Date : 20040415
Dossier : T-1742-03
Référence : 2004 CF 570
OTTAWA (ONTARIO), LE 15 AVRIL 2004
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE JOHANNE GAUTHIER
ENTRE :
AVENTIS PHARMA INC.
demanderesse
et
APOTEX INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ
défendeurs
et
SCHERING CORPORATION
défenderesse (brevetée)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] En février dernier, Apotex a réclamé une ordonnance radiant en totalité la preuve produite par Schering Corporation (Schering) au motif qu'elle constituait un abus de procédure, étant donné qu'en sa qualité de brevetée, Schering n'avait pas le droit de déposer des éléments de preuve distincts pour appuyer la demande présentée par Aventis Pharma Inc. (Aventis) et pour établir que les allégations d'invalidité formulées par Apotex au sujet de plusieurs des revendications du brevet canadien no 1341206 (le brevet 206) ne sont pas justifiées.
[2] Le 12 février 2004, la protonotaire Tabib a rejeté la requête d'Apotex au motif qu'Aventis avait le droit de constituer Schering codéfenderesse et qu'il n'existait aucun principe général de droit qui permette à la Cour de limiter la portée des droits dont jouit Schering en tant que partie à part entière. La protonotaire a conclu qu'eu égard aux circonstances particulières de l'espèce, Apotex n'avait pas réussi à présenter suffisamment d'éléments de preuve pour établir l'abus de procédure reproché et pour justifier la radiation des affidavits de Schering. Elle a toutefois prorogé au 3 mars 2004 le délai imparti à Apotex pour déposer et signifier sa preuve.
[3] Apotex demande à la Cour d'annuler cette décision, sauf pour la partie prorogeant le délai qui lui est accordé pour déposer ses éléments de preuve.
[4] La norme de contrôle applicable dans le cas de l'appel d'une décision d'un protonotaire est bien connue (Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, [1993] A.C.F. no 103 (C.A.) (QL), reprise dans l'arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc., [2003] A.C.F. no 1925 (C.A.) (QL)).
[5] Apotex soutient que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début parce que la question soumise à la protonotaire devrait être considérée comme une question ayant une influence déterminante sur l'issue de la cause et que, de toute façon, la protonotaire a commis une erreur de droit en ne radiant pas la preuve de Schering en entier. Schering conteste cette façon de voir la décision de la protonotaire Tabib parce qu'il n'est pas possible de connaître les incidences que les éléments de preuve de Schering auront sur le sort final de la demande.
[6] La Cour n'est pas convaincue que la question litigieuse soumise à la protonotaire était une question déterminante. Il ressort de la preuve soumise par Apotex que Schering a produit des éléments de preuve sur des questions au sujet desquelles Aventis n'avait pas déposé d'éléments de preuve pour contredire l'exposé détaillé contenu dans son avis d'allégation. Cet argument précis n'a pas été examiné à fond à l'audience. Il est par ailleurs difficile de l'apprécier parce qu'il suppose qu'on doive tenir compte de la présomption de véracité qui joue en faveur des faits relatés dans l'avis d'allégation, de la charge de preuve qui incombe à Aventis et des incidences éventuelles des éléments de preuve avancés par Schering.
[7] Mais au lieu d'essayer de procéder à cette appréciation, j'ai décidé d'exercer mon pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début parce que cette façon de procéder n'aura pas d'influence déterminante sur l'issue de la cause. En fait, j'en arrive à la même conclusion que la protonotaire Tabib.
[8] Les faits qui intéressent la présente requête peuvent être résumés brièvement.
[9] Aventis a déposé une demande en vertu du paragraphe 6(1) duRèglement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, modifié par DORS/98-166 et DORS/99-397 (le Règlement), en vue d'empêcher la délivrance à Apotex d'un avis de conformité à l'égard de son produit, le Ramipril. La validité du brevet 206 est en litige.
[10] Suivant le paragraphe 6(4) du Règlement, Aventis, qui est titulaire d'une licence d'utilisation du brevet 206, devait constituer Schering, qui est titulaire du brevet en question, partie à la demande.
[11] Aventis et Schering ne sont pas des sociétés apparentées et elles sont chacune représentées par un avocat distinct. Se fondant sur l'article 303 des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles), Aventis a constitué Schering codéfenderesse en tant que brevetée. Il est acquis aux débats qu'elle avait le droit de le faire.
[12] Le 24 octobre 2003, le protonotaire Lafrenière a rendu une ordonnance de consentement par laquelle il prorogeait le délai accordé à Aventis pour présenter sa preuve et fixait un nouvel échéancier pour l'administration de la preuve dans la présente affaire. Conformément à cette ordonnance, Apotex et Schering devaient toutes les deux déposer et signifier leur preuve au plus tard le 21 janvier 2004.
[13] Le 20 janvier 2004, Schering a déposé trois affidavits. Le premier était signé par M. Smith, un des inventeurs inscrits du brevet 206, le second émanait de Me Mazer, un avocat spécialisé en brevets qui occupait pour Schering, et le dernier était souscrit par un chimiste dénommé Roach, Conformément à l'ordonnance de la protonotaire Tabib, Schering a également été autorisée à déposer un affidavit supplémentaire au plus tard le 13 février 2004.
[14] Il semble que la preuve de Schering porte surtout sur la justesse de la prévisibilité des revendications 1, 2, 3 et 6 du brevet 206, alors que les éléments de preuve d'Aventis ne portaient que sur la justesse de la prévisibilité des revendications 12 et 3. On ne sait pas avec certitude si Aventis a déposé des éléments de preuve au sujet des autres arguments soulevés par Apotex en ce qui a trait aux revendications 1, 2, 3 et 6.
[15] En raison de la nature de la preuve de Schering, les experts et l'avocat d'Apotex ont dû faire du travail supplémentaire. Ainsi, pour répondre à l'affidavit de Me Mazer et à celui de M. Roach, Apotex a dû consulter des documents qui n'étaient pas mentionnés dans la preuve d'Aventis, comme par exemple l'historique du dossier de la demande de brevet européen correspondante, ainsi que la déclaration de Meinwald (un document mentionné dans l'avis d'allégation).
[16] Apotex soutient qu'on ne peut résoudre ce problème en se contentant de condamner la partie adverse à des dépens distincts ou punitifs ou en lui accordant un délai supplémentaire pour déposer ses affidavits.
[17] Elle affirme qu'en autorisant le dépôt de la preuve de Schering, on accorde à Aventis deux possibilités distinctes de présenter des éléments de preuve à l'appui de sa thèse. Il s'ensuit également que Schering n'est pas limitée par les moyens articulés dans la demande de contestation de l'avis d'allégation[1]. Finalement, elle affirme que le dépôt des éléments de preuve de Schering, qui devait se faire le même jour qu'Apotex, a « étourdi » Apotex avec de nouveaux éléments de preuve et de nouveaux arguments visant à étayer la thèse d'Aventis tout en protégeant cette dernière contre toute réponse.
[18] Suivant Apotex, Schering et Aventis se sont de toute évidence rendues coupable d'un abus de procédure, eu égard aux circonstances de l'espèce. Cet abus ressort à l'évidence du [traduction] « comportement absurde adopté par Schering, qui a soumis "en réponse" des éléments de preuve évasifs » . Apotex se fonde à cet égard sur la décision du juge Noël dans l'affaire Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., (1997) 72 C.P.R. (3d) 379.
[19] Il ressort de la décision rendue par la juge McGillis dans l'affaire Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), (2000) 4 C.P.R. (4th) 421, et de celle du juge Blanchard dans l'affaire Nu-Pharm Inc. c. Canada (Procureur général), (2001) 14 C.P.R. (4th) 280 (confirmée à (2002) 17 C.P.R. (4th) 288) qu'aucune disposition des Règles de la Cour fédérale (1998) ne permet à la Cour de limiter les droits d'une personne qu'il convient de constituer comme partie ou qu'il faut constituer comme partie. La défenderesse brevetée devrait donc avoir le droit de participer pleinement à la présente instance et notamment le droit fondamental de présenter sa preuve.
[20] Le législateur fédéral a jugé bon d'exiger que le titulaire du brevet en litige dans une procédure introduite en vertu du Règlement soit constitué partie à cette procédure. Ainsi que le juge Noël l'a signalé dans le jugement Pfizer, précité, [traduction] « La raison évidente de cette exigence est de s'assurer que le breveté soit aussi lié par l'issue de la demande d'interdiction présentée en vertu du Règlement [...] » . Sur ce fondement, le juge Noël a confirmé que le breveté avait le droit d'être représenté par l'avocat de son choix. Pour la même raison, je dois également confirmer le droit de Schering de déposer des éléments de preuve à l'appui de sa thèse que le brevet 206 est valide et que l'avis d'allégation n'est pas justifié.
[21] Je suis d'accord avec l'opinion incidente formulée dans le jugement Pfizer[2], précité, suivant laquelle la « seconde personne » ne devrait pas être forcée de répondre aux mêmes questions plus d'une fois. Mais, même alors, il ne s'ensuit pas pour autant que la réparation appropriée consiste nécessairement à radier les éléments de preuve eux-mêmes. La condamnation aux dépens est un moyen particulièrement bien adapté pour sanctionner ce genre d'abus (voir l'article 400 des Règles) et si un retard supplémentaire est ainsi causé, la première personne devra peut-être contester une revendication en vertu de l'article 8 du Règlement.
[22] En l'espèce, Schering n'a pas repris textuellement les éléments de preuve d'Aventis. Comme elle l'a expliqué à l'audience, il peut exister de bonnes raisons sur le plan commercial pour expliquer pourquoi Schering peut avoir ses propres raisons de contester la validité de certaines revendications qui peuvent revêtir moins d'importance pour un titulaire de licence comme Aventis. J'estime qu'on ne peut reprocher à Schering d'avoir fait exactement ce que le juge Noël a suggéré dans le jugement Pfizer, précité, c'est-à-dire s'assurer de ne pas faire double emploi avec la preuve d'Aventis et qu'on ne peut la punir pour avoir agi ainsi.
[23] Si la Cour devait retenir la thèse d'Apotex, le breveté (qui n'est pas la « première personne » ) ne pourrait pas vraiment déposer d'éléments de preuve parce que ceux-ci feraient double emploi avec ceux de la première personne ou iraient au-delà de ceux-ci.
[24] Ce qui est illogique dans le présent dossier, c'est le fait qu'Apotex serait obligée de déposer et de signifier des éléments de preuve qui porteraient vraisemblablement aussi sur les éléments de preuve de la brevetée défenderesse le même jour que celui où la brevetée défenderesse devait déposer ses éléments de preuve. Le problème découle de l'échéancier fixé par le protonotaire Lafrenière dans son ordonnance et non du fait que Schering a le droit de déposer des éléments de preuve pour appuyer la validité de son brevet.
[25] On aurait pensé que cette difficulté aurait été évidente, mais Apotex affirme que lorsqu'elle a acquiescé à l'ordonnance du 24 octobre 2003, elle ne s'est jamais préoccupée de cette question et qu'elle n'a pas prévu que Schering déposerait un nombre considérable d'éléments de preuve et qu'elle ne pouvait pas le prévoir. Lorsqu'on lui a demandé quel genre d'éléments de preuve elle croyait que Schering déposerait à la date fixée dans l'ordonnance, Apotex a répondu que Schering aurait pu par exemple produire une copie du brevet 206. Suivant Schering, il ressort à l'évidence des conditions de sa comparution qu'elle se proposait d'appuyer la validité du brevet et de la demande. Apotex affirme qu'elle s'est fait « berner » . Quoi qu'il en soit, le défaut d'Apotex de soulever la question au moment de l'établissement de l'échéancier est bel et bien ce qui a causé le problème.
[26] La Cour ne voit tout simplement pas comment, dans ces conditions, elle pourrait rendre l'ordonnance sollicitée et radier tous les affidavits déposés par Schering. La Cour abonde dans le sens de la protonotaire Tabib lorsqu'elle affirme qu'il n'y a effectivement pas suffisamment d'éléments de preuve pour pouvoir conclure que Schering s'est rendue coupable d'un abus de procédure dans le présent dossier.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
La requête est rejetée avec dépens.
« Johanne Gauthier »
Juge
Traduction certifiée conforme
Martine Guay, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1742-03
INTITULÉ : AVENTIS PHARMA INC. C. APOTEX INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ et SCHERING CORPORATION
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 8 mars 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : MADAME LA JUGE JOHANNE GAUTHIER
DATE DES MOTIFS : Le 15 avril 2004
COMPARUTIONS :
J. Hamilton POUR LA DEMANDERESSE
Y. Kang
Andrew Brodkin POUR LES DÉFENDEURS
James Wills POUR LA DÉFENDERESSE
Wagner (LA BREVETÉE)
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
SMART & BIGGAR POUR LA DEMANDERESSE
Toronto (Ontario)
GOODMANS s.r.l. POUR LES DÉFENDEURS
Toronto (Ontario)
GOWLING LAFLEUR HENDERSON s.r.l. POUR LA DÉFENDERESSE
Ottawa (Ontario) (LA BREVETÉE)
[1] Le moyen tiré de la justesse de la prévisibilité des revendications 1, 2, 3 et 6 a été plaidé dans la demande (aux paragraphes 10 et 13e)); cet argument ne s'applique donc pas au cas qui nous occupe.
[2] Je signale que cette décision a été rendue avant les modifications apportées au Règlement en 1998 et l'ajout de l'article 8.