T-3024-94
OTTAWA (ONTARIO), LE MERCREDI 2 OCTOBRE 1996
EN PRÉSENCE DU JUGE MARC NOËL
AFFAIRE INTÉRESSANT la Loi canadienne sur les droits de la personne et une demande de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a rejeté la plainte déposée par Brian Garnhum contre les Forces armées canadiennes.
ENTRE :
BRIAN GARNHUM, le plaignant dans une plainte
relative aux droits de la personne datée du 9 mai 1989
et déposée contre les Forces armées canadiennes,
requérant,
et
LE SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, à l'égard d'une décision
rendue par la COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,
intimé,
et
LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,
intervenante.
ORDONNANCE
La demande est rejetée.
Marc Noël
Juge
Ottawa (Ontario)
Traduction certifiée conforme
François Blais, LL.L.
T-3024-94
AFFAIRE INTÉRESSANT la Loi canadienne sur les droits de la personne et une demande de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a rejeté la plainte déposée par Brian Garnhum contre les Forces armées canadiennes.
ENTRE :
BRIAN GARNHUM, le plaignant dans une plainte
relative aux droits de la personne datée du 9 mai 1989
et déposée contre les Forces armées canadiennes,
requérant,
et
LE SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, à l'égard d'une décision
rendue par la COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,
intimé,
et
LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,
intervenante.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE NOËL
Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale[1] à l'égard d'une décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la «Commission») a rejeté la plainte de discrimination que le requérant avait déposée contre les Forces armées canadiennes (les «FAC») aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne[2].
I. LES FAITS
M. Brian Garnhum (le «requérant») a commencé à travailler pour les FAC en 1980. Il a été promu au rang de capitaine et est devenu officier des services paramédicaux en 1984, officier d'administration hospitalière en 1987 et commandant de peloton d'évacuation-opérations sur le terrain au début de 1988. Dans les rapports d'appréciation du personnel (RAP) préparés à l'égard du requérant pour les années 1985 à 1987, le rendement de celui-ci a été jugé «normal», même si, d'après le RAP de 1987, [TRADUCTION] «son rendement avait été inférieur à son potentiel». Dans le RAP de 1988 qui a été signé en avril de la même année, le requérant, dont le rendement a été jugé faible, n'a pas été recommandé en vue d'une promotion. Selon le rapport, le plaignant devait acquérir une formation et une expérience plus poussées [TRADUCTION] «pour fonctionner à un niveau comparable à celui de ses pairs...» et n'était pas [TRADUCTION] «jugé apte à une promotion, parce qu'il avait besoin d'aide pour améliorer ses aptitudes et avoir davantage confiance en lui»[3]. Les RAP ne renfermaient aucune allusion à un problème médical pouvant expliquer le faible rendement du requérant.
En mai 1988, le requérant a été avisé qu'il faisait l'objet d'une surveillance étroite visant à déterminer si un rapport sur les points faibles devrait être établi à son sujet. Le 28 septembre 1988, le commandant du requérant a demandé à celui-ci de se soumettre à une évaluation psychologique aux termes des ordonnances administratives des Forces canadiennes («OAFC») 34-25 [TRADUCTION] «(Perturbations psychonévrotiques et troubles de la personnalité - examen médical et traitement)» et 26-10 (Perturbations psychotiques, psychonévrotiques et troubles de la personnalité). Le requérant a été évalué par un des psychiatres de l'intimé, qui lui a fait passer des tests psychologiques. Dans son rapport en date du 1er novembre 1988, le psychiatre a souligné que le requérant souffrait d'un problème de personnalité compulsive et que, de plus, [TRADUCTION] «aucune psychothérapie ne pourrait vraiment l'aider, parce qu'il ne voit manifestement aucun problème chez lui et attribue systématiquement ses difficultés aux autres»[4]. Quant à la carrière du requérant, le psychiatre a conclu qu'il y avait peu de chances que celui-ci modifie son comportement, lequel était bien ancré dans sa personnalité, et que, si ses superviseurs n'étaient pas heureux de son rendement, ils devraient le libérer conformément à l'OAFC 34-25.
Dans un avis d'intention de recommander la libération en date de novembre 1988, le requérant a été informé du fait que sa libération serait recommandée pour les motifs suivants :
[TRADUCTION] De l'avis de plusieurs spécialistes en psychiatrie et psychologie, vous souffrez d'un trouble de la personnalité au sens de l'alinéa 2d) de l'OAFC 34-25. De plus, il y a peu de chances que votre état s'améliore par suite d'une thérapie ou d'un changement, en raison de facteurs indépendants de votre volonté. Ce trouble touche votre emploi au point où je ne vous considère pas apte au travail[5].
Il appert d'une note en date du 19 octobre 1988, qui portait sur la demande d'évaluation psychologique du requérant, que l'intimé avait formé l'intention, dès le 19 octobre (avant la remise du rapport du psychiatre en novembre), de libérer le requérant [TRADUCTION] «par les voies administratives appropriées»[6]. Le 12 décembre 1988, le requérant a indiqué sur sa formule de libération qu'il s'opposait à cette mesure. Il a effectivement été libéré le 8 mars 1989.
Le requérant a obtenu des rapports d'un psychologue indépendant et d'un psychiatre de l'Hôpital Royal d'Ottawa. Dans une lettre qu'il a fait parvenir à l'avocate du requérant le 16 janvier 1989, le psychologue a conclu à l'absence d'éléments de preuve établissant l'existence d'un trouble de la personnalité particulier et a précisé que le requérant semblait sûr de lui, compétent et débordant d'énergie dans la gestion de sa vie et de ses responsabilités[7]. Dans un rapport daté du 15 mars 1989, le psychiatre a conclu à l'absence d'éléments permettant d'établir un diagnostic de personnalité compulsive (ou tout autre trouble de la personnalité)[8].
Le 1er mars 1989, le requérant a déposé un grief au sujet de sa libération[9]. De plus, le 9 mai 1989, il a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une plainte dans laquelle il a déclaré qu'il avait des motifs raisonnables de croire que les FAC avaient, le 8 mars 1989, commis à son endroit un acte discriminatoire fondé sur une déficience (trouble de la personnalité perçu), contrairement à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le requérant a fourni les précisions suivantes au sujet de sa plainte :
[TRADUCTION] Les Forces armées canadiennes ont fait montre de discrimination à mon endroit en mettant fin à mon emploi comme membre des Forces armées en raison d'une déficience mentale perçue (trouble de la personnalité), contrairement à l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La politique ou la pratique des Forces armées canadiennes prive ou a tendance à priver des personnes ou des groupes de personnes de possibilités d'emploi en raison de l'existence réelle ou perçue d'un trouble de la personnalité, contrairement à l'article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
(...)
Je ne crois pas que je souffre d'un trouble de la personnalité. De plus, j'estime que ce motif a servi de prétexte que les autorités ont invoqué pour mettre fin à mon emploi en raison de problèmes de rendement plutôt que de m'aider à m'améliorer ou de me muter à un autre poste au sein des Forces armées.
En conséquence, je suis convaincu que j'ai été renvoyé en raison d'une déficience mentale perçue[10].
Le 23 mai 1989, la Commission a désigné un enquêteur.
Le grief a suivi son cours et a été accueilli par le chef d'état-major de la Défense qui, dans une lettre datée du 6 décembre 1990, a informé le plaignant en ces termes :
[TRADUCTION] ... Après avoir examiné votre plainte, je suis d'avis qu'elle est bien fondée et que vous n'auriez pas dû être libéré sans qu'un rapport sur les points faibles ait été établi en application de l'OAFC 26-21. En conséquence, j'ai ordonné que vous ayez la possibilité de vous réenrôler et de reprendre votre ancienne occupation militaire au sein de la Force régulière dans le cadre d'engagements d'une durée de neuf ans, pourvu que vous respectiez toutes les normes d'enrôlement applicables, au rang que vous occupiez et avec l'ancienneté que vous aviez à la libération. J'ai également ordonné que votre rapport d'appréciation de 1988 soit retiré de votre dossier. En ce qui a trait aux demandes d'évaluation et aux évaluations psychologiques et psychiatriques, j'estime qu'elles devraient demeurer dans votre dossier.
Si vous vous réenrôlez dans un délai raisonnable, j'appuierai votre demande d'indemnité à l'égard du salaire et des allocations que vous avez perdus depuis votre libération, déduction faite du revenu d'emploi comme civil et des prestations d'assurance-chômage que vous avez reçus au cours de cette période. J'appuierai également votre demande d'indemnité à l'égard des frais réels et raisonnables que vous avez engagés par suite de votre libération...[11].
Le 12 décembre 1990, le requérant a fait savoir à l'enquêteur de la Commission qu'il ne jugeait pas cette offre suffisante pour régler la plainte. Dans une lettre datée du 6 avril 1991, le requérant a avisé le ministre associé de la Défense nationale (le «ministre associé») qu'il refusait l'offre de l'intimé, qu'il désirait la réintégration plutôt que la possibilité de se réenrôler et qu'il voulait également que les demandes d'évaluation et les évaluations psychologiques et psychiatriques dont il avait fait l'objet soient retirées de son dossier. Le requérant a donné les explications suivantes à l'enquêteur :
[TRADUCTION] ... même s'il a la possibilité de se réenrôler, il veut que le réenrôlement soit garanti. Il veut aussi que les rapports médicaux initiaux soient retirés de tous les dossiers ou, à tout le moins, que les rapports médicaux contradictoires préparés subséquemment soient ajoutés aux dossiers. Il précise que cette possibilité ne lui a jamais été offerte. Cependant, il estime que, si les rapports médicaux initiaux restent au dossier, il ne sera pas autorisé à se réenrôler ou pourra être libéré à nouveau sur la foi de ces rapports médicaux[12].
Dans une lettre en date du 17 juin 1991 qu'il a fait parvenir au député du requérant, le ministre associé a mentionné qu'aucune disposition de la Loi sur la défense nationale n'autorisait la réintégration d'une personne qui avait été libérée par les voies administratives et que le seul recours était le réenrôlement. Dans une note datée du 14 août 1992 au sujet d'une recommandation dans laquelle il était conseillé à l'intimé de retirer les documents médicaux du dossier du requérant, le chirurgien général a mentionné que l'application de cette recommandation aurait des répercussions négatives sur la qualité des soins médicaux :
[TRADUCTION] 2. Les évaluations médicales, les tests de laboratoire ou les interventions diagnostiques sont essentiellement des mesures de consultation sélectives; dans bien des cas, elles ne sont pas tout à fait de nature diagnostique ou peuvent même être désapprouvées plus tard. Cependant, c'est l'accumulation de ces mesures au fil des années qui permet au médecin d'établir un diagnostic précis et de formuler des recommandations appropriées au sujet du traitement du membre. En conséquence, le fait de ne pas tenir compte de renseignements médicaux pertinents ou de les rendre inaccessibles pour le médecin traitant va à l'encontre du processus de diagnostic.
3. Même s'il est probable que les exigences juridiques des conseils et collèges de médecins provinciaux seraient respectées si les originaux des documents médicaux en question étaient conservés par le chirurgien général, conformément à la proposition, la raison d'être du maintien des documents médicaux complets et accessibles ne le serait pas. Cette façon de procéder créerait un précédent peu souhaitable et, si elle devient une pratique acceptable, elle pourrait empêcher la Branche des services de santé d'assurer la prestation de soins médicaux à des niveaux acceptables. De plus, les autorités médicales seraient moins en mesure de donner des avis précis aux commandants au sujet de l'aptitude physique et mentale du personnel[13].
À la lumière de ces faits, l'enquêteur de la Commission a remis à celle-ci, le 24 février 1993, un rapport dans lequel il lui a recommandé de désigner un conciliateur conformément à l'article 47 de la Loi afin de tenter de régler la plainte. Dans une lettre datée du 22 mars 1993, le requérant a soumis des commentaires détaillés à la Commission au sujet du rapport de l'enquêteur[14]. L'intimé a également soumis ses commentaires à la Commission dans une lettre en date du 2 avril 1993[15]. Le 20 septembre 1993, la Commission a approuvé la recommandation de l'enquêteur et un conciliateur a été désigné le lendemain.
Après avoir examiné les documents du grief, le ministre de la Défense nationale a reconnu que la plainte du requérant était valable et lui a présenté une offre finale, y compris la possibilité de se réenrôler, une indemnité pour le revenu qu'il avait perdu et le remboursement des frais raisonnables qu'il avait engagés; cependant, l'offre ne comprenait pas le retrait des demandes d'évaluation et des évaluations psychiatriques de son dossier. Le requérant a refusé l'offre et la conciliation a échoué. Le 26 mai 1994, le conciliateur a remis à la Commission un rapport dont voici quelques extraits pertinents :
[TRADUCTION] Le conciliateur a discuté de la plainte avec les deux parties. Le plaignant a dit qu'il serait disposé à accepter les conditions de règlement suivantes :
-le réenrôlement ou la réintégration garanti sans perte de salaire ou d'ancienneté;
-le remboursement du salaire perdu ainsi que des intérêts et des cotisations au régime de retraite;
-le remboursement de tous les frais liés à sa libération (avis médicaux, honoraires juridiques, appels téléphoniques, différence de loyer entre un logement ordinaire et les quartiers militaires, frais de déménagement);
-une lettre d'excuses et une indemnité de 4 500 $ pour préjudice moral;
-une lettre d'explications du chef d'état-major de la Défense à l'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario;
-le retrait des rapports psychiatriques défavorables de tous les dossiers;
-l'examen de l'application des politiques et procédures concernant les libérations fondées sur des motifs psychiatriques.
Pour sa part, l'intimé répond que le ministre de la Défense nationale a présenté une offre au plaignant le 27 avril 1993 au sujet du grief. L'offre comprend la possibilité de se réenrôler, le paiement des frais raisonnables liés à sa libération et une indemnité correspondant à deux ans et un mois de salaire perdu jusqu'à la date à laquelle il a rejeté l'offre précédente du chef d'état-major de la Défense. L'offre ne comprend aucune indemnité au titre du préjudice moral ou des frais et honoraires juridiques non plus que le retrait des documents psychiatriques défavorables de tous ses dossiers.
L'intimé n'était pas disposé à examiner une proposition de règlement allant au-delà des conditions exposées en réponse au grief du plaignant[16].
La Commission a envoyé au requérant le rapport de conciliation ainsi qu'une copie d'une note que le directeur de la mise en oeuvre de la Commission avait remise à celle-ci pour résumer l'évolution de la plainte[17]. En juin 1994, le requérant a fait parvenir à la Commission ses commentaires écrits concernant les deux documents[18]. Il a souligné, notamment, qu'il était disposé à abandonner sa demande concernant le remboursement de ses frais, la lettre d'excuses et l'indemnité pour le préjudice moral qu'il avait subi ainsi que la lettre d'explications à l'Ordre des médecins et chirurgiens. Cependant, il a répété que le retrait et l'élimination des rapports psychiatriques et psychologiques et des documents de suivi de son dossier constituait une condition préalable à l'acceptation du règlement pour les raisons suivantes :
[TRADUCTION] Si cette condition n'était pas respectée, je serais dans une position trop vulnérable à mon retour au sein des FC. Un officier supérieur pourrait, en toute liberté, engager la même procédure de libération (les documents ont déjà été préparés). Ces documents pourraient avoir des répercussions négatives sur ma carrière (notamment pour l'obtention ou la préservation des autorisations de sécurité nécessaires). Une personne pourrait également se servir de ces documents pour freiner l'évolution de ma carrière. En fait, ces documents pourraient être utilisés de façon discriminatoire à mon endroit d'une foule de manières[19].
La Commission a examiné la plainte du requérant en septembre 1994 et a demandé que celui-ci ait à nouveau la possibilité d'accepter l'offre de l'intimé de le réenrôler. Sur les conseils de son avocate, le requérant a rejeté l'offre[20]. Dans une lettre datée du 21 novembre 1994, la Commission a avisé le requérant qu'elle avait décidé que, compte tenu de toutes les circonstances relatives à la plainte, une enquête par un tribunal aux termes de l'article 49 de la Loi n'était pas justifiée[21].
Dans un avis introductif de requête daté du 20 décembre 1994, le requérant a demandé le contrôle judiciaire à l'égard de la décision de la Commission de ne pas renvoyer sa plainte à un tribunal pour les motifs suivants :
[TRADUCTION]
a)la Commission a refusé d'exercer sa compétence;
b)la Commission n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale pour en arriver à sa décision;
c)la Commission a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait;
d)la Commission et le conciliateur (médiateur) ont agi tous deux d'une façon contraire à la loi, lors de la décision et de la préparation du rapport[22].
II. ARGUMENTS
a)Le requérant
Le requérant soutient que le présent litige soulève deux grandes questions. Compte tenu du fait que la Commission a décidé d'examiner la plainte conformément à l'article 41 de la Loi :
(i) La Commission peut-elle rejeter arbitrairement une plainte lorsque la conciliation a échoué et pénaliser le requérant du fait qu'il n'a pas accepté une offre de règlement présentée dans le cadre de procédures distinctes de sa plainte relative aux droits de la personne en refusant de renvoyer cette plainte à un tribunal?
(ii) La Commission peut-elle déterminer de façon arbitraire le «caractère raisonnable» d'une offre de règlement après avoir reconnu, sur réception du rapport de l'enquêteur, que la plainte du requérant pouvait être bien fondée? Ce faisant, la Commission exerce-t-elle une fonction quasi judiciaire assujettie au contrôle de la Cour fédérale?
De l'avis du requérant, le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans l'affaire S.E.P.Q.A. c. Canada (CCDP)[23] et les jugements subséquents selon lesquels le rejet d'une plainte par la Commission constitue une décision purement administrative et assujettie uniquement aux exigences d'équité procédurale concernaient les cas dans lesquels la Commission a refusé de renvoyer des plaintes à un tribunal en se fondant sur un rapport dans lequel l'enquêteur avait recommandé le rejet de la plainte. Le requérant soutient que son cas est différent, parce que sa plainte avait déjà «franchi l'étape de l'enquête» et avait atteint le stade de la conciliation. Il estime que, lorsqu'elle rejette une plainte d'après les faits énoncés dans un rapport de l'enquêteur qui avait été communiqué au requérant, la Commission exerce une fonction administrative et se fonde uniquement sur les faits liés à la plainte. Cependant, dit-il, lorsque la Commission a décidé de rejeter sa plainte après la conciliation parce que l'offre de règlement était raisonnable, elle a exercé une fonction quasi judiciaire assujettie à l'examen de la Cour fédérale. En fait, le requérant affirme que seul un tribunal des droits de la personne pouvait déterminer ce qui constituait une offre raisonnable et suffisante dans les circonstances et que la Commission ne pouvait usurper le rôle du tribunal en rejetant la plainte. À son avis, en décidant que l'offre de règlement était raisonnable, la Commission a rendu une décision arbitraire, sans tenir compte des conclusions de fait de l'enquêteur, et a agi d'une façon partiale envers l'intimé[24].
Le requérant allègue que, lorsque la Commission a examiné le caractère raisonnable de l'offre de règlement présentée dans le contexte du grief du plaignant et non de sa plainte relative aux droits de la personne, la Commission a outrepassé sa compétence en exerçant son pouvoir discrétionnaire de façon à rejeter la plainte et s'est fondée sur des facteurs non pertinents. De plus, souligne-t-il, la Commission a agi de façon futile et arbitraire en rejetant la plainte, parce que l'intimé avait admis à plusieurs reprises que celle-ci était valable[25].
Enfin, le requérant soutient que la Commission a rejeté sa plainte parce qu'il avait refusé une offre de règlement qu'elle jugeait raisonnable, même si l'intimé a reconnu que le requérant avait été traité de façon discriminatoire. En agissant de la sorte, la Commission a pénalisé le requérant en empêchant l'examen du bien-fondé de sa plainte[26].
b)L'intimé et l'intervenante
L'intimé soutient que le pouvoir de la Commission de demander une enquête par un tribunal est discrétionnaire et que, tant et aussi longtemps qu'elle a exercé ce pouvoir de bonne foi sans se fonder sur des facteurs non pertinents et sans agir de façon arbitraire ou illégale, la Cour ne devrait pas intervenir[27]. Selon l'intimé, même si la Commission peut rejeter une plainte en invoquant le formulaire de la plainte, le rapport de l'enquêteur et les arguments des parties à ce sujet, elle doit en arriver à sa propre décision en se fondant sur le matériel qu'elle seule estime nécessaire et n'est pas liée par les opinions ou les conclusions de l'enquêteur. Le rejet d'une plainte par la Commission est une décision de nature administrative et non judiciaire ou quasi judiciaire. Dans la présente affaire, l'intimé allègue que la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire en bonne et due forme en examinant le rapport de l'enquêteur, les arguments des parties et d'autres éléments sous-jacents et en rendant une décision qui n'est ni abusive ni arbitraire, mais une décision à laquelle elle pouvait raisonnablement en arriver sur la foi de la preuve dont elle était saisie. Selon l'intimé, aucune erreur susceptible de révision n'a été commise[28].
L'intervenante reprend l'argument général de l'intimé en accordant une attention particulière à ce qu'elle décrit comme la question fondamentale soulevée par le requérant : la Commission devrait-elle toujours décider de nommer un tribunal chaque fois qu'une plainte a franchi «l'étape factuelle» préalable à la nomination d'un conciliateur sans pouvoir examiner des faits supplémentaires concernant le caractère raisonnable d'une offre de règlement qui a été faite[29]?
Selon l'intervenante, les tribunaux ont décidé dans le passé que la Loi accorde à la Commission une grande marge de manoeuvre sur ses propres méthodes de traitement. Le renvoi par la Commission d'une plainte à la conciliation ne constitue pas une décision quasi judiciaire concernant le bien-fondé de ladite plainte, mais plutôt une décision administrative sur la façon de procéder pour régler une plainte donnée. Plusieurs options s'offrent à la Commission : renvoyer la plainte à la conciliation, demander la tenue d'une enquête supplémentaire, ordonner l'arrêt des procédures ou tenter de régler l'affaire au cours de l'enquête. L'intervenante souligne que la Cour a appliqué la même norme discrétionnaire (examen de tous les éléments de preuve pertinents) à la décision de la Commission de ne pas poursuivre l'examen de l'affaire après la conciliation qu'aux décisions prises après le stade de l'enquête. Pour déterminer s'il y a lieu de poursuivre l'examen d'une plainte, la Commission soutient qu'elle doit tenir compte non seulement du bien-fondé de celle-ci, mais aussi de l'efficacité administrative et de son rôle lié à l'intérêt public; le caractère raisonnable d'une offre de règlement est donc un facteur dont elle pouvait tenir compte pour renvoyer une plainte à un tribunal.
III. Analyse et examen
À la demande de l'avocat de l'intimé, j'ai accepté de surseoir au prononcé de ma décision pendant un certain temps après la date de l'audience afin de permettre aux parties de tenter une dernière fois de résoudre le différend qui les oppose. J'ai maintenant été avisé par le greffe que les parties n'ont pu confirmer qu'un règlement avait été conclu dans le délai qui avait été convenu à cette fin. Je suis donc en mesure aujourd'hui de me prononcer sur le fond de la présente demande.
a) La procédure de règlement des plaintes de la Commission
Les règles que la Commission canadienne des droits de la personne applique à l'examen des plaintes fondées sur la Loi canadienne des droits de la personne sont énoncées aux articles 40 à 49 de la Loi. L'article 41 de la Loi prévoit que la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie aux termes de l'article 40, à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour l'un des motifs énumérés aux articles 40 et 41[30]. Lorsqu'elle reçoit une plainte, la Commission peut désigner un enquêteur conformément à l'article 43 de la Loi[31], nommer un conciliateur conformément à l'article 47[32] ou demander la constitution d'un tribunal des droits de la personne chargé d'examiner la plainte conformément à l'article 49 de la Loi[33].
Dans la présente affaire, la Commission a commencé par désigner un enquêteur. L'enquêteur désigné par la Commission doit mener une enquête sur la plainte et, suivant l'article 44, présenter à la Commission un rapport sur les conclusions de l'enquête[34]. L'article 44 énumère également les mesures que la Commission doit prendre et celles qu'elle est autorisée à prendre sur réception du rapport d'enquête. Dans certains cas, elle doit renvoyer la plainte à l'autorité compétente[35]. Dans d'autres cas, elle doit rejeter la plainte[36]. Elle peut demander la constitution d'un tribunal des droits de la personne chargé d'examiner la plainte[37]. Dans la présente affaire, il était également loisible à la Commission, à ce stade, de désigner un conciliateur conformément à l'article 47, car la plainte n'avait pas encore été réglée et n'avait pas encore été rejetée ou renvoyée en application des articles 44 à 46 de la Loi.
b)La Commission peut-elle rejeter une plainte conformément à l'alinéa 44(3)b) de la Loi lorsque la conciliation a échoué?
Le requérant soutient qu'en renvoyant la plainte à la conciliation, la Commission a décidé implicitement, en se fondant sur les conclusions du rapport d'enquête, que la plainte était bien fondée. Par conséquent, selon le requérant, la Commission pouvait ordonner la conciliation pour permettre aux parties d'en arriver à un règlement; cependant, si la conciliation échouait, elle ne pouvait rejeter la plainte et devait la renvoyer à un tribunal, parce que la plainte avait déjà franchi «l'étape de l'enquête».
À mon avis, cette interprétation restrictive des pouvoirs dont la Commission est investie n'est pas fondée selon la Loi ou les décisions rendues par la Cour fédérale. À l'instar de la Commission, j'estime qu'elle dispose d'une grande marge de manoeuvre sur ses propres méthodes de traitement en vertu de la Loi. Sur ce point, je souscris à l'opinion qu'a exprimée le juge Joyal dans l'arrêt Nielsen c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada et al[38]. Dans l'arrêt Nielsen, la Commission avait décidé de suspendre l'examen de la plainte de la requérante jusqu'à ce que la Cour d'appel fédérale et, plus tard, la Cour suprême du Canada se prononcent dans l'arrêt Canada c. Mossop[39] sur une question qu'elles jugeaient similaire (celle de savoir si un couple d'homosexuels constituait une «famille» au sens de la Loi). Après les arrêts Mossop et la décision que la Cour d'appel de l'Ontario a rendue dans l'affaire Haig and Birch v. Canada[40], le personnel de la Commission a déposé son rapport d'enquête dans lequel il a conclu que, dans tous les cas de plaintes de discrimination fondées sur la situation de famille, l'état matrimonial, le sexe et l'orientation sexuelle, aucune autre procédure n'était justifiée. La requérante Nielsen a demandé la révision judiciaire de la décision par laquelle la Commission avait rejeté sa plainte. Commentant l'argument de la requérante selon lequel la décision de la Commission n'était pas raisonnable, le juge Joyal a examiné les pouvoirs et les fonctions dont celle-ci est investie pour trancher les plaintes :
Y a-t-il des motifs suffisants pour conclure de quelque façon que ce soit que cette décision nécessite, par le biais du contrôle judiciaire, l'intervention de la Cour?
Tout d'abord, il existe un principe bien établi en droit voulant qu'un tribunal spécialisé, tel que la CCDP, mérite une retenue judiciaire. Sa loi habilitante lui assure énormément de contrôle sur ses propres méthodes de traitement. Ses fonctions administratives consistent, aux premiers paliers, à séparer le bon grain de l'ivraie, à classer les plaintes selon les divers chefs de discrimination. Elle décide si une enquête est autorisée ou non et son champ de compétence lui offre une variété d'options quant au règlement des plaintes dont elle est saisie[41].
À mon avis, le renvoi de la plainte du requérant à la conciliation constitue l'une des nombreuses solutions définies dans la Loi que la Commission peut choisir pour tenter de régler une plainte. Si cette solution n'est pas efficace, la Commission pourra rejeter la plainte ou la renvoyer à un tribunal conformément au paragraphe 44(3) de la Loi.
c)La Commission s'est-elle conformée à son obligation d'équité lorsqu'elle a rejeté la plainte conformément à l'alinéa 44(3)b) de la Loi?
Lorsqu'elle rejette une plainte en invoquant l'alinéa 44(3)b), la Commission doit exercer son pouvoir discrétionnaire en se conformant à son devoir d'équité. Dans l'arrêt Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), la Cour d'appel fédérale a décrit le contenu de cette obligation en ces termes :
...[L]a Commission s'est pleinement acquittée de son obligation d'équité envers la plaignante en lui remettant le rapport de l'enquêteur, en lui donnant l'entière possibilité d'y répliquer, et en étudiant cette riposte avant de parvenir à sa décision. Le pouvoir discrétionnaire de la Commission de rejeter une plainte conformément au sous-alinéa 44(3)b)(i) est libellé dans des termes encore plus généraux que sur lesquels s'est penchée la Cour suprême du Canada dans l'affaire Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), dans laquelle la nature de l'obligation d'équité dans de telles affaires a été décrite comme suit par le juge Sopinka, au nom de la majorité :
Je partage l'avis du juge Marceau qu'il incombait à la Commission d'informer les parties de la substance de la preuve réunie par l'enquêteur et produite devant la Commission. Celle-ci devait en outre offrir aux parties la possibilité de répliquer à cette preuve et de présenter tous les arguments pertinents s'y rapportant.
La Commission pouvait prendre en considération le rapport de l'enquêteur, les autres données de base qu'elle jugeait nécessaires ainsi que les arguments des parties. Elle était alors tenue de rendre sa propre décision en se fondant sur ces renseignements, ce qu'elle a fait [à la page 902][42].
[notes en bas de page omises].
Dans l'arrêt Miller c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (re Goldberg), le juge Dubé a passé en revue les décisions dans lesquelles l'obligation d'équité procédurale de la Commission a été explicitée et a énoncé la norme d'examen à appliquer aux décisions de la Commission[43]. Voici comment le juge Dubé s'est exprimé :
Les principes de l'arrêt SEPQA ont été suivis et développés dans plusieurs décisions de la Cour fédérale3. Selon ces décisions, le principe de l'équité procédurale exige que la Commission se fonde sur des éléments valables et objectifs pour déterminer si la preuve justifie la constitution d'un Tribunal. Les enquêtes que l'enquêteur mène avant la décision doivent respecter au moins deux conditions : la neutralité et l'exhaustivité. En d'autres termes, l'enquête doit être menée de façon qu'elle ne puisse être décrite comme une enquête empreinte de partialité ou d'iniquité et elle doit être exhaustive, c'est-à-dire qu'elle doit tenir compte des différents intérêts des parties concernées. L'enquêteur n'est pas tenu d'interroger chaque personne que proposent les parties. Il n'est pas tenu non plus, dans son rapport, de commenter chacun des incidents de discrimination reprochés, surtout lorsque les parties ont la possibilité de combler les lacunes dans leurs réponses3.
______________________
3Slattery c. Canada (CCDP, [1994] 2 C.F. 574; Boahene-Agbo c. Canada (CCDP), T‑101-94, 31 octobre 1994; Jennings c. Canada (Ministre de la Santé), T‑1235‑94, 13 juin 1995; Robinson c. Canada (CCDP) (Re : Monnaie royale du Canada), T‑3038‑93, 10 janvier 1995, et Tan c. Société canadienne des postes, T‑1355‑93, 14 juin 1995.
B)La norme d'examen
Il appert clairement de la jurisprudence4 que les tribunaux judiciaires ne devraient pas intervenir lorsqu'une autorité légale a exercé son pouvoir discrétionnaire au simple motif qu'ils se seraient peut-être prononcés différemment s'ils avaient été saisis de la même preuve. Cette réticence est fondée en grande partie sur le principe selon lequel, en raison de leur formation, de leur expérience, de leurs connaissances et de leur compétence spécialisée, ces autorités sont plus en mesure que les tribunaux judiciaires d'exercer ces pouvoirs. Lorsqu'un pouvoir discrétionnaire d'origine législative a été exercé de bonne foi et que la décision ne repose pas sur des facteurs qui ne sont pas pertinents ou qui sont extérieurs par rapport à l'objet de la loi en question, les tribunaux judiciaires ne devraient pas intervenir. Ils pourront cependant le faire lorsque le pouvoir discrétionnaire a été exercé d'une façon discriminatoire, inéquitable, futile ou déraisonnable.
Selon la jurisprudence5, la Commission est maître de sa procédure et le contrôle judiciaire relatif à une enquête ou à une décision qui serait viciée n'est justifié que lorsque l'irrégularité est manifeste. Dans l'arrêt Komo Construction6, la Cour suprême du Canada a décidé que, «tout en maintenant le principe que les règles fondamentales de justice doivent être respectées, il faut se garder d'imposer un code de procédure à un organisme que la loi a voulu rendre maître de sa procédure». [Notes en bas de page du texte initial incluses dans le texte][44].
______________________
4Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, p. 7; Lukian c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1994), 80 F.T.R. 38, p. 40; Slattery c. Canada, supra, p. 610; Robinson c. Canada (CCDP), supra, p. 11, et Boahene-Agbo c. Canada, supra, p. 28.
5Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, et Slattery c. Canada, supra, p. 605.
6Komo Construction Inc. et al c. Commission des relations de travail du Québec et al, [1968] R.C.S. 172, p. 176.
À mon avis, que la Commission rejette une plainte aux termes de l'alinéa 44(3)b) après l'échec de la conciliation ou qu'elle la rejette dès qu'elle reçoit un rapport d'enquête, sans qu'il y ait eu conciliation, la Commission doit exercer son pouvoir discrétionnaire en se conformant à la même obligation d'équité que celle qui est décrite dans la jurisprudence et résumée par le juge Dubé dans l'arrêt Miller. Dans l'arrêt Cowie c. Société canadienne des postes et al, décision récente de la Cour fédérale, le requérant avait demandé la révision de la décision par laquelle la Commission avait rejeté sa plainte[45]. Une enquête avait été menée et un rapport d'enquête avait été préparé. Dans ce rapport, la nomination d'un conciliateur avait été recommandée. Aucun règlement n'ayant pu être conclu, le cas a été renvoyé à la Commission ainsi qu'une note dans laquelle le directeur de la mise en oeuvre a recommandé à la Commission de renvoyer la plainte à un tribunal. La Commission a décidé que la constitution d'un tribunal n'était pas justifiée et a rejeté la plainte. Le juge Jerome, juge en chef adjoint, a statué que, tant qu'il y avait des éléments indiquant que la Commission avait examiné les éléments de preuve dont elle était saisie, l'intervention de la Cour n'était pas justifiée[46].
Dans le cas qui nous occupe, il appert du dossier que la Commission a examiné les éléments de preuve suivants :
-une note explicative à l'égard du cas 4.1.05;
-une note du directeur de la mise en oeuvre (3 pages);
-un rapport de conciliation signé par le conciliateur le 26 mai 1994 (2 pages) ainsi que la résolution approuvée le 14 novembre 1994, p. 2;
-le mémoire de Brian Garnhum en date de juin 1994 (5 pages) ainsi qu'un document qui y était joint (2 pages);
-un rapport d'enquête signé par l'enquêteur le 27 février 1993 (7 pages) ainsi que la résolution approuvée le 20 septembre 1993 à la page 2 et les documents joints à une plainte en date du 9 mai 1989 (2 pages) et un exposé chronologique (1 page);
-le mémoire de Brian Garnhum en date du 22 mars 1993 (5 pages) ainsi que les documents joints à ce mémoire (5 pages);
-le mémoire des Forces armées canadiennes en date du 2 avril 1993 (1 page)[47].
Le requérant reproche à la Commission d'avoir outrepassé sa compétence en se fondant sur des facteurs non pertinents lorsque, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire aux termes de l'alinéa 44(3)b) de la Loi, elle a examiné le caractère raisonnable de l'offre de règlement que l'intimé lui avait présentée dans le contexte du grief. Lorsqu'elle exerce son pouvoir discrétionnaire de façon à rejeter une plainte en application de l'alinéa 44(3)b), la Commission doit être convaincue «que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié» [non souligné dans l'original]. À mon sens, les conditions d'une offre de règlement présentée au cours de la conciliation relative à une plainte constituent une des «circonstances relatives à la plainte», même si la conciliation a échoué. L'alinéa 44(3)b) de la Loi indique clairement que la Commission doit tenir compte de ces conditions. Dans l'arrêt Nielsen, précité, le juge Joyal s'est demandé si la Commission pouvait à bon droit, en rejetant une plainte aux termes de l'alinéa 44(3)b) de la Loi, tenir compte de son rôle lié à l'intérêt public. Voici comment il s'est exprimé :
La décision, comme celle en l'espèce, de ne pas procéder à l'instruction d'une plainte, a été désignée comme étant administrative. Bien entendu, il faut observer les règles d'équité. Cependant, à la lecture de l'ensemble de la loi, il est clair que la CCDP doit respecter son rôle politique en matière d'ordre public, et ce rôle ne se résume pas aux litiges entre deux parties. Ses principes administratifs ne doivent pas tolérer une affluence de cas ayant essentiellement les mêmes caractéristiques judiciaires. La CCDP doit tenir compte de l'efficacité administrative. Lorsqu'il s'agit de questions de droit ou de politique, ce niveau d'efficacité requiert que toute instance additionnelle entraîne ultimement une décision sur le fond, et non sur quelque objection procédurale, relative à la forme ou autre.
Étant donné que la décision de la Commission est purement administrative, celle-ci n'a pas besoin d'en énoncer les motifs. Toutefois, elle a précisé que la rétroactivité y trouvait sa part. On peut également présumer qu'en l'espèce, et peut-être ailleurs, la Commission était d'avis que la question de la rétroactivité n'allait qu'embrouiller la question, ce qui entraînerait une multitude d'enquêtes et de poursuites judiciaires risquant d'être contestées pour des motifs de compétence.
La CCDP a peut-être également considéré en l'espèce qu'elle devait être conséquente dans ses décisions et qu'elle devait régler de façon similaire les affaires fondées sur les mêmes motifs. Elle a peut-être également examiné l'échéancier des plaintes, qui peuvent ne pas avoir été de nature continue et dans lesquelles, mise à part la forte susceptibilité des intéressés, les pertes pécuniaires découlant des prétendues violations étaient davantage symboliques que réelles.
À mon sens, il faut tenir compte de tout ce qui précède pour juger du bien-fondé de la décision de la CCDP. La Cour comprend la dynamique des questions soumises à la CCDP, et elle sait que pour fournir au public des solutions bien définies aux problèmes épineux soulevés, elle doit agir avec un certain degré de compréhension aussi bien des considérations d'ordre public que de la nécessité pour les demandeurs de voir jugées leurs nombreuses plaintes individuelles. À cet égard, il est clair pour moi que la CCDP doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire de façon à réussir autant que possible l'équilibre entre les deux aspects de ses obligations et de ses fonctions[48].
À l'instar du juge Joyal, je reconnais que, dans le cadre de l'exercice du pouvoir discrétionnaire dont elle est investie en vertu de l'alinéa 44(3)b) de la Loi, la Commission doit atteindre un équilibre entre les facteurs découlant de son rôle lié à l'ordre public, notamment le facteur de l'efficacité administrative, et la nécessité pour les plaignants de voir leurs plaintes jugées. Tout comme la Commission, j'estime que le caractère raisonnable des conditions d'une offre de règlement constitue un facteur qui peut légitimement être pris en compte dans cet exercice d'équilibre.
Je ne suis pas d'accord avec le requérant lorsqu'il dit que la Commission a rejeté sa plainte en se fondant uniquement sur son évaluation du caractère raisonnable des conditions d'une offre de règlement qui avait été présentée exclusivement dans le contexte d'un grief. À mon avis, ces conditions ont également été offertes au requérant dans le contexte de sa plainte relative aux droits de la personne, comme l'indique l'extrait suivant du rapport de conciliation :
[TRADUCTION] L'intimé n'était pas disposé à examiner une proposition de règlement allant plus loin que les conditions énoncées dans la réponse au grief du plaignant[49].
Comme le sous-entend le rapport de conciliation, l'intimé a implicitement proposé au requérant une offre de règlement dans le contexte de sa plainte relative aux droits de la personne selon des conditions identiques (sans les dépasser) à celles de l'offre formulée lors du grief. De plus, aucun élément du dossier n'indique que le caractère raisonnable de la plainte est le seul facteur dont la Commission a tenu compte pour rejeter la plainte du requérant.
d)Caractère raisonnable de la décision
Le requérant fait valoir qu'il n'est pas raisonnable pour la Commission de rejeter sa plainte, parce que l'intimé avait reconnu à plusieurs reprises la validité de celle-ci. Je ne suis pas d'accord. L'intimé a reconnu à plusieurs reprises qu'il n'aurait pas dû libérer le requérant parce qu'il ne lui avait pas remis de rapport sur ses points faibles avant la libération. Dans les documents déposés au dossier, l'intimé n'a nullement admis le bien-fondé de la plainte du requérant, qui était la suivante :
[TRADUCTION] Les Forces armées canadiennes ont fait montre de discrimination à mon endroit en mettant fin à mon emploi comme membre des Forces armées en raison d'une déficience mentale perçue (trouble de la personnalité), contrairement à l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La politique ou la pratique des Forces armées canadiennes prive ou a tendance à priver des personnes ou des groupes de personnes de possibilités d'emploi en raison de l'existence réelle ou perçue d'un trouble de la personnalité, contrairement à l'article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[50].
Selon le requérant, l'intimé a admis que la plainte de discrimination qu'il avait déposée était valable lors des offres de règlement que le chef d'état-major de la Défense et le ministre de la Défense nationale lui ont présentées et auxquelles le directeur de la mise en oeuvre de la Commission, M. Alwyn Child, a fait allusion dans la note qu'il a adressée à celle-ci[51]. Cependant, il semble que, dans les deux cas, les admissions en question concernaient le grief du requérant et non sa plainte relative aux droits de la personne. Dans la partie du rapport de l'enquêteur qui porte sur le grief du requérant, la première offre de règlement est décrite comme suit :
[TRADUCTION] Le grief a suivi son cours et a été accueilli par le chef d'état-major de la Défense, qui a avisé le plaignant, dans une lettre datée du 6 décembre 1990, comme suit :
... Après avoir examiné votre plainte, je suis d'avis qu'elle est bien fondée et que vous n'auriez pas dû être libéré sans qu'un rapport sur les points faibles ait été établi en application de l'OAFC 26-21. En conséquence, j'ai ordonné que vous ayez la possibilité de vous réenrôler...[52] [non souligné dans l'original].
La seconde offre de règlement est décrite en ces termes dans le rapport du conciliateur :
L'intimé répond que le ministre de la Défense nationale a présenté une offre au plaignant le 27 avril 1993 au sujet du grief.
(...)
L'intimé n'était pas disposé à examiner une proposition de règlement allant au-delà des conditions exposées en réponse au grief du plaignant[53] [non souligné dans l'original].
Cette offre a également été mentionnée comme suit dans la note de M. Child :
[TRADUCTION] Le 27 avril 1993, le ministre de la Défense nationale de l'époque a informé le plaignant que, après avoir examiné les documents du grief, il estimait que le plaignant avait une plainte partiellement bien fondée. En conséquence, l'intimé a présenté une offre finale... [non souligné dans l'original][54].
Compte tenu des extraits précités des documents dont la Commission était saisie, il est évident que l'intimé n'a pas admis que l'allégation de discrimination du requérant était bien fondée, même si elle a appliqué à la plainte relative aux droits de la personne de celui-ci les conditions de l'offre de règlement qui lui avait été présentée lors du grief.
À la lumière de ce qui précède, je ne puis conclure que la Commission a commis une erreur susceptible de révision en décidant de rejeter la plainte du requérant. En conséquence, la demande est rejetée.
Marc Noël
Juge
Ottawa (Ontario)
Le 2 octobre 1996
Traduction certifiée conforme
François Blais, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER
No DU GREFFE : T-3024-94
INTITULÉ DE LA CAUSE : Brian Garnhum,
requérant,
et
Le procureur général du Canada,
intimé,
et
La Commission canadienne des droits
de la personne,
intervenante.
LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : 9 septembre 1996
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE NOËL
EN DATE DU : 2 octobre 1996
ONT COMPARU :
Me Denise Désiel POUR LE REQUÉRANT
Me Dogan Ackman POUR L'INTIMÉ
Me Margaret Rose Jamieson POUR L'INTERVENANTE
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
Paquette, Déziel
Hull (Québec) POUR LE REQUÉRANT
Me George Thomson
Sous-procureur général
du Canada POUR L'INTIMÉ
Me Helen Beck
Commission canadienne des
droits de la personne POUR L'INTERVENANTE
[9]L'essentiel du grief du requérant est décrit comme suit dans le rapport d'enquête (dossier de l'intimé, p. 22) :
[TRADUCTION] Dans une lettre datée du 20 avril 1989, le plaignant a avisé le commandant de la Force d'opérations spéciales qu'il n'avait pas fait l'objet d'un traitement équitable ou conforme aux normes de déontologie et qu'il avait été libéré «...contre ma volonté, pour des motifs qui n'existent pas, comme je l'ai prouvé».
[12]Rapport de l'enquêteur de la Commission, par. 36 : voir le dossier de l'intimé, p. 24. Il convient de souligner que l'article 12 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, accorde aux personnes un droit d'accès aux renseignements personnels qui les concernent et qui relèvent d'une institution fédérale, ce qui comprend le droit de demander la correction des renseignements personnels et d'exiger l'ajout à ceux-ci d'une note indiquant toute correction qui a été demandée à leur sujet, mais qui n'a pas été apportée. Le ministère de la Défense nationale (y compris les Forces canadiennes) est défini comme une institution fédérale visée par l'article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels. À mon avis, il s'ensuit que le requérant aurait eu le droit de joindre à son dossier les rapports médicaux subséquents qui contredisaient les évaluations psychiatriques et psychologiques de l'intimé. Cependant, d'après les documents déposés auprès de la Cour, il ne semble pas que le requérant ait été informé de ces droits par son avocate, les Forces canadiennes ou la Commission.
[30]Voici l'extrait pertinent de l'article 40 :
40.(1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d'individus ayant des motifs raisonnables de croire qu'une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.
(...)
(5) Pour l'application de la présente partie, la Commission n'est validement saisie d'une plainte que si l'acte discriminatoire :
a) a eu lieu au Canada alors que la victime y était légalement présente ou qu'elle avait le droit d'y revenir;
b) a eu lieu au Canada sans qu'il soit possible d'en identifier la victime, mais tombe sous le coup des articles 8, 10, 12 ou 13;
c) a eu lieu à l'étranger alors que la victime était un citoyen canadien ou qu'elle avait été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.
(...)
(7) La Commission ne peut connaître, au titre du paragraphe (1), d'une plainte qui porte sur les conditions et les modalités d'une caisse ou d'un régime de pensions, lorsque le redressement demandé aurait pour effet de priver un participant de droits acquis avant le 1er mars 1978 ou de prestations de pension ou autres accumulées jusqu'à cette date, notamment :
a) de droits ou de prestations attachés à un âge déterminé de retraite;
b) de prestations de réversion.
L'article 41 prévoit ce qui suit :
Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :
a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;
b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;
c) la plainte n'est pas de sa compétence;
d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;
e) la plainte a été déposée plus d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.
[31]L'article 43 prévoit en partie ce qui suit :
43.(1) La Commission peut charger une personne, appelée, dans la présente loi, «l'enquêteur», d'enquêter sur une plainte.
[32]Voici le libellé de l'article 47 :
47.(1) Sous réserve du paragraphe (2), la Commission peut charger un conciliateur d'en arriver à un règlement de la plainte, soit dès le dépôt de celle-ci, soit ultérieurement dans l'un des cas suivants :
a) l'enquête ne mène pas à un règlement;
b) la plainte n'est pas renvoyée ni rejetée en vertu des paragraphes 44(2) ou (3) ou des alinéas 45(2)a) ou 46(2)a);
c) la plainte n'est pas réglée après réception par les parties de l'avis prévu au paragraphe 44(4).
(2) Pour une plainte donnée, les fonctions d'enquêteur et de conciliateur sont incompatibles.
(3) Les renseignements recueillis par le conciliateur sont confidentiels et ne peuvent être divulgués sans le consentement de la personne qui les a fournis.
[33]Voici l'extrait pertinent de l'article 49 :
49.(1) la Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer un tribunal des droits de la personne, appelé dans la présente partie le «tribunal», chargé d'examiner la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l'examen est justifié.
[34]Voici le texte de l'article 44 :
44.(1) L'enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l'enquête.
(2) la Commission renvoie le plaignant à l'autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas :
a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;
b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.
(3) Sur réception du rapport d'enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :
a) peut demander au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer, en application de l'article 49, un tribunal des droits de la personne chargé d'examiner la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :
(i) d'une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci est justifié,
(ii) d'autre part, qu'il n'y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);
b) rejette la plainte, si elle est convaincue :
(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié;
(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l'un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).
[46]Voir Tan c. Société canadienne des postes (14 juin 1995), T-1355-93 (C.F. 1re inst.). Voir également Kallio c. Lignes aériennes Canadien International Ltée (24 mai 1996), T-1087-95 (C.F. 1re inst.).