Date : 20000214
Dossier : T-632-99
Winnipeg (Manitoba), le 14 février 2000.
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER
ENTRE :
TOONG CHAI KOR
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS D'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LE JUGE PELLETIER
[1] Il s'agit d'un appel formé contre la décision dans laquelle un juge de la citoyenneté a rejeté la demande de citoyenneté de Toong Chai Kor (le demandeur). Une demande parallèle concernant la demande de l'épouse de M. Kor, Kim-Foong Chai, a été présentée devant la Cour fédérale (no du greffe T-633-99). Les faits pertinents sont identiques dans les deux affaires[1]. Les décisions rendues dans l'un et l'autre cas étaient presque identiques. Les présents motifs s'appliquent aux deux affaires et seront versés dans chaque dossier.
[2] La question litigieuse porte sur la période de résidence au Canada. Selon les dossiers d'Immigration, M. Kor et son épouse sont entrés au Canada, en tant que visiteurs, le 12 février 1990. Immigration dispose d'une preuve établissant que M. Kor et son épouse ont quitté le pays le 23 février 1994[2]. Selon les dossiers d'Immigration, ces derniers sont revenus au Canada, cette fois en tant que résidents permanents, le 7 février 1995. Les dossiers n'établissent pas qu'ils se sont trouvés au Canada entre le 23 février 1994 et le 7 février 1995.
[3] Les demandeurs ont témoigné qu'ils avaient quitté le Canada le 23 février 1994 en vue de se rendre aux États-Unis pour présenter une demande de visa, mais qu'on leur avait refusé le droit d'y entrer. Ils sont donc revenus au Canada, obtenant l'autorisation d'y entrer, mais leur entrée n'a pas été mentionnée dans un document quelconque. À première vue, j'estime qu'ils n'auraient pas été admissibles à entrer au pays, vu qu'ils venaient de quitter le Canada conformément à une mesure d'expulsion et qu'ils n'étaient ni des visiteurs, ni des revendicateurs du statut de réfugiés, ni des détenteurs de visas valides.
[4] Pour étayer sa demande, le demandeur a produit un affidavit qu'il a signé de même que divers documents d'affaires et bancaires, faits à divers moments au cours de la période en cause, qui portaient sa signature. Le demandeur soutient qu'il a acheté une tabagie à l'aide d'un contrat de fiducie et qu'il se trouvait au Canada et exploitait son entreprise au cours de la période visée par la présente demande.
[5] Le juge de la citoyenneté a conclu que les demandes étaient prématurées. Il a souligné que les demandeurs avaient obtenu le droit de s'établir au pays le 7 février 1995 et que leurs demandes avaient été présentées le 20 février 1997. Dans les circonstances, il ne pouvait être satisfait à l'exigence, prévue à l'al. 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi), selon laquelle le demandeur doit avoir résidé au pays pendant trois des quatre années précédant le dépôt de sa demande de citoyenneté, vu que deux années seulement s'étaient écoulées. Le juge de la citoyenneté n'a renvoyé ni à la période que les demandeurs ont passée au Canada avant d'obtenir le droit de s'y établir, ni au grand nombre d'éléments de preuve établissant que M. Kor s'était trouvé au Canada pendant cette période.
[6] Monsieur Kor a produit des éléments de preuve pour étayer sa prétention selon laquelle il n'a pas quitté le pays depuis la date de son arrivée, en 1990. Il a dit dans sa demande qu'il ne s'était pas trouvé à l'étranger au cours des quatre années qui ont précédé le dépôt de sa demande. Il a produit de la preuve documentaire pour étayer son point de vue. Dans sa demande, son épouse laisse entendre qu'elle s'est trouvée en sa compagnie pendant toute cette période, sauf lorsqu'elle a fait un court séjour à l'étranger pour ramener son enfant au Canada et rendre visite au père du demandeur, qui était malade. Le juge de la citoyenneté n'a pas traité de cela dans ses motifs.
[7] Voici ce que prévoit le paragraphe 14(3) de la Loi sur la citoyenneté :
(3) En cas de rejet de la demande, le juge de la citoyenneté en informe sans délai le demandeur en lui faisant connaître les motifs de sa décision et l'existence d'un droit d'appel.
[8] Bien que l'on puisse considérer que des motifs ont été communiqués au demandeur, c.-à -d. qu'il a été conclu que ce dernier n'avait pas satisfait aux exigences en matière de résidence prévues par la Loi, ces motifs ne traitaient pas de la preuve dont disposait le juge. En effet, le juge n'a renvoyé ni à la preuve établissant que le demandeur s'était trouvé au Canada avant 1995, ni à la preuve produite pour étayer sa prétention selon laquelle il avait résidé au Canada sans interruption depuis cette époque-là .
[9] Le juge est libre d'accepter ou de rejeter la preuve qui lui est soumise, mais s'il rejette un élément de preuve non contredite, il doit exposer les motifs de sa décision. Le principe a été énoncé de cette façon par le juge Wetston dans Ali c. Canada [1995] A.C.F. no 519, à la page 4 :
D'autre part, dans ce cas, lorsqu'aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité n'est tirée, la Commission, si elle n'accepte pas le témoignage du requérant, devrait donner des motifs suffisants à cet égard. Dire simplement que le témoignage est de l'ouï-dire ne suffit pas à permettre de rejeter le témoignage fait par le requérant sous serment. La Commission n'est nécessairement pas tenue d'accepter le témoignage justement parce qu'aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité n'a été tirée. Toutefois, lorsque le témoignage n'est pas accepté, des motifs suffisants doivent être donnés.
[10] En l'espèce, des éléments de preuve laissaient entendre que les demandeurs s'étaient trouvés au Canada pendant toute la période qui a suivi leur arrivée au pays, le 12 février 1990. Le juge de la citoyenneté n'a pas tenu compte de cette preuve, et il a traité la demande en se fondant exclusivement sur la période pendant laquelle les demandeurs se sont trouvés au Canada depuis la date de leur obtention du droit d'établissement. Le juge de la citoyenneté a ainsi soit omis de tenir compte d'éléments de preuve dont il disposait, soit tenu compte de cette preuve et conclu qu'elle était insuffisante, sans toutefois exposer les motifs pour lesquels il est parvenu à cette conclusion. Quoi qu'il en soit, le demandeur a droit à une réparation.
[11] Cela soulève la question des réparations. Le demandeur cherche à obtenir diverses réparations, dont la plupart s'apparentent à des réparations de droit administratif. Or, le présent appel est un appel prévu par la loi et non une demande de contrôle judiciaire, même si les Règles de la Cour fédérale (1998) prévoient qu'on le forme en présentant un avis de demande. La question est de savoir quels sont les pouvoirs réparateurs que notre Cour peut exercer lorsqu'elle agit en tant que cour d'appel. Cette question a été examinée par le juge Reed, qui y a répondu de la façon suivante dans Ma c. Canada [1999] A.C.F. no 288, aux pages 9 et 10, (1999) 163 F.T.R. 156 :
Une procédure d'appel renferme le pouvoir inhérent de renvoyer la question pour nouvelle audition. En fait, même en vertu de l'ancienne procédure d'audition de novo, le renvoi pour nouvelle audition était ordonné lorsqu'un juge de la citoyenneté avait omis d'examiner des questions qui auraient dû être prises en compte : voir Affaire intéressant Moa-Song Chang, (T-1183-97, le 5 février 1998).
[12] Le pouvoir de renvoyer l'affaire au Bureau de la citoyenneté se limite-t-il au pouvoir de renvoyer une affaire pour qu'un autre juge tienne une nouvelle audition, ou permet-il de renvoyer l'affaire au même juge, en l'accompagnant d'une directive enjoignant à ce dernier d'exposer des motifs pour étayer son omission de tenir compte de la preuve de résidence précédant l'obtention du droit d'établissement? Dans le premier cas, la réparation que le demandeur obtiendrait serait une autre possibilité d'obtenir la citoyenneté; dans le deuxième cas, le résultat initial demeurerait inchangé, mais le demandeur serait informé du fondement de la décision.
[13] Est-il logique de renvoyer la présente affaire afin qu'un autre juge tienne une nouvelle audition, alors que le juge qui a rendu la décision initiale peut remédier au vice qui justifie l'intervention de notre Cour? La décision peut être fondée ou ne pas l'être; il se peut que les parties ne puissent s'en faire une idée, vu qu'ils ne disposent pas de motifs qui tiennent compte de la preuve. Si le juge initial fournit des motifs convenables, le bien-fondé de la décision qu'il a rendue peut alors être apprécié. Il faudra cependant ajourner l'appel pour permettre au juge d'exposer des motifs, permettre la modification de l'avis de demande si les motifs comprennent de nouvelles considérations, permettre le dépôt de documents supplémentaires, et changer les dates prévues des plaidoiries, si l'appel est maintenu. Il peut s'avérer plus économique de simplement accueillir l'appel et renvoyer l'affaire pour qu'un autre juge l'entende à son tour. Cela peut donner lieu à un nouvel appel, mais la Cour ne le traitera pas de la même façon que si l'affaire était renvoyée pour que des motifs soient exposés. De plus, cette question peut fort bien n'être que théorique, vu que deux années se sont écoulées depuis que la demande initiale a été présentée. Il se peut que les parties décident simplement de déposer une nouvelle demande, au lieu de maintenir un appel qui prendra tout ce temps.
[14] Par souci de simplicité, j'accueillerai l'appel et ordonnerai que l'affaire soit renvoyée au Bureau de la citoyenneté pour qu'un autre juge l'entende à son tour.
[15] Les deux parties ont demandé que des dépens leur soient adjugés. Les demandeurs soutiennent que vu qu'une erreur a manifestement été commise et qu'aucun effort n'a été fait en vue de la rectifier, des dépens qui comprendraient les honoraires proprement dits, soit la somme de 6 600 $, doivent leur être adjugés. Le défendeur cherche également à obtenir que des dépens lui soient adjugés, vu l'incohérence des faits dont les documents du demandeur font état. Je refuse de rendre l'ordonnance que les demandeurs cherchent à obtenir. Les difficultés qu'ils ont subies découlent directement du fait qu'ils avaient un statut illégal au Canada avant le 7 février 1995. S'ils sont effectivement revenus au Canada, comme ils le prétendent, le 23 février 1994, il se pourrait fort bien que l'absence d'un document confirmant cela découle du fait qu'ils n'avaient pas le droit d'y revenir. Je ne suis pas disposé à récompenser le non-respect des lois canadiennes en adjugeant des dépens. En conséquence, même si les demandeurs ont partiellement eu gain de cause pour ce qui est de l'appel, je ne suis pas disposé à adjuger des dépens.
ORDONNANCE
Pour ces motifs, l'appel est accueilli et l'affaire est renvoyée au Bureau de la citoyenneté pour qu'un autre juge de la citoyenneté procède à une nouvelle audition.
« J.D. Denis Pelletier »
juge
Winnipeg (Manitoba)
Le 14 février 2000
Traduction certifiée conforme
Bernard Olivier, B.A., LL.B.
COUR FÉDÉ RALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
NO DU GREFFE : T-632-99
INTITULÉ DE LA CAUSE : TOONG CHAI KOR c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 13 SEPTEMBRE 1999
MOTIFS D'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE LA COUR RENDUS PAR MONSIEUR LE JUGE PELLETIER
EN DATE DU : 14 FÉVRIER 2000
ONT COMPARU :
M. Timothy E. Leahy pour les demandeurs
A. Leena Jaakimainnen pour le défendeur
Ministère de la Justice
130, rue King ouest, 24e étage
Toronto (Ontario) M5X 1K8
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
M. Timothy E. Leahy
5075, rue Yonge, pièce 408
Toronto (Ontario) M2N 6C6 pour les demandeurs
Morris Rosenberg
Sous-procureur général du Canada pour le défendeur
[1] Les faits diffèrent en ce que l'épouse du demandeur a fait deux séjours à l'étranger après le 7 février 1995, de sorte qu'il lui manque environ 50 jours pour satisfaire à l'exigence de 1 095 jours de résidence.
[2] Il s'agit d'un formulaire de départ volontaire et de confirmation estampilléet signé par un agent d'immigration, qui établit que le demandeur a quitté le Canada au point d'entrée de Niagara Falls, à 15 h, le 23 février 1994.