Date : 20000823
Dossier : T-225-00
Entre
RUBY TRADING S.A.,
demanderesse
- et -
MYLES PARSONS, LA FÉDÉRATION INTERNATIONALE
DES OUVRIERS DU TRANSPORT, HABIBULA MUSTAFA,
BAYRAM MON, KRASSIMIR STOYKOV
et ANTON LITVICHKOV,
défendeurs
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
Le protonotaire JOHN A. HARGRAVE
[1] Les présents motifs se rapportent à la requête en radiation de la déclaration par divers motifs ou, subsidiairement, en suspension d'instance, laquelle requête est rejetée par les présentes.
LE CONTEXTE
[2] La demanderesse, qui est propriétaire du navire « Japan Rainbow II » , avait intenté cette action en rupture de contrat de travail contre les hommes d'équipage, et en immixtion dans les relations contractuelles contre la Fédération internationale des ouvriers du transport et un organisateur de cette dernière. Elle s'est ensuite fondée sur cette action pour se faire délivrer une injonction portant interdiction aux défendeurs, savoir les hommes d'équipage, le syndicat et l'organisateur de ce dernier, de maintenir le piquet de grève qui avait empêché le navire de transporter une cargaison de grain ou, de fait, d'obtenir les services d'un pilote et de remorqueurs pour quitter un poste de chargement de grain, dont avaient besoin d'autres navires.
[3] Le 7 février 2000, le juge en chef adjoint Lutfy a rendu l'injonction, laquelle n'était pas motivée. Il y a lieu de noter que la Cour fédérale a, à l'occasion, rendu des injonctions de ce genre, peut-être en application de la jurisprudence illustrée par la cause Galano c. Le navire Lowell Thomas Explorer (1978), 80 D.L.R. (3d) 127, dans laquelle la Cour a rejeté la fin de non-recevoir opposée à la demande reconventionnelle du propriétaire du navire en perte de locations, dans le cadre de l'action en recouvrement de salaires par des membres de l'équipage. Quoi qu'il en soit, et à titre d'exemple, ce serait un système inique, insensé et impraticable si les hommes d'équipage pouvaient saisir un navire en Cour fédérale dans une action en recouvrement de salaires, sans que le propriétaire du navire puisse faire une demande reconventionnelle en rupture de contrat maritime.
[4] En l'espèce, les défendeurs, dont l'avocat avait décliné, à l'audition de la requête en injonction, la proposition d'un délai pour étudier la question, ont non seulement interjeté appel de l'ordonnance du juge en chef adjoint Lutfy, mais ont encore présenté le déclinatoire de compétence en instance.
[5] La question de l'incompétence de la Cour à l'égard des membres d'équipage dans une action en dommages-intérêts pour retard injustement causé à un navire, serait un sujet intéressant à examiner. Il n'en sera cependant rien en l'espèce, en premier lieu par l'effet de l'autorité de la chose jugée, car le point essentiel de la requête en instance a été jugé par le juge en chef adjoint Lutfy et fait actuellement l'objet d'un appel; et en second lieu parce qu'une partie ne peut se voir accorder qu'une seule occasion d'attaquer les conclusions de la partie adverse, en l'occurrence par voie d'appel contre l'ordonnance du juge en chef adjoint; cf. Grassic v. Calgary Power Co. Ltd. (1948), 1 D.L.R. 103, page 106 (C.A. Alb.), et Windsurfing International Inc. c. Novaction Sports Inc. (1988), 18 C.P.R. (3d) 230, page 233, décision rendue par le juge en chef adjoint Jerome.
ANALYSE
[6] Ma conclusion quant à l'application de la règle de l'autorité de la chose jugée n'était pas automatique, car les parties ont proposé des arguments de fond pour et contre en la matière. La demanderesse s'est acquittée de la charge qui lui incombait de démontrer que la règle doit s'appliquer en l'espèce; c'est donc elle qui l'emporte.
[7] L'avocat des défendeurs fait valoir que l'appel contre l'ordonnance du juge en chef adjoint était juste un surcroît de précaution et que, contre une injonction interlocutoire, il pourrait y avoir, en dehors de l'appel, plus d'un moyen de recours sur le même point; il reconnaît cependant que la partie qui ne réussit pas à faire valoir ses conclusions au stade de l'injonction interlocutoire, pourrait être irrecevable à soulever le même point au procès. Cette idée de revenir sur le point décidé au stade de l'injonction interlocutoire, est tout à fait contraire au principe qui sous-tend la jurisprudence Windsurfer susmentionnée; cependant, l'invocation de la règle de l'autorité de la chose jugée pour s'opposer à l'audition de la requête en instance est une approche plus intéressante.
[8] Pour commencer, l'avocat des défendeurs soutient que je suis lié par la décision Hanson c. Canada (1991), 38 F.T.R. 34 : le juge Cullen y fait remarquer que la règle de l'autorité de la chose jugée ne l'empêchait pas de mettre hors de cause un des défendeurs au procès, suivant en cela la décision rendue par le juge Collier dans Waste Not Wanted Inc. c. Canada (1987), 11 F.T.R. 253.
[9] Dans Waste Not, le juge Collier a analyséen pages 259 et 260 la règle de l'autorité de la chose jugée dans le contexte des ordonnances interlocutoires. Il se référait surtout aux règles de droit anglais en la matière, telles que les exposait l'ouvrage Spencer, Bower and Turner on the Doctrine of Res Judicata, seconde édition, 1969. Il appert que son attention n'a pas été attirée sur une cause contemporaine, Stamper v. Finnigan, [1984] 1 C.P.C. (2d) 175; 57 N.B.R. (2d) 411; 148 A.P.R. 411, dans laquelle le juge en chef de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick citait l'arrêt Diamond v. Western Realty Co., [1924] R.C.S. 308, et l'édition contemporaine de l'ouvrage Sopinka and Lederman on the Law of Evidence in Civil Cases (1974), comme posant catégoriquement que la règle s'appliquait aux ordonnances interlocutoires :
[TRADUCTION]
Cependant, la conclusion suivante, tirée par le juge Duff en pages 315 et 316 de la décision Diamond v. Western Realty Co., [1924] R.C.S. 308, [1924] 2 D.L.R. 922 (C.S.C.) de la Cour suprême du Canada, s'impose en l'espèce :
« Il est vrai que dans un sens, cette décision était interlocutoire, c'est-à -dire que l'instance dans laquelle elle a été rendue était une procédure interlocutoire; n'empêche que c'était une décision définitive en ce que faute d'appel, elle était exécutoire pour toutes les parties. » [non souligné dans l'original]
J'adopte cette conclusion et juge que la règle de l'irrecevabilité pour cause d'autorité de la chose jugée s'applique aux décisions interlocutoires.
Cette conclusion est encore confortée par le commentaire suivant dans l'ouvrage Sopinka and Lederman, Law of Evidence in Civil Cases (1974), page 367 :
« Bien que la jurisprudence ne soit pas uniforme en la matière, on peut dire qu'au Canada, une décision interlocutoire est exécutoire pour les parties, au moins à l'égard des autres procédures dans la même action. »
[Stamper v. Finnigan, page 178]
Le passage cité ci-dessus de Sopinka et Lederman figure dans l'édition de 1999 de l'ouvrage Sopinka, Lederman and Bryant on Evidence, Butterworths, page 1703, avec à l'appui une multitude de jurisprudences, du niveau de protonotaire jusqu'aux décisions contemporaines de la Cour suprême du Canada.
[10] Cela ne signifie pas pour autant que le juge Collier a mal jugé dans Waste Not : il était appelé, lors du jugement au fond de l'affaire, à se prononcer sur une ordonnance clairement provisoire destinée à être revue, à la différence de l'affaire en instance, où la question de compétence a été soulevée dès les premiers stades, a été jugée par le juge en chef adjoint et a fait l'objet d'un appel.
[11] Les défendeurs citent diverses causes où il était question de l'autorité de la chose jugée en contexte interlocutoire, mais elles sont toutes différentes de l'affaire en instance. Dans Novopharm Ltd. c. Eli Lilly & Co., [1999] 1 C.F. 515, l'argument de l'autorité de la chose jugée était fondé sur l'existence d'instances parallèles. Dans Trilea Centres Inc. v. Cumming Cockburn Ltd. (1991), 5 O.R. (3d) 598, l'ordonnance sur laquelle s'appuyait la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée ne prévoyait que des mesures provisoires en attendant le jugement au fond ou autre résolution de l'action; ce n'était certainement pas une ordonnance définitive. La décision Re: Hansard Spruce Mills Ltd. (1954), 4 D.L.R. 590 (B.C.S.C.N.) ne concernait pas l'autorité de la chose jugée mais la règle stare decisis et la décision rendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans une autre affaire. Dans World Wide Treasure Adventures Inc. v. Trivia Games Inc. (1996), 17 B.C.L.R. (3d) 187 (B.C.C.A.), la question se posait au sujet d'une action antérieure, qui avait été rejetée, et d'une nouvelle action qui revenait sur les mêmes points litigieux; il ne s'agissait pas d'une mesure interlocutoire comme en l'espèce, mais d'une action sur action.
[12] Dans Talbot v. Pan-Ocean Oil Corp. (1977), 3 Alta L.R. (2d) 354 (C.A.), la Cour d'appel de l'Alberta a jugé que la règle de l'autorité de la chose jugée ne s'appliquait pas parce que les pièces sur la foi desquelles la requête initiale en ordonnance interlocutoire avait été instruite étaient nettement insuffisantes, et bien que l'avocat de la partie requérante eût demandé un ajournement pour déposer d'autres documents, sa requête a été rejetée. L'affaire n'ayant pas été convenablement décidée à l'origine, la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée ne pouvait être retenue. En l'espèce par contre, je fais foi au témoignage par affidavit de Me Bernard, avocat de la demanderesse à l'audition de la requête en ordonnance interlocutoire par le juge en chef adjoint, que l'avocat des défendeurs n'a pas accepté l'offre faite par celui-ci d'un délai pour se préparer. Il s'ensuit est que « la règle de l'autorité de la chose jugée s'appliquera à une requête subséquente si le requérant se contente d'invoquer son défaut de produire certains documents ou arguments à l'appui de la requête initiale, parce que tout ce qui a été jugé lors de l'audition de cette dernière sera réputé jugé au fond » (Sopinka, Lederman and Bryant on the Law of Evidence, op. cit., page 1074). Dans ce passage, les auteurs font observer, aux notes de bas de page 158 et 156, qu'en ce qui concerne ce principe, Talbot v. Pan-Ocean Oil Corp. est l'un des cas à part.
[13] Dans Coca-Cola Ltd. c. Pardhan (1999), 240 N.R. 211, le juge Strayer, prononçant le jugement de la Cour d'appel fédérale, fait observer en page 222 que le juge des requêtes n'avait pas commis une erreur faute d'avoir, en radiant l'action, pris en compte le fait que d'autres juges avaient rendu des ordonnances interlocutoires. Selon la Cour d'appel, le juge des requêtes « devait plutôt examiner la question précise qui lui était soumise et qui n'a pas été soulevée dans les autres affaires : celle de savoir si, en tenant pour avérée chacune des allégations de la déclaration, celle-ci ne contenait aucune cause raisonnable d'action en droit » . En l'espèce, je vois que la question de compétence a été abordée devant le juge en chef adjoint Lutfy et que l'avocat des défendeurs s'est vu donner amplement de temps pour se préparer, mais a décliné l'offre. Il convient de rappeler à cet égard le passage citésupra de l'ouvrage Sopinka, Lederman and Bryant on the Law of Evidence, savoir que l'avocat de la partie intéressée ne peut invoquer le défaut de produire certains documents ou arguments dans le cadre d'une requête antérieure pour s'opposer à l'application de la règle de l'autorité de la chose jugée.
[14] En bref, j'accepte que les défendeurs ne partagent pas la conclusion du juge en chef adjoint. Ils ont le droit de faire appel comme ils l'ont fait. Cependant, ils n'ont pas le droit de revenir sur le même point litigieux; cf. National Bank of Canada v. Royal Bank of Canada, décision non rapportée en date du 13 mars 2000 du juge Greer de la Cour supérieure de l'Ontario, dossier no 8745/91, paragraphes 4 et 8.
[15] L'avocat de la demanderesse va plus loin en soutenant que l'introduction de la requête en instance constitue un abus de procédure, citant à l'appui la décision Borley c. Commission de port du Fraser (1995), 92 F.T.R. 275 (C.F. - P.), qu'a appliquée la Cour d'appel fédérale dans Levi Strauss & Co. c. Roadrunner Apparel Inc. (1998), 76 C.P.R. (3d) 129, page 134, note de bas de page no 8. La décision Borley porte sur une tentative de revenir sur des points qui ont été ou auraient dû être déjà jugés dans des procédures antérieures. Ce sont les abus de ce genre que la règle de l'autorité de la chose jugée vise à prévenir. En l'espèce, la procédure engagée par les défendeurs ne va pas jusqu'à constituer un abus de procédure car, comme noté supra, ce n'était pas sans effort de réflexion que je suis parvenu à la conclusion quant au succès possible de la demanderesse.
RÉCAPITULATIF
[16] Les défendeurs ont une voie de recours et en fait, ils l'ont exercée en interjetant appel de l'ordonnance du juge en chef adjoint. L'affaire est actuellement en Cour d'appel fédérale : il serait inapproprié de ma part de faire droit au chef de requête subsidiaire, savoir la suspension d'instance. Les défendeurs doivent se contenter de la voie de recours qu'est leur appel : leur requête est rejetée.
[17] Bien que selon la règle générale, les dépens suivent le sort du principal, les avocats n'ont pas abordé la question. S'ils n'arrivent pas à s'entendre, ils pourront faire le nécessaire pour présenter leurs conclusions quant aux dépens. Je les remercie de leurs conclusions soignées.
Signé : John A. Hargrave
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Protonotaire
Vancouver (Colombie-Britannique),
le 23 août 2000
Traduction certifiée conforme,
Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER No : T-225-00
INTITULÉDE LA CAUSE : Ruby Trading S.A.
c.
Myles Parsons, la Fédération internationale des ouvriers du transport, Habibula Mustafa, Bayram Mon, Krassimir Stoykov et Anton Litvichkov
LIEU DE L'AUDIENCE : Vancouver (C.-B.)
DATE DE L'AUDIENCE : 15 mai 2000
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE PROTONOTAIRE HARGRAVE
LE : 23 août 2000
ONT COMPARU:
M. Peter Swanson pour la demanderesse
M. James Baugh pour les défendeurs
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Campney & Murphy pour la demanderesse
Vancouver (C.-B.)
McGrady, Baugh & White pour les défendeurs
Vancouver (C.-B.)