Date : 20000901
T-389-00
Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2000
BARRY WILLIAM STRYKIWSKY,
demandeur
et
DAVID MILLS, en sa qualité de directeur
de l'établissement de Stony Mountain,
le COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA
et le SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA
défendeurs
ORDONNANCE
LA COUR, STATUANT SUR la requête présentée par le demandeur à Winnipeg le 25 mai 2000 en vue d'obtenir des directives au sujet du déroulement de la présente instance qu'il affirme être une instance en contrôle judiciaire du refus constant et répété de certains ou de la totalité des défendeurs d'offrir un traitement de maintien à la méthadone à tous les détenus fédéraux qui sont admissibles à ce traitement médical et qui souhaitent le recevoir et du refus persistant des défendeurs de mettre en oeuvre ce qu'il est convenu d'appeler le programme de traitement à la méthadone « Phase II » , ainsi que la réparation subsidiaire qui y est énoncée ;
APRÈS AVOIR ENTENDU la requête à Winnipeg le 27 juin 2000, sur quoi le demandeur et le défendeur ont présenté, au moyen de preuves admissibles, leur thèse respective oralement et par écrit :
1) DÉCLARE que le Commissaire du Service correctionnel du Canada et le Service correctionnel du Canada défendeurs sont légalement tenus de mettre en oeuvre ce qu'il est convenu d'appeler le programme de traitement à la méthadone « phase II » ;
2) DÉCLARE que les défendeurs sont légalement tenus d'offrir un traitement de maintien à la méthadone à tous les détenus fédéraux qui sont admissibles à ce traitement médical et qui sont disposés à le recevoir ;
3) ORDONNE aux défendeurs de continuer à offrir sans interruption au demandeur personnellement les traitements et services de soins de santé dont le juge Gibson a ordonné la prestation le 14 mars 2000 ;
4) DÉCLARE que, comme il semble qu'il soit nécessaire que les défendeurs procèdent à certains rajustements en ce qui concerne les coûts et les pratiques médicales pour pouvoir se conformer à la présente ordonnance, les dispositions des paragraphes 1 et 2 entreront pleinement en vigueur dès que possible, mais que leur mise en application peut être ralentie et que le Parlement peut les abolir au moyen, selon le cas : a) d'une résolution de la Chambre des communes ; b) de modifications appropriées à la Loi sur le système correctionnel et la mise en libertésous condition, si, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire absolu, il conclut que les ajustements en question s'avèrent trop perturbateurs en ce qui concerne les coûts et l'administration carcérale dans les cinq ans de la date des présentes ;
5) N'ADJUGE aucuns dépens au demandeur pour la présente instance, mais ADJUGE aux défendeurs les dépens entre parties postérieurs au 14 mars 2000 sans toutefois condamner le demandeur à payer personnellement les dépens en question (une partie devant être payée personnellement par les procureurs et avocats du demandeur selon les modalités précisées dans les motifs ci-joints).
Forme et contenu
approuvés par :
Avocat du demandeur
Avocat des défendeurs
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, LL. L., Trad. a.
Date : 20000901
T-389-00
Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2000
BARRY WILLIAM STRYKIWSKY,
demandeur
et
DAVID MILLS, en sa qualité de directeur
de l'établissement de Stony Mountain,
le COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA
et le SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA
défendeurs
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE MULDOON
[1] Les présents motifs concernent une requête présentée par le demandeur dans le cadre d'une demande principale de contrôle judiciaire selon les articles 3 et 306 et le paragraphe 8(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-196 (les Règles). Le demandeur, c'est-à -dire le requérant, sollicite le prononcé d'une ordonnance lui accordant la prorogation du délai qui lui est imparti à l'article 306 pour déposer des affidavits.
Les faits
[2] Le requérant est présentement détenu à la prison de Warkworth. Il est héroïnomane depuis de nombreuses années, mais aimerait obtenir de l'aide pour vaincre sa dépendance.
[3] En juillet 1998, le Service correctionnel du Canada a mis en oeuvre la phase I d'un programme de traitement à la méthadone visant à minimiser les effets physiques, psychologiques, sociaux et criminels nuisibles que comporte l'utilisation d' « opiacés » injectables comme l'héroïne en remplaçant celle-ci par des doses régulières de méthadone. Le traitement de phase I n'a été offert qu'aux personnes incarcérées dans des prisons fédérales qui étaient déjà inscrites à un programme communautaire de traitement de maintien à la méthadone. Ce n'était que dans des circonstances exceptionnelles -- comme par exemple lorsqu'une intervention médicale immédiate s'avérait indispensable -- qu'un détenu qui ne satisfaisait pas aux critères prévus pouvait recevoir de la méthadone. Il était prévu d'étendre éventuellement à l'ensemble de la population carcérale le droit de recevoir de la méthadone au cours de la phase II du programme, mais cette phase n'avait pas encore été mise en oeuvre à la date de l'audience.
[4] M. Strykiwsky, le demandeur, a invoqué des raisons exceptionnelles pour réclamer le traitement de la phase I, mais sa demande a été refusée dans une décision datée du 11 février 2000. Il a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire le 25 février en alléguant que le refus répété des défendeurs d'offrir un traitement de maintien à la méthadone à lui-même et aux autres détenus fédéraux qui en avaient besoin et qui désiraient le recevoir allait à l'encontre de l'article 86 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en libertésous condition, L.C. 1992, ch. 20 et contrevenait aux articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte). Il reprochait également aux défendeurs d'avoir agi de façon déraisonnable, d'avoir entravé l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire et d'avoir fait fi de considérations pertinentes pour lui refuser le traitement qu'il réclamait.
[5] Par la suite, le demandeur a déposé une requête en mesure provisoire dans laquelle il demandait de recevoir un traitement à la méthadone en attendant l'issue de sa demande de contrôle judiciaire. Une entente est toutefois intervenue entre M. Strykiwsky et les défendeurs et une ordonnance de consentement a été rédigée. Cette ordonnance prévoyait l'annulation du refus initial de lui accorder le traitement demandé pour des motifs exceptionnels et le renvoi de la question aux défendeurs. Cette ordonnance de consentement a été ratifiée par le juge Gibson le 14 mars 2000. Un différend a par la suite surgi entre les parties au sujet de la question de savoir si cette ordonnance de consentement avait pour effet d'éteindre l'instance en contrôle judiciaire et les parties ont demandé des directives à la Cour. Le 30 mai, la Cour a donné des directives et a accordé à M. Stykiwsky l'autorisation de déposer la présente requête en prorogation du délai fixé pour déposer des affidavits. M. Stykiwsky souhaite maintenant obtenir la prorogation du délai qui lui est imparti pour déposer trois affidavits, ceux des docteurs Pearson et Gourlay et celui de M. Wallace.
Questions de droit
[6] La Cour est appelée en l'espèce à trancher cinq questions litigieuses. À titre préliminaire, la Cour doit décider quel est le critère applicable pour décider s'il y a lieu de permettre le dépôt des affidavits. La deuxième question sur laquelle la Cour doit se prononcer est celle de savoir si la cause de M. Strykiwsky est devenue théorique compte tenu de l'ordonnance du 14 mars. La troisième question en litige est celle de savoir si M. Strykiwsky peut convaincre la Cour au sujet des raisons pour lesquelles il a tardé à déposer les affidavits. Une fois résolue, la quatrième question permettra de déterminer si les affidavits sont admissibles et s'ils sont utiles à la solution du litige.
Critère applicable
[7] Pour ce qui est de la première question, le demandeur soutient que le critère à appliquer pour déterminer s'il y a lieu de proroger le délai imparti pour déposer un affidavit comporte deux volets. Le premier volet consiste en un examen des raisons du retard et le second porte sur la question de savoir si l'affidavit en question renferme des éléments de preuve qui sont pertinents et admissibles (Mapei Inc. c. Flextile Ltd. et autre, (1995), 59 C.P.R. (3d) 211, à la page 213). À l'audience, l'avocat de M. Strykiwsky a relevé le défi consistant à démontrer que le débat n'est pas théorique. Les défendeurs soutiennent pour leur part que, comme le débat soulevé par le requérant serait clos, le critère applicable dans les circonstances est le critère à quatre volets qui s'applique lorsqu'une partie cherche à obtenir une prorogation du délai qui lui est imparti pour déposer un dossier de demande. Ce critère oblige le requérant à démontrer : (1) qu'il entend toujours poursuivre l'appel ; (2) que la demande a un certain fondement ; (3) que le retard ne cause aucun préjudice à l'intimé ; (4) qu'il existe une explication raisonnable pour justifier le retard (Bellefeuille c. Commission canadienne des droits de la personne et autre, T-1380-92, (1993), 66 F.T.R. 1, au paragraphe 10).
[8] Bien que la thèse soutenue par les défendeurs semble à première vue comporter une certaine logique interne, la Cour ne peut en dernière analyse souscrire au raisonnement sur lequel elle repose. Il suffit plutôt que M. Strykiwsky suive la procédure en deux étapes que son avocat a exposée à l'audience. En premier lieu, il doit convaincre la Cour que le débat n'est pas devenu théorique par suite du prononcé de l'ordonnance du 14 mars. Si l'on suppose que le débat n'est pas théorique et qu'il subsiste toujours, il n'y a aucune raison pour laquelle il devrait satisfaire à un critère plus exigeant que le critère à deux volets qui a été posé dans le jugement Mapei Inc. en matière de dépôt tardif d'affidavits. Mme le juge Reed a évoqué ce critère à deux volets dans le jugement Bellefeuille lorsqu'elle écrit ce qui suit au paragraphe 13 :
En ce qui a trait à la demande dont il est question en l'espèce, je ne puis conclure, après avoir soigneusement examinéle dossier, que l'affaire était chose jugée par suite des instructions que le juge Teitelbaum avait données au greffe [...] Cependant, ainsi que je l'ai mentionné, je ne suis pas arrivée à une conclusion sur le fond différente de la sienne quant à la question de savoir si le retard avait été expliqué d'une manière raisonnable. Cela n'a pas étéle cas.
Le juge Reed était préoccupée par l'autorité de la chose jugée et par la demande dont elle était saisie plutôt que par le caractère théorique du débat et par des affidavits. Cela ne change rien au fait que la question de savoir si un débat existe toujours et la question de savoir s'il y a lieu de proroger un délai constituent deux questions distinctes qui n'ont aucun rapport entre elles que la Cour considère toujours comme distinctes.
[9] Pour conclure donc, M. Strykiwsky n'a pas besoin de démontrer qu'il entend toujours poursuivre sa demande ou que sa demande a un certain fondement. Pour ce qui est de savoir si la question du préjudice se pose, la Cour signale la décision Aircraft Technical Publishers c. ATP Aero Training Products Inc., (1998), 150 F.T.R. 230, dans laquelle le protonotaire Hargrave s'est penché sur la possibilité qu'un préjudice soit causé s'il prorogeait le délai imparti pour déposer des affidavits. Toutefois, comme les défendeurs admettent qu'ils ne subiront aucun préjudice en l'espèce, il n'est pas nécessaire de répondre à cette question. La Cour signale également le jugement Maxim's Ltd. c. Maxim's Bakery Ltd., (1990), 37 F.T.R. 199 (C.F. 1re inst.), dans lequel le juge Strayer a écrit qu'on doit examiner les motifs du retard en fonction de la pertinence des affidavits.
Caractère théorique de la demande
[10] En ce qui concerne la question de savoir si la demande de contrôle judiciaire est devenue théorique, le requérant affirme que ce n'est pas le cas, malgré le fait qu'il a commencé à recevoir le traitement en question. Il fait notamment remarquer que sa demande porte sur le droit que lui et tout autre détenu canadien ont de recevoir le traitement de phase II et il rappelle que les défendeurs n'ont pas encore admis l'existence de ce droit. Les défendeurs soutiennent pour leur part que le débat est devenu théorique, que les questions en litige sont passées en force de chose jugée et que, compte tenu du prononcé de l'ordonnance du 14 mars, la Cour est dessaisie de l'affaire. Ces deux dernières prétentions ont été exposées extrêmement brièvement et la Cour ne dispose pas de suffisamment d'éléments pour pouvoir se prononcer sur ces questions.
[11] Il est de jurisprudence constante que, si la demande est théorique, la requête en prorogation de délai ne doit pas être accueillie. Dans l'arrêt Borowski c. Canada (P.G.), [1989] 1 R.C.S. 342, le juge Sopinka écrit en effet, au paragraphe 15 :
La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision.
[12] Dans son avis de demande, le demandeur sollicite notamment les deux mesures suivantes :
[TRADUCTION]
1) déclarant que le Commissaire du Service correctionnel du Canada et le Service correctionnel du Canada défendeurs sont légalement tenus de mettre en oeuvre ce qu'il est convenu d'appeler le programme de traitement à la méthadone « phase II » et que les défendeurs sont légalement tenus d'offrir un traitement de maintien à la méthadone à tous les détenus fédéraux qui sont admissibles à ce traitement médical et qui sont disposés à le recevoir ;
2) déclarant que les défendeurs sont légalement tenus de fournir au demandeur Barry William Strykiwsky les soins de santéessentiels, en l'occurrence un traitement d'entretien à la méthadone, ainsi que tous les services de soins de santé connexes nécessaires [...]
[13] Ainsi que le demandeur le souligne, les défendeurs n'ont pas encore reconnu qu'ils sont assujettis à un devoir légal ou que le requérant a droit à un traitement de phase II. Le fait que les parties aient convenu d'annuler le refus du 11 février et que le requérant ait depuis obtenu une dispense spéciale lui permettant de recevoir le traitement en question ne tranche pas les questions soulevées dans l'avis de la demande et ne constitue pas une réponse aux actes de procédure précités, malgré le fait que le requérant bénéficie pour le moment du traitement qu'il réclame. Voici les explications que le docteur Pearson a données, à la page 19 de son affidavit, au sujet du programme de traitement de phase II du requérant :
[TRADUCTION]
Le seul moyen dont dispose présentement un détenu fédéral pour bénéficier d'un traitement à la méthadone est de se prévaloir du programme dit des « circonstances exceptionnelles » . Ce programme oblige le détenu à obtenir une recommandation de son surveillant de liberté conditionnelle, du directeur de l'établissement, du directeur général des Services de santé du médecin de l'établissement et du sous-commissaire, qui doivent tous recommander qu'il bénéficie du programme de traitement d'entretien à la méthadone [..]
De plus, le médecin doit déclarer que le détenu qui présente cette demande a le besoin médical urgent de recevoir ce traitement.
[14] Bien qu'il ait obtenu en grande partie ce qu'il réclame, M. Strykiwsky n'a pas obtenu la réparation qui accompagne les droits qu'il cherche à faire valoir devant la Cour. Il convient en particulier de signaler qu'on pourrait concevoir que le traitement de phase II pourrait être refusé au requérant lorsqu'il n'en aura plus un besoin médical urgent. Le requérant se trouve dans une situation semblable à celle des demandeurs dans l'affaire Travailleurs des pâtes, des papiers et du bois du Canada, section locale 8 et autres c. Canada (ministre de l'Agriculture), [1992] 1 C.F. 372. Dans cette affaire, les demandeurs avaient bénéficié du retrait volontaire d'un pesticide par la compagnie pour laquelle ils travaillaient mais risquaient d'y être de nouveau exposés si la Cour n'annulait pas l'homologation de ce pesticide par l'Administration.
[15] Ayant conclu que les conclusions articulées par le demandeur à son propre sujet sont toujours valables, la Cour n'a pas à examiner l'état de la demande de contrôle judiciaire pour ce qui est du reste de la population carcérale canadienne. Dans ces conditions, il n'est pas nécessaire non plus de formuler des observations au sujet de la question de savoir si M. Strykiwsky pourrait avoir la qualité pour agir dans l'intérêt du public.
Retard
[16] Ayant conclu que le débat existe toujours et que les questions litigieuses qui ont été soulevées ne sont pas théoriques, la Cour doit maintenant se pencher sur les questions invoquées pour expliquer le retard du demandeur. Pour ce qui est des affidavits souscrits par les docteurs Pearson et Gourlay, le demandeur fait valoir que le retard est attribuable à leurs multiples obligations professionnelles et à la complexité de la question du traitement à la méthadone. Quant au rapport de M. Wallace, le requérant explique que son avocat n'en a pris connaissance et n'a pu en obtenir copie qu'en juin 2000. Les défendeurs font remarquer que le demandeur n'a avancé aucune explication pour justifier pourquoi il n'a pas demandé de prorogation de délai plus tôt et pourquoi son avocat n'a pas réagi lorsque les défendeurs lui ont dit que le débat était clos.
[17] Le demandeur a raison de souligner qu'attendre l'expiration du délai avant d'en demander la prorogation est une façon d'agir acceptable. C'est même la procédure de rigueur, ainsi que le juge Décary l'a fait remarquer dans l'arrêt Munsingwear Inc. c. Prouvost S.A., [1992] 2 C.F. 541 (C.A.F.), à la page 547 :
La détermination par la Cour de la « valeur intrinsèque » d'un affidavit suppose, règle générale, et c'est là la pratique suivie devant la Section de première instance et devant le protonotaire, que cet affidavit soit joint à l'avis de requête, ce qui donne à la Cour l'opportunité de l'examiner et à la partie adverse, l'opportunité d'en contester la production.
[...]
S'écartant de cette règle générale, Prouvost demande à la Cour, à l'avance, une extension de délai pour produire des affidavits qu'elle n'est pas en mesure de produire à ce stade. J'entretiens des doutes sérieux sur la validité de cette façon de procéder.
Il y a également lieu de rappeler que le paragraphe 8(2) des Règles n'exige pas mais permet le dépôt anticipé de la requête en prorogation de délai, sous réserve du pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 8(1) confère à la Cour en la matière :
8.(1) On motion, the Court may extend or abridge a period provided by theses Rules or fixed by an order.
8.(1) La Cour peut, sur requête, proroger ou abréger tout délai prévu par les présentes règles ou fixé par ordonnance.
[18] En conséquence, attendre l'expiration d'un délai avant de déposer une requête visant à obtenir la prorogation de ce délai peut être considéré comme une pratique acceptable si le tribunal est d'accord. Les défendeurs ont par ailleurs raison de faire remarquer que M. Strykiwsky aurait dû leur signaler que les affidavits tardifs en question étaient nécessaires. Ainsi que le juge Décary l'a écrit, à la page 548 :
La procédure appropriée serait que la partie qui se trouve dans l'impossibilité de déposer ses affidavits en temps utile en informe la partie adverse et prévienne celle-ci qu'elle présentera ultérieurement une demande d'extension de délai, quand les affidavits seront disponibles (voir Indianapolis Colts Inc. c. Forzani's Locker Room Ltd., (1987), 14 C.P.R. (3d) 283, à la p. 285).
[19] L'obligation de prévenir la partie adverse du dépôt tardif d'une pièce ne semble cependant pas être un principe que notre Cour a appliqué en empêchant ce type de dépôt lorsqu'aucun avertissement n'a été donné. D'ailleurs, les défendeurs n'ont cité aucun exemple d'un plaideur ayant fait l'objet d'une telle sanction. Toutefois, ayant tiré une pareille conclusion, la Cour ne peut fermer les yeux sur le fait que l'avocat du demandeur a gardé le silence pendant plus d'un mois sur la question de savoir s'il considérait que le débat n'était pas encore clos et sur le fait qu'il n'a rien laissé transparaître au sujet de l'affidavit qu'il essayait discrètement d'obtenir. Le 30 mai 2000, le protonotaire Lafrenière, qui était saisi d'une requête présentée par le demandeur, a toutefois accordé à ce dernier l'autorisation de demander une prorogation de délai en vertu de l'article 306 des Règles.
Pertinence
[20] En ce qui concerne la quatrième question en litige, en l'occurrence celle de savoir si les affidavits sont admissibles et pertinents, le demandeur a rencontré peu d'opposition de la part des défendeurs. En particulier, les défendeurs ont consacré une grande partie de leur temps à débattre du bien-fondé des affidavits déposés par le requérant au lieu de parler de leur admissibilité ou de leur pertinence par rapport aux points litigieux soulevés dans l'avis de demande de contrôle judiciaire. Ils se sont toutefois opposés à la production de l'affidavit du docteur Gourlay au motif que celui-ci ne possède pas les compétences particulières requises en ce qui concerne le milieu carcéral.
[21] Chacun des trois affidavits que le demandeur a produits au soutien de sa requête illustre à sa façon le fait qu'il est nécessaire de s'assurer qu'il n'y ait pas d'héroïne dans le milieu carcéral pour favoriser les chances de succès du traitement à la méthadone que reçoit un détenu. Par ailleurs, aux pages 19 et 20 de l'annexe B de son affidavit, le docteur Pearson s'interroge sur la sagesse d'offrir un traitement à la méthadone uniquement à ceux qui en ont un besoin urgent :
[TRADUCTION]
Je trouve choquant qu'un médecin doive déterminer un degré de besoin alors qu'il s'agit d'un traitement médical essentiel. Cela revient à dire au médecin qu'une infection pulmonaire ne peut être traitée qu'une fois que le patient souffre d'une insuffisance respiratoire et est sur le point de succomber (annexe B de l'affidavit de Pearson, aux pages 19 et 20).
[22] M. Strykiwsky soutient que les affirmations précitées se rapportent aux moyens qu'il tire de la Charte et notamment à son argument que les défendeurs sont tenus d'offrir le traitement de phase II à tous les détenus aux termes de l'alinéa 86(1)a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en libertésous condition. L'alinéa 86(1)a) est en fait ainsi libellé :
86.(1) The Service shall provide every inmate with
(a) essential health care; and
86.(1) Le Service veille à ce que chaque détenu reçoive les soins de santé essentiels [...]
Les affirmations contenues dans les trois affidavits ne font cependant ressortir que de liens ténus avec tout argument fondé sur l'alinéa 86(1)a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en libertésous condition. Il y a par ailleurs lieu de noter que l'avocat de M. Strykiwsky n'a même pas essayé d'établir un lien entre ces affirmations et les moyens qu'il se propose de tirer des articles 7, 12 et 15 de la Charte et du droit administratif. Néanmoins, comme l'avocat du demandeur l'a affirmé lors de l'audition de l'affaire, le moment et l'endroit sont mal choisis pour se livrer à une analyse du bien-fondé ou de la valeur exacte des affirmations (transcription, aux pages 120 et 130). En outre, ainsi que je l'ai déjà signalé, les défendeurs ont choisi de ne pas contester l'admissibilité ou la pertinence des affidavits souscrits par le docteur Pearson et par M. Wallace. La Cour accepte donc, bien qu'à contrecoeur et uniquement aux fins de la présente requête, que ces deux affidavits renferment des éléments d'information qui sont à la fois admissibles et pertinents en ce qui concerne la cause du requérant.
[23] Quant à l'affidavit du docteur Gourlay, l'avocat de M. Strykiwsky ne s'est pas opposé, dans sa réplique, à l'argument des défendeurs suivant lequel la compétence spécialisée de ce médecin déborde le cadre du milieu carcéral et qu'elle y est en fait étrangère. Acceptant l'exactitude de l'affirmation des défendeurs, la Cour conclut également que l'affidavit en question n'est pas pertinent en ce qui concerne les moyens tirés de l'alinéa 86(1)a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en libertésous condition, des articles 7, 12 et 15 de la Charte et du droit administratif.
Conclusion
[24] La cause du requérant n'est pas théorique. De plus, le requérant a fourni des explications à peine satisfaisantes pour justifier le dépôt tardif des trois affidavits. La Cour est toutefois uniquement convaincue que les affidavits du docteur Pearson et de M. Wallace sont admissibles, pertinents et que, mis en balance avec le retard, ils doivent être déposés. Le délai imparti pour déposer ces deux affidavits sera prorogé, mais aucune prorogation n'est accordée en ce qui concerne le dépôt de l'affidavit du docteur Gourlay.
[25] Par le biais de son avocat, le demandeur a fait preuve de beaucoup trop de nonchalance en n'essayant pas d'acccommoder les défendeurs. Il a remporté en fait une victoire partielle et son avocat n'a pas informé les défendeurs de ses intentions dans un délai raisonnable et d'une manière courtoise. Cette attitude entraîne des coûts. Une partie comme le demandeur, qui brandit une cause d'intérêt public, ne devrait pas échapper dans ces conditions à une condamnation aux dépens. Mais comme il est incarcéré, il est évident que le demandeur ne devrait pas être personnellement condamné aux dépens. Il a été question de l'affidavit souscrit le 22 juin 2000 par Mark Gerald Mason. La Cour adjuge aux défendeurs leurs dépens entre parties à compter du 14 mars 2000, étant entendu que le demandeur ne sera pas condamné à payer personnellement les dépens en question.
[26] Les procureurs du demandeur devront, après avoir consulté les procureurs des défendeurs, rédiger une ordonnance conforme aux présents motifs et la soumettre à l'approbation de la Cour. [Un projet d'ordonnance sera transmis à chacun des avocats pour qu'ils l'examinent et formulent leurs observations.]
ORIGINAL SIGNED BY
F.C. MULDOON
A SIGNÉ L'ORIGINAL
JUGE
OTTAWA, le 1er septembre 2000
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, LL. L. Trad. a.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER
No DU GREFFE : T-389-00
INTITULÉDE LA CAUSE : Barry William Strykiwsky c. David Mills et autres
LIEU DE L'AUDIENCE : Winnipeg (Manitoba)
DATE DE L'AUDIENCE : le 27 juin 2000
MOTIFS DU JUGEMENT prononcés par le juge Muldoon le 1er septembre 2000
ONT COMPARU :
Me Michael Conner pour le demandeur
Me Brian Hay pour les défendeurs
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
Public Interest Law Centre pour le demandeur
Winnipeg (Manitoba)
Gindin Wolson Simmonds pour le demandeur
Winnipeg (Manitoba)
Me Morris Rosenberg pour les défendeurs
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)