommageable;
(6) enfin, les membres des collectivités ne croiront plus que leurs conseils et leurs chefs locaux sont en mesure de s'occuper de leurs besoins.
[18] L'argumentation des requérantes ne tient pas pour un motif : elles n'ont pas démontré que le préjudice allégué serait le résultat de l'omission de notre Cour d'intervenir. En termes simples, l'argument fondamental des requérantes, savoir qu'en l'absence d'une ordonnance de la Cour leurs collectivités perdront des services essentiels, est purement hypothétique. En fait, la Cour a été saisie de nombreux éléments de preuve qui contredisent cet argument de base.
[19] Le point de départ de l'argumentation des requérantes à cet égard est que, en l'absence d'intervention de notre Cour, des services de prévention essentiels pour les enfants ne seront plus offerts dans leurs collectivités. Cela n'est toutefois pas vrai. Dans la présente requête et, en fait, dans la demande de contrôle judiciaire, ce n'est pas la cessation du financement qui est en litige. Comme l'a souligné le ministre, le financement existe et il a été affecté à la prestation de services de prévention pour les enfants. Dans la présente requête, les requérantes ne demandent pas à la Cour d'ordonner le financement de ces services. Au contraire, elles sollicitent une ordonnance obligeant le ministre à changer la méthode ou le mode de financement qu'il a choisi. Les requérantes déplorent le fait que le ministre a décidé de remettre à la province de l'Ontario les fonds destinés aux services de prévention pour les enfants qui leur seront dispensés par l'intermédiaire d'un organisme agréé par la province.
[20] Quelles seront donc les conséquences de la décision de notre Cour de ne pas accorder d'injonction interlocutoire? Cela dépend presque entièrement des requérantes. En attendant le résultat de leur demande de contrôle judiciaire, les requérantes peuvent choisir de recevoir les services d'un organisme qui est financé par le ministre et en partie par la province, ou elles peuvent refuser ce financement et se passer de services qu'elles jugent essentiels. Le choix est entièrement le leur. Le ministre a engagé des fonds et il continue d'assurer un financement de 2,8 millions de dollars par l'intermédiaire de la province de l'Ontario et d'un organisme agréé par la province. Dans la présente requête, les requérantes ont simplement demandé à la Cour d'examiner s'il y avait lieu d'obliger le ministre à modifier son mode de financement de ces services.
[21] Les requérantes prétendent qu'il n'y a pas d'autres moyens, pour l'instant, de fournir ces services essentiels. Elles affirment que la lettre datée du 28 juin 2004 de Abinoojii Family Services - l'organisme désigné à l'origine par la province et le ministre pour appliquer le programme - démontre que Abinoojii n'a ni la volonté ni la capacité de fournir les services. Ce n'est pas une description tout à fait exacte de la situation d'Abinoojii. Abinoojii a commencé à embaucher en février 2004 le personnel qui serait chargé de s'occuper de la prestation des services de prévention pour les 14 Premières nations. Ce n'est qu'après que les Premières nations eurent manifesté clairement leur opposition qu'Abinoojii a fait marche arrière dans ses préparatifs. La position de cet organisme était la suivante le 28 juin 2004 :
[Traduction] Si, après ces discussions [avec les Premières nations], une partie ou la totalité des Premières nations souhaitent qu'Abinoojii soit leur fournisseur de services en matière de services de prévention, nous ne demanderons pas mieux que de le faire et nous serons prêts. (Non souligné dans l'original.)
[22] À mon avis, cela ne prouve pas que rien ne peut être fait pour fournir les services. Et ce n'est pas non plus la preuve d'un préjudice irréparable. Les requérantes sont en mesure d'empêcher le préjudice allégué ou d'y mettre fin en acceptant que les services soient fournis par Abinoojii.
[23] Je souligne en outre que les requérantes n'ont produit aucune preuve qu'elles ont pris des mesures tangibles pour faire face à la situation en cas d'interruption des services. Si les services de prévention sont si essentiels que leur interruption entraînera un préjudice irréparable pour les membres de la Première nation, pourquoi les requérantes ont-elles fait si peu d'efforts entre le 15 juin 2004 et aujourd'hui pour demander à la province et au MAINC de corriger la situation?
[24] Enfin, le préjudice allégué par les requérantes est purement hypothétique en ce sens qu'il repose sur des risques qui auraient tendance à entraîner d'autres risques. La seule allégation de préjudice réel, savoir la perte des services, a déjà été discréditée. Les travailleurs du domaine de la prévention n'ont pas besoin de se disperser. Formulée dans l'abstrait, cette accumulation apparemment inévitable de risques et de préjudices allégués par les requérantes est difficile à accepter. Pour démontrer le préjudice irréparable, il doit exister une preuve de cause à effet. Ce n'est pas le cas.
[25] Les requérantes invoquent des lettres dans lesquelles des organismes leur fournissant des services de protection leur auraient fait part de leurs inquiétudes. Même si je crois que les inquiétudes exprimées dans ces lettres sont sincères, elles sont loin d'établir l'existence d'un préjudice irréparable.
[26] En conclusion sur ce point, les requérantes n'ont pas démontré qu'elles subiront un préjudice irréparable si notre Cour leur refuse la réparation demandée.
c) La prépondérance des inconvénients
[27] Le troisième et dernier élément du critère applicable aux injonctions est la prépondérance des inconvénients. À cet égard, notre Cour doit examiner « laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond » (RJR-MacDonald, précité, par. 62).
[28] Les requérantes soutiennent qu'une courte prorogation du financement direct ne causera pas trop d'inconvénients au ministre et servira l'intérêt supérieur des enfants vivant dans leurs communautés. Elles invoquent la preuve selon laquelle, avant le 30 juin 2004, les services de prévention dispensés étaient efficaces.
[29] Le ministre soutient en revanche que le financement des services de prévention à l'intention des enfants par l'intermédiaire de la province de l'Ontario et, plus particulièrement, d'un organisme agréé connaissant bien la culture des intéressés permettra de garantir que les services offerts respectent les normes fixées par la province, servant ainsi l'intérêt supérieur des enfants. Il souligne qu'il est dans l'intérêt public que le gouvernement fédéral puisse accorder des fonds et prendre des décisions de politique générale sans qu'interviennent les tribunaux.
[30] À mon avis, les arguments de l'intimée devraient avoir préséance sur cet aspect particulier du critère à trois volets. Comme l'a dit le juge Joyal dans la décision Bande indienne Tsartlip c. La fondation du saumon du Pacifique (1988), 24 F.T.R. 304, aux pages 7 et 8 :
L'action accomplie par la Couronne défenderesse est réputée à première vue viser l'intérêt public et la loi dit clairement que dans le cas d'une injonction interlocutoire [...] l'intérêt public est primordial et doit l'emporter sur les intérêts particuliers ou privés, même si en attendant la décision définitive sur les questions juridiques ou constitutionnelles, les droits des demandeurs, quels qu'ils soient, restent en suspens.
[31] Il se peut que les requérantes aient gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire. Toutefois, tant qu'il n'y a pas eu d'examen approfondi des questions à trancher, je devrais présumer que les décisions de politique générale prises par le ministre sont fondées et ne devraient pas être annulées dans le cadre de la présente requête interlocutoire.
[32] On n'a pas allégué ni démontré qu'il y avait eu mauvaise foi de la part du ministre. Les requérantes peuvent éviter l'interruption des services en acceptant qu'ils soient dispensés par l'intermédiaire d'un organisme agréé par la province. Le maintien du statu quo, en l'espèce, m'oblige à donner effet à la décision discrétionnaire du ministre de mettre fin au financement direct le 30 juin 2004.
[33] Je conclus que la prépondérance des inconvénients joue en faveur du ministre.
Conclusion
[34] Les requérantes n'ont pas satisfait aux exigences requises pour obtenir une injonction. Par conséquent, leur requête est rejetée, avec dépens.
[35] J'encourage les parties à convenir d'un calendrier accéléré en vue de la préparation du dossier de la demande de contrôle judiciaire. Je serai disponible au besoin pour les aider à cet égard.
ORDONNANCE
La Cour ordonne le rejet de la requête avec dépens à l'intimée.
« Judith A. Snider »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne Bolduc, LL.B.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1338-04
INTITULÉ DE LA CAUSE : PREMIÈRE NATION DU LAC SEUL et PREMIÈRE NATION DE EAGLE LAKE REPRÉSENTÉES PAR LEURS CHEFS ET LEURS CONSEILS
requérantes
- et -
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN
intimée
LIEU DE L'AUDIENCE : Winnipeg (Manitoba)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 26 août 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : Madame la juge Snider
DATE DES MOTIFS : Le 30 août 2004
COMPARUTIONS:
John J. Major POUR LES REQUÉRANTES
Douglas J. Keshen
Michael A. Connor POUR L'INTIMÉE
Glynis Hart
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Keshen & Major POUR LES REQUÉRANTES
Kenora (Ontario)
Morris Rosenberg POUR L'INTIMÉE
Sous-procureur général du Canada
Winnipeg (Manitoba)