Date : 20031114
Dossier : T-552-02
Référence : 2003 CF 1338
Ottawa (Ontario), le vendredi 14 novembre 2003
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER
ENTRE :
MAUREEN CARTY, SUSAN MARCHANT, JOSEPH DALRYMPLE,
BARRY McCURDY, BERT DANDY et ANGELA LIN
demandeurs
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
DAVID McBEAN, NEIL WILLARD, GLEN NG et JENNIFER HARNUM
défendeurs
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LA JUGE SNIDER
[1] En 2001, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) a publié un avis de concours interne visant à doter le poste de gestionnaire des services opérationnels (PM-05) à son bureau de Toronto. Les demandeurs sont tous des fonctionnaires fédéraux dont les candidatures au poste en question ont été rejetées. Le jury de sélection chargé du concours a évalué les candidats en tenant pour acquis qu'il n'était pas nécessaire qu'un candidat obtienne la « note de passage » à l'égard de chacune des qualités séparément, sauf pour ce qui est des qualités qualifiées d'obligatoires dans l'énoncé de qualités. Même s'il a fixé une « note de passage » à l'égard de chacune des qualités obligatoires, le jury de sélection a omis d'établir une telle note relativement à chacune des autres qualités. Il a plutôt effectué une évaluation globale des qualités entrant dans chacune des trois catégories suivantes : « connaissances » , « capacités » et « qualités personnelles » . Ainsi, le jury de sélection a regroupé les notes obtenues par les candidats à l'égard de chacune des qualités faisant partie de chacune de ces catégories et les a comparées avec une note globale pour chacune des trois catégories générales.
[2] Les demandeurs ont fait appel des nominations des candidats retenus devant le Comité d'appel de la Commission de la fonction publique (le Comité d'appel) conformément au paragraphe 21(1) de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique (la Loi).
[3] Dans une décision en date du 10 avril 2002, le Comité d'appel a rejeté l'allégation des demandeurs. Ces derniers sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.
Les questions en litige
[4] Les demandeurs et le procureur général du Canada, qui est au nombre des défendeurs, conviennent que l'unique question sur laquelle doit se prononcer la Cour en l'espèce est de savoir si le Comité d'appel a eu raison de conclure que le jury de sélection avait respecté le principe du mérite pendant le processus d'évaluation. Compte tenu des circonstances particulières de l'affaire, la question est de savoir si le jury de sélection a commis une erreur lorsqu'il a adopté une approche globale à l'évaluation des qualités.
Le contexte
[5] Dans la présente affaire, la tâche d'évaluer et de classer les candidats, de choisir le candidat le mieux qualifié et de le nommer au poste visé avait été confiée à un comité composé de trois employés de la CISR, appelé le jury de sélection. Les candidats ont été évalués par rapport aux quinze qualités énumérées dans l'énoncé de qualités rédigé par la CISR. Elles étaient subdivisées en catégories « connaissances » (quatre qualités), « capacités » (six qualités) et « qualités personnelles » (cinq qualités).
[6] Trois qualités faisant partie de la catégorie « capacités » - soit celles ayant trait au leadership, au travail d'équipe et à la communication - étaient qualifiées de qualités obligatoires. Selon l'avis de concours, cela signifiait que chacune d'elles était [TRADUCTION] « une qualité essentielle qui peut être utilisée pour la présélection, la cotation et/ou le classement. Elle ne peut être remplacée par d'autres points forts. » L'évaluation s'est déroulée de la manière suivante :
a) Le jury de sélection a évalué les « connaissances » de façon globale au moyen d'une entrevue. Pour se qualifier, les candidats devaient obtenir un total global de vingt-quatre points sur quarante (soit soixante pour cent), représentant la somme des points qu'ils avaient obtenus à l'égard des différentes qualités.
b) Les « capacités » ont été évaluées au moyen du processus de détermination des aptitudes à la gestion intermédiaire du Centre de psychologie du personnel. Pour se qualifier, les candidats devaient obtenir un total global de quarante-huit points sur quatre-vingt-quatre à l'égard des six qualités énumérées. Toutefois, un candidat devait également obtenir quatre points sur sept à l'égard de chaque qualité obligatoire.
c) Les « qualités personnelles » ont été évaluées de façon globale au moyen d'une entrevue, de la vérification des références et des renseignements obtenus dans le cadre du processus mentionné au point b). Pour se qualifier, les candidats devaient obtenir un total global de quarante-cinq points sur soixante-quinze (soit soixante pour cent).
[7] Malheureusement, aucun des demandeurs ne s'est qualifié. Les défendeurs, David McBean, Neil Willard, Glen Ng et Jennifer Harnum, ont obtenu les points exigés, et leurs noms ont été inscrits sur la liste d'admissibilité en ordre de mérite.
La décision du Comité d'appel
[8] Le Comité d'appel a rejeté les appels déposés par les demandeurs dans leur intégralité, et il a expliqué ainsi la raison pour laquelle il avait conclu que le principe du mérite n'avait pas été enfreint en l'espèce :
Pour ce qui est de la dernière allégation, je ne suis pas convaincue que le jury de sélection a agi de façon inappropriée lorsqu'il a évalué les qualités des candidats et candidates. Au début du processus de sélection, on a déterminé que trois qualités étaient obligatoires, c'est-à-dire que les candidats et candidates devaient satisfaire à la norme minimale pour chacune de ces qualités pour être jugés qualifiés pour le poste. Partant, les candidats et candidates ont compris dès le début que, s'ils ne satisfaisaient pas à la norme minimale relative au leadership, au travail d'équipe et à la communication, le jury établirait qu'ils n'étaient pas qualifiés pour le poste de gestionnaire des services aux opérations.
À mon avis, c'est ce qui distingue la présente situation de celle qu'on a présentée dans l'arrêt Nelson et Russell (précité). Tout d'abord, le jury de sélection est tenu d'évaluer toutes les qualités énumérées dans l'énoncé de qualités. Selon moi, le fait que le gestionnaire responsable ait précisé quelles qualités étaient obligatoires vient couper court aux préoccupations soulevées par la Cour dans l'arrêt Nelson et Russell (précité), étant donné que le leadership, la communication et le travail d'équipe étaient désignés comme qualités essentielles et distinctes des autres qualités énumérées dans l'énoncé de qualités. En précisant les qualités que les candidats et candidates doivent posséder et en décidant que les candidats et candidates satisfont/ou ne satisfont pas à la norme minimale relative au poste sur la base de leur succès à l'égard de ces trois facteurs, on établit l'importance de ces qualités pour le poste de gestionnaire des services aux opérations. Par conséquent, il semble logique de présumer que les autres qualités n'étaient pas considérées comme étant aussi importantes pour le poste, car elles n'ont pas été identifiées comme telles. En conséquence, je crois que le jury de sélection a agi de façon appropriée en évaluant chacun des sous-facteurs et en regroupant les notes ainsi obtenues dans les principales catégories de qualités des connaissances, capacités et qualités personnelles par l'établissement d'une norme minimale appropriée pour chacune de ces trois catégories. Ainsi, les mesures prises dans le présent processus de sélection peuvent être différentes de celles dont on parle dans l'arrêt Nelson et Russell.
La norme de contrôle
[9] À cette décision du Comité d'appel, j'ai appliqué la décision correcte comme norme de contrôle, avec l'accord des parties.
L'analyse
[10] Deux décisions sont particulièrement pertinentes pour les besoins de la présente demande. Il s'agit d'abord de l'arrêt Boucher c. Canada (Procureur général), (2000) 252 N.R. 186, rendu par la Cour d'appel fédérale. Dans cette affaire, parmi les cinq candidats qui avaient été jugés qualifiés, trois ne possédaient pas les qualités exigées au chapitre des connaissances. Le ministère avait fait valoir que les points obtenus à l'égard du facteur « connaissances » étaient inclus dans le total global, qui comprenait les points obtenus à l'égard des autres qualités. La Cour d'appel fédérale avait conclu que cela était incompatible avec le principe du mérite. Elle a dit ce qui suit :
Selon cette norme, nous concluons que le comité de sélection a commis une erreur de droit en ce qu'il n'a pas exigé que les candidats possèdent chacune des qualifications annoncées pour ce poste. Cela correspondait effectivement à un défaut d'évaluer le facteur des connaissances. [...] De fait, cela a eu pour effet d'éliminer le facteur des connaissances des qualifications malgré les exigences annoncées pour le poste. Comme la Cour l'a décidé en d'autres occasions, un comité de sélection ne peut changer les qualifications annoncées en éliminant une ou plusieurs d'entre elles : agir de la sorte est inéquitable pour ceux qui autrement, auraient peut-être posé leur candidature mais ne l'ont pas fait parce qu'ils reconnaissaient ne pas posséder toutes les qualifications annoncées.
[...]
Contrairement au juge de première instance, nous ne sommes pas convaincus non plus que le facteur des connaissances ait été évalué correctement du fait de l'inclusion de la note d'un candidat obtenue pour le facteur des connaissances dans la note globale : le fait est que ce facteur a été éliminé en tant que condition préalable pour le poste.
Boucher, précitée, paragraphes 8 et 9
[11] La deuxième décision est Nelson c. Canada (Procureur général) [2001] 204 F.T.R. 287. Dans cette affaire, le ministère avait énuméré plusieurs qualités dans l'énoncé de qualités. Le jury de sélection avait décidé que les candidats devaient obtenir la note de passage à l'égard de certaines qualités seulement. Un candidat ne possédant pas une des qualités énoncées pouvait quand même être jugé qualifié pour les besoins du concours. En fait, trois candidats dont les noms avaient été inscrits sur la liste d'admissibilité ne possédaient pas une des qualités exigées au chapitre des connaissances. Faisant droit à la demande de contrôle judiciaire, le juge Muldoon a dit ce qui suit :
[...] De plus, un jury de sélection commet une erreur de droit en n'exigeant pas que les candidats démontrent qu'ils possèdent chacune des qualités annoncées pour le poste. Ceci équivaut à ne pas évaluer une des qualités requises. Le jury de sélection ne peut éliminer une qualité au cours du processus de sélection. Finalement, le fait de changer les qualités énoncées en éliminant une ou plusieurs d'entre elles est inéquitable, étant donné que des personnes n'ont peut-être pas posé leur candidature parce qu'elles reconnaissaient ne pas posséder toutes les qualités annoncées.
[...]
Les défendeurs soutiennent que le critère à utiliser consiste à déterminer si le jury de sélection est raisonnablement arrivé à la conclusion que les candidats satisfaisaient aux connaissances de façon globale, et non s'ils répondaient à chacun des sous-facteurs. Ce n'est pas le cas. Le fait que les qualités soient mentionnées sous les rubriques « Connaissances » ou « Qualités personnelles » ne diminue en rien l'importance de chacune. Chaque qualité doit être évaluée, chacune étant essentielle et indépendante des autres.
Nelson, précitée, paragraphes 26 et 28
[12] À mon avis, ces décisions démontrent très clairement que l'on doit évaluer chaque qualité. Dans les affaires Boucher et Nelson, précitées, la Cour a expressément conclu que chacune des qualités devait être évaluée.
[13] Le procureur général essaie d'établir une distinction entre ces décisions et l'affaire qui nous occupe. Je ne peux malheureusement pas souscrire à son opinion concernant les distinctions qu'il me propose de faire.
[14] Le procureur général fait valoir que certaines des qualités étaient qualifiées d'obligatoires, ce qui signifiait que le candidat devait absolument les posséder. Le procureur général souhaite que j'en déduise que les autres qualités pouvaient être évaluées d'une manière globale. Je ne crois pas qu'une telle interprétation soit compatible avec les deux décisions précitées. Si l'évaluation devait être menée de cette façon, il serait théoriquement possible qu'un candidat n'obtienne aucun point à l'égard d'une qualité donnée et soit quand même retenu. Même si la qualité en question n'était pas qualifiée d'obligatoire, le jury de sélection devait quand même l'évaluer d'une façon convenable, étant donné qu'il s'agissait d'une exigence établie par la CISR. Bien que le jury de sélection dispose indubitablement de la faculté d'accorder une importance différente aux diverses qualités requises, il ne peut faire abstraction d'aucune de ces qualités. C'est la conclusion à laquelle est arrivée la Cour dans les affaires Boucher et Nelson, précitées. Selon le juge Muldoon, chacune des qualités doit être évaluée. La notion d'évaluation comporte de façon implicite la nécessité d'établir une norme d'appréciation quelconque - une « note de passage » - à l'égard de chaque qualité.
[15] Soutenir que lorsqu'un ministère qualifie une qualité d'obligatoire il donne en fait au jury de sélection la consigne d'utiliser la méthode d'évaluation globale à l'égard de toutes les autres qualités revient essentiellement à dire qu'il demande au jury de sélection chargé d'administrer le concours de tenir compte d'une partie seulement des qualités requises pour le poste. C'est précisément cette irrégularité qui a été jugée incompatible avec le principe du mérite dans l'arrêt Laberge c. Canada (Procureur général), [1988] 2 C.F. 137 (C.A.). Si le qualificatif « obligatoire » ne constitue pas une consigne en ce sens, alors le fait pour un jury de sélection d'utiliser la méthode d'évaluation globale équivaut à décider lui-même que certaines qualités sont facultatives. Selon les principes établis dans les décisions Nelson et Boucher, précitées, le jury de sélection ne peut pas agir ainsi.
[16] Le jury de sélection a procédé à une évaluation approfondie et méticuleuse des candidats. À mon avis, la dernière mesure qu'il convient de prendre pour respecter les prescriptions de la loi consiste à déterminer un seuil de passage à l'égard de chacune des qualités. La responsabilité de prendre cette mesure incombe entièrement au jury de sélection. Selon moi, le jury de sélection a toute latitude pour établir une « note de passage » à l'égard d'une qualité particulière (à l'exception des qualités obligatoires).
[17] Compte tenu des décisions que j'ai mentionnées plus tôt, je suis obligée de donner raison aux demandeurs. Par conséquent, la présente demande sera accueillie.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, les dépens étant adjugés aux demandeurs.
2. La décision en date du 10 avril 2002 est annulée, et l'affaire est renvoyée à un comité d'appel différemment constitué pour qu'il statue sur elle d'une façon compatible avec les présents motifs.
« Judith A. Snider »
Juge
Traduction certifiée conforme
Aleksandra Koziorowska, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-552-02
INTITULÉ : MAUREEN CARTY ET AL. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL.
LIEU DE L'AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE MERCREDI 12 NOVEMBRE 2003
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE SNIDER
DATE DES MOTIFS : LE VENDREDI 14 NOVEMBRE 2003
COMPARUTIONS :
David Yazbeck POUR LES DEMANDEURS
Marie Crowley POUR LES DÉFENDEURS
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raven, Allen, Cameron & Ballantyne POUR LES DEMANDEURS
Avocats
Ottawa (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LES DÉFENDEURS
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)