Date : 20030324
Dossier : T-9-02
OTTAWA (Ontario), le 24 mars 2003
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROULEAU
ENTRE :
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
demandeur
ET :
JOHN STEVENSON et
LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
défendeurs
ORDONNANCE
[1] Cette demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. Le cinquième paragraphe de la décision du Tribunal qui ordonnait au directeur du SCRS d'envoyer au défendeur une lettre d'excuses selon une forme approuvée par la Commission est déclaré invalide et doit être radié. Les résultats étant partagés, il n'est pas adjugé de dépens.
« P. Rouleau »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
Dossier : T-9-02
Référence neutre : 2003 CFPI 341
ENTRE :
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
demandeur
ET :
JOHN STEVENSON et
LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
défendeurs
LE JUGE ROULEAU
[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) datée du 5 décembre 2002, qui avait jugé que le demandeur avait nié les droits reconnus au défendeur par la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la Loi) et lui avait ordonné de prendre diverses mesures correctrices.
[2] Par une lettre datée du 15 juillet 1998, le défendeur John Stevenson déposait auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) une plainte où il affirmait qu'il avait été discriminé par son ancien employeur, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), parce que le SCRS avait mis fin à son emploi pour cause de déficience mentale.
[3] La Commission a reconnu la plainte du défendeur et l'affaire a été renvoyée au Tribunal pour instruction, laquelle a eu lieu en novembre 2000. Le dossier du Tribunal mentionne que, durant l'instruction, le SCRS a énergiquement contesté les accusations du défendeur et n'a jamais admis qu'il avait de quelque façon nié les droits reconnus au défendeur par la Loi.
[4] Le 5 décembre 2001, le Tribunal rejetait la position adoptée par le SCRS et jugeait que le SCRS avait ignoré les droits reconnus au défendeur par la Loi.
[5] Lors de l'instruction de la plainte, la Commission avait demandé au Tribunal d'ordonner au SCRS qu'il indemnise le défendeur, et notamment qu'il lui rembourse les frais et débours divers supportés par le défendeur, et que le directeur du SCRS lui envoie une lettre d'excuses. Ce sont ces deux réparations qui font l'objet de cette demande de contrôle judiciaire. S'agissant de la demande de remboursement des frais, le défendeur avait remis au Tribunal une liste des frais qui selon lui étaient directement attribuables à la conduite discriminatoire du SCRS. La liste contenait des réclamations pour frais dentaires, pour manque à gagner durant la période de l'instruction devant le Tribunal et pour les frais entraînés par l'avis juridique obtenu avant qu'il n'exerce ses recours.
[6] Le Tribunal a refusé d'accorder au défendeur une indemnité pour ses frais dentaires ou pour le manque à gagner subi durant l'instruction de la plainte devant le Tribunal, mais il lui a accordé une somme de 2 000 $ pour ses frais juridiques. Le Tribunal a expliqué ainsi sa décision de l'indemniser de ses frais juridiques :
Les autres postes de réclamation ont trait aux frais juridiques, d'affranchissement, de photocopies, de télécopie et de messagerie. Le montant réclamé au titre des frais juridiques s'élève à 3 994,64 $. Il convient de noter au départ que M. Stevenson n'a pas été représenté par un avocat à l'audience. Il s'en est remis à l'avocat de la Commission, qui a représenté ses intérêts de même que l'intérêt public. Il n'est pas rare que le Tribunal canadien des droits de la personne adjuge des dépens lorsque le plaignant est représenté par son propre avocat. (Grover c. Conseil national de recherches du Canada), (1992) 18 C.H.R.R. D/1; Bernard c. Conseil scolaire de Waycobah, (2000) 36 T.C.D.P. D/51. J'estime que l'adjudication de dépens en l'espèce est justifiée, mais qu'il n'y a pas lieu d'accorder la totalité du montant réclamé. Selon les copies des relevés d'honoraires des avocats du plaignant, M. Stevenson a consulté un avocat au moment de son renvoi avant de présenter une plainte relative aux droits de la personne; on constate également que certains des services rendus avaient trait aux exposés écrits présentés à la Commission canadienne des droits de la personne. Je suis conscient également du fait que le plaignant avait pris des dispositions en vue de déposer un grief devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique et qu'il a subséquemment renoncé à cette démarche. Ce Tribunal estime qu'il n'a pas le pouvoir d'adjuger des dépens ayant rapport à la revendication de droits devant une tribune différente. Je suis toutefois convaincu que le plaignant avait le droit de consulter un avocat relativement à la possibilité de porter plainte à la Commission canadienne des droits de la personne et que l'aide juridique dont il a bénéficié pour la préparation des exposés soumis à la Commission était nécessaire. Ces dépenses étaient un résultat raisonnablement prévisible de l'acte discriminatoire. Je suis donc disposé à adjuger au plaignant certains dépens, dont je fixe le montant à 2 000 $, y compris les frais d'affranchissement, de photocopies, de télécopies et de messagerie[1]. (Non souligné dans le texte)
[7] S'agissant de la réclamation portant sur la lettre d'excuses, la Commission avait demandé au Tribunal d'ordonner au directeur du SCRS d'envoyer au défendeur une lettre selon la forme approuvée par la Commission.
[8] L'avocat du SCRS a demandé au Tribunal de ne pas ordonner au directeur du SCRS de présenter des excuses forcées, parce qu'un tel redressement contreviendrait à la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, une liberté garantie par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).
[9] En définitive, le Tribunal a ordonné au directeur du SCRS de transmettre au défendeur une lettre d'excuses selon la forme approuvée par la Commission. Dans les motifs de sa décision, le Tribunal n'a pas abordé la question de la constitutionnalité d'un tel redressement, bien que cette question eût été clairement soulevée par le SCRS :
M. Stevenson demande que le Tribunal ordonne au SCRS de lui présenter une lettre d'excuses. Dans les cas où la conduite de l'intimé a été empreinte d'insensibilité, les tribunaux des droits de la personne ont ordonné la présentation d'excuses (Canada (Procureur général) c. Uzoaba, (1995) 2 C.F. 569 (1re inst.); Hinds c. Canada (Emploi et Immigration), (1998), 24 C.C.E.L. 65, 10 C.H.R.R. D/5935 (T.C.D.P.); Grover c. Canada (Conseil national de recherches) (1992) 18 C.H.R.R. D/1, confirmé (1994) 80 F.T.R. 256). J'ai conclu que la conduite du personnel et des membres de la direction qui ont participé à l'évaluation de santé et au renvoi de M. Stevenson a été irresponsable et injustifiée et qu'on a mis fin prématurément à une carrière éminente par incompétence ou mauvaise foi. J'ordonne donc que le directeur du SCRS présente à M. Stevenson une lettre d'excuses officielle dans les 30 jours suivant la présente décision. Le directeur consultera la Commission quant à la forme et la teneur de cette lettre d'excuses et il la soumettra à son approbation[2]. (Non souligné dans le texte)
[10] Le 3 janvier 2002, la présente demande de contrôle judiciaire était introduite devant la Cour. Le demandeur voudrait une ordonnance : (1) annulant l'ordonnance du Tribunal qui enjoignait le directeur du SCRS de payer au défendeur la somme de 2 000 $ « pour compenser les dépenses qu'il a réellement engagées » au titre de frais juridiques, et (2) annulant la décision du Tribunal qui ordonnait au directeur du SCRS de remettre au défendeur une lettre d'excuses selon une forme approuvée par la Commission.
[11] Cette demande soulève les points suivants :
(1) Le Tribunal a-t-il outrepassé sa compétence lorsqu'il a ordonné au directeur du SCRS d'indemniser le défendeur de ses frais juridiques?
(2) Le Tribunal a-t-il outrepassé sa compétence lorsqu'il a ordonné au directeur du SCRS d'envoyer au défendeur une lettre d'excuses?
(3) Si la Cour juge que le Tribunal avait compétence pour ordonner au directeur du SCRS d'envoyer au défendeur une lettre d'excuses, l'ordonnance du Tribunal contrevient-elle à l'alinéa 2b) de la Charte et, dans l'affirmative, peut-elle être justifiée selon l'article premier de la Charte?
[12] Le demandeur affirme que l'article 53 de la Loi renferme une liste limitative des redressements que peut accorder le Tribunal. Le Tribunal n'a pas la compétence, intrinsèque ou autre, pour ordonner des redressements autres que ceux prévus dans le texte législatif. Le demandeur affirme que, lorsque le législateur a promulgué ce texte, il n'a pas investi le Tribunal du pouvoir d'adjuger des dépens ou une indemnité pour les frais juridiques supportés par un plaignant dans une plainte en matière de droits de la personne. Conséquemment, l'ordonnance rendue sur ce point par le Tribunal dans la présente affaire est illégale et doit être radiée.
[13] Le demandeur affirme aussi que le texte de loi ne confère pas au Tribunal le pouvoir de contraindre à présenter des excuses les auteurs de violation des droits de la personne. Par conséquent, l'ordonnance sur ce point rendue par le Tribunal est illégale et doit également être radiée. Finalement, le demandeur fait valoir que, même si le Tribunal avait compétence pour rendre l'ordonnance contraignant le directeur du SCRS à présenter des excuses, une telle ordonnance est contraire à l'alinéa 2b) de la Charte et ne peut être justifiée en application de l'article premier dans une société libre et démocratique.
[14] Le défendeur affirme quant à lui que les frais juridiques sont de même nature que les autres frais qu'un plaignant peut engager lorsqu'il dépose une plainte devant le Tribunal et dont il peut être indemnisé en application de l'alinéa 53(2)c) de la Loi. Il affirme qu'il n'y a aucune raison de restreindre le sens ordinaire de l'expression « dépenses entraînées » . Conséquemment, le Tribunal avait ici compétence pour ordonner que le défendeur soit indemnisé des frais juridiques engagés par lui dans les préparatifs du dépôt de sa plainte de discrimination devant la Commission.
[15] Le défendeur affirme également que le Tribunal a le pouvoir d'ordonner à des particuliers ou à des institutions de présenter une lettre d'excuses au plaignant qui obtient gain de cause. Le Tribunal ordonne souvent l'envoi de telles lettres lorsque le comportement de l'auteur de l'acte est marqué au coin de l'insensibilité, de la mauvaise foi ou de la malice. Une réparation de cette nature cadre d'ailleurs tout à fait avec le mandat général du Tribunal, qui est d'accorder d'authentiques redressements dans les cas de discrimination.
[16] Finalement, le défendeur fait valoir que l'ordonnance du Tribunal enjoignant le directeur du SCRS d'envoyer au défendeur une lettre d'excuses ne contrevient pas à l'alinéa 2b) de la Charte car il n'est pas ordonné au directeur d'exprimer des opinions qui ne sont pas les siennes. Par ailleurs, les excuses présentées ne seront pas publiées au sein de l'organisation, et rien n'empêche le directeur, s'il le souhaite, d'expliquer la nature des excuses et de préciser qu'il est contraint, au nom de l'organisation, de présenter lesdites excuses dans le cadre d'une réparation ordonnée par le Tribunal : Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, aux paragraphes 124 à 131 (C.S.C.). Le défendeur fait valoir que, en tout état de cause, une contravention à l'alinéa 2b) de la Charte dans la présente affaire serait justifiée par l'article premier.
[17] Les paragraphes 53(2) et (3) de la Loi énoncent plusieurs redressements généraux que peut prononcer le Tribunal s'il estime que la plainte est fondée. Voici le texte de ces paragraphes :
53(2) À l'issue de l'instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l'article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire:
a) de mettre fin à l'acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment:
(i) d'adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1), (ii) de présenter une demande d'approbation et de mettre en oeuvre un programme prévus à l'article 17;
b) d'accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l'acte l'a privée;
c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte;
d) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d'autres biens, services, installations ou moyens d'hébergement, et des dépenses entraînées par l'acte;
e) d'indemniser jusqu'à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.
53(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l'auteur d'un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s'il en vient à la conclusion que l'acte a été délibéré ou inconsidéré. |
|
53(2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:
(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including
(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or (ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17;
(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;
(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;
(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and
(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.
|
|
|
|
Le point de savoir si la Loi habilite ou non le Tribunal à ordonner le versement d'une indemnité pour frais juridiques a fait l'objet de trois décisions de la Cour fédérale. Dans deux cas, la Cour a infirmé les ordonnances du Tribunal qui accordaient des frais juridiques aux plaignants, au motif que le Tribunal n'avait pas compétence pour le faire. Dans le troisième cas, la Cour a confirmé l'ordonnance du Tribunal se rapportant aux frais juridiques. Vu cette divergence, un examen des précédents s'impose.
[19] Dans le jugement Canada (Procureur général) c. Lambie et al. (1996), 124 F.T.R. 303 (C.F. 1re inst.), il s'agissait notamment de savoir si le Tribunal avait le pouvoir d'accorder au plaignant une somme pour « le temps passé à étayer et préparer sa plainte » . Le juge Nadon (sa fonction à l'époque) s'était exprimé ainsi, aux pages 314 et 315 :
[...] La disposition législative pertinente est l'alinéa 53(2)d).
À mon avis, le mot « dépense » n'est pas assez large pour couvrir le temps consacré à la préparation, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Voici comment le mot « dépense » est défini dans le Black's Law Dictionary, 5e édition, [St. Paul: West,] 1979, p. 518 :
[TRADUCTION] Usage, emploi de quelque chose. Une charge, un coût, un prix. Emploi d'argent, de temps, de main-d'oeuvre, de ressources et d'énergie.
Cependant, la Commission canadienne des droits de la personne a dit ce qui suit au sujet de la même législation :
[TRADUCTION] L'alinéa 53(2)d) vise à couvrir les dépenses directement liées à la conduite discriminatoire et non les dépenses se rapportant aux procédures judiciaires fondées sur la Loi canadienne sur les droits de la personne. Dans ce dernier cas, il s'agit plutôt de frais et la Loi ne renferme aucune disposition concernant le recouvrement des frais. Par conséquent, je ne crois pas avoir la compétence voulue pour accorder des frais à l'égard de l'audience. J'ajouterai qu'aucun élément de preuve concernant la perte de salaire n'a été présenté devant moi, de sorte que, même si je pouvais inclure cette perte dans ma décision, je n'aurais pas été en mesure d'en déterminer le montant. [Morrell c. Canada (Commission de l'Emploi et de l'Immigration) (1985), 6 C.H.R.R. D/3021, par le commissaire Kerr.]
Aucun élément de la preuve n'indique que le congé et le temps pour lesquels le tribunal d'appel a accordé une indemnité étaient exceptionnels. C'est un avocat de la Commission qui s'est occupé du dossier de l'intimé et aucun élément de la preuve n'indique que la préparation exigée de celui-ci dépassait celle qui est habituellement nécessaire dans un cas de cette nature. Le législateur aurait pu facilement accorder dans la Loi le pouvoir d'adjuger des frais, mais il ne l'a pas fait. (Non souligné dans le texte)
[20] Dans le jugement Canada (Procureur général) c. Green (2000), 183 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), le juge Lemieux s'est fondé sur le jugement Lambie, précité, pour affirmer que le Tribunal n'a pas le pouvoir d'accorder à un plaignant ses frais juridiques. Il s'est notamment exprimé ainsi, à la page 210 :
Le tribunal a ordonné le paiement de la somme de 4 057,22 $ pour acquitter les frais de justice. Le dossier comprend des éléments de preuve qui indiquent que Nancy Green avait retenu les services d'un avocat d'octobre 1995 à juin 1996 pour l'aider à préparer sa présentation dans le cadre des délibérations et du processus décisionnel de la Commission.
Le procureur général soutient que la Loi ne parle pas de l'octroi des frais de justice et que la seule référence à un pouvoir le moindrement analogue à celui d'accorder les frais de justice est la mention des dépenses à l'alinéa 53(2)c). Le procureur général cite Canada (Procureur général) c. Lambie (1996), 124 F.T.R. 303 (C.F. 1re inst.), où mon collègue le juge Nadon dit à la page 315 que la Loi n'accorde pas le pouvoir d'adjuger des frais, bien que le législateur aurait pu facilement l'accorder.
Je partage l'avis de mon collègue que si le législateur avait voulu que le tribunal ait le pouvoir d'octroyer des frais de justice, il l'aurait précisé. On peut citer ici l'alinéa 53(2)d), qui parle d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d'autres biens, services, installations ou moyens d'hébergement. Aucune mention n'est faite de frais juridiques, ce qui indique que le législateur n'avait pas l'intention d'accorder au tribunal le droit d'ordonner le paiement de tels frais.
J'accepte le point de vue du procureur général. Cette partie de l'ordonnance du tribunal est annulée.
(Non souligné dans le texte)
[21] Cependant, dans le jugement Canada (Procureur général) c. Thwaites, [1994] 2 C.F. 38 (C.F. 1re inst.), une décision antérieure aux deux autres, la Cour fédérale était arrivée à la conclusion opposée. Le juge Gibson devait dire si le Tribunal avait commis une erreur de droit en accordant au plaignant des frais raisonnables au titre des honoraires que le plaignant avait dû payer dans cette affaire pour les services de son avocat et pour l'expertise actuarielle. Après examen de l'alinéa 53(2)c) de la Loi, le juge Gibson avait estimé qu'il n'y avait aucune raison de restreindre le sens ordinaire de l'expression « dépenses entraînées » . Au paragraphe 56 de ses motifs, il s'est exprimé ainsi :
Je me réfère au pouvoir accordé par l'alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, précité, d'accorder une compensation pour les dépenses engagées par la victime, en l'occurrence M. Thwaites. Je ne vois aucune raison de restreindre le sens des termes « dépenses entraînées » . Les honoraires que M. Thwaites a dû payer pour les services de son avocat et pour l'expertise actuarielle sont, dans la langue courante, des dépenses qui ont été entraînées par l'acte discriminatoire. Le fait que les avocats et les juges accordent une signification particulière au terme « frais » et à l'expression « frais d'avocat » ne peut servir de fondement à l'argument selon lequel l'expression « dépenses entraînées » ne comprendrait pas ces frais à moins qu'ils ne soient expressément mentionnés par la loi. Partant du principe que les mots utilisés par le législateur doivent être interprétés selon leur sens habituel à moins que le contexte n'en dicte un autre, et considérant que le contexte de l'espèce ne dicte pas un autre sens, j'en conclus que le Tribunal n'a pas commis d'erreur de droit en accordant à M. Thwaites les dépenses raisonnables, y compris les frais de l'expertise actuarielle. (Non souligné dans le texte)
[22] À mon avis, la conclusion du juge Nadon, dans l'affaire Lambie, sur la question de la compétence, doit être distinguée de la présente affaire. D'abord, il a estimé que le mot « dépenses » , dans l'alinéa 53(2)d) de la Loi, n'était pas assez large pour englober le temps passé à la préparation, « sauf dans des circonstances exceptionnelles » . Selon moi, cela signifie que le Tribunal est compétent pour accorder des frais juridiques, mais dans des cas très exceptionnels. Le juge Nadon a d'ailleurs souligné que, dans l'affaire dont il était saisi, il n'était pas établi que le congé et le temps bénéficiant d'une indemnité dans l'ordonnance du Tribunal fussent exceptionnels, et rien ne laissait voir que le défendeur avait dû se consacrer à des préparatifs au-delà de ce qui était normalement nécessaire dans un tel cas. D'ailleurs, les arguments du défendeur avaient été préparés intégralement par l'avocat de la Commission. Dans l'affaire Green, le juge Lemieux ne se prononce pas sur la question de savoir si le plaignant a consacré au dossier de sa plainte une quantité considérable ou « exceptionnelle » de temps ou d'argent.
[23] Je suis d'avis que le raisonnement suivi dans l'affaire Thwaites est applicable ici. On observe que le Tribunal accorde souvent des frais juridiques au plaignant qui obtient gain de cause et que, selon le Tribunal, l'alinéa 53(2)c) autorise l'attribution de frais juridiques. Ainsi, dans l'affaire Nkwazi c. Service correctionnel du Canada, [2001] C.H.R.D. No. 29. (QL) (Tribunal canadien des droits de la personne), le Tribunal a estimé que « certaines considérations de principe impérieuses relatives à l'accès à la procédure en matière de droits de la personne militent en faveur de l'adoption de la méthode suivie dans Thwaites » . Et on peut lire ensuite : « Si je donnais au mot « frais » un sens aussi étroit que celui que le juge Lemieux y a prêté dans Green, privant ainsi les victimes d'un acte discriminatoire du droit de recouvrer les frais juridiques raisonnables liés à l'audition de leur plainte, j'irais à l'encontre du principe qui sous-tend la Loi canadienne sur les droits de la personne, soit celui de l'intérêt public » .
[24] Je reconnais, avec le Tribunal et avec le juge Gibson dans l'affaire Thwaites, que le texte de l'alinéa 53(2)c) est assez large pour englober le pouvoir d'accorder des frais juridiques[3]. Je m'appuie ici sur le paragraphe 50(1) de la Loi qui prévoit que le plaignant doit avoir la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l'intermédiaire d'un avocat, des éléments de preuve ainsi que ses observations. Le législateur voulait donc manifestement que le plaignant ait la possibilité de s'adresser à un avocat pour avoir une idée de la marche à suivre.
[25] Je reconnais, avec le juge Gibson dans l'affaire Thwaites, qu'il n'y a aucune raison de limiter le sens ordinaire des mots « dépenses entraînées par l'acte discriminatoire » pour en exclure les frais du litige, de la poursuite ou autres procédures judiciaires. Les expressions « frais juridiques » ou « frais d'avocat » ne sont pas expressément mentionnées dans les alinéas 53(2)c) ou d), mais cela ne veut pas dire que l'expression « dépenses entraînées par l'acte discriminatoire » exclut les « frais juridiques » engagés par un plaignant à l'occasion du dépôt de sa plainte de discrimination. Dans un cas comme celui-ci, où le plaignant consulte un avocat sur le bien-fondé de sa plainte, des dépenses de cette nature sont parfaitement justifiables.
[26] À mon avis par conséquent, les frais d'avocat ou autres frais juridiques entraînés par le dépôt d'une plainte de discrimination constitue des « dépenses entraînées par l'acte discriminatoire » , au sens de la loi, et le tribunal a donc exercé validement son pouvoir lorsqu'il a accordé des frais juridiques au défendeur.
[27] Le Tribunal est compétent pour accorder des frais juridiques, mais la Loi ne renferme aucune disposition qui lui confère le pouvoir de forcer un particulier ou une institution à présenter des excuses. Cependant, le Tribunal a exprimé l'avis qu'il a le pouvoir de rendre une telle ordonnance lorsque le comportement de l'employeur a laissé transparaître de l'insensibilité, de la mauvaise foi ou de la malice[4]; cette position n'a pas été contestée devant la Cour.
[28] Le point de savoir si un tribunal administratif peut contraindre à l'expression d'une opinion a été examiné à l'origine par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Banque nationale du Canada c. Syndicat international des employés de commerce, [1984] 1 R.C.S. 268. Dans cette affaire, le Conseil canadien des relations de travail avait ordonné au président et premier dirigeant d'une banque de signer et d'envoyer une lettre, laquelle serait rédigée par le Conseil, à tous les employés, pour expliquer que la banque avait contrevenu au Code canadien du travail et qu'elle approuvait le Code et ses objectifs. La lettre ne mentionnerait pas que le président de la banque avait été contraint d'écrire la lettre à la suite de l'ordonnance du Conseil. Le juge Chouinard, s'exprimant pour la Cour, avait estimé, aux pages 294 et 295, que l'ordonnance du Conseil était excessive et vexatoire et qu'elle ne se voulait pas compensatrice, mais répressive, exemplaire et humiliante. Le Conseil avait donc outrepassé ses pouvoirs. Dans une opinion minoritaire, le juge Beetz avait exprimé l'avis, aux pages 295 et 296, que c'était là un redressement dont la nature était nettement répressive. Selon lui, eu égard à la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression qui est garantie par l'alinéa 2b) de la Charte, le Code ne pouvait être vu comme un texte conférant au Conseil le pouvoir d'imposer une mesure aussi extrême.
[29] Plus tard, dans l'affaire R. c. Northwest Territories Power Corp., [1990] N.W.T.R. 125 (C.S. T.N.-O..), la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest avait annulé une peine imposée à une compagnie d'électricité, qui obligeait la compagnie à publier des excuses selon une forme dictée par le juge qui avait prononcé la peine. Dans cette affaire, le juge de Weerdt a donné, aux pages 131 et 132, une explication très utile de l'objet des excuses :
[Traduction] Des excuses librement présentées pour exprimer un regret authentique attestent en général un progrès du contrevenant sur le chemin de la réforme de son comportement et de ses attitudes. Elles donnent à penser que le contrevenant, constatant ses errements, ne récidivera pas. On peut y voir un acte d'expiation ou de réparation, comme s'il s'agissait d'une indemnité volontairement payée par le contrevenant à la victime, ou comme la restitution volontaire d'un bien pris ou détruit. Les excuses réduisent ainsi, à tout le moins, la nécessité d'une peine apte à dissuader le contrevenant de récidiver. Elles traduisent chez le contrevenant un réel désir d'être accepté par la société (et de se soumettre aux lois de la société), ainsi qu'un réel désir de se réconcilier avec sa victime. En tant qu'initiative prise par le contrevenant pour rétablir la situation antérieure, des excuses peuvent contribuer énormément à ramener « la paix dans la vallée » et à faire en sorte que tous continuent de vivre plus ou moins comme auparavant.
Obtenues sous la contrainte, cependant, les excuses ainsi données à contrecoeur ne sont rien de plus qu'une concession peu enthousiaste faite à un opposant qui détient alors un avantage considérable. Des excuses forcées seront tout probablement considérées en premier lieu comme une humiliation injuste et pas nécessairement comme une justification du bien. Elles n'ont donc pas la valeur des excuses présentées librement, qui sont le résultat d'un regret véritable. Des excuses présentées à contrecoeur seront considérées par le contrevenant, et sans aucun doute par autrui, comme une forme de sanction et non comme une forme de contrition.
[30] Je ne vois pas comment des excuses présentées sous la contrainte, comme celles que le directeur du SCRS a reçu l'ordre de présenter dans cette affaire, pourraient le moindrement servir à faire progresser l'objectif premier de la Loi canadienne sur les droits de la personne, c'est-à-dire l'éradication des actes discriminatoires. Les excuses forcées sont dépourvues de tous les attributs des excuses spontanées, et pour cette raison elles n'ont à coup sûr aucune valeur.
[31] Le dossier montre que le SCRS ne partage pas l'avis du Tribunal et de la Commission selon lequel il a contrevenu à la Loi. Le Tribunal a rejeté la position avancée par le SCRS durant l'instruction et a statué en faveur du défendeur, mais cela ne veut pas dire que, pour le SCRS, cette décision est nécessairement juste ou que le SCRS a commis une discrimination contre le défendeur. Rien ne prouve que le directeur du SCRS aura le droit de révéler qu'il agit sous la contrainte pour le cas où il souhaiterait expliquer la nature des excuses, et que, au nom de l'organisation, il est forcé de présenter la lettre d'excuses parce que le Tribunal le lui a ordonné.
[32] J'observe que le Tribunal a mentionné à plusieurs reprises dans sa décision que la conduite du SCRS envers le défendeur et envers sa déficience a été marquée par l'insensibilité et la mauvaise foi[5]. Cette conclusion n'a pas été contestée. Cependant, rien ne prouve que le résultat que l'ordonnance du Tribunal cherche à atteindre ne pourrait pas tout aussi bien être obtenu par une simple ordonnance enjoignant le SCRS de payer une « indemnité spéciale » au défendeur en conformité avec le paragraphe 53(3) de la Loi.
[33] En voulant contraindre le directeur du SCRS à écrire une lettre d'excuses selon une forme approuvée par la Commission, le Tribunal le contraint en réalité à exprimer une opinion qui est trompeuse et fausse. À mon avis, ni le paragraphe 53(2), ni le paragraphe 53(3), ni même la Loi tout entière, ne peuvent être interprétés d'une manière qui habilite le Tribunal à rendre de telles ordonnances, quelle que soit leur forme. Le Tribunal doit par nécessité avoir le pouvoir d'imposer des redressements semblables à ceux qu'énumère le paragraphe 53(2), afin de rectifier et réparer les effets de la discrimination systémique, mais cela ne signifie pas qu'il est habilité à sanctionner un employeur en prétendant offrir une « véritable réparation » aux victimes de discrimination.
[34] Il convient de garder à l'esprit que le Tribunal est un produit du législateur et non une cour supérieure investie d'une compétence propre. Par conséquent, le pouvoir d'ordonner que des lettres d'excuses soient envoyées aux plaignants qui obtiennent gain de cause doit être expressément prévu dans la Loi ou doit être déduit par implication nécessaire (un « pouvoir propre » ). Il serait plutôt étonnant en effet qu'une telle compétence propre, que n'a pas nécessairement la Cour fédérale ou une cour supérieure, soit dévolue à d'autres instances soumises au pouvoir de surveillance d'une cour de justice, à plus forte raison si ces autres instances ne semblent pas, en raison de limites prévues par la Loi, être habilitées à prononcer de tels redressements.
[35] Puisque, selon moi, le Tribunal n'avait pas compétence pour ordonner au directeur du SCRS d'envoyer au défendeur une lettre d'excuses, il ne m'est pas nécessaire de me demander si l'ordonnance du Tribunal contrevient à l'alinéa 2b) de la Charte.
[36] En conséquence, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. Le cinquième paragraphe de la décision du Tribunal qui ordonne au directeur du SCRS d'envoyer au défendeur une lettre d'excuses selon une forme approuvée par la Commission est déclaré invalide et doit être radié. Les résultats étant partagés, il ne sera pas adjugé de dépens.
« P. Rouleau »
Juge
OTTAWA (Ontario)
le 24 mars 2003
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-9-02
INTITULÉ : LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. JOHN STEVENSON ET LA CCDP
LIEU DE L'AUDIENCE : Vancouver (C.-B.)
DATE DE L'AUDIENCE : le 16 janvier 2003
MOTIFS DE L'ORDONNANCE: Monsieur le juge Rouleau
DATE DES MOTIFS : le 24 mars 2003
COMPARUTIONS :
M. Jan Brongers POUR LE DEMANDEUR
M. Daniel Pagowski POUR LA DÉFENDERESSE,
LA CCDP
M. John Stevenson POUR LE DÉFENDEUR, EN SON PROPRE NOM
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ministère de la Justice
Ottawa (Ontario) POUR LE DEMANDEUR
Commission canadienne des droits de la personne POUR LA DÉFENDERESSE
Ottawa (Ontario)
[1] Décision du Tribunal, dossier du demandeur, aux pages 81 et 82.
[2] Décision du Tribunal, dossier du demandeur, aux pages 83 et 84.
[3] C'est aussi la conclusion à laquelle sont arrivés les auteurs de Discrimination and the Law (édition à feuillets mobiles), vol. 2, Carswell: Ontario, à la page 15-153. Également, dans un document de travail publié en 1994 par la Division du droit et du gouvernement - Service de recherche de la Bibliothèque du Parlement, et intitulé La Loi canadienne sur les droits de la personne : Traitement des plaintes de discrimination, l'auteur mentionne que « Le tribunal peut rendre des ordonnances indemnisant la victime de discrimination des pertes de salaire, des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d'autres services ou à d'autres installations ou de toutes les autres dépenses entraînées par l'acte discriminatoire » . Dans la langue ordinaire, les frais juridiques engagés par un plaignant par suite de l'acte discriminatoire de son employeur ont pour conséquence une perte financière entraînée par l'acte discriminatoire.
[4] Voir par exemple Swan c. Canada (Forces armées) (1994), 25 C.H.R.R. D/312 (Tribunal canadien des droits de la personne); Uzoaba c. Canada (Service correctionnel) (1994), 26 C.H.R.R. D/361 (Tribunal canadien des droits de la personne); Canadien Pacifique Ltée c. Fontaine (1989), 11 C.H.R.R. D/288 (Tribunal canadien des droits de la personne); Hinds c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration) (1988), 10 C.H.R.R. D/5683 (Tribunal canadien des droits de la personne); Grover, supra.
[5] Voir Décision du Tribunal, dossier du demandeur, aux pages 46 et suivantes, paragraphes 61, 64, 79, 88 et 114.