T-2373-95
OTTAWA (ONTARIO), le 12 février 1997
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE J.E. DUBÉ
Entre :
ALICE McAULIFFE,
requérante,
- et -
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
intimé.
ORDONNANCE
La Cour annule la décision en date du 6 octobre 1995 de la Commission de la fonction publique et lui renvoie l'affaire pour qu'elle y donne suite promptement et conformément aux motifs pris pour la présente ordonnance.
______________________________
Juge
Traduction certifiée conforme ________________________________
F. Blais, LL. L.
T-2373-95
Entre :
ALICE McAULIFFE,
requérante,
- et -
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
intimé.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
Le juge DUBÉ
Il y a en l'espèce demande en annulation de la décision en date du 6 octobre 1995, par laquelle la Commission de la fonction publique (la Commission) a refusé de mettre en application les recommandations faites par un comité d'enquête au sujet du concours 91-DND-KGN-OC-52.
1- Les faits de la cause
En décembre 1991, le ministère de la Défense nationale (le ministère) a décidé qu'il y avait des postes d'aide de cuisine à pourvoir à la base de Kingston (Ontario). En tout 90 candidats ont été évalués à cette occasion. En juillet 1992, la Commission a été saisie de plusieurs plaintes sur la façon dont les candidats étaient évalués. Par exemple, des notes ont été effacées ou modifiées; l'aptitude à communiquer n'était pas notée de la même façon pour tous les candidats; les personnes dont les noms étaient donnés en référence n'ont pas été contactées pour l'évaluation de l'aptitude personnelle, et certaines notes données pour l'aptitude personnelle et les compétences n'ont pu être justifiées. Il y avait en tout quelque 23 plaintes.
En octobre 1992, l'enquêteur de la Commission a relevé un certain nombre d'irrégularités à l'issue d'une enquête sur place. N'empêche que trois listes d'admissibilité ont été établies par suite du concours, l'une datée du 13 août 1992, la deuxième du 19 octobre 1992, et la dernière du 16 décembre 1992.
Le ministère reconnaissait qu'il y avait des erreurs dans la notation des candidats, et a accepté de nommer un jury de sélection impartial et expérimenté pour revoir le dossier. Il y a donc eu une seconde évaluation des candidats, qui s'est terminée en septembre 1994 et à l'issue de laquelle il a été jugé que sur les 24 candidats qui avaient été nommés aux postes en question, 22 avaient la compétence voulue mais n'étaient pas nécessairement les candidats les mieux qualifiés, et que les deux autres ne remplissaient pas les conditions requises.
En octobre 1994, la Commission a demandé au ministère d'établir une nouvelle liste d'admissibilité mais en novembre de la même année, son enquêteur a recommandé la constitution d'un comité d'enquête pour revoir les 24 nominations faites à l'origine. En conséquence, en février 1995, la Commission a désigné Helen Barkley pour faire fonction de comité d'enquête.
Mme Barkley a procédé à l'enquête, invitant toutes les parties intéressées à comparaître pour donner leur témoignage et présenter leurs conclusions. L'enquête a eu lieu en avril 1995. Le 15 juin 1995, elle a présenté un rapport concluant à l'existence de graves défauts dans l'évaluation des candidats. Elle conclut notamment que le ministère avait gravement enfreint les conditions de son pouvoir délégué de dotation en personnel. Et de faire, entre autres, les deux recommandations suivantes :
[TRADUCTION]
a)«que la Commission désigne l'un de ses employés pour évaluer promptement tous les candidats qui s'intéressent encore aux postes d'aide de cuisine à la BFC Kingston»;
b)«qu'à la lumière des résultats de la toute nouvelle évaluation, les 24 premiers reçus soient nommés ou demeurent en poste comme aides de cuisine à la BFC Kingston. Je recommande que la nomination des personnes qui ne sont pas parmi les 24 candidats les mieux qualifiés soit rapportée.»
Après avoir examiné le rapport du comité d'enquête, des représentants de la Commission ont présenté leurs propres recommandations comme suit :
[TRADUCTION]
a)que la Commission confirme la nomination des candidats qui ont été nommés après avoir été reconnus à deux reprises comme ayant la compétence voulue et qui étaient classés parmi les 24 premiers lors des deux évaluations;
b)qu'elle ne remette pas en question les qualités de ces personnes parce qu'elles ont été reconnues comme ayant la compétence voulue et classées à deux reprises parmi les 24 premiers, qu'elles ont acquis de l'expérience à leur poste ces deux dernières années, et que le ministère est satisfait de leur travail;
c)qu'elle engage le ministère à procéder à une nouvelle évaluation des personnes qui n'ont été reconnues qu'une fois comme ayant la compétence voulue ainsi que celles qui l'ont été peut-être deux fois, mais qui n'étaient pas classées parmi les 24 premiers lors de la seconde évaluation, y compris M. Loiselle, Mme Soroka et Mme Thompson.
Adoptant ces recommandations internes, la Commission a rendu sa décision définitive en la matière par lettre en date du 6 octobre 1995, confirmant, par le motif suivant, que sa solution était différente de celle recommandée par le comité d'enquête :
[TRADUCTION]
«Certaines nominations ont été confirmées parce qu'à notre avis, il ne faut pas remettre en question les qualités des candidats qui ont été reconnus les deux fois comme ayant la compétence voulue et qui étaient classés chaque fois parmi les 24 premiers. Le fait que ces candidats ont acquis de l'expérience à leur poste au cours des deux dernières années et que le ministère est satisfait de leur travail entre aussi en ligne de compte.»
Les plaignants qui comparaissaient devant le comité d'enquête n'étaient pas informés que la Commission pourrait rendre une décision dans ce sens, laquelle a été rendue sans aucun apport de leurs représentants. Ils n'avaient donc pas la possibilité de présenter à la Commission leurs conclusions en la matière.
2- Les points litigieux
La requérante conteste la décision de la Commission par deux motifs : en premier lieu, celle-ci n'a pas observé les règles d'équité procédurale et, en second lieu, le principe de la sélection au mérite n'a pas été respecté.
3- L'équité procédurale
Il est de droit constant que tout tribunal administratif ou autre autorité administrative est tenu de se conformer aux règles d'équité procédurale. Il lui incombe d'informer les parties intéressées du dossier qui leur est défavorable et de leur donner vraiment la possibilité d'y répondre par toutes conclusions pertinentes. À cet égard, le juge Sopinka, de la Cour suprême du Canada, a fait l'observation suivante[1], en page 902 :
Je partage l'avis du juge Marceau qu'il incombait à la Commission d'informer les parties de la substance de la preuve réunie par l'enquêteur et produite devant la Commission. Celle-ci devait en outre offrir aux parties la possibilité de répliquer à cette preuve et de présenter tous les arguments pertinents s'y rapportant.
Cette décision a été suivie par la Cour d'appel fédérale dans la cause Mercier c. Canada[2], où le juge Décary note, à la suite de lord Denning, que les impératifs d'équité procédurale varient selon la nature de l'investigation et ses conséquences pour les intéressés (page 12) :
Les exigences de l'équité procédurale, ainsi que le notait lord Denning, dépendent de la nature de l'enquête et de ses conséquences pour les personnes en cause. Fondamentalement, il s'agit dans chaque cas de s'assurer que l'administré a été informé de la substance de la preuve sur laquelle le tribunal entend se fonder pour prendre sa décision et qu'il s'est vu offrir la possibilité de répliquer à cette preuve et de présenter tous les arguments pertinents s'y rapportant. Le juge Cory rappelait récemment en ces termes les principes applicables[3] :
Notre Cour a souvent reconnu le principe général de common law selon lequel «une obligation de respecter l'équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d'une personne» (voir Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la p. 653). Le sous-ministre était donc tenu de se conformer aux principes de l'équité procédurale dans le contexte des décisions en matière d'octroi des habilitations de sécurité. D'une manière générale, l'équité exige qu'une partie ait une possibilité suffisante de connaître la preuve contre laquelle elle doit se défendre, de la réfuter et de présenter sa propre preuve.
En l'espèce, la requérante reproche à juste titre à la Commission de ne pas avoir observé les principes fondamentaux d'équité procédurale, faute d'avoir informé les parties intéressées du dossier auquel elles auraient à répondre et de leur avoir donné la possibilité d'y répondre avant qu'elle n'eût décidé d'ignorer les recommandations du comité d'enquête. Celui-ci a trouvé le concours défectueux et a fait des recommandations à la satisfaction de la requérante. Cependant, après consultations internes, la Commission a décidé de son propre chef de ne pas les adopter. Elle a confirmé la nomination des candidats qui avaient été jugés deux fois comme ayant la compétence voulue, par suite d'un processus reconnu défectueux, tout en considérant que l'expérience qu'ils avaient acquise à ce poste était un critère valide de sélection.
4- Le principe du mérite
L'article 10 de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique (la Loi)[4] prévoit que les nominations dans la fonction publique sont fondées sur la sélection au mérite. Le mérite doit être défini par la Commission à la demande du ministère intéressé. Le principe du mérite est la clé de voûte du système de sélection dans la fonction publique. Il vise à assurer la sélection des candidats les mieux qualifiés. Ainsi que l'a fait observer le juge Pratte de la Cour d'appel fédérale, dans Procureur général du Canada c. Greaves[5], en page 810 :
J'estime que les exigences du principe du mérite sont toujours les mêmes. Elles ne varient pas selon la méthode de sélection choisie. Ce principe exige que la sélection soit faite «au mérite», ce qui veut dire «qu'il faut trouver les personnes les plus aptes à remplir les différents postes de la Fonction publique …»
En d'autres termes, il ne suffit que le candidat ait la compétence voulue pour être nommé. Il faut qu'il soit le mieux qualifié pour le poste en question. En l'espèce, les candidats retenus à l'issue des deux concours défectueux ont indubitablement acquis une certaine expérience du fait qu'ils ont occupé ces postes ces deux dernières années. Cette expérience pourra leur servir dans un nouveau concours, mais il est manifestement inique de la part de la Commission à l'égard des autres candidats, de donner la préférence aux candidats ayant acquis une certaine expérience, cette iniquité tenant à ce que ceux-ci ont déjà profité d'un système de sélection défectueux, aux dépens d'autres candidats qui pourraient être mieux qualifiés.
Dans une autre décision de la Cour d'appel fédérale, Canada c. Pearce[6], le juge Mahoney a fait observer que si une sélection défectueuse débouche sur une affectation qui dure si longtemps qu'elle devient une nomination, pareille situation peut être aussi une violation du principe du mérite. Voici sa conclusion à ce propos, en page 280 :
À mon humble avis, cela n'appuie pas la proposition, comme l'a affirmé le requérant, selon laquelle la seule caractéristique d'une affectation qui puisse être contraire à la sélection au mérite est son prolongement de façon à se transformer en une nomination. Il me semble que d'autres circonstances, jointes à une affectation, peuvent également violer le principe de la sélection au mérite. Ce principe exige que le candidat le plus apte à occuper le poste obtienne celui-ci, et cette personne n'est pas nécessairement celle qui est la mieux renseignée sur l'emploi en question.
Ainsi donc, il peut y avoir atteinte au principe du mérite si un candidat au concours bénéficie d'un avantage indu pour avoir été affecté au poste en question avant une sélection valide. La connaissance de première main des attributions du poste pourrait assurer aux candidats déjà en place un avantage indu, et de ce fait, le processus risque de ne pas se traduire par une sélection au mérite.
Il s'ensuit que par les mesures correctrices qu'elle prenait en l'espèce, la Commission n'a pas assuré la sélection au mérite. Ces mesures correctrices confirmaient en grande partie les sélections faisant suite à deux processus d'évaluation manifestement défectueux, ainsi que l'ont conclu deux différents comités d'enquête. Malheureusement, les résultats de ces évaluations défectueuses ne se combinent pas pour réaliser l'objectif ultime de la sélection au mérite. Il ne s'agit pas de retenir ceux qui occupent actuellement les postes en question grâce à ces évaluations défectueuses, du seul fait de leur travail satisfaisant. Leur rendement indique seulement qu'ils ont la compétence voulue pour ces postes, non pas qu'ils sont les mieux qualifiés conformément au principe du mérite.
La seule issue concevable est que la Commission procède à une nouvelle évaluation qui prendra en compte et comparera les qualités de tous les candidats disponibles (y compris ceux qui occupent actuellement les postes en question), et s'assure que les défauts relevés par le comité d'enquête ne se reproduisent pas.
Par ces motifs, la décision de la Commission est annulée et l'affaire lui est renvoyée pour qu'elle y donne suite promptement et conformément aux présents motifs.
OTTAWA,
le 12 février 1997
_______________________________
Juge
Traduction certifiée conforme ________________________________
F. Blais, LL. L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER
NUMÉRO DU GREFFE : T-2373-95
INTITULÉ DE LA CAUSE : Alice McAuliffe
c.
Le procureur général du Canada
LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : 11 février 1997
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE DUBÉ
LE : 12 février 1997
ONT COMPARU :
M. Andrew Raven pour la requérante
Mme Josephine Palumbo pour l'intimé
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
Raven, Jewitt & Allen pour la requérante
Ottawa (Ontario)
M. George Thomson pour l'intimé
Sous-procureur général du Canada