Date : 19990817
Dossier : T-1102-98
ACTION IN REM CONTRE LE NAVIRE « FU NING HAI »
ET IN PERSONAM
Entre :
ITOCHU CANADA LTD.,
demanderesse,
- et -
LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES
PERSONNES INTÉRESSÉES DANS LE NAVIRE « FU NING HAI » ,
QINGDAO OCEAN SHIPPING COMPANY,
HYUNDAI MERCHANT MARINE CO. LTD. et
FRASER SURREY DOCKS LIMITED,
défendeurs.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
JOHN A. HARGRAVE
PROTONOTAIRE
[1] La présente action porte sur des dommages causés par la corrosion à des tuyaux d'acier et à des tubes d'acier carrés, devant être recouverts de chrome pour servir à la fabrication de meubles. Les tuyaux et tubes ont été transportés de Pohang, en Corée, et livrés au Fraser Surrey Docks Limited à Westminster, le 20 juillet 1997.
[2] La suspension recherchée par Hyundai Merchant Marine Co. Ltd. (Hyundai), pour que le litige soit entendu à Séoul (Corée), est en l'espèce discrétionnaire. Certains facteurs penchent en faveur de l'octroi de la suspension, mais, comme l'avocat de la demanderesse et celui du propriétaire du navire défendeur, Qingdao Ocean Shipping Company (QOSCO) le signalent, il y a également des facteurs importants qui suggèrent qu'une suspension ne serait pas appropriée. La demande de suspension est en l'espèce refusée. J'examinerai maintenant plus en détail cette question, en commençant par énumérer certains faits pertinents.
LES FAITS
[3] Le transport de la cargaison de la demanderesse de la Corée au Canada est régi par deux connaissements nets. L'avocat de Hyundai prétend que le droit coréen régit cette action. Toutefois, les connaissements renferment des clauses contradictoires relativement au droit. Par exemple, la clause 25, intitulée « Droit applicable et juridiction » est rédigée dans les termes suivants :
[TRADUCTION]
Les réclamations découlant directement ou indirectement du présent connaissement seront régies exclusivement par le droit coréen, sauf stipulation contraire prévue aux présentes. Toutes les actions concernant la garde ou le transport de marchandises en vertu du présent connaissement, qu'elles soient fondées sur une rupture de contrat ou sur tout autre motif, doivent être intentées devant la Cour de district en matière civile à Séoul, en Corée.
D'après la première phrase de cette clause, le droit coréen doit s'appliquer sauf dans la mesure où le contraire est prévu dans le connaissement, ce qui m'amène au paragraphe C de la clause « paramount » :
[TRADUCTION]
Toutes les dispositions et conditions de la Loi canadienne sur le transport des marchandises par eau de 1936, ainsi que les règles formant l'annexe de cette loi régissent, dans la mesure où elles sont applicables, le contrat contenu dans le présent connaissement, et les propriétaires du navire ont le droit de se prévaloir de tous les privilèges, droits et immunités contenus dans cette Loi et son annexe comme s'ils avaient été expressément stipulés aux présentes. Si l'une des dispositions des présentes est incompatible avec ladite disposition, elle est nulle et non avenue dans la mesure seulement de cette incompatibilité. Le transporteur n'a aucune responsabilité concernant la perte ou les dommages causés de quelque manière que ce soit et où que ce soit aux marchandises, que ces pertes ou dommages soient causés avant le chargement ou après le déchargement du navire de la compagnie.
Il y a incompatibilité en l'espèce entre l'application du droit coréen et l'application de la Loi canadienne sur le transport des marchandises par eau.
[4] La Corée n'a pas adopté les Règles de La Haye ni aucune autre convention semblable, mais plutôt une loi parallèle qui, d'après l'expert en droit coréen cité par Hyundai, inclut les grands principes des Règles de La Haye et de La Haye-Visby. Bien que le droit coréen doive s'appliquer, aux termes de la clause 25 du connaissement, Hyundai, sur la foi de son propre connaissement, cherche aussi à s'appuyer sur les exceptions prévues dans la Loi canadienne sur le transport des marchandises par eau. C'est un conflit qui peut facilement être résolu, puisque, comme l'éditeur actuel de l'ouvrage Carver on Carriage by Sea (13e éd., 1982, Stevens and Sons Londres) signale, au paragraphe 575, que les Règles de La Haye doivent s'appliquer dans cette situation. En effet, en incorporant la Loi canadienne sur le transport des marchandises par eau dans le connaissement, Hyundai a annulé toute disposition du droit coréen interne qui est contraire à la Loi : voir par exemple Golodetz v. Kersten Hunik & Co. (1926), 24 Lloyd's 374, une décision des lords juges Bankes et Warrington siégeant comme juges supplémentaires à la Cour du Banc de la Reine. Par conséquent, le droit applicable sera, du moins en partie et peut-être même pour la totalité de la cause, la Loi canadienne sur le transport des marchandises par eau. L'expert en droit coréen n'a pas traité de cette difficulté dans son avis en ignorant à la fois la disposition prévue à la clause 25 et la clause « paramount » et il n'a donc pas traité de l'importation de la Loi canadienne sur le transport des marchandises par eau.
[5] Le reçu du capitaine, qui lui a été remis lors du au chargement des tuyaux renferme une clause générique :
[TRADUCTION]
Quantité et qualité inconnues; d'après la liste de pointage, le navire n'est pas responsable de l'état des marchandises.
Le connaissement 7051700, portant sur les 73 lots de tuyaux renferme la clause spécifique suivante :
73 lots avaient visiblement été endommagés par la pluie et en partie par la rouille - avant le chargement.
Le reçu du capitaine pour les tubes carrés, soit le connaissement 7051800, ne renferme aucune exception spécifique, seulement la clause générique.
[6] Les connaissements renferment à première vue une clause Retla qui précise qu'un connaissement net ne signifie pas absence de rouille visible.
[7] Le transport a été effectué par Hyundai qui a affrété le Fu Ning Hai, qui est la propriété de QOSCO.
[8] À l'arrivée de la cargaison à New Westminster, la rouille avait causé des dommages considérables. La contamination au chlorure était négligeable, pouvant être attribuable autant à l'entreposage sur le pont dans des conditions humides qu'à une condensation importante due à l'air salin au cours du voyage.
[9] Hyundai prétend qu'il y avait de la rouille avant le chargement, en faisant référence au rapport de l'inspecteur de Hyundai qui a surveillé le déchargement :
[TRADUCTION]
La rouille sur les produits d'acier notée à cette étape semble compatible avec les exceptions notées sur les reçus du capitaine au moment du chargement. Nous croyons savoir que tous les tuyaux ont été entreposés sur le pont, sans protection, aux ports de chargement en Corée.
Bien entendu, les tuyaux et les tubes carrés de la demanderesse n'étaient pas sans protection, puisqu'ils étaient emballés dans du plastique.
[10] La déclaration, dans laquelle la demanderesse réclame 87 440,18 $ en dommages-intérêts, a été déposée le 29 mai 1998. Elle a été signifiée le 2 juin 1998 à Hyundai, qui conteste la compétence de la Cour par le dépôt de la présente requête, par l'entremise de son agent de Vancouver, Hyundai Merchant Marine (America) Ltd. L'avocat de New York représentant Hyundai, à qui l'avocat de la demanderesse a fait connaître, très tôt dans la procédure, le délai pour déposer une défense, a retenu les services d'un avocat de Vancouver. Le 10 juillet 1998, une semaine après que la défense aurait dû être déposée, l'avocat de Vancouver de Hyundai a demandé et obtenu le consentement pour déposer tardivement la défense de Hyundai, la prorogation sur consentement étant probablement celle qui est autorisée par la règle 7. Par la suite, l'avocat de Hyundai, qui travaille dans un grand service de droit maritime d'un cabinet d'avocats de Vancouver, a fait savoir ce qui suit dans une lettre :
[TRADUCTION]
Étant donné que nous n'avons reçu les documents que très récemment et que leur auteur sera absent du bureau du 25 juillet au 16 août 1998, nous avons l'intention de demander à la Cour le 31 août 1998, de proroger le délai pour déposer la défense de notre client.
Dans l'intervalle, nous vous demandons de ne prendre aucune autre mesure pour obtenir un jugement par défaut, sans nous en aviser d'abord.
[11] Le 10 septembre 1998, même si Hyundai n'avait pas déposé la requête promise pour obtenir une prorogation de délai à l'intérieur duquel elle pourrait déposer sa défense, la demanderesse a signifié ses documents à tous les défendeurs. Le même jour, l'avocat de Hyundai a fait savoir qu'il avait instruction de demander une suspension en faisant valoir l'absence de compétence : l'avocat de la demanderesse lui a demandé de déposer sa requête le plus tôt possible.
[12] Le 30 septembre, l'avocat de Hyundai a fait savoir qu'il préparait la demande de suspension : au cours de la même conversation téléphonique, l'avocat de la demanderesse l'a informé que la demanderesse ferait valoir que le retard à agir était un obstacle à la suspension. Les questions procédurales ont progressé par rapport aux autres défendeurs : Fraser Surrey Docks Ltd. (Fraser Surrey) a remis ses documents le 29 octobre 1998. Le 2 novembre 1998, l'avocat de la demanderesse a écrit à l'avocat de Hyundai pour lui rappeler que les documents avaient été signifiés à Hyundai cinq mois plus tôt, en énonçant tous les faits pertinents au retard de la part de Hyundai, menaçant de demander un jugement par défaut et réaffirmant que toute requête en vue d'obtenir une suspension serait contestée sur la base d'un retard excessif. Les mesures procédurales se sont poursuivies, et QOSCO a remis ses documents le 4 novembre 1998.
[13] Le 16 novembre 1998, l'avocat de Hyundai a signifié sa requête en vue d'obtenir une suspension, six mois et demi après avoir reçu signification de la déclaration, ce qui est certainement un retard excessif à tous égards, d'autant que ni Hyundai, ni ses avocats de New York, non plus que ses avocats de Vancouver ne peuvent être considérés comme des néophytes sur les questions d'actions concernant les cargaisons maritimes et les délais imposés par les règles de la Cour.
ANALYSE
L'arrêt Eleftheria
[14] Bien qu'en règle générale les clauses de compétence doivent être respectées dans le cadre d'engagements contractuels, cette règle n'est pas absolue, comme l'a signalé la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Le Seapearl c. Seven Seas Dry Cargo Shipping Corporation [1983] 2 C.F. 161, aux pages 176-177, et le juge Brandon, tel était alors son titre, dans l'arrêt Eleftheria, [1969] 1 Lloyd's 237, à la page 242, étant donné que les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire de surseoir ou non à l'instance. En fait, toute discussion portant sur une demande de suspension dans une affaire maritime ayant trait à une clause de compétence doit obligatoirement commencer par ce passage très souvent tiré de l'arrêt Eleftheria, à la page 242 :
[TRADUCTION] Les principes établis par la jurisprudence peuvent à mon avis être résumés de la manière suivante : (1) Lorsque les demandeurs intentent des poursuites en Angleterre, en rupture d'une entente selon laquelle les différends seraient renvoyés à un tribunal étranger, et lorsque les défendeurs demandent une suspension des procédures, le tribunal anglais, à supposer que la réclamation relève autrement de sa compétence, n'est pas tenu d'accorder une suspension des procédures, mais a le pouvoir discrétionnaire de le faire. (2) Le pouvoir discrétionnaire d'accorder une suspension des procédures devrait être exercé à moins qu'on ne démontre qu'il existe des motifs sérieux pour ne pas le faire. (3) La charge de la preuve en ce qui concerne ces motifs sérieux incombe aux demandeurs. (4) En exerçant son pouvoir discrétionnaire, le tribunal devrait prendre en considération toutes les circonstances de l'affaire en cause. (5) Notamment mais sans préjudice du (4), les questions suivantes, s'il y a lieu, devraient être examinées : a) Dans quel pays peut-on trouver, ou se procurer facilement la preuve relative aux questions de faits, et quelles conséquences peut-on en tirer sur les avantages et les coûts comparés du procès devant les tribunaux anglais ou les tribunaux étrangers ? b) Le droit du tribunal étranger est-il applicable et, si c'est le cas, diffère-t-il du droit anglais sur des points importants ? c) Avec quel pays chaque partie a-t-elle des liens, et de quelle nature sont-ils ? d) Les défendeurs souhaitent-ils vraiment porter le litige devant un tribunal étranger ou prennent-ils seulement avantage des procédures ? e) Les demandeurs subiraient-ils un préjudice s'ils devaient intenter une action devant un tribunal étranger (i) parce qu'ils seraient privés de garantie à l'égard de leur réclamation ; (ii) parce qu'ils seraient incapables de faire appliquer tout jugement obtenu ; (iii) parce qu'il y aurait une prescription non applicable en Angleterre ; ou (iv) parce que, pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou autres, ils ne seraient pas en mesure d'obtenir un jugement équitable.
[15] Dans la décision Methanex New Zealand Ltd. c. Le Kinugawa [1998] 2 C.F. 583, j'ai résumé l'effet de cette liste non limitative de facteurs tirés des arrêts Eleftheria et Seapearl :
[...] il ne s'agit pas de faire le total des points pour et contre une suspension, mais plutôt de chercher à savoir s'il existe un autre tribunal plus pertinent ou approprié pour l'introduction de l'action et l'obtention d'une décision juste ; qu'un tribunal devrait exercer le pouvoir dont il est investi d'accorder une suspension à moins qu'il n'existe des motifs impérieux de ne pas le faire ; et qu'une fois que le défendeur s'est acquitté du fardeau qui lui incombe initialement de prouver l'existence de la clause de compétence et de montrer qu'il existe un tribunal plus pertinent ou approprié ailleurs, le fardeau de la preuve est déplacé et c'est au demandeur qu'il appartient de montrer qu'il existe des circonstances spéciales et des motifs impérieux qui font en sorte que, dans l'intérêt de la justice, le procès devrait avoir lieu là où l'action a été intentée. [p. 603]
[16] En l'espèce, la clause de sélection du tribunal est applicable, et pourtant je ne suis pas convaincu, en appliquant le critère tel qu'il est énoncé dans l'arrêt The Eleftheria, commenté dans l'arrêt The Seapearl et résumé dans The Kinugawa, que la Corée est le tribunal approprié.
Division des procédures et décisions incompatibles
[17] Tout d'abord, en l'espèce la présence de défendeurs multiples, dont un seul a des liens véritables avec la Corée, pose un problème. En fait, la décision de maintenir la clause de compétence aurait notamment pour résultat de diviser l'instance avec pour risque d'avoir des décisions incompatibles, puisque la présente action contre Fraser Surrey et QOSCO se poursuit de façon très active et qu'il y a une possibilité qu'une seconde action soit intentée en Corée. Si l'on garde ces considérations à l'esprit, le principe général serait de n'accorder la suspension que lorsqu'elle peut être pleinement efficace ou lorsqu'elle s'applique à toutes les parties. Ces notions ont été signalées par le juge Rothstein, maintenant juge de la Cour d'appel, dans Figgie International Inc. c. Citywide Machine Wholesale Inc. (1993), 50 C.P.R. (3d) 89, page 92. Le problème des décisions incompatibles lorsqu'il y a division de l'instance devant deux tribunaux compétents a été abordé dans l'arrêt Citi-March Ltd. v. Neptune Orient Lines Ltd., [1997] 1 Lloyd's 72 (C.B.R.), à la page 78 :
[TRADUCTION]
[...] il est également approprié d'accorder beaucoup d'importance au risque des décisions incompatibles en cas de division de l'instance entre Singapour et Londres. J'attacherais aussi autant d'importance à l'injustice d'exiger d'un demandeur dans une cause portant sur les faits tels que ceux de l'espèce qu'il poursuive des défendeurs différents devant des ressorts distincts, pour la même perte, ce qui lui ferait perdre l'avantage d'un procès unique. À cet égard, j'ajouterais que, d'après la pratique qui s'est installée relativement à l'exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux dans des cas semblables de demandes de suspension fondées sur le paragraphe 4(1) de l'Arbitration Act, 1950, dans le cas d'une action correctement intentée contre plus d'un défendeur relativement à la même perte, on n'accorde généralement pas de suspension par suite de la demande d'un défendeur qui s'appuie sur la clause d'arbitrage : voir The Eschersheim, [1974] 1 Lloyd's Rep. 188.
Même si l'arrêt Neptune Orient Lines portait sur une demande de suspension en faveur d'une procédure d'arbitrage, les mêmes principes s'appliquent lorsque la suspension a pour but de faciliter la poursuite du litige devant un autre tribunal. La possibilité de décisions contradictoires rendues par deux tribunaux différents est, en l'espèce, une raison importante pour refuser la suspension.
La position de QOSCO
[18] Il est intéressant de noter que seul Hyundai est en faveur de l'instruction du litige en Corée. Fraser Surrey n'a pas pris part au débat. Le mémoire de QOSCO, qui s'oppose à la compétence des tribunaux coréens, est concis et pertinent. Il s'ouvre sur la proposition suivante : pour assurer la bonne administration de la justice et le règlement efficace des questions soulevées entre les quatre parties, qui sont présentes dans la présente instance, la Cour devrait maintenir sa compétence. L'avocat poursuit ensuite en déclarant ceci :
[TRADUCTION]
4. Même si la compétence des tribunaux coréens pouvait convenir au défendeur coréen, cela ne convient pas à la demanderesse canadienne, qui a acheté les marchandises pour les faire livrer au Canada, et cela ne convient pas non plus au propriétaire chinois du bateau, qui a transporté les marchandises au Canada, et il est vraisemblable que cela ne conviendrait pas non plus au débardeur canadien, qui réside ici et qui a reçu et manipulé les marchandises sur le territoire qui relève de la compétence de la Cour.
5. Bon nombre des documents et des témoins nécessaires se trouvent dans le ressort de la Cour, ce qui laisse supposer que les questions entre les parties devraient être réglées ici devant un tribunal approprié et devant un seul tribunal.
6. Si une suspension est accordée, [...] la Cour n'est saisie d'aucune preuve qui établisse que la demanderesse ne subirait pas de préjudice dans sa tentative de poursuivre le litige en Corée. En fait, on peut inférer des documents de Hyundai que la demanderesse subirait un préjudice, la preuve de Hyundai indiquant que le droit coréen suit généralement les principes des Règles de La Haye-Visby. Par ailleurs, le dossier indique que les marchandises ont été livrées en juillet 1997 et, par conséquent, nous soutenons que la demanderesse pourrait à première vue être hors délai pour intenter une action en Corée.
L'avocat conclut qu'il n'est pas dans l'intérêt de la justice d'accorder la suspension, ce qui est le critère à suivre en vertu de l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale. Ces observations méritent une analyse plus approfondie.
[19] Comme je l'ai déjà indiqué, la liste des facteurs énumérés dans l'arrêt The Seapearl et dans l'arrêt The Eleftheria n'est pas limitative. La facilité est certainement un élément à prendre en compte, non seulement du point de vue du danger que représente une décision partagée, mais aussi du point de vue des autres défendeurs qui pourraient avoir des réticences à présenter leur cause devant un tribunal étranger et différent, quand bien même cela ne serait que pour se protéger contre la possibilité d'un jugement étranger qui serait exécuté contre eux. La facilité, jumelée à la possibilité de résultats incompatibles si des procédures sont intentées dans deux ressorts distincts, sont des facteurs importants, mais ne sont pas les seuls facteurs qui militent contre l'octroi de la suspension en l'espèce.
La disponibilité des documents et des témoins
[20] Quant à la disponibilité des documents et des témoins, il y en a certainement quelques-uns en Corée, tout comme il y en a au Canada. Quant aux marins témoins, je ne pense pas que l'on doive favoriser un ressort au détriment de l'autre, étant donné qu'il faudra en toute probabilité prévoir une commission rogatoire pour recueillir le témoignage du capitaine ou du second du Fu Ning Hai ou qu'il faudra faire venir un ou plusieurs témoins de l'étranger pour comparaître à l'instance, que celle-ci se déroule au Canada ou en Corée. Ce point est neutre.
La prescription en Corée et l'avantage procédural
[21] J'aborde maintenant la notion de préjudice, plus particulièrement l'argument soulevé par l'avocat de QOSCO portant sur la prescription et le choix d'un tribunal afin de s'assurer un avantage procédural.
[22] La cargaison de la demanderesse a été livrée le 20 juillet 1997. Si l'on suppose que la Loi canadienne sur le transport des marchandises par eau s'applique, ou même, comme l'indique l'expert de Hyundai, que le droit coréen a adopté des dispositions législatives semblables aux Règles de La Haye et de La Haye-Visby, il y aura une prescription d'un an. Ce délai est maintenant expiré : il s'agit là d'une bonne défense à une action en Corée. Hyundai a refusé de proroger le délai. Cette prescription nous ramène aux facteurs énumérés dans The Eleftheria.
[23] En l'espèce, il faut se demander si Hyundai souhaite véritablement poursuivre le litige en Corée, ou si elle ne recherche en définitive qu'un simple avantage procédural. Il y a aussi la question parallèle de savoir si la demanderesse, compte tenu de la prescription, subirait un préjudice en étant maintenant forcée d'intenter ses poursuites en Corée. Sur ce dernier point, je laisse de côté, pour le moment, la question de l'absence de garantie, une question soulevée par l'expert en droit coréen produit par Hyundai, pour mettre plutôt l'accent sur le préjudice et la prescription coréenne. Cette prescription n'est pas un facteur dans le présent litige devant la Cour fédérale qui a été intenté à l'intérieur des délais prescrits.
[24] La plupart du temps, en fait presque universellement, un défendeur qui demande une suspension au motif qu'il existe une clause de compétence mettra beaucoup d'efforts à démontrer qu'il ne recherche aucun avantage procédural en renonçant précisément à toute prescription. C'est une excellente façon de démontrer sa bonne foi. Toutefois, en l'espèce, Hyundai déclare ceci, dans le mémoire de son avocat :
[TRADUCTION]
Si la demanderesse doit faire face à une prescription en Corée, alors elle se sera elle-même infligée ce préjudice et l'omission de protéger le délai dans le contrat ne devrait pas empêcher l'octroi d'une suspension dans la présente action.
Il est pertinent de citer ici l'arrêt Citi-March Ltd. v. Neptune Orient Lines Ltd. (précité). Dans cet arrêt, le juge Colman a souligné qu'une suspension ne sera pas ordonnée, même si le demandeur a décidé de ne pas préserver les délais dans un ressort étranger, tant et aussi longtemps qu'il existe un argument irréfutable permettant de reconnaître la compétence des tribunaux dans le ressort où l'action a en fait été intentée. En fait, même s'il n'existe pas d'argument irréfutable pour conclure à la compétence, à l'exception de la prescription, la suspension ne sera pas accordée si un demandeur peut démontrer qu'il a agi de façon raisonnable. La question de savoir si l'omission d'intenter une action afin de protéger les délais dans un ressort étranger est déraisonnable dépend des circonstances : voir la décision Neptune Orient, aux pages 76 et 77. En l'espèce, en plus de l'argument de prescription, la demanderesse a des arguments valables à opposer à la suspension demandée. En outre, elle a agi raisonnablement en n'intentant pas une deuxième action en Corée étant donné qu'il n'est pas déraisonnable de dire que la demanderesse a été faussement amenée à croire que Hyundai se soumettrait ou s'était soumise à la compétence de la Cour fédérale. L'argument de Hyundai, énoncé ci-dessus, selon lequel la demanderesse serait responsable du problème de prescription est un argument qui ne peut tenir. La prescription et le préjudice qui en résulte sont des motifs très convaincants et en l'espèce suffisants pour refuser la suspension. Il y a en plus d'autres facteurs qui ne favorisent pas l'octroi de la suspension ou qui sont des motifs très valables de refuser celle-ci.
Les différences de droit
[25] En appliquant l'arrêt The Eleftheria, je dois examiner le mécanisme d'exécution d'une réclamation devant les tribunaux de Corée. La procédure coréenne est fondée sur le droit civil. L'expert de Hyundai indique qu'il y aura de 7 à 10 audiences devant la Cour pour présenter la preuve sur une période d'un ou deux ans depuis le début de l'action. Apparemment, il n'y a pas d'examen préalable officiel pour la production des documents. Il y a plutôt production ad hoc des documents si une partie peut convaincre le tribunal coréen, dans chaque cas, de la pertinence d'un document. Il n'y a pas non plus de moyen de contraindre les personnes à témoigner verbalement à moins que, de la même façon, une partie puisse convaincre le tribunal coréen qu'un témoin devrait être contraint de témoigner. Ce genre de témoignages est particulièrement pertinent dans une réclamation relative au transport d'une cargaison, qui repose généralement sur des documents et particulièrement sur la preuve des inspecteurs du chargement, des pointeurs, du responsable du chargement, du capitaine pendant le transport, des officiers du navire pendant le déchargement et des inspecteurs qui surveillent le déchargement, et les documents produits par eux. Les différences du droit coréen par rapport au droit canadien constituent un point important qui ne favorise pas l'octroi de la suspension.
La procédure in rem
[26] La présente action est une action in rem et in personam. L'expert en droit coréen de Hyundai déclare qu'il n'y a pas de procédure in rem devant les tribunaux coréens, mais il déclare ensuite que des navires peuvent être saisis. Il ressort clairement des documents de l'expert qu'une telle saisie a pour but de forcer la vente afin de régler une hypothèque ou un privilège maritime, mais cela ne s'applique pas en l'espèce. Subsidiairement, il y a une procédure de saisie avant jugement semblable à une injonction Mareva, afin de préserver les biens, la partie qui exige la préservation des biens étant tenue de fournir un cautionnement, qui est saisi si le requérant n'a pas gain de cause. Ces saisies avant jugement sont soumises à des garanties antérieures et à des contestations par le propriétaire du navire relativement à une injonction préliminaire ayant pour but d'annuler cette saisie. Cette procédure de saisie est également intéressante en ce que le bateau doit non seulement être dans le ressort coréen quand l'ordonnance est demandée à la Cour, mais aussi qu'il faut compter un ou deux jours pour obtenir une telle ordonnance de saisie qui ne pourra être exécutée si le navire a terminé ses préparatifs de voyage. En l'espèce, il n'y a pas de garantie in rem qui puisse être reportée. Il y a donc lieu de tenir compte du fait, bien qu'en l'espèce ce ne soit pas un facteur important, que la garantie in rem en Corée, basée sur une saisie ou sur une menace de saisie, semble plutôt illusoire, particulièrement si on la compare avec la possibilité raisonnable de saisie au Canada. Tous ces facteurs peuvent causer un préjudice à un demandeur et peuvent, on peut le concevoir aisément, causer un préjudice à la demanderesse, même si je leur ai accordé très peu d'importance en l'espèce.
L'intransigeance et l'acquiescement
[27] Il existe un autre motif très convaincant pour refuser la suspension et c'est l'intransigeance de la part de Hyundai qui demande la suspension. Se joignent à ce facteur les actions initiales de Hyundai, qui équivalent presque à un acquiescement ou à une préclusion. Il était question d'une préclusion semblable dans la décision Methanex (précitée), et celle-ci est analysée aux pages 598 et suivantes. Dans cette affaire, la préclusion découlait d'une lettre d'engagement. En l'espèce, la préclusion n'est pas moins obligatoire parce qu'elle est le résultat de conversations téléphoniques et d'un échange de lettres dans lesquelles Hyundai demandait des prorogations de délais pour lui permettre de déposer sa défense et pour ensuite, après un retard considérable, modifier sa position au détriment de la demanderesse qui avait mené ses affaires d'une façon normale devant la Cour fédérale parce qu'elle avait été amenée à croire que la compétence de la Cour ne serait pas remise en cause.
[28] Ces facteurs, soit l'intransigeance et l'acquiescement ou la préclusion, doivent être analysés ensemble dans la présente instance. Ils tendent aussi à démontrer qu'il y a préjudice contre la demanderesse. Au début, Hyundai a indiqué qu'elle souhaitait obtenir une prorogation de délai pour pouvoir déposer sa défense. Cette demande a été faite le 10 juillet 1997, bien avant l'expiration du délai de prescription. Si, à ce moment, Hyundai avait indiqué qu'elle contesterait la compétence de la Cour en s'appuyant sur certaines subtilités du texte figurant au verso du connaissement, la demanderesse aurait facilement pu préserver ce délai en intentant une action en Corée. L'avocat de la demanderesse a fait une déclaration tout à fait juste et appropriée : il déclare qu'il n'est pas disposé à prétendre qu'il aurait intenté une action en Corée s'il avait appris, à la dernière minute, mais à l'intérieur des délais prescrits, l'intention de Hyundai de contester la compétence de la Cour. Pourtant, ce qu'aurait pu faire les avocats de la demanderesse ou des assureurs de la demanderesse est pure conjecture étant donné que, d'après les négociations avec Hyundai, l'avocat croyait qu'il n'était pas nécessaire d'intenter une action en Corée étant donné que la réclamation, d'une valeur de 87 000 $, avait été garantie de façon appropriée par une action intentée au Canada, Hyundai souhaitant déposer une défense et la compétence n'étant pas remise en question. Ce genre de situation s'est produit dans l'affaire The Biskra [1983] 2 Lloyd's 59 (C.B.R.). Toutefois, d'après les faits de cette espèce, le demandeur n'avait pas été induit en erreur par la conduite des conseillers du défendeur. Ce n'est pas la situation en l'espèce. En soi, la demande de prorogation de Hyundai pour lui permettre de déposer sa défense, demande qui lui a été accordée, constitue une préclusion. La demanderesse a de plus été induite en erreur par la lettre du 24 juillet 1998 de l'avocat de Hyundai, citée en partie ci-dessus, indiquant l'intention de demander, dans quelque cinq semaines, au nom de Hyundai, une prorogation de délai pour déposer la défense. Cette préclusion est en soi un motif très convaincant pour refuser la suspension.
Retard dans la demande de suspension
[29] Il y a également la question du retard. [TRADUCTION] « Une demande de suspension au motif que les parties ont convenu de soumettre le litige à un tribunal étranger doit être présentée sans délai après signification du bref. » : The Biskra (précitée), page 62. Dans l'arrêt The Biskra, la déclaration a été déposée le 30 mars 1982, et le défendeur a indiqué le 7 avril qu'il demanderait une suspension. C'est le genre d'action rapide et non équivoque qui est nécessaire, et plus particulièrement devant la Cour fédérale.
[30] Les règles de la présente Cour ont toujours accordé beaucoup d'importance aux délais. cela est particulièrement le cas depuis l'adoption des nouvelles règles en avril 1998. Un demandeur a toujours eu la responsabilité de poursuivre son action rapidement. Dans une certaine mesure, l'avocat de la demanderesse pourrait encore accorder et peut à l'heure actuelle accorder des dispenses de délai à l'avocat du défendeur, particulièrement si le respect rigoureux d'une règle donnée ou d'un calendrier donné causerait un inconvénient temporaire ou véritable. Et pourtant, en vertu des nouvelles règles, l'avocat d'un demandeur et un demandeur qui ne poursuivent pas l'action au rythme exigé peuvent subir plus que des embarras et des inconvénients. Si les actes de procédure ne sont clos dans un délai de 180 jours à compter de la délivrance de la déclaration, ou si toutes les étapes procédurales ne sont pas closes et que la conférence préparatoire n'est pas demandée dans un délai de 360 jours après la délivrance de la déclaration, la Cour peut radier, et en fait, la Cour a radié une instance, à cause des retards à agir, au cours de l'examen de l'état de l'instance prévu aux règles 380 et 381. Ce genre de préjudice ne peut être indemnisé par l'adjudication des dépens.
[31] En l'espèce, les mesures prises par la demanderesse et par son avocat démontrent clairement non seulement qu'ils ont accordé des accommodements raisonnables à Hyundai et aux différents avocats de Hyundai, mais également qu'ils ont véritablement l'intention de poursuivre l'action, et qu'en fait ils ont pris des mesures à cet effet. Je pense en l'espèce à la production continue de documents, aux accommodements accordés à Hyundai pour lui permettre de déposer sa défense, qui sont des mesures qui permettraient à l'action de se poursuivre rapidement. Par contraste, Hyundai n'a pas respecté son obligation d'exposer sans retard ses objections à la compétence de la Cour dès les premières étapes de l'instance. C'est une autre bonne raison de refuser la suspension demandée.
CONCLUSION
[32] Comme je l'ai indiqué dans la décision Methanex (précitée), à la page 603, on ne peut décider d'accorder une suspension en faisant le total des points pour et contre la suspension, mais plutôt en cherchant à savoir s'il existe un autre tribunal plus pertinent ou approprié pour obtenir une décision juste. Ce n'est qu'en présence de motifs impérieux qu'un tribunal devrait exercer sa compétence et refuser de soumettre l'action à un tribunal nommé dans une clause de compétence appropriée.
[33] En l'espèce, il existe des motifs impérieux et suffisants qui me permettent d'exercer mon pouvoir discrétionnaire et de déterminer que l'instruction devrait se dérouler devant la Cour où l'action a été intentée.
(signature) « John A. Hargrave »
Protonotaire
le 17 août 1999
Vancouver (C.-B.)
Traduction certifiée conforme
Laurier Parenteau, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER
NE DU GREFFE : T-1102-98
INTITULÉ DE LA CAUSE : ITOCHU CANADA LTD.
c.
LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES INTÉRESSÉES DANS LE NAVIRE « FU NING HAI » , QINGDAO OCEAN SHIPPING COMPANY, HYUNDAI MERCHANT MARINE CO. LTD. et FRASER SURREY DOCKS LIMITED
LIEU DE L'AUDIENCE : VANCOUVER (C.-B.)
DATE DE L'AUDIENCE : le 30 novembre 1999
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE JOHN A. HARGRAVE, PROTONOTAIRE
DATE : le 17 août 1999
ONT COMPARU :
Chris Giaschi pour la demanderesse
Peter Swanson pour la défenderesse Hyundai Merchant Marine Co.
Doug Morrison pour la défenderesse Qingdao Ocean Shipping Company
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
Giaschi, Margolis
Vancouver (C.-B.) pour la demanderesse
Campney & Murphy
Vancouver (C.-B.) pour la défenderesse Hyundai Merchant Marie Co.
Bull, Housser & Tupper
Vancouver (C.-B.) pour la défenderesse Qingdao Ocean Shipping Company