Date : 19981005
Dossier : IMM-829-98
OTTAWA (ONTARIO), LE 5 OCTOBRE 1998
EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE TREMBLAY-LAMER
Entre
CHINUBHAI MADHAVLAL PATEL,
demandeur,
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
défendeur
ORDONNANCE
La Cour annule la décision en date du 6 janvier 1998 de l'agent Lupul et renvoie la demande pour nouvelle instruction par un autre agent des visas.
Signé : Danièle Tremblay-Lamer
________________________________
Juge
Traduction certifiée conforme,
Laurier Parenteau, LL.L.
Date : 19981005
Dossier : IMM-829-98
Entre
CHINUBHAI MADHAVLAL PATEL,
demandeur,
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION,
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
Le juge TREMBLAY-LAMER
[1] Il y a en l'espèce recours en contrôle judiciaire contre la décision d'un agent des visas qui a exclu le fils du demandeur de la demande de résidence permanente de ses père et mère, par ce motif qu'il n'était pas un " fils à charge " au sens du Règlement sur l'immigration1.
LES FAITS DE LA CAUSE
[2] La demande de résidence permanente au Canada, déposée par le demandeur le 5 septembre 1996 auprès du bureau des visas de New Delhi, comprenait aussi son fils à titre de personne à charge.
[3] Ce fils, né le 18 septembre 1970, fréquente à plein temps le Maninagar Science College depuis qu'il a terminé ses études secondaires en 1992.
[4] Son dossier scolaire montre qu'il ne brillait guère dans les études :
1990-1991 12 e année Plein temps RECALÉ
1991-1992 12 e année Plein temps REÇU
(Redoublement)
1992-1993 1 re année B.Sc. Plein temps RECALÉ
1993-1994 1 re année B.Sc. Plein temps RECALÉ
(Redoublement)
1994-1995 1 re année B.Sc. Plein temps RECALÉ
(Redoublement)
1995-1996 1 re année B.Sc. Plein temps RECALÉ
(Redoublement)
1996-1997 1 re année B.Sc. Plein temps EN COURS2
[5] L'agent des visas Michael Watts a eu une entrevue avec le demandeur et sa famille le 10 juin 1997. Selon ses notes versées dans le Système informatisé de traitement des cas d'immigration (SITCI), il a conclu que le fils n'était pas véritablement un étudiant et qu'il ne satisfaisait pas à la définition de " fils à charge " contenue dans le Règlement.
[6] Le 18 juin 1997, le demandeur demande, par son conseiller en immigration, le réexamen de la décision de l'officier Watts.
[7] En septembre 1997, ce dernier est transféré à un autre service du haut commissariat du Canada à New Delhi et le dossier est pris en charge par l'agent Philip Lupul.
[8] Suite à la demande, faite par le conseiller en immigration du demandeur, de réexamen du dossier sur la base des raisons d'ordre humanitaire, l'agent de Lupul a, selon son propre affidavit, revu ce dossier, y compris les notes d'entrevue prises par l'agent Watts et le dossier scolaire produit par le demandeur3.
[9] L'agent Lupul conclut à cette occasion, ainsi que l'indiquait sa lettre au demandeur, que le fils de celui-ci ne suivait pas des cours d'université à plein temps selon la condition prescrite par le Règlement. À son avis, " le terme "suit" n'a pas qu'une signification quantitative, il comporte encore un élément qualitatif "4 auquel l'intéressé ne satisfaisait pas.
LES POINTS LITIGIEUX
a) La preuve produite par le défendeur est-elle admissible devant la Cour? |
b) La décision émanait-elle de la personne qui a entendu l'affaire? |
c) Le terme " suit " figurant dans la définition de " fils à charge " au paragraphe 2(1) du Règlement a-t-il une connotation qualitative en sus du sens quantitatif? |
ANALYSE
a) Preuve inadmissible |
[10] Le demandeur soutient, aux paragraphes 5 à 12, que l'affidavit de l'agent Lupul n'est pas admissible en preuve parce qu'il évoque des faits dont le déposant n'avait pas personnellement connaissance.
[11] La règle 81 des Règles de la Cour fédérale (1998)5 prévoit que les affidavits doivent se limiter aux faits dont le déposant a personnellement connaissance.
81.(1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s'ils sont présentés à l'appui d'une requête, auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être des faits, avec motifs à l'appui. |
[12] L'importance de cette règle tient à ce que si l'affidavit est fondé sur des informations de seconde main, il est impossible de vérifier ces dernières par l'épreuve du contre-interrogatoire.
[13] Cette préoccupation a été explicitée dans Wang6, où il était question de notes d'entrevue prises par un agent des visas et jointes à l'affidavit d'un autre. Faisant droit à l'appel par d'autres motifs, la Cour d'appel fédérale a néanmoins fait observer ce qui suit :
Il n'est pas juste d'accorder à un témoin au procès la possibilité de présenter des éléments de preuve d'une manière qui empêche leur vérification au moyen d'un contre-interrogatoire.7 |
[14] Eu égard à cette mise en garde, on constate après une lecture attentive de l'affidavit de l'agent Lupul que seuls les paragraphes 10 et 11 renferment des informations dont le déposant n'avait pas personnellement connaissance. Les paragraphes 5 à 9 et le paragraphe 12 renferment des mentions objectives de documents et de dates, que l'agent Lupul aurait pu confirmer par simples références au dossier. En fait, le paragraphe 10 est largement fondé sur un exposé du SITCI, que l'agent Lupul connaît bien aussi. Cependant, le paragraphe 11 renvoie expressément à la teneur de l'entrevue menée par l'agent Watts. L'agent Lupul n'y assistait pas; il n'avait pas personnellement connaissance de ce qui s'y passait. En outre, la deuxième phrase du paragraphe 10 spécifie que les notes d'entrevue forment la pièce A jointe à l'affidavit et, comme ces notes ne sont pas admissibles, cette phrase doit être rayée elle aussi.
[15] En conséquence, la deuxième phrase du paragraphe 10 et l'ensemble du paragraphe 11 ainsi que la pièce A de l'affidavit de l'agent Lupul sont rayés du dossier, à titre de preuve inadmissible.
b) La décision émanait-elle de la personne qui a entendu l'affaire? |
[16] Le fils du demandeur a été interrogé par l'agent Watts le 10 juin 1997. Suite à la demande de réexamen du dossier du demandeur pour les raisons d'ordre humanitaire, l'agent Lupul a revu le dossier le 3 novembre 1997, puis de nouveau le 24 décembre 1997. Dans sa décision de rayer le nom du fils du demandeur de la demande, l'agent Lupul s'est fondé sur le dossier scolaire et, en grande partie, sur les notes d'entrevue de l'agent Watts.
[17] Dans sa lettre de radiation, l'agent Lupul se fondait sur les notes d'entrevue pour justifier en partie sa conclusion que la lettre du Maningar Science College, attestant que le fils y était inscrit à plein temps, n'était pas digne de foi.
[TRADUCTION]
À la lumière du relevé des notes, il n'est pas permis de croire que Amitkumar Chinubhai Patel ait suivi les cours à plein temps (du lundi au vendredi, de 7 h 30 à 13 h 00, et le samedi, de 11 h 30 à 16 h 30) ainsi que le prétend la lettre non datée du Maningar Science College, durant les périodes où il ne prenait qu'un cours de mathématique. Cette lettre est encore incroyable en ce qu'elle prétend qu'il est inscrit en deuxième année alors que selon le relevé des notes, il n'a pas terminé la première. Cette constatation est encore renforcée par les propos tenus par Amitkumar Chinubhai Patel lui-même à l'entrevue, savoir qu'il essayait encore à l'époque de terminer la première année de baccalauréat ès sciences. Il ressort du relevé des notes que depuis juin 1994, Amitkumar Chinubhai Patel n'était qu'un étudiant à temps partiel, inscrit à un seul cours, à l'exception de la période où il prenait aussi un " cours de sciences " selon sa déclaration du 26 juin 96.8 |
[références occultées] [non souligné dans l'original]
[18] Par ailleurs, il s'en est remis aux notes d'entrevue pour l'évaluation quantitative de la fréquentation universitaire du fils du demandeur.
[19] Voici ce qu'on peut lire dans sa lettre :
[TRADUCTION]
Le terme "suit" n'a pas qu'une signification quantitative, il comporte encore un élément qualitatif. Amitkumar Chinubhai Patel a affirmé lors de l'entrevue qu'il avait suivi les études de première année de baccalauréat ès sciences pendant cinq ans, mais il n'a pas été en mesure de répondre à la question la plus élémentaire sur le contenu des cours qu'il prétendait avoir suivis pendant tout ce temps. |
Par exemple, il n'a pas pu dire ce qu'il étudiait en mathématique, si ce n'est qu'il s'agissait de " mathématique générale ". Prié de donner quelques indications sur les cours d'algèbre, de géométrie et de trigonométrie qu'il aurait suivis, il n'a rien répondu du tout. Il en était de même des questions sur la chimie et la physique. Il s'ensuit qu'à supposer même qu'il eût assisté aux cours comme il le prétendait, il est clair qu'il ne les a pas suivis à temps plein, qualitativement parlant. L'absence de toute connaissance tant soit peu significative de ces cours est particulièrement flagrante en ce qui concerne la mathématique, puisqu'il s'agit du seul cours auquel il se soit consacré depuis juin 1994 (à l'exception d'un " cours de sciences " pris en 1996).9 |
[20] Bien que cette partie de la décision de l'agent soit fondée sur une preuve documentaire, le fait qu'il s'en est remis aux notes d'entrevue d'un autre agent des visas vicie la décision dans son ensemble. Il est impossible de juger, au vu du dossier, dans quelle mesure ces notes d'entrevue ont influé sur sa décision finale.
[21] Ainsi donc, celui qui entendait l'affaire (l'agent Watts lors de l'entrevue) n'était pas celui qui rendait la décision (l'agent Lupul par sa lettre du 6 janvier 1998). Il s'agit là d'un manquement aux règles de justice fondamentale et d'une erreur de droit. Par ce motif, la décision de l'agent des visas est annulée et l'affaire renvoyée pour nouvelle instruction par un autre agent des visas.
c) Le terme " suit " a-t-il une connotation qualitative? |
[22] Je dois encore me prononcer sur un point soulevé par le demandeur, savoir si le terme " suit " figurant dans la définition de " fils à charge " a une connotation qualitative.
[23] Dans sa lettre de radiation, l'agent Lupul conclut que cette définition comporte un élément qualitatif.
[24] Le paragraphe 2(1) du Règlement définit " fils à charge " en ces termes :
"Dependent son" means a son who (a) is less than 19 years of age and unmarried, (b) is enrolled and in attendance as a full-time student in an academic, professional or vocational program at a university, college or other educational institution and
|
" fils à charge " Fils : a) soit qui est âgé de moins de 19 ans et n'est pas marié; b) soit qui est inscrit à une université, un collège ou un autre établissement d'enseignement et y suit à temps plein des cours de formation générale, théorique ou professionnelle, et qui :
|
[25] Je ne vois dans le terme " suit " aucune connotation qualitative. Le Nouveau Petit Robert10 définit le verbe " suivre (un cours) " comme signifiant : " assister aux leçons qu'il comporte ". Il ressort de cette définition que le terme " suit " n'implique que la présence physique et n'a rien à voir avec la qualité de cette présence.
[26] La méthode d'interprétation des lois a été clairement définie par la Cour suprême du Canada dans R. c. McIntosh, où elle a confirmé la " règle d'or " de l'interprétation compatible avec le sens ordinaire des termes de la loi.
une loi doit être interprétée d'une façon compatible avec le sens ordinaire des termes qui la composent. Si le libellé de la loi est clair et n'appelle qu'un sens, il n'y a pas lieu de procéder à un exercice d'interprétation.11 |
[27] Dans le même jugement, le juge en chef Lamer a souscrit à l'observation faite par Pierre-André Côté dans son ouvrage Interprétation des lois12, qu'il ne faut pas ajouter des termes à la loi.
La fonction du juge étant d'interpréter la loi et non de la faire, le principe général veut que le juge doive écarter une interprétation qui l'amènerait à ajouter des termes à la loi : celle-ci est censée être bien rédigée et exprimer complètement ce que le législateur entendait dire " |
Le ministère public demande à notre Cour d'inclure dans le par. 34(2) des termes qui ne s'y trouvent pas. À mon avis, cela équivaudrait à modifier le par. 34(2), ce qui constitue une fonction législative et non judiciaire. L'analyse contextuelle ne justifie aucunement les tribunaux de procéder à des modifications législatives.13 |
[28] Alors qu'au sous-alinéa 2(1)b)(ii) de la définition, le membre de phrase " d'autre part, selon un agent d'immigration qui fonde son opinion sur les renseignements qu'il a reçus " habilite indubitablement l'agent des visas à exercer son pouvoir discrétionnaire pour apprécier les renseignements reçus et décider si le soi-disant " fils à charge " est entièrement ou en grande partie à la charge financière de ses parents, pareil pouvoir discrétionnaire est absent des termes du sous-alinéa 2(1)b)(i).
[29] L'absence de termes clairs à cet effet dans ce dernier sous-alinéa, qui précède l'autre, est une indication de la volonté du législateur de prévoir que la situation scolaire du soi-disant " fils à charge " est jugée exclusivement à la lumière des preuves documentaires. En d'autres termes, il suffit que selon le dossier, il soit inscrit et suive des cours à temps plein.
[30] D'ailleurs, étant donné la grande variété des matières enseignées à l'université, il n'y a pas lieu de permettre aux agents des visas d'évaluer la qualité du travail qu'y fait un demandeur.
[31] Par ces motifs, je dois exprimer mon désaccord avec la conclusion tirée par mon collègue le juge Gibson dans Khaira14 et Malkana15, que le terme " suit " a une connotation qualitative.
[32] Dans l'une et l'autre causes, une question a été certifiée et soumise à la Cour d'appel. Il y a eu subséquemment désistement dans l'affaire Khaira et, à la date des présents motifs, la cause Malkana est toujours pendante en Cour d'appel. Voici cette question :
Dans l'instruction d'une demande d'établissement au Canada, qui comprend une personne se disant le " fils à charge " ou la " fille à charge " du demandeur principal du fait qu'elle est inscrite à une université, collège ou autre établissement d'enseignement, y suit à temps plein des cours de formation générale, théorique ou professionnelle, y a été inscrite et y a suivi sans interruption ce genre de cours, l'agent des visas est-il en droit de conclure que cette personne, tout en étant inscrite sans interruption à titre d'étudiant à temps plein dans un programme et un établissement d'enseignement de ce genre, n'y " suivait " pas des cours, étant donné son inaptitude à parler de ce qui a été enseigné dans les divers cours auxquels elle était inscrite et étant donné la preuve que sa présence y était bien inférieure à ce qu'elle aurait dû être par rapport au total des cours auxquels elle était inscrite? |
CONCLUSION
[33] L'agent Lupul a fondé en grande partie sa décision sur les notes d'entrevue prises par l'agent Watts. En s'en remettant à ces notes, il a manqué au principe posant que seul celui qui a entendu peut juger et, de ce fait, a commis une erreur de droit.
[34] La décision en date du 6 janvier 1998 de l'agent Lupul est annulée et l'affaire renvoyée pour nouvelle instruction par un autre agent des visas. Ni l'une ni l'autre partie n'a demandé qu'une question soit certifiée.
Signé : Danièle Tremblay-Lamer
________________________________
Juge
Ottawa (Ontario), le 5 octobre 1998
Traduction certifiée conforme,
Laurier Parenteau, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER No : IMM-829-98 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : Chinubhai Madhavlal Patel
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : 29 septembre 1998
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MME LE JUGE TREMBLAY-LAMER
LE : 5 octobre 1998
ONT COMPARU :
M. Max Chaudhary pour le demandeur
M. Jeremiah A. Eastman pour le défendeur
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
M. Max Chaudhary pour le demandeur
Toronto (Ontario)
M. Morris Rosenberg pour le défendeur
Sous-procureur général du Canada
__________________1 DORS/78-172.
2 Dossier de la demande, page 33.
3 Affidavit de Philip Lupul (27 mars 1998), page 4.
4 Lettre de P. Lupul à C.M. Patel (6 janvier 1998), page 3.
5 DORS/98-106.
6 Wang c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 12 Imm. L.R. (2d) 178 (C.A.F.).
7 Idem, pages 183 et 184.
8 Lettre de P. Lupul, note 3 supra, page 3.
9 Idem.
10 Nouvelle édition remaniée et amplifiée, 1993.
11 R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, paragraphe 18.
12 2e éd. (Cowansville : Yvon Blais, 1991), page 291.
13 R. c. McIntosh, note 11 supra, paragraphe 26.
14 Khaira c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) IMM-3378-95 (12 novembre 1996) (C.F., 1re inst.).
15 Malkana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) IMM-3377-95 (18 décembre 1996) (C.F., 1re inst.).