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T-1831-95

ENTRE :


PAT LEONTSINI,


Requérante,


et


BUSINESS EXPRESS INC.,


Intimée.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

NOËL, J. :

     Pat Leontsini (la "Requérante") demande le contrôle judiciaire de la décision de Russel Steward siégeant à titre d'Adjudicateur en vertu de l'article 242 du Code canadien du travail .1 En vertu de cette décision, l'Adjudicateur a accueilli l'objection préliminaire de Business Express Inc. (l'"Intimée") quant à sa compétence pour décider du bien-fondé de la plainte logée par la Requérante. Dans le cadre de cette plainte, la Requérante invoquait le recours prévu aux articles 240 et suivant du Code puisqu'elle estimait avoir été congédiée par l'Intimée de façon injuste.

     L'Adjudicateur s'est déclaré sans juridiction pour entretenir la plainte de la Requérante au motif qu'elle occupait un poste de directeur au sens de l'article 167(3) du Code au moment de son congédiement. La Requérante attaque cette décision alléguant qu'elle n'est pas fondée en droit et qu'elle est basée sur une conclusion de faits erronés.2

     L'Intimée est un transporteur aérien régional qui opère principalement aux États-Unis mais aussi dans l'est canadien. Elle a à son emploi quelques 1,400 employés répartis à travers son réseau d'opération. Parmi ceux-ci, vingt-deux sont "directeurs de poste".3 Ces derniers exercent leur fonction dans les divers aéroports desservis par l'Intimée. Ils y agissent à titre de représentant senior responsable des opérations locales et du service à la clientèle. En terme hiérarchique, les directeurs de poste se rapportent à l'un ou l'autre des cinq directeurs régionaux, lesquels se rapportent à leur tour à un vice-président à Portsmouth au New Hampshire.

     La Requérante exerçait la fonction de directeur de poste à l'aéroport international de Dorval lorsqu'elle fut remerciée par l'Intimée en date du 14 mars 1994. Elle avait sous sa tutelle sept employés. Ces employés, sous la direction de la Requérante, chargeaient et déchargeaient les avions, recevaient et acheminaient les passagers et bagages, opéraient les véhicules et l'équipement sur le sol etc. Bref, ils voyaient à la bonne marche des opérations de l'Intimée à Dorval.

     Les fonctions de la Requérante telles qu'elles furent relatées par l'Adjudicateur comprenaient la gestion du personnel, l'établissement des horaires de travail, la préparation des projections budgétaires pour les opérations locales, l'interaction avec les autorités aéroportuaires locales et l'entretien et la bonne marche de l'équipement au sol. Elle devait en outre préparer et soumettre tous les mois un rapport reflétant les heures travaillées, le temps perdu, le surtemps qu'elle avait autorisé, les instances de vols irréguliers et de bagages ou passagers qui ont dû être redirigés vers un autre transporteur.

     Lors d'une audition qui s'est étalée sur une période de quatre jours, l'Adjudicateur a entendu quatre témoins, soit, d'une part la Requérante, et d'autre part trois employés de l'Intimée. Les témoignages présentés par l'Intimée furent ceux de l'un de ses vices-présidents, du directeur de poste à l'aéroport de Pearson à Toronto et du directeur de poste présentement en fonction à l'aéroport de Dorval. Après considération des témoignages et examen des nombreux exhibits déposés au cours de l'audition, l'Adjudicateur en vint à la conclusion suivante :

         ... , I find that Mrs. Leontsini was accountable for her station and, in the discharge of her duties, she exercised the necessary autonomy and authority which brought her within the four corners of subsection 167(3) of the code. She was a "Manager" and, consequently, I am without competance to hear the complaint ...4         

     La Requérante attaque cette conclusion alléguant dans un premier temps que l'Adjudicateur a confondu les alinéas (2) et (3) de l'article 167 de la Loi.5 Selon la Requérante, il est acquis que le mot "directeur" selon l'article 167(3) a un sens restreint de telle sorte que cette désignation n'inclut que les membres de la haute direction. A cet égard, la Requérante cite la dictum du Juge MacKay dans The Island Telephone Company Limited et le Ministre du travail 6 à la page 15 ou il dit :

         The word "managers" in Subsection 167(3) has been determined to have a narrow meaning, to include only those in senior management positions, who are not included in the collective agreement as paragraph 240(1)(b) stipulates, and who act as administrators, having power of independent action, autonomy and discretion. (note en bas de page omise)         

     Elle s'en remet aussi à la décision de la Cour d'appel dans Avalon Aviation Ltd. c. Desgagné 7 où le Juge Heald dit au nom de la Cour :

         Section 27 [now section 167] of the code is the application section insofar as Part III is concerned. Subsection 3 [now (2)] provides that Division I does not apply to or in respect of employees "(a) who are managers or superintendents or who exercise management functions". Subsection 4 [now (3)] stipulates that Division V.7 [now XIV] does not apply to or in respect of employees who are "managers". It is to be noted that in subsection (3) [now (2)] "managers" are distinguished from persons who "exercise management functions" and "superintendents". I am thus satisfied that when the word "manager" is used in section 27 [now 167] it is not intended to include all those persons, such as Mr. Desgagne in this case who do exercise some management functions...         

     La décision de la Cour d'appel dans Lee-Shanok c. Banca Nazionale Del Lavoro est aussi citée par la Requérante :8

         À mon sens, c'est avec prudence qu'il faut décider si un plaignant particulier est un "directeur". L'article 61.5 du Code offre aux employés non régis par une convention collective un redressement à l'égard d'un congédiement injuste et l'exception figurant au paragraphe 27(4) soustrait les employés qui sont des "directeurs" du groupe des personnes bénéficiant d'un tel droit. En conséquence, cette exception ne devrait pas être appliquée de manière à dépouiller le requérant de la protection ainsi prévue du seul fait que les attributions de son emploi comportaient l'exercice indépendant d'un pouvoir de décision.         

     Selon la Requérante, cette jurisprudence fait en sorte que l'Adjudicateur ne pouvait conclure que la Requérante était un directeur selon l'article 167(3) tout en disant dans le même souffle qu'elle était "at the lower end of the management chain."9 La Requérante prétend en effet qu'elle ne pourrait en même temps être au bas de la pyramide de gestion tout en étant un directeur au sens de l'article 167(3) de la Loi.10 Je ne crois pas pour ma part qu'il y ait là inconstance. Alors qu'il est vrai en règle générale qu'un cadre supérieur est plus susceptible d'avoir l'autonomie décisionnelle nécessaire pour en faire un directeur au sens de l'article 167(3), ceci n'exclut pas la possibilité qu'un cadre de moindre grade puisse également posséder cette autonomie. Comme le fit remarquer le Juge Stone dans l'affaire Lee-Shanok :11

         L'arbitre a également trouvé important le fait que les parties, apparemment, ont pu considérer que le requérant était membre de la direction. Bien qu'il ait reconnu que le titre du poste ne pouvait, par lui-même, conférer à son titulaire le rang de directeur, il s'est enquis de la manière dont les parties percevaient ce poste. J'estime leur perception de cet emploi non strictement pertinente à la question qu'il avait à trancher. La direction avait clairement le droit de donner à ses employés tous les titres, avantages et privilèges qu'elle désirait leur conférer, et les employés pouvaient les accepter; ces attributs ne sont cependant pas nécessairement révélateurs de la nature de la fonction de l'employé. Le terme "directeur" est un terme figurant dans le Code et a trait à la nature du travail réellement effectué par le requérant; telle est la perspective dans laquelle il doit être interprété. (Le souligné est le mien.)         

     Ce n'est donc pas le titre qui est attribué à un cadre, ni sa situation dans la pyramide hiérarchique qui doit servir à déterminer si un employé est un directeur au sens de l'article 167(3) mais bien la nature du travail réellement effectué. Un membre de la direction qui de fait a comme tâche principale celle de diriger est un directeur au sens de l'article 167(3) qu'il se situe au haut ou au bas de la pyramide de direction.

     Dans le cas qui nous occupe, il est acquis que la Requérante était membre de la direction et malgré le fait que son poste se situait aux bas échelons, il ne fait aucun doute que le travail qu'elle était appelée à effectuer était celui d'un directeur. La décision de l'Adjudicateur est, à cet égard, sans équivoque. Il a conclu que la Requérante avait le pouvoir d'engager les employés, de les discipliner, de les remercier, de préparer les budgets d'opérations, de modifier les affectations de personnel selon les mouvements d'avions, etc.12 De fait, selon la preuve retenue par l'Adjudicateur, la Requérante était la personne responsable des opérations de l'Intimée à Dorval avec tous les attributs de direction que ceci comporte.

     L'Adjudicateur a aussi constaté que le pouvoir décisionnel de la Requérante n'était pas absolu, qu'elle devait se conformer à des lignes directrices, et rendre compte de sa gestion. Se fondant sur la décision de cette Cour dans Canadian Imperial Bank of Commerce c. Bateman,13 l'Adjudicateur a néanmoins conclu que la Requérante avait suffisamment d'autonomie décisionnelle et de pouvoirs discrétionnaires pour en faire un directeur au sens de l'article 167(3) de la Loi. À la lumière des conclusions de faits qui sous-tendent cette décision, elle est tout à fait conforme à l'état du droit.

     Comme le fit remarquer le Juge Cullen dans l'affaire Bateman, le mot "directeur" revêt un caractère administratif plutôt qu'opérationnel,14 et c'est l'absence de cet élément administratif qui poussa le Juge Stone à conclure dans l'affaire Lee-Shanok à l'égard du poste là en cause15 que le simple exercice du pouvoir indépendant de décision que ce poste comportait n'était pas suffisant pour écarter son détenteur de la protection offerte par le Code.16 Ici cependant, comme dans l'affaire Bateman, la Requérante avait des employés sous sa gouverne et exerçait d'importants pouvoirs discrétionnaires sur eux. Non seulement accomplissait-elle les fonctions propres à son emploi de façon indépendante mais elle était à la tête des employés de l'Intimée à Dorval et les dirigeait. Selon moi, c'est à bon droit que l'Adjudicateur a conclu qu'elle était de ce fait un directeur aux fins de l'article 167(3). Le premier moyen soulevé par la Requérante doit donc être rejeté.

     Comme deuxième moyen, la Requérante prétend que l'Adjudicateur a fondé sa décision sur une conclusion de faits erronés sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait. Plus précisément, la Requérante prétend que la décision à laquelle en est arrivé l'Adjudicateur fait abstraction de la preuve documentaire. De plus, elle réitère par voie d'affidavit ce qu'elle considère avoir été son témoignage devant l'Adjudicateur prétendant ainsi mettre en question la justesse des conclusions de faits auxquels il en est arrivé.

     Quant à la preuve documentaire les motifs de la décision révèlent que l'Adjudicateur en a fait une analyse minutieuse. Il a conjugué cette preuve avec les témoignages et lorsque confronté par des contradictions, il a expliqué pourquoi il préférait une preuve à l'autre. Je ne peux conclure que l'Adjudicateur ait ignoré la preuve documentaire en concluant comme il le fit.

     Quant au reste, l'Adjudicateur a eu à trancher entre le témoignage de la Requérante et celui des cadres de l'Intimée. La Requérante s'est présentée devant l'Adjudicateur comme étant une simple exécutante sans autonomie décisionnelle. L'Adjudicateur ne l'a pas jugé crédible écartant ainsi l'essentiel de son témoignage. Ce faisant, il a pris soins d'indiquer à chaque occasion pourquoi le témoignage de la Requérante ne pouvait être retenu.

     Le rôle de juger de la crédibilité de témoins intéressés qui présentent une version conflictuelle des faits appartient à celle ou celui qui les entend et qui est en mesure de les observer. La Requérante a présenté une version des faits favorable à sa position mais qui selon l'Adjudicateur n'était pas en harmonie avec la preuve. Il a préféré la version offerte par les cadres de l'Intimée la jugeant plus cohérente et donc digne de foi. Rien ne suggère que dans ce processus décisionnel l'Adjudicateur à agi de façon déraisonnable ou a ignoré la preuve qui était devant lui.

     Par ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

     Marc Noël

     Juge

Ottawa (Ontario)

Le 10 janvier 1997

__________________

     1      L.R. (1985), ch. L-2, ci-après le "Code".

     2      La Requérante avait aussi soulevé un troisième moyen alléguant que l'Adjudicateur aurait fondé sa décision sur un fait qui n'était pas en preuve devant lui. Puisqu'à l'égard de ce moyen, le fardeau incombe à la Requérante et que la preuve qu'elle a offerte est contrée par une preuve à force probante équivalente, je ne sens pas le besoin d'aller au delà de ce qui précède pour en disposer.

     3      "Station managers" selon la preuve documentaire.

     4      Motifs de la décision, Dossier de la Requérante, p. 93.

     5      Les alinéas (2) et (3) de l'article 167 de la Loi se lisent comme suit :
     (2) La section I ne s'applique pas aux employés suivants :          a) ceux qui occupent un poste de directeur ou de chef, ou qui exercent des fonctions de direction;          b) ceux qui exercent une profession soustraite par règlement à son application.      (3) La section XIV ne s'applique pas aux employés qui occupent le poste de directeur.

     6      Inédit, T-1401-91, 30 septembre 1991.

     7      (1981) 42 N.R. 337 à la page 340.

     8      [1987] 3. F.C. 578, à la page 588 sous la plume du Juge Stone.

     9      Motifs de la décision. Dossier du Requérant, page 96.

     10      Il s'agit là de l'essentiel de l'attaque en droit qui fait valoir la Requérante à l'encontre de la décision de l'Adjudicateur comme le révèle les paragraphes 3 à 10 de son mémoire.

     11      Supra, note 8, à la page 589.

     12      Motifs de la décision, Dossier de la Requérante, pages 87 à 92, paragraphes c), d), e), g), h), i), j), k), l), m) et n).

     13      [1991] 3 F.C. 586; confirmé par la Cour d'appel (1992), 140, N.R. 399.

     14      Idem, aux pages 603 et 604.

     15      Celui d'un cambiste agissant seul sans employé sous sa gouverne.

     16      Supra, note 8. Le Juge Stone a exrpimé cette distinction comme suit à la page 589 :
         Dans l'affaire Gauthier, à la page 4 de sa décision, l'arbitre a défini le terme "directeur" figurant au paragraphe 27(4) comme désignant [TRADUCTION] "un administrateur habilité à accomplir des actions de façon indépendante et autonome, et investi de pouvoirs discrétionnaires"; M. le juge Pratte, révisant cette décision, n'a conclu à aucune erreur de droit en ce qui regarde l'interprétation de ce terme. L'arbitre de l'affaire Desgagné a adopté cette définition, et son interprétation du paragraphe visé a, à son tour, été approuvée par M. le juge Heald à la page 341 de ses motifs de jugement. Avec déférence, il semble que l'arbitre tranchant la présente affaire néglige la composante [TRADUCTION] "administrative" de cette définition judiciairement approuvée, composante ressortant de l'utilisation, dans la version française de ce paragraphe, du terme "directeur" qui, selon Le Petit Robert, désigne la "personne qui dirige, est à la tête". Il est clair que le requérant n'a rien dirigé ou administré au sens de ces définitions. . . .          Je suis incapable de voir de quelle manière son emploi, comme tel, pouvait comporter l'élément administratif que je considère inhérent au terme "directeur". (Le souligné est le mien.)


COUR FÉDÉRALE DU CANADA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N º DE LA COUR: T-1831-95

INTITULÉ:PAT LEONTSINI v. BUSINESS EXPRESS INC.

LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal, Québec DATE DE L'AUDIENCE : le 3 décembre 1996 MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE Noel

EN DATE DU 10 janvier 1997

COMPARUTIONS

Nabih Srougi POUR LE REQUÉRANT

Robert Bonhomme POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Nabih Srougi

Montréal, Québec POUR LE REQUÉRANT

Heenan, Blaikie

Montréal, Québec POUR L'INTIMÉ

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